Il
se dresse, en un certain point de l’avenue de Flandre, dans le XIXème
arrondissement de Paris, une sorte de poteau commémoratif sinistre et grisâtre,
évoquant un horodateur, se voyant également méprisé des hommes et des animaux
du quartier, que ceux-ci s’extraient seulement sans le voir du Hard Discount tout proche, ou
répandent par-dessus sa base la chaleur âcre de leur urine phéromonale. Ce
malheureux poteau indique l’emplacement ancien d’une manufacture de
pianos, celle des frères Érard, installée là vers 1780 et ayant fourni
l’instrument de travail, dans la période primo-romantique, de moult
compositeurs célèbres, dont Beethoven, réputé avoir lui-même possédé un
exemplaire de cette maison et composé dessus, entre autres choses,
quelques-unes de ses 32 sonates pour piano.
Or,
le 12 novembre dernier, à la Cité de la Musique, dans le cadre d’un « Cycle Mélancolie » pour
l’illustration duquel un graphiste appointé semble avoir eu à cœur (on en
jugera ci-dessous) d’évoquer Caspar Friedrich, n’obtenant cependant, de notre
point de vue sévère, que la peinture d’une vague scène de drague en forêt ou, à
la rigueur, d’un début de film gore annonciateur des pires massacres
sylvestres, c’est précisément la Sonate n°17, opus 31 n° 2, également dite « La Tempête » qu’Alexei
Lubimov - virtuose russe de son état - se proposait d’exécuter sur le fac-simile d’un de ces fameux Érard, un
modèle de 1802 reproduit pour l’occasion par l’excellent
artisan Christopher Clarke, avec le soutien de la Fondation Hermès,
laquelle ne tire bien sûr aucunement son nom du fait que Hermès était le dieu des marchands et des voleurs.
Alexei
Lubimov, apparaissant sur la scène de l’amphithéâtre, présentait, puisse-t-il nous pardonner ! l’aspect d’un jeune chiot ne prenant d’ordinaire qu’un plaisir
extrêmement limité à jouer ou bondir en tous sens ainsi, pourtant, que son
nouveau maître attendri l’attend, et l’exige. Si une telle créature existe en
ce monde, assurément M. Lubimov en arborait, ce soir-là, l’indécision et la
fragile timidité. L’univers paraissait l’écraser. Il était attifé disons à la diable!, flottait dans une chemise
et un smoking originaires, sans nul doute ensemble, de quelque séquence ultime
de guerre froide reagano-brejnevienne. De lourdes chaussures de type Méphisto
figuraient, à ses pieds, les sandales plombées du scaphandrier, ou du
cosmonaute, destinées en tout cas à river solidement au sol un être que sa
légèreté atmosphérique, sans cela, risquerait à tout moment de soustraire aux
yeux qui l’observent et le jugent. La touffeur de sa moustache était celle de
Nietzsche, sa carrure générale (et ses choix opticiens) d’un Mahatma Gandhi, la
brillance de sa calvitie, enfin, et son étendue, le disputaient à celles de
Jean-Claude Dus, le héros des Bronzés
font du ski. Bref, cet homme était tout habillé de rêve, il était lui-même un rêve, bien avant que
de s’installer devant son piano pour s’apprêter à exécuter la Sonate numéro
dix-sept. Puis
il joua celle-ci (elle dure en moyenne entre vingt et vingt-quatre minutes), et
alors la plus grande confusion acheva de s’installer dans nos esprits.
À
qui, au juste, étions-nous donc redevables, Beethoven ou son interprète ?
de cette impression de jouissance et de désordre mêlés, d’inachevé et
d’excitation autant que d’avoir clairement
traversé un rideau de chaleur bienfaisante, réparatrice, senti avec intensité
notre corps tout entier plongé dans un vaste bouillon de substance primitive,
nourri aux sources minérales les plus lointaines, inconnues, mystérieuses, et
pourtant au plan élémentaire (c'est ainsi que nous le ressentîmes) les plus
voisines de notre physiologie de base : un bain miraculeux, en somme, dont il
ne restait, au triste moment d’en sortir, que l’inquiétant, l’entêtant
souvenir…
La Tempête n’est considérée ni comme la
plus sophistiquée, ni comme la plus innovante des sonates que Beethoven ait
composées, du moins si l’on s’en réfère à divers spécialistes eux-mêmes
suprêmement difficiles à exécuter.
Ce
qui ne fait aucun doute, c’est que le début de son premier mouvement cloue
l’auditeur sur place, par un télescopage hallucinant, qu’il met en scène, de
deux cadences ou, pour le dire plus justement - Beethoven méprisant la notion
purement abstraite et conventionnelle de tempo - de deux états d’esprit, ce crash mémorable constituant
sans doute à lui seul, comme nous le verrons plus loin, l’un des thèmes les
plus importants de l’œuvre.
Un
accord initial arpégé (en la
majeur) d’une grande douceur, prolongé en trois notes du thème correspondant,
s’évanouit peu à peu, laissant place à un silence de méditation, à une séquence
absolument paisible. Soudain, une formidable explosion survient. Elle entraîne
un déferlement de croches haletantes s’achevant sur une pirouette - un grupetto virevoltant - qui précède
le retour au calme, et la réexposition simple de l’accord arpégé.
Il
ne s’est rien passé. Pas
de panique. Le
cauchemar est fini.
Non. La
belle sérénité se voit de nouveau assaillie par le même terrible orage lequel,
cette fois, ne se borne plus à questionner et frapper seulement, de sa
nécessité inquiète, la tranquillité ronflante du caractère. L’orage, désormais,
s’affirme longuement, impose sa loi. Au souffle accumulé de la colère, dont
l’énergie se déverse maintenant en pleine lumière, jaillissant obstinée,
montant et dévalant les diverses pentes du ressentiment, l’Éden poétique s’est
trouvé volatilisé. Ne subsiste de son innocence qu’une misérable poignée de
notes plaintives aiguës, symboles d’une conscience terrorisée par l’irruption
de cette bestialité torturée, vengeresse, qu’elle n’aurait jamais soupçonnée !
dit-elle, mais elle ment, c’est certain, et puis de toute façon il est trop
tard car la violence est là, qui remplit tout l’espace. La sage conscience ne
peut se résoudre qu’à supplier de loin en loin, au gré de cette leçon
implacable administrée par le sentiment.
Durant
tout le premier mouvement, « la tempête » et l’accord arpégé de la majeur vont ainsi se succéder, leur
rencontre régulière se faisant, certes, à chaque fois moins frontale,
entrecoupée de poignants récitatifs faisant office de confession, ou
d’épanchements désespérés, tels que peuvent seules en susciter les pires
défaites, fourbies de la main des menteurs et des traîtres. Charles Rosen, dans
son Guide des Sonates pour piano, (Gallimard,
2007) trouve au second de ces récitatifs « une
qualité sombre et même caverneuse, comme celle d’une voix sortant d’un
tombeau. »
En
l’occurence, à qui prend connaissance de la réplique célèbre ayant donné son
nom (officieux) à l’oeuvre (« Lisez
donc la Tempête de Shakespeare ! » lança un jour Beethoven à son
secrétaire Schindler, désireux de percer le sens profond de sa sonate), le « tombeau » et la « voix » de Rosen en
rappellent aussitôt bien d’autres, d’abord bien sûr ceux de l’amer Caliban,
figure shakespearienne du colonisé vaincu, soumis par le déclassé échoué un
jour fatal sur le rivage de son territoire.
Caliban,
qui permet au naufragé Prospéro de survivre, Caliban offrant, naïf et bon, les
ressources infinies dont regorge cette île encore sans despote, laquelle
deviendra, sous peu, en effet, son tombeau. Car pour le remercier, l’intrus
cloue le bon sauvage à un roc et fait de lui son esclave, par la contrainte (le
colon possède une arme magique lui assurant le contrôle des indigènes) autant
que par l’imposition de sa langue, de
sa logique, de ses représentations
conceptuelles élémentaires, lesquelles constitueront bientôt le nœud suprême de
sa domination...
« - Esclave abhorré, harangue
Prospéro, ainsi, réfractaire à toute
empreinte du bien et capable de tout mal, je t’ai pris en pitié, je me suis
donné la peine de t’apprendre à parler, de t’enseigner à toute heure une chose
ou une autre ; alors que toi-même - sauvage ! - ne connaissais pas ta
propre pensée. Alors que tu allais jacassant comme une brute, j’ai doté tes
intentions de vocables qui les pussent exprimer (…) - Vous m’avez appris à
parler, réplique Caliban, et tout le profit que j’en ai tiré, c’est de savoir
maudire : que la peste rouge vous emporte pour m’avoir enseigné votre
langage ! »
Le
baron de Trémon, auditeur au Conseil d’État qui le rencontra à Vienne en 1809,
a laissé de Beethoven un portrait, repris par Romain Rolland dans sa célèbre
biographie du compositeur. Trémon tente d’abord d’y décrire le chaos régnant
dans son appartement, avant de relater comment ils causèrent ensemble de
philosophie, de religion, de politique « et surtout de Shakespeare, son idole. » Romain Rolland se
borne, lui, à rappeler dans son ouvrage que Beethoven « lisait continuellement Shakespeare dans la traduction
allemande, et l’on sait avec quelle grandeur tragique il a traduit en musique
Coriolan et la Tempête. » (Ici, en l'occurence Rolland se plante puisque c'est du Coriolan de Heinrich von Collin que Beethoven s'est inspiré.)
Certes,
Beethoven était familier du dramaturge anglais en général. Pour ce qui est de
la Tempête en particulier, les
choses se compliquent un peu puisque la sonate n°23 opus 57 (dite « l’Appassionata ») est
également réputée avoir été inspirée au compositeur par ce texte. La chose
semble douteuse quoique Romain Rolland l’assène pourtant sans sourciller. Pour
ce qui nous concerne, La Tempête shakespearienne correspond
idéalement à la seule sonate n°17, c’est d’ailleurs ainsi que nous comprenons
la remarque du pianiste Richter, rapportée par Youri Borissov dans Du côté de chez Richter : « Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait
lire La Tempête de Shakespeare pour comprendre l’Appassionata. Je sais que cela
vient du compositeur, mais personnellement cela ne m’apporte rien. La Tempête
de Shakespeare, il faut la lire de toute façon ! On a collé aussi ce titre à la
dix-septième, ce qui a fini par embrouiller tout le monde. Bien que ce titre
convienne justement à la Dix-septième. Prospéro les attire tous sur son île...
pour un pardon. Il est vrai qu’il ne les a pas attirés tout seul, mais avec
l'aide d'un esprit. À Vienne, après l’enterrement de maman, un prêtre m’a
fait la leçon. De façon très canonique : « Pardonne à ton frère ses
torts. » Pardonne, pardonne...(...) Non, je ne le pardonnerai jamais !
Vous voyez... Je dois jouer encore plus souvent la Dix-septième, me sentir plus
souvent Prospéro. Seulement lui, un esprit l’aidait, moi, qui m’aidera ? »
Un
autre jugement, en tout cas, ne déshonorant, lui, que son auteur, c’est bien
celui de Rosen estimant (dans son livre déjà cité) que si l’anecdote d’une
référence explicite à La Tempête
shakespearienne ne posait aucun problème pour la n°17, en revanche Beethoven « n’a probablement pas lu
grand-chose d'autre que le titre. »
Outre
le mépris de classe invincible dont cette sortie témoigne envers l’autodidacte
contraint, faute de moyens, de quitter l’école à l’âge de dix ans, elle
manifeste surtout une ignorance énorme de l’atmosphère intellectuelle de cette
ville de Bonn (sans parler de l’Allemagne entière) de la fin du XVIIIème
siècle, où Beethoven passa ses années de découverte sous l’implacable férule de
Christian Gottlob Neefe, lequel n’était autre que le directeur du Théâtre National du coin.
D’après
Élisabeth Brisson précisément, « au
cours de la saison 1782-1783, le Théâtre National met en scène plusieurs pièces
de Shakespeare (...) et Beethoven rencontre donc très jeune l’art et la pensée
de Shakespeare, ainsi que de Schiller, deux dramaturges et poètes qui eurent
une profonde influence sur ses choix esthétiques et politiques. » (Ludwig van Beethoven, Fayard, 2004).
Rappelons
qu’en Allemagne, l'influence de Shakespeare allait croissant depuis une
vingtaine d'années, et le lancement des grandes entreprises de traduction
menées par Wieland et Schlegel : le premier avait réalisé dès 1761
(qui plus est au coeur de provinces fort reculées) une mise en scène
de La Tempête, quoique cette pièce
dût probablement rester réputée quelque temps encore - ainsi
d’ailleurs que toutes les autres - injouable
dans le pays entier. Avec le temps, cependant, Shakespeare était
incontestablement devenu pour la jeunesse allemande cultivée constituant
notamment l’entourage de Beethoven, et fréquentant avec lui à Bonn la librairie
de la Veuve Koch ou le café Zehrgarten, plus qu’un auteur incontournable : tout
simplement l’une des idoles suprêmes du moment, célébrées à l’égal de Homère ou
Goethe.
Il
nous semble également extrêmement contestable que l’injonction beethovénienne à
Schindler « concerne plus la scène
initiale que l'ensemble de la pièce », comme l’affirme Anne Rousselin dans sa
contribution au Cycle de la
mélancolie (Éditions de la Cité de la Musique, 2011). Trop
d’éléments fondamentaux tirés de l’ensemble du texte de Shakespeare, et que
nous allons maintenant étudier plus avant, entrent en résonance directe avec
les expériences intenses, parfois tragiques (et dont il fait plus ou moins
discrètement état) que Beethoven traverse dans la période où il compose sa
sonate. Si Henri Fluchère voit juste quand il pose que « le thème central de la pièce est
celui de la réconciliation, d’une restauration d’un ordre perdu, de la
confiance faite à la vie après l’expérience de la souffrance et du repentir » (dans
Shakespeare, Oeuvres Complètes,
Pléiade, 1977), alors l’histoire racontée par cette pièce n’est autre que celle
de Beethoven lui-même à l’automne 1802, alors que son morceau est à peine
achevé, et qu’il est sur le point de rédiger son fameux « Testament de Heiligenstadt », court texte destiné à ses
frères, retrouvé parmi ses affaires après sa mort, et dans lequel il confie son
désespoir, sa lassitude de vivre, son épuisement face au mal qui le ronge
depuis près de six ans : sa surdité,
qui progresse inéluctablement.
Lui,
le musicien de génie persuadé de la valeur universelle de sa mission parmi les
hommes, doit affronter le supplice de l’emmuré vivant, renoncer aux
conversations délicates, à la sociabilité et ses plaisirs (qui s’annonçaient
pourtant généreux au regard de sa célébrité naissante à Vienne), renoncer
surtout à entendre avec la pureté qui
conviendrait, à apprécier la musique comme son art l’exigerait, à présent,
certainement plus finement que jamais.
« Quelle humiliation
lorsque quelqu’un près de moi entendait une flûte au loin, et que moi, je
n’entendais rien, lorsque on entendait un berger chanter, et que je n’entendais
rien non plus ; de tels évènements m’ont poussé jusqu’au bord du désespoir, il
s’en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. »
Beethoven
se retrouve dans la position de l'exilé, du banni, de l'aigri bougon, ce qui le
désole au plus haut point (« Ô
vous ! hommes qui me tenez pour haineux, obstiné, ou qui me dites misanthrope,
comme vous vous méprenez sur moi. », id.).Et, plus loin : « Presque absolument seul, ce
n’est que lorsque la plus haute nécessité l’exige qu’il m’est permis de me
mêler aux autres hommes, je dois vivre comme un exilé... »
Le
parallèle s’impose déjà avec la Tempête
shakespearienne, dont tous les personnages - au-delà de leurs conditions
antagonistes - se trouvent forcés de partager le même destin d’insulaire coupé
du monde : Caliban-Beethoven pleure sa liberté perdue, alors que nul n’est
comme lui sensible aux beautés de la Nature, qui l’appelle.
Prospéro-Beethoven
regrette, lui, son statut de Duc, ressassant avec un plaisir et une dureté
caractéristiques (au point qu’Ariel lui-même, pourtant un pur esprit, semble
faire preuve de plus d’empathie et de compassion) sa colère, son besoin de
vengeance et de faire souffrir les ennemis l’ayant plongé, naguère, dans cet enfer.
Prospéro, de plus, est magicien, qualité que Beethoven pourrait évidemment
revendiquer lui aussi, autant que cette phrase de Prospéro : « J'ai donné feu au terrible tonnerre
retentissant et, de la foudre même de Jupiter, fendu le chêne robuste de ce dieu
; j’ai fait trembler le promontoire sur ses fortes assises et arraché par leurs
racines le pin et le cèdre ; les tombes ont à mon ordre éveillé leurs dormeurs
et, sous l’effet de mon art-tout-puissant, se sont ouvertes pour leur livrer
passage. »
Alonso,
lui-même, personnage secondaire qui, croyant avoir perdu son fils et s’ouvrant
en ces termes, à Prospéro, de sa douleur infinie : « Irréparable est ma perte et la patience se déclare impuissante à y
porter remède », se fait beethovénien, désignant cette maudite
« patience » que le compositeur
prétendait, dans l’épreuve, vouloir « choisir
pour seul guide » quoiqu’il doutât fortement du résultat. Et
lorsque Prospéro, répondant à Alonso, déclare : « Je crois plutôt que vous n’avez pas recherché son assistance. Quant à moi, pour une perte
semblable, j’ai reçu l’aide de sa grâce souveraine et trouvé le repos dans la
résignation », c’est encore de
Beethoven qu’on se souvient, confiant cette fois à son ami Wegeler, dans une
lettre du 29 juin 1801, que face à l’adversité, après avoir maudit Dieu (ce
qu’il admet avoir souvent fait), il s’est vu « conduit
à la résignation. »
L’hypothèse d’une référence beethovénienne au seul début
de la pièce de Shakespeare nous semble donc bien insuffisante, au regard d’une
fréquentation, d’une connaissance, d’une appropriation telles de l’ensemble de
ses motifs et sujets. La construction de la sonate n°17 n’a pu que s’en voir
massivement influencée, au-delà des premières mesures et du « thème de la
tempête » proprement dit.
Certes,
à elle seule, l’étude du thème en question fournirait l’interprétation du
livre, puisque le heurt violent des tempos, le balancement dialectique des
sentiments, en forment l’objet. Mais il manquerait alors la présentation de
l’état suivant la tempête (c'est-à-dire,
chez Shakespeare, la décision de Prospéro, après l’accomplissement de sa
vengeance, de pardonner - comme l’avait compris Richter, cité un peu plus haut
- à ceux qui l’avaient, jadis, destitué, puis de renoncer à la magie, et enfin
de rentrer au pays, pour y consacrer « une
pensée sur trois à la tombe » ).
Or,
la sonate n°17 fait, elle aussi, l’examen efficace de ce relâchement présenté comme le seul valable au plan spirituel :
celui succédant, après qu'on s’y est enfoncé jusqu’au cou, au déchaînement des
colères, du doute et du désespoir.
L’agencement
du deuxième mouvement adagio a
exactement cette fonction. Il
donne à imaginer une sérénité retrouvée, au bout d'un chemin de croix de lignes
méditatives, et solitaires, qu’on jugerait dépouillées, presque exsangues,
borné seulement d’une série de triples croches suivant parallèlement les
registres grave et aigu, amalgamant ainsi dans un même effet le menaçant
roulement des timbales du sort et la malice nouvelle, enfantine ou amoureuse,
chargée d’espoir (ou plutôt, comme on l’a vu, de résignation apaisée). Là
encore, la Tempête nous parle :
« Nous tous nous sommes retrouvés
quand chacun de nous était hors de lui-même. » (Acte V). L’accouchement
tempétueux de ce nouveau type de caractère, assumant désormais la violence dont il procède, ne la traitant
plus comme une sorte de déchet barbare à extirper de l’âme cultivée, ne saurait
être idéalement montré, et compris, que par la musique, la succession
rythmique. Fluchère, évoquant l’oeuvre, en identifie ainsi le thème majeur : « la Tempête reste le symbole de la
tragédie, mais devient le symbole de la résurrection aux accents de la
musique. »
En
dépit de ce procès général s’écoulant dans l'imaginaire de Beethoven, il
demeure à nos yeux une affinité particulière de ce dernier avec le personnage
de Caliban, liée à l’immense sensibilité du second, être naturel, non-corrompu
par la modernité, et pourtant stigmatisé, martyrisé, prolétarisé de son fait.
Caliban est jugé par tous monstrueux.
Il porte, comme Beethoven, en son corps sa croix. Le rapprochement physique des
deux calamiteux est fécond : Beethoven est, de même que l’autre sauvage, petit, trapu, débordant d’une énergie
incontrôlable, tendant notoirement à l’extrême, jusqu’au comique, les
muscles de son visage lorsque il s’abandonne à son art et à ses sentiments.
Cette communauté d’insularité, entre
les deux personnages, leur même exil naturel hors du monde des conventions,
Romain Rolland en donne un aperçu coloré : « Charles Czerny, enfant, qui le vit en 1801, avec une barbe de plusieurs
jours et une crinière sauvage, vêtu d'un veston et d'un pantalon en poil de
chèvre, crut rencontrer Robinson Crusoé. » (Vie de Beethoven).
Mais
Caliban le colonisé se voit surtout taxé de barbarie séditieuse, d’imbécillité
sociale, et subversive. Shakespeare lui suppose, plus ou moins explicitement,
une grande sauvagerie sexuelle, menaçant de se traduire, à l’occasion de sa
brève révolte contre Prospéro, par le viol de la fille du maître, Miranda. La
misère amoureuse et sensuelle de Beethoven, quant à lui, au moment de composer
sa sonate, est totale : au printemps 1802, la rupture avec la comtesse
Giulietta Guicciardi intervient, à l’initiative de cette dernière et pour des
raisons de classe, le statut inférieur de Beethoven risquant, à son goût, de
lui causer trop de problèmes. L’organisation sociale, responsable majeure du
malheur, cause cette tendance durable à la révolte
intégrale chez Beethoven-Caliban, ce que la bonne bourgeoisie (voir plus bas),
s’empressera plutôt toujours volontiers de mettre au compte d’une bien
mystérieuse et pathologique « personnalité
effrénée. »
Lors
de l'hiver 1806-1807, par exemple, les époux Bigot, amis mécènes et musiciens,
le mettent littéralement dehors après que Beethoven a proposé à Marie Bigot une
pauvre promenade à deux en voiture, au mépris des convenances. Le compositeur a
alors beau protester de son innocence, en se présentant comme absolument
« naturel et détestant les
contraintes », rien n'y fait. D’autres anecdotes témoignent, dans un
registre différent, de son indifférence suprême envers les codes absurdes de la
vieille société : la rencontre avec Mozart, notamment, en 1787 (Beethoven a
dix-sept ans), que Wagner raconte ainsi : « Quand il eut joué au Maître une sonate comme celui-ci le lui avait
demandé, il quitta le piano d'un bond, mécontent de soi, et réclama la
permission, pour se faire mieux connaître, d'improviser librement : il
produisit alors, à ce que l'on raconte, une impression si forte sur Mozart que
celui-ci dit à ses amis : « Voilà un musicien qui apportera quelque
chose au monde ! » (Richard Wagner,
Beethoven, Gallimard, 1937).
Rappelons
enfin la promenade scandaleuse de Toeplitz (Bohème) en 1812, lorsque, bras
dessus bras dessous avec ce Goethe « pour
qui il se serait fait tuer dix fois » selon sa propre expression (et
qui, pour sa part, ne lui fera certes pas la même publicité), ils croisent
soudain sur leur route l'impératrice et sa suite, au grand complet.
Beethoven raconte lui-même l'histoire, savoureuse, dans une lettre adressée à
Bettina von Arnim : « Hier, nous
avons rencontré, sur le chemin, en rentrant, toute la famille impériale. Nous
la vîmes de loin. Goethe se détacha de mon bras, pour se ranger sur le côté de
la route. J'eus beau lui dire tout ce que je voulus, je ne pus lui faire faire
un pas de plus. J'enfonçai alors mon chapeau sur ma tête, je boutonnai ma
redingote, et je fonçai, les bras derrière le dos, au milieu des groupes les
plus épais. Princes et courtisans ont fait la haie ; le duc Rodolphe m'a ôté
son chapeau ; madame l'impératrice m'a salué la première. Les grands me
connaissent. Pour mon divertissement, je vis la procession défiler devant
Goethe. Il se tenait sur le bord de la route, profondément courbé, son chapeau
à la main. Je lui ai lavé la tête après, je ne lui ai fait grâce de
rien.... »
On
peut imaginer la colère et l’humiliation de Goethe. Et l’on ne s'étonne guère
de découvrir l'opinion que celui-ci émet sur Beethoven dans sa lettre à Zelter
de septembre 1812 : « J’ai appris à connaître Beethoven. Son talent m’a jeté
dans l’étonnement. Seulement, il est, par malheur, une personnalité tout à fait
effrénée. Il n’a sans doute pas tort s’il trouve le monde détestable ;
mais il ne le rend pas ainsi, vraiment pas, plus riche en jouissances, pour
lui, ni pour les autres. »
Caliban
aussi se rend infréquentable, par sa révolte individuelle confusément mêlée de
rébellion politique. Il symbolise à merveille cet irrésistible « amour de la liberté » que
Beethoven place au-dessus de tous les autres, qui lui a tant fait aimer la
Révolution Française, et l’autorisera jusqu’au bout à se livrer partout, en
toute franchise, sur les sujets les plus sensibles, sans jamais s’inquiéter des
conséquences : « Le docteur Müller
dit, en 1827, que « Beethoven s’exprimait toujours librement sur le
gouvernement, la police, l’aristocratie, même en public. La police le savait,
mais elle tolérait ses critiques et ses satires comme des rêveries inoffensives
; et elle laissait en repos l’homme dont le génie avait un extraordinaire
éclat. » (Romain Rolland, Vie de
Beethoven).
Ce
type de génie, réellement coupé du monde ordinaire des hommes, le méprise
autant qu’il aspire à le changer, et le refondre entièrement. La sonate « la
Tempête » célèbre ainsi de manière emblématique la force pure et
régénérante des sauvageries, la grande alliance des sens naturels et
politiques.
Au premier
acte d’une oeuvre antérieure de Beethoven, un ballet composé en 1801
intitulé Les Créatures de Prométhée,
on trouvait déjà cette image de
« Tempesta » rendant possible l’apparition (ou le façonnement par
le titan au travail) d’une nouvelle race d’êtres entièrement tournés vers
l’Art, des êtres dont la liberté préalable intégrale - naturelle ou dionysiaque
- caractériserait le prototype. Seul Caliban, ou celui qui lui ressemble, se
trouve en capacité de recevoir le don des muses pour se changer ensuite en
modèle supérieur d’humanité. Il n’y a d'artiste, et donc de création
prométhéenne possible, qu’à partir du sauvage : celui qui reçoit, et accueille
en lui la tempête. Un
sauvage asocial dont Shakespeare insistait d’ailleurs sur la sensibilité
spécifiquement musicale :
« Il n’y a peut-être pas dans tout
Shakespeare, écrit Henri Fluchère, d’hommage
à la musique aussi émouvant que celui qui sort des lèvres informes du grossier
Caliban », lequel rend grâce autant à la Nature et à son pouvoir
d’évocation qu’à la proximité existant, de fait, entre les trois ordres
naturels, musicaux et oniriques : « Cette
île, dit Caliban, est pleine de
résonances, d’accents, de suaves mélodies, qui donnent du plaisir et ne font
point de mal ; tantôt ce sont mille instruments vibrants qui bourdonnent à
mon oreille, tantôt des voix qui, si je m’éveille d’un long somme, m’endorment
à nouveau ; alors, dans mes rêves, je crois voir les nuages s’ouvrir et
montrer des richesses prêtes à choir sur moi, si bien qu’en m’éveillant je
pleure du désir de rêver encore. »
Cet extrait fondamental fait d’abord écho à la plainte amère
de Beethoven tirée du Testament de
Heiligenstadt : «Cela
fait si longtemps que la RÉSONANCE intérieure de la vraie joie m’est étrangère
– oh quand ! – oh quand, ô Dieu ! pourrai-je DANS LE TEMPLE DE LA
NATURE ET DES HOMMES l’éprouver à nouveau ? »
Mais Caliban parle
aussi de « nuages » qui
s’ouvrent, laissant le passage à des trésors spirituels fondant sur l’esprit du
rêveur. Dans son étude sur les sonates pour piano (« Journal intime de Beethoven »), Paul Loyonnet,
commentant une séquence d’arpèges mélancoliques, au coeur du deuxième mouvement
adagio, emploie justement l’expression de « grand nuage sonore, qui parcourt toutes les régions de l'aigu au
grave », cette nébulosité musicale devant permettre, d’après lui,
à Beethoven l’expression de ces « raptus »
(selon le terme de Breuning qui les étudia de manière spécifique), ces « départs hors de la conscience
ordinaire » dont le
compositeur était coutumier dès
l’adolescence : états de transe, de désertion momentanée du monde prosaïque,
d’abolition pure et simple des fonctions de conscience habituelle. Et Loyonnet
ajoute : « Les études de la médecine
moderne tendent à démontrer qu'une excessive concentration de l'esprit peut
affecter l'oreille interne et amener des troubles du genre de la maladie de
Ménières ; or Beethoven, dès son plus jeune âge, vit dans ces états de
concentration extrêmes. » On retrouve ici la confluence - commune à
Caliban et Beethoven - en une seule figure marginale, du handicap (ou, du point
de vue de la société : de la monstruosité),
de la sensibilité à la Nature, aux arts et enfin à la politique, comme besoin radical de liberté retrouvée.
Mais
c’est peut-être dans le dernier mouvement - allegretto - de la sonate n°17 que
la proximité philosophique de Shakespeare et de Beethoven apparaît le plus
clairement. Après la violence désordonnée du premier mouvement, et la phase
méditative émouvante de l’adagio, l’allegretto est tout entier suspendu à une
simple reprise hypnotique de quatre
doubles croches tournoyant sans fin, à plus de deux cents reprises, manière de « valse paysanne assez rude qui, par
son insistance, prend une éloquence désespérée » (Loyonnet), avec çà
et là « des accents légèrement
tziganes » (Anne Rousselin). La
simplicité même des moyens employés, de ce thème central dont Czerny suggérait
que le rythme lancinant avait été suggéré à Beethoven par le galop régulier
d’un cheval sous ses fenêtres de Heiligenstadt, témoigne de cette nécessité,
désormais bien comprise (aveugle) que toute existence traverse la neutralité de
différentes phases : violence, apaisement, détente, douleur..., et qu’il serait
illusoire de briser, fût-ce au nom du Destin le plus singulier, le cercle de
ces états successifs.
La
pièce de Shakespeare s’achève sur le renoncement de Prospéro à ses pouvoirs de
magicien, donc sur celui de Shakespeare - à peine travesti - à sa carrière
d’auteur de théâtre (« À présent, je
n'ai plus d'esprits pour dominer, d'art pour enchanter, et ma fin est désespoir
si ne vient à mon secours la prière toute pénétrante qui livre assaut à la
Merci même et délie toute faute. ») L’amour lui-même, illusion
suprême, ne fera pas long feu : une courte scène fort éloquente montre
Ferdinand tout juste apparié, pourtant déjà en train de rouler sa Miranda au
jeu (« Mon doux seigneur, vous
trichez contre moi. »).
Le
retour à la normalité, à la situation de Prospéro avant son renversement, sera
aussi littéralement celui de toutes les désillusions, la fin de tous les rêves
dont il ne restera que le souvenir nostalgique des majestés perdues.
En
réalité, voilà exactement ce que nous dit le troisième mouvement de la sonate,
par sa structure répétitive même : c’est
désormais le Monde entier, vers lequel Prospéro, Caliban et tous les autres
s’apprêtent à faire voile, qui est reconnu une île, la seule île.
L’enfermement, et la mélodie obsessionnelle de l’allegretto représente sa
force, caractérise ce « retour à la
liberté », simple idée tant
chérie jusqu’ici par les tenants de l’ordre. Telle est l’ironie beethovénienne,
relayant la pure tristesse de Shakespeare. Auparavant, l’île de Caliban, la surdité de Beethoven leur offraient à
l’un et l’autre (leur deuil, leur ignorance du monde s’avérant complets), le
lieu des résonances et de l’harmonie purement intérieures. La limitation de
l’île donnait la liberté. Le handicap fournissait l’avantage, rendait voyant,
permettait de comprendre, autant que s’émouvoir : « Un musicien privé de l’ouïe ! - Peut-on
imaginer un peintre aveugle ? Mais ce VOYANT devenu aveugle, nous le
connaissons, - c’est Tirésias, pour qui s’est fermé le monde des apparences, et
qui, en compensation, perçoit maintenant avec son regard intérieur le fondement
de toute apparence. C'est à lui que ressemble maintenant le musicien devenu
sourd : n’étant plus troublé par les bruits de la vie, il écoute uniquement ses
harmonies intérieures, et du plus profond de lui-même s’adresse encore à ce
monde, qui pour lui demeure silencieux. Ainsi le génie, libéré du non-moi, se
concentre, - et se limite à son moi. Et pour celui qui aurait jeté sur
Beethoven le regard de Tirésias, quel miracle, quelle révélation. Un monde,
vivant parmi les hommes ! Le monde en soi dans un homme qui vit ! » (Richard
Wagner, Beethoven).
La
perspective est, là, clairement schopenhauerienne. Schopenhauer cite
d’ailleurs, dans Le Monde comme Volonté
et Représentation, la phrase sans doute la plus importante de la Tempête : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes et notre
petite vie, un somme la parachève » (Acte IV), afin d'établir la
rigoureuse similarité formelle des
états de veille et de songe, à l’aune d’un principe de causalité autant
respecté dans l’un que dans l’autre (la durée
aperçue du maintien de ce principe, ou la sensation, en quelque sorte, que
« le rêve dure plus longtemps »
dans la réalité pouvant, seule, les différencier vraiment). Rappelons
alors, dans un tel cadre, la conception de la musique propre à Schopenhauer : « Ce
qui distingue la musique des autres arts, c’est qu'elle n’est pas une
reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la
volonté ; elle est la reproduction immédiate de la volonté elle-même et exprime
ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque
phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la
musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté (...) La musique est
un exercice de métaphysique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il
fait de la philosophie. » (Le
Monde comme Volonté et Représentation, livre troisième, chapitre 52).
C’est
cette conception dont Wagner s'empare pour faire de Beethoven un
VOYANT menant, à l’exemple de son prédécesseur shakespearien, la recherche
mélancolique de ce qui fit la beauté ou la grandeur du rêve, questionnant aussi la solidité éprouvante du
cauchemar. Le monde éveillé ne recelant ni force ni trésor, c’est
l’épanchement en lui du songe qu’il convient de rechercher, pour en dépasser
les laideurs, et erreurs, ce qui du point de vue de l'artiste signifie la même
chose. « Ne devait-il pas, dans ses
rapports avec le monde, ressembler à l’homme qui vient de s'éveiller du plus
profond sommeil et déploie tous ses efforts pour se remémorer le rêve qui
l'enivra ? » (Wagner).
En
l’espèce, après l’offensive suicidaire de Heiligenstadt, c’est le désespoir
dont Beethoven constate qu’il s'effondre de la même manière : au contact du
temps, de la trivialité, de la répétition des jours, et de la nécessité de
comprendre, c’est-à-dire de créer. La double hypothèse de la douleur et de la
satisfaction durables appartient désormais au domaine du songe, fenêtre ouverte
sur une réalité d’instant - et de lumière - dont l’intensité ne saurait plus
masquer sa faiblesse de fantôme, qui nous pousse, comiquement, à surgir du
néant.
Dans
le rondo final, cette vérité shakespearienne se sera donc simplement
choisi, selon les terme de Wagner-Schopenhauer, une autre forme d’apparaître :
« Si nous définissons la musique
comme la manifestation de l’image du rêve qui nous découvre l’essence intime du
monde, nous pouvons voir en Shakespeare un autre Beethoven, poursuivant son
rêve à l’état de veille (...) L’univers de Beethoven - somnambule lucide - peut
être dit le substratum de l’univers d’un Shakespeare visionnaire. »