mardi 31 octobre 2017
Anticapitalisme
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Curetons,
Je ne suis pas je ne suis pas Charlie
lundi 30 octobre 2017
Fantassins et stratégie
(à partir de 0'44) :
« - Au moins, ils sont morts pour une bonne cause...
- Ah ouais ? Laquelle, au juste ?
- La liberté, non ? (...)
- Tu crois que c'est pour la liberté qu'on bute des bridés ? C'est un massacre, nom de dieu... Et si je dois me faire péter les valseuses pour un simple mot, autant que ce soit pour : Craque-boume-hue »
(Full Metal Jacket, Stanley Kubrick)
(Full Metal Jacket, Stanley Kubrick)
dimanche 29 octobre 2017
Apories du démocratisme radical (1) Note sur Marx et Dewey
Marx et Dewey nous paraissent converger sur le caractère
épanouissant et renforçant, aux plans cognitif et intellectuel, de la
démocratie entendue comme pratique libre d'échange. Ce qui les sépare, c'est
évidemment la logique de classe marxienne, étant rappelé, pour ce qui est de
Marx, que ce sont précisément ses réflexions sur la question démocratique qui
entraîneront chez lui ce passage à l'attitude classiste. Qu'on songe à ce
processus notamment initié par ses divers articles de la Rheinische Zeitung du début des années 1840 : celui du 12 mai 1842,
par exemple, où Marx s'empare au nom de
la démocratie des lois sur la censure et la presse, ou encore celui de
janvier 1843, dans lequel il rappelle les liens unissant la presse et le
peuple, la première entraînant la genèse de l'opinion publique. Certes, cela
évoque irrésistiblement Le Public et ses
problèmes. Mais, quand Marx traite, à la même époque, des nouvelles lois
sur le vol de bois, son traitement des conséquences
sociales (pour parler en termes deweyens) d'un tel phénomène n'entraîne pas
seulement, comme chez Dewey, un départage expérimental des sphères publique et
privée. Marx en vient à reconnaître ici l’affrontement nécessaire de deux droits en quelque sorte également
légitimes du seul point de vue de leurs sujets : celui, coutumier, des pauvres
et celui, simple universalisation juridiquement reconstruite d’une situation de
fait (l’occupation primitive par la force d’une portion de terre), des riches.
De là, Marx choisit de montrer que l’universalisation rationnelle, la
légitimité déterminée par l'investigation (chère à Dewey) pencherait
incontestablement du côté d’une seule des
deux classes en lutte, définissant certes alors un besoin public,
trans-classiste, mais rendant en même temps par définition impossible pratiquement toute sanction institutionnelle, ou
constitutionnelle, d'un tel résultat. La suite logique de la démocratie ne peut
donc être l'État, mais la révolution. Marx se situerait ainsi au point articulé
d’une démocratie déjà reconnue per se
comme radicale, comme exigence rationnelle de légitimation (avec Dewey), avant
que cette exigence, toutefois, poussée à ses dernières limites, n'entraîne le
basculement nécessaire dans la prise de parti. La démocratie authentique ne
peut avoir ainsi, à l'usage, que peu,
sinon rien de commun avec un quelconque système procédural de légitimation
abstraite et vide du genre de celui défendu, par exemple,
un siècle plus tard, par Habermas. Au plan épistémologique, le jeune Marx et
Dewey rapprochent, certes, ensemble, dans le processus de formation de
l’opinion démocratique (par la presse libre), ces deux organes que sont la tête et
le cœur, et à travers cette métaphore, les deux pôles de la connaissance et
de l'intérêt, de la possibilité de l’accord rationnel et de la nécessité
contradictoire du conflit : “Produite
par l’opinion publique, la presse libre produit aussi l’opinion publique ”, dit
Marx, pour qui le journalisme démocratique, “ par rapport à la situation du peuple”, se pose comme “ intelligence, mais tout autant comme
cœur”. À la période démocrate-radicale de Marx succède aussitôt, contrairement
à Dewey, la conception d'une unique voie émancipatrice passant par la “ formation d’une classe aux chaînes
radicales, d’une classe de la société civile bourgeoise qui n’est pas une
classe de la société civile bourgeoise, d’un état qui est la dissolution de
tous les états sociaux (...) Cette dissolution de la société en tant qu’état
particulier, c’est le prolétariat.” (Critique
de la philosophie du droit de Hegel). Chez Dewey, la démocratie n'est
précisément pas une dissolution mais une fusion, une harmonisation desdits “ états sociaux” - maintenus comme tels, dans
leur inter-dépendance - au sein du tout-organique de la société. D'où l'exigence deweyenne (dans la lignée de Durkheim) d'une “juste division du travail ”, pour nous évidemment absurde.
mardi 24 octobre 2017
Incompréhensible, inexplicable, incontestable
« Dans leur machinerie, pour des raisons
"psychiques" les équipages étaient aveugles.
Sans aucun doute il régnait, sur Zerbst et
Straßfurt tout comme
sur Halberstadt, l'azur d'un ciel pré-estival.
En aucune
manière, donc, nuages sur Straßfurt
et pas davantage (...) nébulosité sur Halberstadt.
Qu'en dépit de cela la plupart des avions ait
bombardé non pas à vue, mais au radar, cela démontre
que les yeux ont qualité
de stratèges,
non pas d'organes personnels des vigies en question.
D'un autre côté, Douglas, colonel (cadre de
réserve) de l'USAir force, le 10. 4. 1977 :
cessez donc d'employer le mot
"stratégie".
Il nous est venu, objecte l'un des scientifiques, parce
que vous vous appeliez,
ou que vous vous appelez encore "strategic bombing command".
Foutaises, dit le colonel.
Vous devez voir ça comme une période de travail
diurne normale dans une entreprise industrielle.
"200 moyennes entreprises industrielles
en vol d'approche sur la ville".
Mais les scientifiques rétorquèrent : elles
volaient comme
si elles avaient les yeux bandés.
Comment cela s'explique-t-il ?
Le colonel (cadre de réserve) ne le sait pas
non plus. »
(Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945).
Pour Alain Damasio
Les images de Rakka, «libérée» mais réduite
à l'état de gruyère apocalyptique par les bombardements de la coalition
anti-DAESH, ayant également causé la mort de plus d'un millier de civils, nous
replongeaient ces jours-ci dans des réflexions anciennes quant aux possibilité
et légitimité soit d'expliquer soit de
comprendre la position théorico-stratégique validant les bombardements de
masse. On se souvient de cet extrait du Fond de l'air est rouge, de Chris Marker,
au cours duquel, à la fin des années 1960, un pilote de l'Us airforce scande de commentaires spontanément fascistoïdes ses remarquables
performances homicides (soit le rafalage et l'exécution en série de paysans vietnamiens,
du haut de son jet) : « ce qui vaut vraiment
le coup», s'extasie alors notre mass
killer assermenté, c'est de les faire « sortir de leur trou, comme des
rats », puis de les voir se disperser dans la foulée, apeurés, et, enfin, tomber
sous la mitraille. Cette référence bruyante aux « rats », aux nuisibles, à la
vermine à exterminer était déjà pointée comme typique de cette potentialité
fasciste toujours présente sous le capitalisme tardif par Adorno dans son étude sur la personnalité autoritaire de 1951, dont on vous parlait ici même voilà peu. Une des propositions du questionnaire
sur lequel reposait cette terrifiante étude (proposition à laquelle l'interviewé
/ l'interviewée devait, ou non, donner son accord formel) stipulait en
substance (on était alors à la toute-fin des opérations militaires de la
seconde guerre mondiale) qu'il fallait au plus tôt, et à la suite les uns des
autres, exterminer «japonais et allemands, comme
de la vermine». Autrement dit : à l'aune des hypothèses
socio-psychanalytiques de fond dégagées par cette étude, on pouvait encore
envisager de comprendre (via la mise
au jour de certaines tendances autoritaires latentes dans l'esprit du sujet
concerné) le plaisir ordinaire
potentiellement pris par le citoyen lambda à telle tuerie éventuelle (tel
bombardement de masse de population, par exemple). Ce plaisir procéderait,
selon Adorno, entre autres facteurs, d'une certaine angoisse intime projetée à fins conservatoires vers l'extérieur,
sur un objet chargé (tel le classique bouc-émissaire) de toutes sortes de
phobies, donc de désirs et de conflits
personnels, insupportables. Un objet extérieur dont la destruction se
trouverait accompagnée et justifiée par une somme de proclamations conscientes auto-légitimantes,
chargées de valeurs, de nobles intentions morales, de goût hautement affecté
pour la justice, ainsi que de désir (et de joie) revendiqués de combattre le
mal, etc. Or, de telles honorables ambitions, servies, donc, par le plaisir singulier
manifestement pris à l'acte homicide, impliquent par là même de VOIR ce mal
qu'on entend affronter et éradiquer de la surface de la terre, de le
distinguer, de l'apercevoir pour le frapper, en quelque sorte, à la loyale,
d'homme à homme (ou d'homme à monstre), consécutivement à un choix moral individuel, réfléchi. Bref :
rien de ce qui est humain ne nous étant étranger, la compréhension d'un tel
comportement, fût-il suprêmement aliéné (il l'est) serait au moins, pour nous, à portée de main, du fait de sa triple
définition à la fois sensible, organique (voir, éprouver, haïr) et personnelle
(voir SON ennemi et faire SES choix guerriers, seul en face de lui). Ainsi
s'éclairerait, s'il est possible, le comportement de notre pilote exterminateur à vue du film de Marker. D'autant
que ces potentialités autoritaires nous traversent comme quiconque se trouve
soumis aux ambivalences du régime libéral, et que les djihadistes
contemporains, en particulier, nous apparaissent assurément, autant que les
nazis d'autrefois, comme cet ennemi principal, dont l'écrasement satisfait
pleinement, à proportion de la répugnance et de la crainte que cet ennemi
inspire. Ainsi en irait-il, donc, de ce volet «compréhensible inexplicable» du massacre moderne à visage humain. Le
fascisme ne consiste-t-il pas en une synthèse d'archaïsme et de technologie ?
Le djihadisme ne recourt-il pas à toute la gamme de séduction propagandiste et
pulsionnelle du matériel 2. 0 ? En d'autres termes, une fois encore, barbarie
et culture technique se trouveraient ici identifiées comme parfaitement
compatibles. Mais la question est un peu différente : elle serait de comprendre
pourquoi ou par quoi au juste ce type d'alliance rémanente et
caractéristique barbaro-technique (le nazisme, DAESH) se trouve immanquablement à terme vaincue et écrasée à l'époque contemporaine. Elle déboucherait alors sur l'hypothèse
d'une faiblesse structurelle de ce barbaro-technicisme précisément liée à son caractère composite et encore trop
subjectiviste pour pouvoir espérer vaincre. Ce qui écrase ces tentatives fascistes régulières, par contraste,
s'y trouverait justement habilité par le refus
programmatique de tout ce qui s'apparenterait encore tant soit peu à l'autonomie d'une prise de décision humaine, motivée
notamment par la sensorialité et la perception.
L'aperception sensible de l'adversaire bombardé dont nous parlions (djihadiste, nazi
ou vietnamien, etc) se trouve en réalité ordinairement absolument interdite a priori par les conditions de
la guerre contemporaine et de ses bombardements de masse. Ce type de guerre
annule en effet par avance (ou, du
moins : vise à annuler) tout rapport
archaïque semblable d'individu à individu, d'expérience à expérience, dans
l'administration technique et industrielle de la mort. C'est à cet unique titre
- fonctionnel - que notre pilote américain commettrait une faute en insultant de
trop bas (en termes d'altitude) ceux
qu'il mitraille avec chaleur, croyant, à cet instant précis, faire preuve de
volonté ou d'initiative. Ce qui se joue chez lui procéderait alors d'une
tension (induisant une faiblesse) entre barbarie subjective classique
(psychanalytiquement étudiable) et souci de performance technique. Car
idéalement, ce pilote ne serait jamais censé faire preuve, au cours de son
travail, lui et ses semblables, d'aucune décision
réelle (fût-elle aliénée) suivie d'aucun acte autonome (ou pseudo-autonome). Ou
plutôt : l'acte qu'il est payé pour commettre de manière absolument impersonnelle
alors, ne saurait se voir mêlé d'une quelconque forme - même aberrante -
d'intervention, de délibération, ni même de plaisir. Cet acte ne doit tout
simplement pas pouvoir être le sien. Il ne doit exhiber, au contraire, que le
stigmate collectif, technique et entrepreunarial de sa genèse impersonnelle, la
responsabilité de ce tueur se trouvant limitée, à la mesure même de sa cécité sociale, préparée bien
antérieurement, au cours de sa «formation spécialisée». Un tel pré-aveuglement méthodique, élément décisif
de l'assujettissement total à l'entreprise guerrière, conditionne donc négativement et dialectiquement cette
expérience visuelle toute-prête, et stéréotypée : cette pseudo-vision de «rats» courant partout, et à exterminer d'urgence
au nom de la liberté. Le cas est ici limite, car cohabitent en cette «vision»,
d'une part, un refoulé industriel (ce ne sont ni des humains ni des rats qui
courent et essaient d'échapper à mes balles, mais juste des éléments statistiques destinés à
alimenter les futurs «décomptes des morts» - body counts) et, d'autre part, malgré cette répression, le retour transfiguré de ce refoulé (ce ne
sont pas des éléments statistiques qui courent, mais bien des rats). En
définitive, on perçoit donc bien ici tout ce qu'une VISION réelle de l'ennemi
(à trop basse altitude) pourrait revêtir de pernicieux quant à la bonne marche
des opérations industrielles (militaires). Inutile de préciser que ce qui vaut
pour le fascisme latent de la personnalité autoritaire VOYANT plutôt des rats
que des objectifs ennemis à détruire, vaut également pour le djihadisme
soucieux de VOIR et de GOUTER de près la souffrance des mécréants qu'il égorge
avec plaisir. Dans les deux cas, c'est le caractère de proximité sensible et
pulsionnelle : perceptive, qui caractérise le rapport obsessionnel à
l'adversaire. Dans les deux cas, cette proximité constitue un défaut technique,
qu'il s'agit, pour la «stratégie» contemporaine d'éradiquer, cette éradication
constituant son avantage décisif. Les bombardements de masse seront donc, principiellement aveugles. Ils sont déterminés, s'ils aspirent à l'efficacité, par
cette «rationalité instrumentale» formant, au stade du capitalisme tardif,
l'étalon de toute raison possible.
VOIR réellement un ennemi, voir son corps, le charger de haine subjective sensible risquerait, du point de vue de
cette raison instrumentale, de provoquer une perte de précision fâcheuse au
moment crucial de l'exécution. L'irruption de la subjectivité implique de
possibles défaillances dans l'accomplissement strictement mesuré de la mission.
En outre, la compréhension dont nous parlions plus haut (soit l'interprétation,
par le psychanalyste ou le théoricien critique, de ce plaisir pathologique pris
dans l'action par notre bombardeur de masse du Vietnam) serait aussi
susceptible de concerner du point de vue
de celui qui bombarde, sa victime. Imaginons, par exemple, durant la
seconde guerre mondiale, un membre de l'US
Airforce volant, au mépris des consignes, trop bas aux commandes de son B17 et retrouvant soudain à cette
occasion, dans la brève aperception visuelle
(en-dessous de lui) de la configuration des champs, des paysages, des reliefs,
de l'ordonnancement des villes à bombarder, etc, autant de souvenirs, de
rappels fantasmatiques émouvants de sa jeunesse. Comment être sûr - de là - que
son travail s'effectuera avec la même rigueur ? L'oeil qui risquerait
dangereusement de retrouver sa fonction humaine sensible au détriment de son
pur usage technique, constituerait ainsi le maillon faible de la soi-disant frappe chirurgicale. C'est pourquoi
lesdites «frappes chirurgicales» se trouvent, en réalité, toujours nécessairement
perpétrées de trop haut (trop haut,
précisément, pour être «chirurgicales», mais juste ce qu'il convient pour leur conserver leur pleine efficacité,
c'est-à-dire au fond : conjurer tout impair subjectiviste). En d'autres termes,
les «frappes chirurgicales» sont par définition impossibles. Car dans toute
guerre morale contemporaine, de deux
choses l'une : soit on ne voit pas à
proprement parler l'ennemi, et alors on tue tout le monde et on rase les villes
sans distinction, soit on le voit (de
ses yeux) et alors on l'insulte, on le personnalise, mais alors on s'échauffe,
on perd ses moyens, et puis la guerre s'éternise (tout en se barbarisant, ce qui, d'un point de vue
civilisé et politico-spectaculaire, se paie évidemment au prix fort car
fournissant souvent des «images» difficiles, en dépit des efforts
prophylactiques de la propagande). Voilà pourquoi une telle alternative se voit,
en pratique, simplement refusée par
la stratégie contemporaine, laquelle ne prend plus jamais ses commandements
qu'à la seule source industrielle et managériale (et ne revêt, d'ailleurs, encore
ce vieux nom de «stratégie» que du fait d'une dérisoire habitude).
Voilà donc notre premier point : les
bombardements de masse sont par principe incompréhensibles (on ne saurait, par
principe, sympathiser, pouvoir s'identifier ni à leurs victimes ni aux aveugles
impersonnels les accomplissant de manière purement machinique et routinière, idéalement sans aucune intervention subjective parasite, telle que haine,
colère, indignation morale, etc). Le corrélat de cette incompréhensibilité
serait-il alors précisément le caractère - inversement - totalement explicable du bombardement de masse,
suivant l'opposition traditionnelle comprendre-expliquer
? L'explication, relevant des
sciences «dures» ou naturelles, de leur rigueur implacable soi-disant dénuée de
toute axiologie, de toute application de valeurs, renvoie en effet spontanément
à cette logique instrumentale imparable de la ratio contemporaine progressiste, ayant éclipsé toute autre forme
de raison, en accouchant d'aussi incontestables
réalisations anthropocéniques que : le matériel nucléaire militaire, le matériel nucléaire civil, la pollution généralisée de tous les lieux de vie
possibles sur la Terre, l'extinction programmée de milliers d'espèces végétales
et animales à très brève échéance... Les bombardements de masse s'expliqueraient ainsi «rationnellement»
(comprendre : techniquement) à proportion exacte de leur incompréhensibilité (ou de leur inhumanité, de l'impossibilité d'en
fournir une interprétation humaine quelconque par identification).
Première explication, donc, qu'on nous fournit souvent de l'opportunité d'un
chouette bombardement de masse : «ruiner le moral» d'une population donnée,
soupçonnée - à tort ou à raison - de soutenir, activement ou passivement, tel
adversaire déterminé (l'État Islamique, le Troisième Reich). C'est à ce type
d'explication possible que le cinéaste Alexander Kluge s'intéresse, entre
autres, dans son ouvrage saisissant Le
raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945 (éditions Diaphanes, 2016 pour
la traduction française). La ville moyenne d'Halberstadt, située en Saxe, ne
constituait aucunement, pour la coalition anti-nazie, un objectif militaire de
premier plan. Initialement, il s'agissait ce jour-là d'attaquer dans les
environs de Berlin. Mais l'état-major anglo-américain attendait, pour cela, le
feu vert des Russes, dont la zone de bombardement berlinoise était alors la
chasse gardée. Ce feu vert ne venant pas, on se reporta alors sur un plan B impliquant
Halberstadt. Mais pourquoi au juste ?
Tout juste peut-on admettre, parmi les montagnes environnantes de Langenstein,
la présence de tunnels alors creusés dans la roche pour abriter des dépôts et
sites mineurs de production d'armes (mais alors, pourquoi bombarder le centre-ville
?) ; et encore, au sud de Halberstadt, celle d'un modeste aérodrome (vers Zerbst) ; enfin, d'un
dépôt pétrolier à Straßfurt. Or, ce à quoi la ville de Halberstadt se trouva
soumise, à partir du 8 avril 1945 (11 h 32) jusqu'à l'après-midi du lendemain,
c'est - relativement à cette modestie stratégique qu'elle représentait - un inexplicable déluge de bombes
incendiaires, qui la raya littéralement de la carte. Durant ces deux journées
infernales, c'est une myriade de forteresses volantes : 25 groupes de B17, 7
groupes de B24, soit un total de quelque 300 avions (précédés et accompagnés de
chasseurs de reconnaissance, censés les préserver d'une défense aérienne pourtant
désormais largement réduite et inopérante), répartis en 4 gigantesques vagues
d'assaut, tournant chacune à 3000 mètres d'altitude, qui la réduisirent méthodiquement en cendres.
Revenons alors, comme le fait Kluge, pour expliquer les choses à défaut de les
comprendre, à cette notion «stratégique» de terrorisation de la population : cette
hypothèse somme toute acceptable, après tout, pourquoi pas ! d'une volonté
«stratégique» de briser la résistance morale de la population civile allemande par
un tel déferlement de violence pure, cet enfer sur terre, ce «rolling thunder» qu'infligerait,
quelques années plus tard, la même US
airforce démocratique aux populations vietnamiennes soupçonnées de
collusion avec le «communisme». Le problème, en l'espèce, c'est que, pour ce
qui est de l'Allemagne, cette technique
particulière de terrorisation de masse avait - en date de ce 8 avril 1945 - déjà
été officiellement invalidée (car jugée
techniquement inefficace) par le haut
commandement allié. C'est là ce qu'avoue oralement, avec candeur et à la seconde même où le bombardement
commence, le général de brigade Robert B. Williams, chargé d'observer le
raid pour l'état-major, à l'envoyé embedded
du journal suisse Neue Züricher Zeitung
(NZZ), suivant avec lui le déroulé ahurissant des opérations, depuis
l'appareil du captain William
Baultrisius. Kluge nous restitue ce dialogue édifiant :
« WILLIAMS [constatant 3000 mètres plus bas, un peu dépité, l'absence de tout site
industriel ou militaire susceptible d'expliquer un minimum un assaut pourtant
imminent] : Je pensais que l'assaut aurait lieu plus au sud. Nous
approchons à présent les signaux fumigènes placés là. Auparavant, les appareils
se regroupent là-bas (il indique la sortie nord-est de la ville,
approximativement la route de Magdebourg).
NZZ : C'est donc bien dans le centre-ville.
WILLIAMS : J'en suis désolé. Ça va être du
moral bombing. J'aurais aimé vous montrer un raid diurne sur un site industriel
de base.
NZZ : Bombardez-vous par morale ou
bombardez-vous le moral ?
WILLIAMS : Nous bombardons le moral. Il faut
enlever l'esprit de résistance à la population concernée en détruisant la
ville.
NZZ : Mais on dit que cette doctrine a été
abandonnée entre-temps ?
WILLIAMS : Assurément. C'est bien pourquoi
je suis moi-même quelque peu étonné. On n'atteint pas le moral avec des
bombes. À l'évidence, le moral n'a pas son siège dans les têtes ou ici (il
montre son plexus solaire), mais réside quelque part entre les personnes ou
populations des villes respectives. On a fait des études là-dessus, et
l'état-major est au courant.
NZZ : Mais c'est sans effet sur ce raid.
WILLIAMS : Je pourrais dire :
malheureusement, car nos connaissances les plus récentes constituent une
victoire sur la théologie. Dans le coeur ou la tête, de toute évidence il n'y a
rien. Ce qui est d'ailleurs plausible. Car ceux qui sont fracassés ne pensent
ou ne sentent rien. Et ceux qui réchappent à un tel assaut en dépit de toutes
les dispositions prises ne transportent manifestement pas sur eux les
impressions de la catastrophe. Ils emportent tous les bagages imaginables mais
laissent apparemment sur place les instantanés de leurs impressions durant le
raid.
NZZ : J'imagine qu'un tel raid, si je pense
à Zürich, par exemple, a tout au moins la valeur d'une "apparition".
L'"esprit", dirais-je, "parle dans le buisson ardent".
WILLIAMS : Absolument pas. Une pression de réel supérieure à celle que nous
imprimons en vingt minutes à une telle ville n'existe tout simplement pas. Je
suis certes enclin à croire qu'au moment de l'assaut, les gens disent eux-mêmes
: nous nous défaisons de notre moral, de notre volonté de tenir bon, etc. Mais
que disent-ils le lendemain ? Lorsque, à un kilomètre de la ville calcinée le
train-train continue de toute évidence...?» (Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt, op.
cit., p. 79-80)
Le bombardement massif de ce genre dévoile
ainsi idéalement le coeur mythique (c'est-à-dire inexplicable) de
la raison instrumentale. Rompant en effet à l'origine formellement avec le
mythe, c'est-à-dire avec sa nécessité
aveugle, nécessité que l'on subit absurdement, sans questions, cette variété de
raison dominante en vient finalement, au terme de son procès de maturation
historique, à se changer en ce qu'elle prétendait dépasser à l'origine, et comme origine. Bien entendu,
quantitativement, on croulerait volontiers sous les explications disponibles à
l'accomplissement de ce bombardement de Halberstadt (c'est le travail spécial
incombant à la propagande de fournir un tel éventail explicatif) mais, à parler
et penser sérieusement on ne parvient pas, au fur et à mesure de son exécution
techniquement parfaite, à déterminer ce
qu'il signifie réellement au juste. Ce
qui demeure absolument hors de doute, c'est que ce geste autant
incompréhensible qu'inexplicable doit se trouver accompli. Toute réflexion
fondamentale sur le geste lui-même n'aurait aucune pertinence hors des
impératifs techniques que son projet recouvre. Et même, comme en témoignait le dernier extrait ici mentionné du
livre de Kluge, ce qui, à l'origine relèverait du domaine technique ne serait plus considéré comme tel dès lors
qu'il contrarierait, de quelque façon que ce soit, à un moment ou un autre, le
déploiement absolument émancipé du dispositif technique dans son ensemble
(nous parlons là de «l'inefficacité technique» du bombardement de masse censé
ruiner le moral des populations, inefficacité accordée par le haut-commandement
allié lui-même). Comme indiqué plus haut, toute interrogation serait vectrice d'inefficacité, car rouvrant, de
manière générale, subrepticement la porte à cette subjectivité précédemment niée dans le processus rationnel-machinique,
négation fondant justement toute la puissance victorieuse de ce dernier. Telle
est, une fois encore, la différence avec l'acte guerrier (stratégique) antique.
Dans ce bombardement du 8 au 9 avril 1945 se donne à observer l'émancipation
intégrale de la raison instrumentale dont la forme machinique, structuraliste, fonctionnelle et
technique recouvre ainsi tout souvenir possible (critique) d'une quelconque
genèse historique. Nous voilà de plain-pied, comme le rappelle Kluge, dans le
présent éternel et incrée de l'entreprise, de la gestion, de la performance
objective :
« 1. Professionnalisation
:
Ce n'est pas le combattant individuel de
Valmy, le citoyen en armes (prolétaires, instituteurs, petits entrepreneurs)
qui mène ces assauts, mais le fonctionnaire, spécialiste bien formé de la
guerre aérienne : conceptualité analytique, rigueur déductive, nécessité de
principe d'étayer les comptes rendus d'opérations, compétence professionnelle,
etc. Le problème de la "zone étrangère interne" de la perception
personnelle occasionnelle, par exemple les champs en bon ordre en bas, danger
de confondre des alignements de maisons, des carrés, des quartiers bien
ordonnés avec des impressions de chez soi, réflexion sur des températures
supposées très estivales en bas, alors même que les indications fournies par
les appareils là-haut ne fournissent aucun modèle pour cela...
2- Caractère
conventionnel :
Les équipages vivent cela comme
"l'histoire journalière de leurs entreprises".
3- Légalisme
:
En dehors d'une obéissance d'ordre général,
l'assaut ne présuppose pas chez l'équipage ou les staffs de motivation éthiques
ni d'obligations de donner sens. On ne punit pas la mentalité délétère, mais l'action qui dévie de la norme, par
exemple le demi-tour prématuré, le déclenchement de largages imprécis ou
dispersés. Légalisme dans la mesure surtout où des objectifs que les listings
qualifient de subalternes ne doivent pas être abordés et bombardés avant des
objectifs de rang supérieur. Il y a là
pour ainsi dire toute une justice en phase d'approche.
4-
Universalité :
S'est substituée à ce qui, en 1942, est
thymos (bravoure) ou discipline, donc qualités personnelles et par suite limitées
par rapport au système, la valeur au sein de la totalité généralisatrice de
toutes les unités militaires. Ce ne sont pas des combattants ou des unités
combattantes qui sont en concurrence, mais les différents niveaux de théâtres
d'opérations. Celui d'Asie, la 8ème flotte aérienne des États Unis, les unités
soviétiques en pleine avancée, les blindés de tête qui, le 8 avril 1945,
atteignent les contreforts sud du Harz, le corps des marines, sont en compétition,
en une discipline réciproque, médiatisées par le système latéral, instrumental
des services de relations publiques installés dans les pays d'origine des
Alliés. Par là (...) se trouve franchi le seuil systémique du système
universaliste en lieu et place du système restreint. » (Alexander Kluge, op. cit., p. 49-51)
Notre explication précédente, on l'a vu, ne
tenait pas : du point de vue même de l'état-major Allié, le bombardement de
masse n'entraînait aucun surcroît d'effondrement du soutien à Hitler, et donc
aucune accélération particulière de la progression des troupes au sol, engagées
dans cette concurrence systématique universelle mentionnée ci-dessus. Mais il y
a plus inexplicable, encore : n'aurait-il pas été plus avantageux, d'un point
de vue strictement technique et instrumental, de s'emparer sans un coup de feu d'une ville entière, dont le délabrement
généralisé du Reich autorisait à penser que ses autorités compétentes étaient
toutes disposées à ouvrir les portes, et à collaborer ? C'est là que le vertige
s'absolutise. Car en effet, selon toute hypothèse, à un mois de la capitulation
allemande, la majorité de la haute administration régissant la municipalité de Halberstadt
semblait disposée à un tel comportement. Pourquoi, par conséquent, ne pas au
moins tenter d'établir un contact radio avec lesdites autorités, et économiser ainsi des bombes, du matériel
et de l'ingénierie extrêmement coûteux financièrement, et peut-être utiles à la
poursuite indéfinie de la guerre ? Il semble pourtant que cette piste avait
clairement les préférences d'une partie de la hiérarchie, alors ? L'explication
«accidentaliste», rappelée par Kluge, selon laquelle «par la voie hiérarchique,
la décision SACEUR du 4 avril 1945 ordonnant de mettre fin aux bombardements sur
zone ne se fraya pas un chemin jusqu'aux aéroports opérationnels pour le 8. 4
[jour du raid] », pour monstrueuse et instructive qu'elle soit, ne nous
satisfait qu'à moitié.
La clé finale de toute l'affaire gît -
derrière la singularité de ce cas - dans la structure spontanément nihiliste de la marchandise
contemporaine. Ce qui est produit, quoi
qu'il arrive, doit être consumé. Sa valeur doit être réalisée, et cette
réalisation, apparaître aux yeux de tous, sous forme de consommation, de
destruction. La force auto-légitimante de la marchandise (en l'espèce, ici :
celle de la bombe incendiaire géante) est à ce point élevée qu'elle recouvre
toute explicabilité extérieure. Reconnaître, au matin du 8 avril 1945, quelques
minutes avant le raid, l'inutilité absolue
du bombardement programmé, eût consisté à soudain faire valoir la raison contre la ratio, contre
l'émancipation technique de la marchandise. Or, cette émancipation constitue la
base vitale (incompréhensible, inexplicable et incontestable par principe) de la société progressiste
contemporaine :
« [Interview
du brigadier général Anderson]
En 1952, à Londres, le reporter Kunzert de
Halberstadt, replié à l'Ouest avec les troupes anglaises lors de l'évacuation
de la Saxe-Anhalt en juin 1945, mit le grappin sur le brigadier général
Frederick L. Anderson, un ancien de la
8ème flotte aérienne américaine, en marge d'un colloque de l'Institute for Strategic Research. Ils sont assis sur des
tabourets de bar à l'hôtel "Strand". Anderson avait
"commis" le raid sur Halberstadt au plus haut niveau de
"coresponsabilité".
REPORTER : Donc, vous avez décollé après le
petit-déjeuner ?
ANDERSON : Affirmatif. Jambon-oeufs, avec
du café. Les romans policiers, je les lis toujours à l'affût des passages dans
lesquels le détective dévore quatre portions de jambon-oeufs et trois de café.
Ça me procure une sensation de masse. Je ne mangerais pas ça. Mais j'aime à me
l'imaginer. Mais passons aux choses sérieuses !
REPORTER : Bon... vous avez fait des
décollages de routine depuis des bases d'opérations dans le sud de l'Angleterre
?
ANDERSON : Podington 92ème escadrille,
Chelveston 305ème escadrille, Thurleigh 306ème escadrille, Polebrook 351ème
escadrille, Deenethorpe 401ème escadrille et Glatton 457ème escadrille. Rien à
redire.
REPORTER : Et si, plutôt qu'énumérer, vous
concrétisiez les choses ! Qu'est-ce qu'on voit ?
Anderson fut incapable de lui fournir une
image concrète. Tout d'abord, on ne voit pas les escadrilles énumérées ; debout
derrière le pilote d'un des appareils, Anderson voit "passer en
trombe" prés et hangars, il est plaqué contre la paroi arrière, etc. C'est
uniquement grâce à un tas de télex (il suggère une pile d'un demi-mètre de
haut) qu'il sait que les autres escadrilles décollent simultanément d'autres
endroits. À chaque fois, il y a un équipage de douze à dix-huit personnes dans
chacun de ces avions, dont une partie doit attendre, l'autre devant effectuer
un certain nombre de manipulations techniques. La somme des installations
volantes se rassemble, on survole en boucles d'attente la côte d'Angleterre du
Sud.
REPORTER : Pénétration via les côtes du
Nord de la France ?
ANDERSON : Comme d'habitude. Nous avons
fait semblant d'approcher Nuremberg ou Schweinfurt.
REPORTER : Est-on fier d'avoir vue sur plus
de trois cents appareils dans ce flot de bombardiers ?
ANDERSON : J'avais pris place à bord d'un
Mosquito. Sur la base des télex déjà mentionnés et de la carte (à supposer que
tout se passe comme prévu), je pouvais imaginer ce flot de bombardiers. Mais je
ne pouvais pas le voir. Mon Mosquito, un bombardier rapide en bois, volait très
à l'écart de la cohorte - côte néerlandaise, Rhin, Weser, Harz septentrional,
etc.
REPORTER : Dans ce cas, la surveillance
aérienne de chez nous n'aurait eu qu'à suivre à la trace l'appareil éclaireur
pour percer à jour la feinte de ce cap sud-est initial du flot de bombardiers ?
ANDERSON : Certainement. Pour autant
qu'elle existait encore, elle avait sûrement percé la manoeuvre à jour.
REPORTER : Changement de cap au sud de
Fulda ?
ANDERSON : Cap au nord-est.
REPORTER : Comme prévu ?
ANDERSON : Tout est prévu.
REPORTER : Les meneurs d'unités n'ont aucun
pouvoir là-dessus ?
ANDERSON : Les avions de tête volent en
tête, mais ils ne mènent pas.
REPORTER : Et si vous nous décriviez un peu
à quoi ça rimait ?
ANDERSON : Je ne peux pas vous dire à quoi
ça rimait. Je peux simplement m'exprimer sur la méthode d'assaut. Ce sont bel
et bien des professionnels. Il leur faut tout d'abord "voir" la ville
d'une manière ou d'une autre. Donc nous arrivons, c'est-à-dire que nous, les
Mosquito, commençons par voir, venant du Sud, le flot de bombardiers en vol
d'approche. Puis il y a sur le côté gauche le Harz, on peut apercevoir le
Brocken. Les bombardiers survolent la partie sud de la ville, passant une fois
sur l'ensemble, opèrent à titre prophylactique quelques lâchers en série sur
les endroits où une partie de la population, alertée, fuit en direction de la
zone montagneuse. Pour verrouiller tout ça au préalable. Puis les bombardiers
se regroupent à la sortie nord-est de la ville, donc au-dessus de la route de
sortie en direction de Magdebourg. Ce sont là deux boucles d'attente, pour que
toutes les machines soient sur l'objectif et que le raid puisse s'effectuer en
vol compact. Ordre était donné de bombarder en tapis, c'est-à-dire de
concentrer les largages soit dans la partie sud, soit dans le centre de la
ville. Or, nous ne connaissions pas la ville, n'avions que la carte et nos
premières impressions. Ces impressions nous disaient : les principales lignes de
communication se trouvent sur l'axe est-ouest, tandis qu'il y a des villages au
nord et des montagnes au sud. Nous ne pouvons pas consacrer trop de temps à
détailler la ville car, ne l'oublions pas, il nous reste encore l'assaut et le
voyage retour. Question : chasseurs en protection, défense anti-aérienne,
contrôle de la qualité des jets ? Dans ces conditions, nous ne pouvons pas nous
occuper du plan de la ville, nous cherchons les pivots.
REPORTER : Ce qui vous apparaît comme un
pivot.
ANDERSON : À quoi rime cette attaque à ce
stade de la guerre, nous ne pouvons pas le savoir. Donc, nous choisissons une
ligne d'attaque raisonnable.
REPORTER : C'est quoi ?
ANDERSON : Que l'attaque ne s'éparpille
pas.
REPORTER : Ça veut dire quoi ?
ANDERSON : Il ne faut pas que les largages
se dispersent sur le territoire urbain. Donc, nous regardons : principales
voies de communication, issues routières. Là où ça brûle vraiment comme il
faut. Vous n'êtes pas sans savoir vous-même où ça se trouve dans une vieille
cité. Nous ne nous adonnons pas aux études médiévales, mais nous n'en savons
pas moins par ouï-dire qu'une telle ville date de l'an huit cent après
Jésus-Christ. À partir de quoi les lanceurs de bombes doivent dans un premier
temps se concentrer sur les maisons d'angle. Avec ça, nous verrouillons.
Formule optimale : cône de déjections à l'entrée de chaque rue et à la sortie. Le
piège s'est refermé lorsque nous ouvrons par explosifs les maisons des deux
côtés de la rue. Là-dedans, fûts incendiaires, bombes-bâtons incendiaires.
Là-dessus, quatrième et cinquième vague, derechef par engins explosifs,
incendiaires. Cela donne un quadrillage transversal bien que nous labourions
toujours la trace du même sillon. Voyez-vous, il est difficile de mettre le feu
à des édifices intacts. Il faut d'abord que les toitures soient soufflées, et
il faut percer aux explosifs des ouvertures jusqu'au deuxième étage, et si
possible au premier, là où se situent les matières inflammables. Sinon, nous
n'avons pas de nappes de feu, pas de tempête de feu, etc. C'est la même chose
que le traitement extensif d'une plaie. On ne peut obtenir la guérison de
plaies soudées, escarrifiées, à quoi je comparerais volontiers une ville
escarrifiée, croissant au fil de l'histoire ; il faut d'abord rouvrir la plaie
à vif afin de solliciter de nouveaux vaisseaux sanguins, puis mettre des
pommades et de la gaze par-dessus.
REPORTER : Après les quatre premières
vagues d'assaut, vous avez récidivé avec deux nouvelles vagues en formation de
parade et vous avez "assuré". Pourquoi cela ?
ANDERSON : Comme à la parade, parce qu'il
n'y avait aucune manifestation de DCA. Lorsqu'il y a DCA, les machines
s'égaillent. Conséquence : des lâchers qui manquent de concentration. Ça
n'entrait pas en ligne de compte ici.
REPORTER : Je veux dire : après la
dévastation, pourquoi repasser dessus avec deux vagues ?
ANDERSON : C'était l'habitude.
REPORTER : Il existe des rumeurs. On dit
qu'à neuf heures et demie du matin, le PC de défense de la ville aurait été
appelé depuis Hildesheim par un colonel américain passant par le réseau
téléphonique civil : Livrez-nous la ville, comblez les tranchées antichars !
Mais le maire était absent. Detering, le Kreisleiter,
qui se trouvait là en sa qualité de commissaire à la défense, repoussa cette
requête. Sur quoi l'on bombarda. On dit que si le maire s'était levé plus tôt
et avait accédé à la requête, la ville aurait échappé à l'assaut. Si l'on avait
hissé avant onze heures du matin un grand drapeau blanc sur la tour gauche de
l'église Saint-Martin (à gauche vu du sud), les unités de bombardiers auraient
fait demi-tour. En ultime recours, une femme aurait essayé d'emporter un tissu
fait de quatre draps cousus ensemble jusqu'au PC municipal ou jusqu'à la tour.
ANDERSON : Billevesées ! À cette heure-là,
il n'était plus possible de contacter les bombardiers depuis un poste de
commandement de Hildesheim.
REPORTER : Mais qu'y a-t-il de vrai dans la
rumeur ?
ANDERSON : Rien du tout. Il aurait fallu
que le colonel téléphone. En passant par l'état-major de division, le corps
d'armée, l'état-major de l'armée, le groupe d'armées, puis par le Quartier
général à Reims, qu'il joigne Londres, puis par connexion transversale le haut
commandement du bombardement stratégique, retour à la VIIIème flotte, puis les
répartiteurs contactent les centraux téléphoniques des aérodromes du sud de
l'Angleterre (avec nécessité première de chercher quelles escadrilles
décollent, et pour quelle destination, c'est top secret, sinon le premier
espion venu aurait beau jeu de téléphoner), puis il aurait fallu crypter un
ordre en ce sens, etc..., l'affaire de six à huit heures.
REPORTER : Qu'auraient fait vos
avions-pilotes qui plantaient les marques fumigènes, si un grand drapeau blanc
fait de six draps de lit avait été planté de manière bien visible sur les
clochers de l'église Saint-Martin ?
ANDERSON : C'est là toute une machinerie en
vol d'approche. Pas un avion-éclaireur isolé. Que signifie le drap blanc grand
format ? Une ruse ? Rien du tout ? On s'en serait entretenu peut-être. Les appareils
les poussent à avancer. Au cas où il n'y aurait pas de marques fumigènes, on
suppose qu'il y a eu omission et on en plante de nouvelles, ou bien on opère à
vue.
REPORTER : Mais un grand drapeau blanc
signifie internationalement qu'on capitule. "Nous nous rendons".
ANDERSON : À des avions ? Imaginons un peu
le scénario. Un appareil se pose sur l'aéroport municipal proche - mais la
piste d'atterissage serait trop courte pour des quadrimoteurs - et occupe la
ville avec douze ou dix-huit hommes d'équipage ? Comment savoir si la personne
qui a hissé le drap blanc n'a pas été fusillée depuis un bon bout de temps pour
défaitisme ?
REPORTER : Mais ce n'est pas fair-play.
Qu'avait donc à faire la ville pour capituler ?
ANDERSON : Que vous faut-il de plus ? Ne
comprenez-vous pas qu'il est dangereux d'entreprendre le voyage retour avec une
cargaison à haut risque de quatre ou cinq tonnes de bombes explosives et
incendiaires ?
REPORTER : Ils pouvaient expédier les
bombes ailleurs.
ANDERSON : Dans une forêt... Avant de
rentrer... Supposons que les groupes aériens se fassent attaquer en retournant
chez eux, et de fait des chasseurs étaient bel et bien stationnés sur
l'aérodrome de Hanovre. À vrai dire, nous nous attendions à ce qu'ils sortent à
tout moment. Qui veut endosser la responsabilité de ces canards lestés de plomb
pour la seule et unique raison qu'un drap blanc s'est montré ? Il faut lâcher la marchandise sur la ville.
C'est que tout ça vaut cher. Pratiquement, on ne peut pas non plus l'expédier
dans les montagnes ou en rase campagne après qu'on l'a fabriqué à la maison au
prix de toute cette force de travail [souligné par le MB]. À votre avis,
que fallait-il donc faire remonter dans le compte-rendu de mission ?
REPORTER : Vous pouviez au moins en jeter
une partie en rase campagne. Ou dans un cours d'eau.
ANDERSON : Des bombes de cette valeur ? [id.]. Aucune chance que cela reste
confidentiel. Il y a 215 fois 12 à 18 hommes qui assistent à ça. De surcroît,
nous n'avions rien à faire de la ville. Nous n'y connaissions personne. Pour
quelle raison quelqu'un devait-il participer à une conjuration en sa faveur ? J'ordonnerais bien à un
peloton d'exécution "Tout le monde aux abris, avion à gauche !" et au
prisonnier de disparaître, pourvu que tout le monde se taise. Mais cela
n'arrive pratiquement jamais. Donc rien de tel ne se produit.
REPORTER : La ville était donc rayée de la
carte dès la programmation du raid ?
ANDERSON : Je dirais ceci : si quelques
officiers particulièrement pressés au sein du commandement de nos propres
blindés de tête avaient atteint la ville avant 11 h 30 à l'issue d'une très
brillante avancée via Goslar, Vienenburg, Wernigerode, cela n'aurait pas
modifié l'approche systématique de nos groupes d'assaut.
REPORTER : Mais ils auraient planté des
signaux aériens, expédié des signes de reconnaissance à côté des signaux
fumigènes.
ANDERSON : Ruse de guerre de l'ennemi !
REPORTER : Vous auriez en toute
tranquillité écrabouillé les vôtres ?
ANDERSON : Pas "en toute
tranquillité", mais "en proie au doute". Il y aurait eu des
communications radio, ce qui aurait peut-être nui à la concentration de nos
lâchers en tapis. Mais Dieu merci, il se trouve que les nôtres n'étaient pas
des magiciens !
REPORTER : Aviez-vous une idée des
finalités de l'attaque ?
ANDERSON : Comme je l'ai déjà dit, une idée
pas très claire.
REPORTER : Vous êtes cynique.
ANDERSON : Je ne suis pas hypocrite, c'est
tout. À quoi vous servirait-il de recevoir à présent l'expression de ma
sympathie ?
REPORTER : À rien.
Il y avait à présent un froid entre eux. Le
reporter refusa une tasse de café. Alors même qu'Anderson était tout à fait
désireux de le gagner à lui, puisqu'on se trouvait à présent dans une situation
tout à fait différente, apaisée. Mais il n'y avait pas non plus moyen de fabriquer
de la haine véritable, ici sur les tabourets de bar du "Strand". »
(Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt, op. cit.,
p. 65-76)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Frankfurter Allgemeine,
L'économie
lundi 23 octobre 2017
L'autre
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Choses vues et témoignages bouleversants
samedi 21 octobre 2017
1981 (romantisme)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Choses vues et témoignages bouleversants
vendredi 20 octobre 2017
jeudi 19 octobre 2017
Au fait, le moine bleu a six ans !
« L'être de l'esprit est un os »
(G.-W.-F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit)
Limites de la génitalité de droite
Extrait de testostérone, Paris, France, 21ème siècle.
«Pendant la guerre, on aurait dit de libérer la parole aussi : Dénonce ton juif, ça aurait été parfait.»
(Eric Zemmour, au sujet de #balancetonporc, Europe 1, 17/10/17)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Ajournés de la femme,
Penser comme une quenelle
mercredi 18 octobre 2017
Limites de la génitalité de gauche
Jeune autrichien à problèmes radicalisé, vers 1920
« La tentative la plus radicale pour développer
la théorie sociale implicite chez Freud est contenue dans les premiers essais
de Wilhelm Reich. Dans son Einbruch der
Sexualmoral (L'irruption de la morale
sexuelle), de 1931, Reich orientait la psychanalyse vers les relations
entre les structures sociales et les structures instinctuelles. Il insistait
pour montrer à quel point la domination et l'exploitation ont renforcé la
répression sexuelle, et à quel point ces intérêts sont à leur tour renforcés et
reproduits par ce refoulement. Cependant, la notion reichienne de répression
sexuelle reste indifférenciée : il
néglige la dynamique historique des instincts sexuels et de leur fusion avec
les pulsions destructrices. Reich rejette l'hypothèse freudienne de l'instinct
de mort et toute la dimension révélée dans la métapsychologie des dernières
années de Freud. Par conséquent, la libération sexuelle en soi devient pour Reich une panacée à tous les maux individuels
et sociaux. Le problème de la sublimation est sous-estimé ; Reich ne fait
aucune distinction essentielle entre sublimation répressive et non-répressive,
et le progrès dans la liberté apparaît comme une simple libération de la
sexualité. Les vues critiques contenues dans ses premiers écrits ne se
développèrent plus. Un primitivisme radical prévaut qui annonce les manies
fantastiques et débridées du Reich des dernières années. »
(Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Minuit, p. 207-8, nos italiques et
corrections des laideurs de la traduction française)
***
« Il faut commencer par rappeler que [chez
Marcuse] tous "les concepts
psychanalytiques (sublimation, identification, projection, refoulement,
introjection) impliquent la possibilité de mutation des instincts"
(cf. Éros et civilisation, p. 23 et p.173,
où ces mêmes concepts sont en même temps sociaux).
Et donc que l'appareil psychique est pensé comme une progressive transformation
des pulsions pour les détourner du principe de plaisir vers le principe de la
réalité. Transformation nécessaire et
répression douloureuse à l'échelle de l'individu et de l'espèce et que Freud
confond avec le règne de la raison ou de la civilisation, avec les nécessités
de la survie et du progrès.
Or, dans la mesure où le principe de réalité
renvoie au niveau de développement des forces productives dans la société, à
l'organisation du travail et à son efficacité technique, il est possible de
distinguer, contre Freud et ses conclusions conservatrices, une répression
nécessaire à la survie de l'espèce et une sur-répression (comme le sur-travail
de la plus-value) qui n'est liée qu'à la domination sociale. Différence aux
yeux de laquelle la défense freudienne de la civilisation, avec sa dimension
normative, de sexualité exclusivement génitale, et d'autorité paternaliste,
apparaît aujourd'hui comme partiellement idéologique. Mais cette
sur-répression, aujourd'hui considérée, est doublement masquée. Elle prend
aujourd'hui la forme 1°) d'une domination rationalisée justifiée de manière efficace au nom d'un principe de rendement
fondé sur des objectifs quantitatifs de l'efficacité, de la croissance et du
niveau de vie, domination anonyme qui fait corps avec l'organisation de la
société plus qu'avec la figure du père
individuel, dont l'autorité est secondarisée. Et 2°) elle permet les satisfactions de la
consommation et du loisir de masse, ce que Marcuse appelle la
"désublimation répressive", grâce à la hausse du niveau de vie et la
multiplication des objets que permet le principe de rendement. (...)
L'antagonisme entre la possibilité d'une expression plus large des instincts,
et leur transformation qualitative en dehors du consumérisme de masse, et une
domination rationalisée et anonyme devenue disproportionnée, soutenue par la
culture standardisée et les médias de masse est ainsi la forme contemporaine du
conflit archaïque entre le fils et le père ou entre le ça et le sumoi. Car
demeure, dans la couche la plus profonde de l'inconscient, la potentialité
universelle d'un bonheur total non-réprimé : un narcissisme primaire indifférencié, antérieur à la différence
d'Éros et Thanatos, qui naissent de sa confrontation avec la réalité. Couche
dans laquelle se trouve toute une libido de la réconciliation du plaisir et de
la réalité, de la liberté et de la nécessité et dans laquelle puisent la
mémoire et l'imaginaire :
"L'imaginaire est un outil de
connaissance dans la mesure où il contient la vérité du Grand Refus, ou, envisagé
d'une manière positive : dans la mesure où il protège, contre toute raison, les aspirations à l'accomplissement intégral
de l'homme et de la nature, aspirations qui sont refoulées par la raison. Dans
le domaine de l'imaginaire, les images
déraisonnables de la liberté deviennent rationnelles et les
"abîmes" de la satisfaction instinctuelle assument une dignité
nouvelle" (Éros et civilisation,
p. 182).
C'est donc tout le domaine de l'esthétique,
de la sensibilité et de l'art, qui joue ici un rôle clef de médiation globale
entre la psyché et la réalité, mais aussi entre la sensibilité et la moralité,
en tant que possibilité de prolonger ce
narcissisme primaire, celui de la perversité polymorphe, dans une forme qui
ne soit pas antagoniste avec les valeurs nécessaires et légitimes de la vie
sociale, qui soit une espèce de sublimation non répressive. Et Marcuse
d'envisager même un changement dans l'orientation et la nature du progrès, une
transformation du travail rendue conjointement possible par l'efficacité du
système technique et par la libération vis-à-vis de la sur-répression. »
(Jean-Marc Durand-Gasselin, L'École de Francfort, Tel Gallimard, p.
216-17, nos italiques)
***
« Contre Reich, qu'il reconnaît, comme Fromm,
comme l'initiateur du freudo-marxisme, [Marcuse] formule cinq critiques : 1°)
celle de développer un concept non-différencié de répression (celle qui est
nécessaire en fonction du principe de réalité et celle qui est purement
idéologique, différence rendue encore plus sensible dans la société hautement
productive contemporaine) - point de vue partagé par Fromm ; et donc 2°) de ne
pas pouvoir distinguer sublimation légitime et sublimation répressive ; 3°)
celle de ne pas assez distinguer les problèmes individuels et les problèmes
collectifs (la libération sexuelle de l'individu entraînant mystérieusement la
résolution des problèmes sociaux) ; 4°) celle de ne pas rendre aux concepts
freudiens leur dimension historique au profit d'un "primitivisme
radical" des pulsions ; et donc 5°) d'avoir développé un freudisme de
gauche trop centré sur la génitalité... »
(id.,
n. 150, p. 504)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Ajournés de la femme,
Freud,
Herbert Marcuse,
Psychanalyse et subversion,
Satan m'habite
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