L'exposition du Kamarade RUINE, dont nous vous avons déjà causé ici même, se tient en ce moment à Montreuil, chez les tatoueurs de FATALITAS (au 3, rue Édouard Vaillant). Cette exposition, sans commissaire (une fois n'est pas coutume), nous a littéralement enthousiasmés. Le gars RUINE nous a accordés à cette occasion un long et délicieux entretien, dont voici, illico, la première partie présentée. L'expo, c'est jusqu'au 14 mars prochain. Courez-y, mauvais garçons et mauvaises filles que vous êtes...
LE MOINE BLEU : Salut, RUINE. Bon, on s'est laissé dire que le street art, en fait, c'était comme Dieu : que certains l'avaient rencontré, et même touché. Est-ce que tu fais partie de ceux-là et si oui, du coup, pourrais-tu nous décrire un peu la bête ?
RUINE : Alors, hum hum, commençons par cette foutue appellation, le "street art". À mon avis, derrière ce concept fourre-tout inventé par les marchands du temple, se camoufle une triste récupération de 30 ans de vandalisme-créatif urbain qui avait su, jusqu'à il y a peu, éviter toute récupération de par son attitude hostile envers le milieu de l'art comptant-pour-rien. Triste reconnaissance que tous ces spots de pub avec du graffiti, du hip-hop et de la rébellion adolescente emballée-c'est-pesé-pret-à-emporter. Mais pourtant, on dirait que de nombreux arrivistes y trouvent leur compte, tout en renflouant leur compte en banque... Rien de bien nouveau au royaume de la marchandise, qui a su, au cours des années 70, 80 et 90, avaler et digérer, pour mieux les détourner de leur sens initial, tous les mouvements de contre-culture issus de la jeunesse rebelle : du rock'n'roll au punk, en passant par les situs, les poètes beat, les rave parties, et j'en passe et des meilleurs. La récupération est sans fin, mais elle a très faim ! Alors, dans tout ça, comment s'y retrouver, comment rester fidèle sans être castré si on casse trop ? On a vu des putes intellectuelles déblatérer sur nos pratiques et nos idées pour mieux nous trahir et des anciens "camarades" se faire une plus-value sur leur jeunesse agitée en parlant d'expérience, voire d'erreur de jeunesse. Dans le petit monde de l'art, c'est tout naturel de se faire une réputation de "bad boy" avant de se jeter les fesses en avant et la conscience en arrière dans le milieu, quitte à cracher sur son passé et dénigrer ses anciens complices. Bon, tout ça en fait pour préciser que je ne pense pas faire de street art : j'interviens dans la rue avec la forme de graffiti la plus détestée des gens en général : le tag, celui qui claque, bien coulant, quasi-illisible et jamais à sa place. À côté de ça, je fais des pièces en atelier qui se rapprochent plus de ce que l'on a l'habitude d'appeler "art" (sans majuscule s'il te plaît !). Après, de ces activités créatrices ou vandales, chacun en fait ce que bon lui semble : une street credibility, du caca, une carrière de graphiste, quelques années de taules et un livre, ou une marque de skateboard... De mon côté, je me reconnais plus dans dans l'idée du potlatch ! ça c'était pour mettre les choses plus ou moins au point. Sinon...
Lady Pink - New York (1977)
LMB : Toi, comment et quand t'es-tu lancé là-dedans ?
RUINE : Un peu sur le tard. Les seuls graffiti
que j'avais fait dans ma prime jeunesse, c'étaient plus des graffiti politiques
: des bombages, ce genre de choses. C'est vraiment à la fin des années 90 que
j'ai découvert l'émergence d'une autre espèce de scène du graffiti vandale, qui
commençait à s'éloigner de certaines habitudes avec lesquelles j'avais du mal.
C'est vrai que pendant des années, par exemple, l'idée de marquer son nom
partout me posait un problème : à quoi ça sert, de marquer ton nom ? Ça sert à
rien. Tout ça sans réfléchir spécialement à cette réappropriation de nos
territoires, de nos quartiers, de nos villes. C'est plus en ayant l'oeil tourné
vers des groupes de New York, notamment un groupe de là-bas qui s'appelait IRAK (" je vole " : raking, c'est le mot d'argot des graffeurs new yorkais pour : voler, taxer, dépouiller...) que l'idée s'est imposée. Non
seulement ces gars-là marquaient leur blaze, mais derrière ça, y avait autre
chose, qui m'a plu. Ça devait être vers 2003, je pense. C'est là que j'ai
commencé à me remettre là-dedans.
Le mur légal concédé à Barry Mac Gee, avant et après l'intervention vandale des petits gars d'IRAK crew - New York, 2010.
LMB : Avant ça, est-ce que tu avais une pratique
spécifiquement graphique ?
RUINE : Pas du tout. J'avais fait de la peinture avant
mais la seule pratique graffiti que j'avais, c'était, encore une fois, du
graffiti politique. Aller bomber la nuit avec des camarades, marquer des
phrases comme : Baisse-toi,
esclave, le monde t'encule (rires) et ce genre de truc. Donc, malgré moi, effectivement, une sorte de
mépris pour tous ces gens qu'allaient marquer leur nom un peu partout, alors
qu'il y avait tellement d'autres choses à marquer.
Paris - 2011.
LMB : Et la peinture, donc ?
RUINE : J'ai commencé à peindre vers 18-19 ans. Et puis
ensuite, dans les endroits où je me suis retrouvé quand je suis arrivé à Paris
: ce qu'on appelait des squats "artistiques ", même s'ils étaient
aussi un petit peu politiques, un petit peu toxico, un petit peu mélangé...
mais quand même : ce qu'ils mettaient principalement en avant, donc, c'était le
côté artistique. Bon, moi, tu vois, tout gentil, arrivant d'Auvergne, à mon
âge, c'était le bonheur : je voyais un peu seulement cet aspect bohème et
compagnie...
Die Kunst ist tot (L'Art est mort) - Dada à Berlin, 1920.
LMB : T'avais fait des études, avant, dans ce
domaine-là ?
RUINE : J'avais passé un bac A3, Arts plastiques, avant
d'arrêter les études rapidement. Et c'est vrai que ma daronne, même si elle
était pas très très très érudite sur les questions de l'art, m'a emmené très
jeune dans les musées, je me retrouvais comme ça à aller voir des expos avec
elle, on s'y traînait : dès qu'on bougeait dans une ville, hop ! on allait voir
l'expo du coin. Ça m'a donné envie, bien sûr, mais aussi ce blocage
sur le mode : pour moi, c'est pas un art du peuple, ça ne nous est pas
accessible. J'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais faire. J'ai essayé
de m'inscrire aux Beaux-Arts et là (rires)
j'ai fait la boulette de ma vie. J'ai pris une grosse boîte en bois et dedans
j'ai fourré des polaroids, des dessins, bref le peu de choses que j'avais, et
je suis arrivé avec ce tiroir aux Beaux-Arts. Et là ils m'ont dit : "
Mais attends ! t'es complètement taré, mon copain : normalement il faut 3
natures mortes, 2 nus, tel truc, tel truc, etc, ", et je me suis fait jeter comme un malpropre. Bon,
tant pis. Après, c'est vrai que, moi, les Beaux-Arts de Paris, je les
fréquentais pas mal, parce que j'allais y vendre des pinceaux, de la peinture
volée aux étudiants de là-bas. J'ai même assisté à des cours de sculpture et de
peinture, comme ça à l'arrache : notamment des cours de Boltanski. Pour moi,
c'était juste pas mon monde. Mais bon, je me suis dit : après tout, pourquoi
pas ? Et petit à petit, j'ai commencé à peindre, à récupérer un petit peu de
matos, à avoir des petites envies, tout ça.
LMB
: T'avais des préférences, à l'époque ?
Des choses dans ce domaine qui te plaisaient plus que d'autres ?
RUINE : Pour moi, la plus grosse influence, c'était Dada.
J'étais punk, moi, dès 13-14 ans. Donc, les dadaïstes me faisaient flasher,
justement de par ce rapport avec le punk-rock : les collages, la provocation,
l'envie de ramener l'art à quelque chose de simple, de naturel, et de
désacraliser un peu tout ce milieu. J'aimais surtout les dadaïstes berlinois,
qui étaient beaucoup plus politiques, évidemment, que les parisiens ou les
américains. J'aime aussi beaucoup Duchamp. Et puis sinon, des influences multiples dans tous les sens. En peinture : Rauschenberg, Cy Twombly, Basquiat, George Grosz, Kurt Schwitters, Pollock, Beuys, de Kooning. Pour ce qui est du graffiti-vandalisme : Barry mc gee/Twist, IRAK crew (Earsnot, Semen, Sacer...), Azyle-BAK (brigade anti-keufs !), Stay hight 149, Blade, MQ, et les banlieusards des UV-TPK (Fuzi, Rap, Trane, Dok, Dize), ainsi que de nombreux autres, trop pour être cités, mais en général tous ceux qui essayent de sortir des règles esthétiques du graffiti et autres castrations créatrices, tout en gardant un esprit vandale et offensif, même exposés en galeries ! Souvent décriés, voire moqués à leur début, ils ont souvent fini par mettre tout le monde à l'amende et entraîner une foule de suiveurs incapable d'inventer quoi que ce soit, mais toujours prêts à sauter dans le dernier wagon du dernier truc tendance ! D'où quelque baffes et autres signes d'amitié dans certains vernissages ou certaines rues mal éclairées... J'aime bien la BD aussi. Elle a énormément compté pour moi dans ma relation à la chose graphique. Étant gamin je volais Métal hurlant à la maison de la presse de Riom (63) et j'y ai découvert de nombreux dessinateurs qui m'ont semblé en décalage avec la BD classique genre Astérix le gaulois, Tintin la poucave belge et autres Gaston-la-soumission... Parmi eux : Montellier, Jano, Ouin, Bazooka production, Voss, Crespin, Margerin, Vuillemin et tant d'autres... Voilà pour les influences. Et puis après, je me suis rendu
compte, effectivement, qu'il y avait là à Paris une espèce de milieu d'artistes
disons "bohèmes" (comment dire ça autrement ? on parlait pas encore
de street art, à l'époque...) et qui, moi, m'ont vraiment déplu. Ça sentait la
récupération à plein nez, le petit fils de bourge qu'essaie de gratter tant
qu'il peut. Ça, c'était vers 1991-92. Tout au début.
Bo 130 - Barcelone, 2005
LMB
: Le graffeur de Milan BO130
(chez qui je retrouve d'ailleurs certaines similitudes avec ton style à toi) a
expliqué un jour comment pendant 20 ans, il avait changé de style et de
lettrage toutes les deux semaines. Question concrète : comment on travaille sur
un lettrage ? Comment on arrive à se dégoter un style particulier auquel on se
tient ? Toi, j'imagine que t'as tâtonné, que tu l'as pas trouvé tout de
suite...
RUINE : Je pense même l'avoir pas trouvé encore. On bosse.
Moi, je me suis inspiré de choses vraiment différentes. À un moment, j'ai
flashé sur la calligraphie japonaise, sur la calligraphie arabe... J'ai kiffé
aussi sur tout le côté destroy des graffiti new yorkais, ces trucs limite
illisibles mais que tu reconnais au premier coup d'oeil. Et après, je vais pas
dire que c'est la chance,
mais bon, c'est vrai que, moi, une
chance que j'ai eue, c'est d'être voleur, de pouvoir voler énormément de
bouquins, de bouquins d'art, et de pouvoir comme ça étudier toutes sortes
d'artistes, et de m'en imprégner. De pouvoir regarder à droite à gauche, de pas
rester bloqué sur un style, ce que je trouvais vraiment dommage, à l'époque,
dans le graffiti parisien en général : tout ça me faisait chier, je trouvais ça
beaucoup trop copié sur les américains. Y avait rien.
LMB
: Et est-ce que tu sens ce truc entre
forme et fond : par exemple, moi, quand je regarde un tag RUINE, j'y vois
beaucoup de choses. Un aspect un peu floral, d'abord, mais aussi une pure
chute, un effondrement du lettrage. Est-ce que c'est en rapport, est-ce que
c'est travaillé avec cette idée-là, de la ruine ? Est-ce que c'est le genre de
souci que se posent les gens, au moment de concevoir leur style ?
RUINE : Quand tu bosses ton tag, effectivement, t'essaie de
le voir vers l'avant, vers l'arrière, vers le bas, etc. Dans ma vie, ça sera
jamais une finalité d'être "artiste", de vivre de ça, etc, mais
après, il y a là-dedans un long travail iconographique, c'est clair. Pour ce
qui est de RUINE, c'est vrai que je voyais tous ces noms qui circulaient : les
Jay-one, B-one.... Bon, je voulais, moi, me trouver autre chose. Un nom français,
déjà. Non que je sois fier d'être français, au contraire, mais bon un nom qui
puisse se comprendre. Et moi, je me considère plus comme un vandale que comme
un artiste, même si quelque part, y a une pratique artistique. Ce que je fais
dans la rue, c'est me réapproprier certains territoires. Pas pour détruire des murs, vraiment : je préférerais que les murs de
nos villes soient plus agréables pour le peuple que de les voir comme ça
recouverts de pubs et de conneries. Mais bon, c'est exact aussi que ça a
toujours été fait dans un esprit offensif. Voilà pourquoi ce nom-là m'a bien plu, RUINE. Il a aussi plu à pas
mal de gens. Donc il est resté.
LMB
: Venons-en à cet aspect artistique des
choses, qui rend le street art (comme tout autre art ne se présentant que comme
tel) essentiellement détournable et récupérable par le Capital, et plus
spécifiquement, à ce que tu disais tout-à-l'heure au sujet de cette histoire de
poser un nom, son nom, un peu partout, comme pratique à la fois
libératrice et aliénante. Et puis au rapport à l'espace, justement. Le street
art procède-t-il d'une volonté de reconstruire un monde qui nous ressemblerait plus, ou davantage d'une
envie de détruire ? Banksy, quand il avait attaqué le mur de Gaza, avait défini
les choses comme ça : " Mon projet est de faire de l'édifice le
plus intrusif et le plus dégradant le plus long musée du monde, un lieu de
liberté et de mauvaise peinture..."
Banksy, Promise land ? - Gaza, 2005.
Banksy - Gaza, 2005.
RUINE : ... Il a aussi posé dans ce cadre-là des
déclarations plutôt intéressantes du genre : " Quand on se lave les
mains d'un conflit entre puissants et pauvres, on ne saurait se dire neutre, on
est forcément du côté des puissants. " Assez joli de sa part,
mais bon...
LMB
: Ses collages, sur ce mur de Gaza,
représentaient entre autres des familles occidentales middle-class faisant
leur shopping ou se livrant à toutes activités annexes débordantes d'optimisme,
comme un symbole d'inexistence, d'insouciance, d'indifférence absolue. Toujours
concernant ce rapport à l'espace, voilà cette autre déclaration du graffeur
portugais VHILS : " Je vois le street art comme une manière de
personnaliser ce grand nid artificiel, d'essayer d'humaniser les rues, en
utilisant des couleurs, des formes, et ce côté naturel qui depuis toujours
caractérise l'être humain. Il faut voir le graffiti comme un casseur de
grisaille urbaine, comme le retour en force de la nature humaine. Comme une
mauvaise herbe. " Bref, quand toi, tu
travailles sur tel ou tel espace, tu es plutôt sur un truc de destruction, ou
tu reconstruis déjà, un truc qui te correspond, qui te ressemblera plus ?
Surtout vu ce rapport au nom, qui apparemment t'a gêné très
longtemps, comme tu le disais tout-à-l'heure...
RUINE : J'essaie d'ailleurs de marquer le plus possible
autre chose que RUINE. Je pense au fond que tout ça dépend beaucoup de
l'endroit, de la nature de l'endroit que tu attaques. Je ne vais évidemment pas
marquer la même chose sur un commissariat et sur un métro. Dans mes
inscriptions, il y a en général des choses très offensives : contre l'État,
contre la police, et puis des petits slogans que je mets à côté, plus ou moins
compréhensibles. Mais je vais pas être dans le discours type : je suis là pour embellir.
La ville, c'est une pourriture, une saloperie. Je suis pas là pour l'embellir.
Par contre, je suis pas là non plus pour emmerder les gens de cette ville : le peuple, les prolos... Je vais
pas leur mettre un gros coup d'extincteur ou de peinture coulante juste devant
chez eux. Je préfère m'attaquer à d'autres cibles. Le métro, quand tu
l'attaques, c'est vraiment pour l'attaquer. C'est vrai que par contre, tu vas
pouvoir te retrouver des fois devant des murs, dans des rues où tu voudras
poser un peu de couleur - même si ça peut faire cliché de dire ça - pour la
rendre plus jolie aux habitants
du coin. Malgré tout, en général, je pense que toute ville mérite sa
destruction. Il y a évidemment des choses que je me retiens de faire, que je
vais pas faire, notamment, encore une fois, aller tagger la maison du prolo, ou
devant chez lui, sur son camion, etc. Ça va le faire chier, il va falloir
ensuite qu'il nettoie son machin et tout. Une grande boutique, une banque, un
commissariat : là oui, je suis content de leur mettre un bon coup d'extincteur,
un tag à l'acide ou n'importe quel autre truc qui va bien les faire chier. La
question de la compréhension de la population vis-à-vis de cette pratique de
vandalisme artistique, moi je me la pose. J'ai pas envie de m'embrouiller avec
les gens, j'ai pas envie qu'ils deviennent mes ennemis parce que je fais du
graff ou quoi que ce soit. C'est un truc que je prends en considération. En
fonction de là où je fais les choses, chaque fois, c'est différent. Pour ce qui
est, maintenant, de cette histoire de nom, c'est vrai que c'est la base du
graffiti new yorkais : des gens complètement niés dans leur existence : des
noirs, des chicanos, etc. Des gens qui n'avaient aucune place dans cette
société, dans ce monde, surtout quand ils étaient jeunes, et qui ont essayé, du
coup, d'en prendre un, de nom. Évidemment, ce recours au surnom vient aussi
avec la clandestinité, avec ce fait que tu vas bien sûr pas tagger ton vrai
nom. Reste l'histoire des egos, des gens qu'ont taggé pour se faire mousser.
Mais pour beaucoup de gens, ça aura quand même été ça : dire qu'on reprend tout
ce que ce monde nous nie. Je suis une petite merde du ghetto chicanos, new
yorkais... et bing ! je reprends un peu d'assurance, avec, en plus, cette chose
qu'on ne nous a jamais reconnue : la créativité. Des gens qui sont jamais
entrés dans un musée, qui n'ont jamais même vu un vrai tableau... Eh ben, nous,
on peut, on peut, on peut !
New York - années 1980.
LMB
: Du coup, bien sûr, entre tous les street
artists que tu as pu côtoyer dans ton parcours, la différence de classe a dû
jouer un rôle important dans la motivation des uns et des autres : construction
esthétique d'un côté, et pour le prolo de base qui s'y lance, autre chose, quoi
au juste ? Cette différence, tu la ressens aussi décisive entre les uns et les
autres ?
Paris - fin 2010.
RUINE : Énormément. Bon, moi j'ai plutôt fréquenté les
autres que les uns (rires) mais si tu veux, dans ce milieu-là,
dont je me suis toujours un peu maintenu à l'écart, parce qu'il m'attire pas
(le milieu du graffiti bloque souvent sur le graffiti, il en reste là sans
développer beaucoup de réflexions à côté), je me suis aperçu qu'au fond les
gens qui se trouvaient le plus en capacité de réfléchir et d'analyser la
réalité de ce monde, eh ben c'étaient les plus prolos, les plus vandales.
Ceux-là sont toujours resté les plus proches du délire principal : marquer son
nom, faire sa place dans la ville, reprendre du territoire, reprendre de
l'espace. Par exemple, moi, le crew de graffiti que je respecte le plus en
France, c'est les UV-TPK, vraiment ce qu'on a appelés les "ignorants",
à l'époque, parce c'étaient que des gars du 92, du 93, etc, et vraiment des
véners, des speeds, qu'allaient dans les terrains vagues dépouiller les petits
bourges qui faisaient des fresques, qui leur dépouillaient leurs bombes et
tout. Et ces gars-là sont maintenant tous en train de se faire une petite place
: que ce soit FUZI, RAP, sans parler de TRANE, le gars qu'a tout défoncé de
95 jusqu'aux années 2010, le mec que t'as vu partout, etc. Ces mecs-là, c'est que des mecs de
cité. Ils avaient la hargne, et la logique, elle était simple, c'était : on
vole tout, on vole nos peintures, on vole
nos bombes, on dépouille. Ils avaient, je pense, jamais ouvert un livre d'arts
plastiques, de peinture ou quoi que ce soit d'autre, pourtant ils sont arrivés
maintenant à avoir un style qui leur est propre, que beaucoup de gens leur
envient, que les petits bourges essaient souvent de copier. Un mec comme FUZI,
par exemple, qu'est devenu tatoueur, et qui fait des expositions partout, ce
mec-là, au départ, c'était vraiment le lascar de base. Et voilà que
"l'ignorant" amène son truc et l'impose. Dans les rapports
conflictuels que cette équipe-là avait avec les autres crews, à l'époque, y
avait sans aucun doute beaucoup d'histoires d'embrouilles de lascars
classiques, mais je pense aussi, surtout, une embrouille de classe, même si elle était pas dite comme ça : eux savaient
qu'ils n'avaient ni les appareils photo pour immortaliser leur travail, ni les
avocats pour les défendre, ni les parents qui pourraient les foutre dans des
écoles d'art et tout. Et ces gars-là ont tenu, tenu, tenu, contrairement à pas
mal de pseudo-vandales qui, très vite, sont devenus des graphistes, ont bossé
dans des agences de pub : des gens issus à la base des classes moyennes,
disons, et qui avaient toujours su ce qu'ils faisaient. Les autres, eux, ne
savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils étaient à fond, point barre. Pour moi, ça
se rapproche de l'esprit punk. C'est pour ça qu'à un moment, j'ai vu le
rapprochement de cet esprit vandale et de l'esprit keupon : le do it
yourself, le fait de se débrouiller sans
avoir rien. Tu fais de la musique
sans instruments à la base, tu te retrouves avec trois amplis pourris. Le punk,
c'est ça. Le hip-hop c'est pareil : deux platines, un micro et c'est parti.
Dans le graffiti, la même : tu vas voler tes peintures, tu vas voler tes
marqueurs, et c'est parti, et t'avances, t'avances, t'avances encore. Rien à
voir, encore une fois, avec les mecs protégés qui vont aller jouer les voyous
que le temps de passer à autre chose, les gens qui ont toujours exactement su
ce qu'ils faisaient.
Uv-tpk - Banlieue parisienne, date inconnue.
LMB : Comme ANDRÉ, par exemple ?
RUINE : Non, ANDRÉ, c'est
encore autre chose : lui c'était pas un bourge à la base, il a pas toujours été
proprio de boîtes de nuit, juste un petit portugais qui s'est débrouillé. T'as
aussi ça, dans le street art comme ailleurs, ce cliché du prolo parvenu, arrivé. Rien à voir, en tout cas, avec ceux dont je parlais. Pas de communauté
street art. Juste le gars qu'a fini par ouvrir ses boites de nuit, son hôtel Amour et qui, peut-être, est resté fidèle d'une certaine
manière, à ses racines. Mais on est loin loin loin, là, du truc dont on
parlait.
André - Paris, 2004.
LMB
: Sur le street art comme production
artistique non-séparée, ce fait que tu ne produis pas là d'objet extérieur, que
tu travailles sur un environnement que tu vas traverser, avec lequel tu fais
corps ? Tu crois que tout street artist se pose cette question, ou au moins en
a l'intuition ?
RUINE : Au moins inconsciemment, je pense. J'imagine que
certains se disent peut-être, devant telle ou telle production, que, tiens ! ce
truc finira peut-être un jour dans une expo, une galerie, va savoir. Mais à la
base, l'idée c'est vraiment ça : on reprend des rues, des quartiers. On les
reprend comme nous on pouvait les reprendre en ouvrant des squats ou je ne sais
quoi. Sans parler, encore une fois, d'embellir, c'est bizarre, je me suis
souvent retrouvé dans cette antinomie, en me disant : j'aimerais vraiment que
ce tag, ce graff-là, il fasse bien chier le flic, le banquier, etc, mais qu'il
fasse plaisir au peuple.
LMB
: Quand tu retombes sur un tag à toi, dans
la rue, qu'est-ce qui se passe dans ta tête : tu te rappelles des circonstances
précises où tu l'as fait ? Tu l'apprécies juste dans son esthétique, son
lettrage ?
RUINE : C'est une trace, pour
moi. Une trace. S'il est resté 5, 6 mois, ça me fait plaisir. Je retourne
souvent dans les endroits où j'ai taggé, où j'ai posé des stickers, des
autocollants. De toute façon, dans nos vies, on refait toujours les mêmes
trajets et parcours. Et c'est vrai que j'ai du mal (alors que c'est ce que je
devrais faire) à aller tagger chez les bourges, parce que je me sens pas bien là-bas,
et que je préfère aller dans l'Est parisien ou des quartiers que j'apprécie.
Bon, j'ai fait aussi Mexico, Bangkok. Dès qu'on voyage, on taggue. C'est
logique. Et même plus qu'à Paris. On veut marquer l'endroit.