jeudi 30 octobre 2014
Aux djihadistes verts !
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Punk'n oï !
mercredi 29 octobre 2014
Entretien avec André Danet (3) L'économie autonome, esquisse d'une solution pour y mettre fin...
Gauches de la gauche.
- LE MOINE BLEU : Thomas Piketty est la star économique du moment. C'est le terme exact employé par toute la presse mainstream, ou presque, pour désigner ce qui est censé succéder, en terme de pertinence critique contemporaine, au Capital du vieux bubar. On se doute que ce genre de star ne va révolutionner ni nos jours ni nos nuits. Ce n'est d'ailleurs pas à cela que servent les stars, de manière générale. Une chose ne laisse pas d'étonner, en attendant, c'est la fureur avec laquelle tous ces gens-là, comme Piketty ou qui lui ressemblent (et que tu railles à merveille dans ton livre, en présentant avec force détails impitoyables leur ineptie herméneutique) éprouvent le besoin de se distancier systématiquement de Marx, qui se serait tellement planté dans les grandes largeurs, qui aurait tellement vieilli, etc. Cela est bien trop rigolo et suspect, question refoulement du spectre, pour nous laisser indifférents. Dans une autre catégorie, malgré tout, de qualité réflexive, tu traites aussi le cas Castoriadis, que tu renvoies (au moins pour la dernière période) à ses chères études, toujours relativement à Marx. Peux-tu revenir rapidement sur les deux passages plaisants que tu consacres auxdits personnages, auxdites icônes, dans ton ouvrage ?
- ANDRÉ DANET : Le Marx décrit par Thomas Piketty dans Le capital au XXIème siècle semble tout droit sorti des textes critiques que Castoriadis lui a consacrés, son apport personnel étant dans l’énormité des contre-vérités de son propre cru. Sa lecture de Marx est révélatrice du caractère idéologique des propositions qu'il formule pour renouer avec la prospérité. L’affirmation selon laquelle «Marx a totalement négligé la possibilité d'un progrès technique durable et d'une croissance continue de la productivité» (Le capital au XXIème siècle, Seuil, p. 28) est évidemment fausse : «La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail», lit-on dans le Manifeste du parti communiste, et de nombreux exemples de progrès techniques récents sont donnés dans Le Capital. Loin de croire que la croissance de la production «s’explique avant tout par l’accumulation de capital industriel […] et non parce que la productivité en tant que telle - pour une quantité donnée de travail et de capital - a augmenté» (ibid., p. 361), Marx encourageait avec force les ouvriers à lutter pour bénéficier des gains de productivité, pour que leur situation sociale relative comparée à celle du capitaliste ne se dégrade pas, tout le gain allant seulement aux profits. Il s’opposait à des dirigeants socialistes qui, pour des raisons théoriques fallacieuses, pensaient qu’une augmentation des salaires ne servirait à rien, car elle serait immédiatement répercutée dans l’augmentation du prix des marchandises. L’exposé qu’il fit en 1865 devant le Conseil Central de l’Association Internationale des Travailleurs, exposé ultérieurement publié sous le titre Salaire, Prix et Profit, était une réfutation de ces théories et un vigoureux plaidoyer en faveur de ces luttes (lire en particulier le chapitre intitulé : Principaux exemples de luttes pour une augmentation ou contre une réduction du salaire).
Ainsi, selon Thomas Piketty, c’est parce que Marx n’aurait pas vu ces possibilités de réduction des inégalités qu’il se serait fourvoyé dans l’alternative, catastrophique, entre un effondrement du capitalisme dû à l'effondrement des profits et une révolution prolétarienne dont le projet ne pouvait mener, selon lui, qu'à la dictature soviétique. Or, dans un contexte - jusqu’au dernier tiers du 19ème siècle - de stagnation des salaires ouvriers, Marx a toujours soutenu les luttes pour les augmentations de salaire en s’appuyant entre autres sur l’augmentation de la productivité du travail. Et ces luttes ne sont pas pour rien dans la «hausse significative du pouvoir d’achat des salaires» que notre économiste observe dans le dernier tiers du siècle... Les divergences entre Marx et Piketty ne sont pas dans la prise en compte ou non d’une croissance continue de la productivité. Elles sont, d’une part, dans la définition du socialisme qui, pour Marx et ses prédécesseurs, va beaucoup plus loin que la seule dénonciation de la misère et des inégalités sociales. D’autre part, dans l’idée soutenue par Piketty, et contestée par Marx, d’une possible maîtrise de l'activité économique dans un cadre marchand. Quant à Cornélius Castoriadis, il manque pour le moins de rigueur dans sa critique de la théorie économique de Marx. Il affirme que Marx postule «implicitement» que «le niveau de vie ouvrier reste constant» (Pourquoi je ne suis plus marxiste, 1975 : p. 62 de la réédition en poche d’Une société à la dérive), et qu’il défend la thèse d’une «augmentation du taux d’exploitation (donc misère accrue, absolue ou relative) du prolétariat» (in L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 21). «Or, continue Castoriadis dans Pourquoi je ne suis plus marxiste (à la p. 63), il est évident qu'il y a eu une modification considérable (une élévation) du niveau de vie réel de la classe ouvrière depuis cent cinquante ans. Cette élévation a été le résultat des luttes ouvrières, aussi bien, comme on l'a déjà dit, des luttes informelles, implicites, au niveau de la production, que des grandes ou petites luttes revendicatives ouvertes. Marx fait abstraction de ces luttes et, comme tout ce qui suit dans Le Capital repose nécessairement sur cette “analyse” de la détermination de la valeur d'échange de la force de travail comme marchandise, tout l'édifice est bâti sur le sable, toute la théorie est conditionnée par cet “oubli” de la lutte des classes».
Ainsi, selon Thomas Piketty, c’est parce que Marx n’aurait pas vu ces possibilités de réduction des inégalités qu’il se serait fourvoyé dans l’alternative, catastrophique, entre un effondrement du capitalisme dû à l'effondrement des profits et une révolution prolétarienne dont le projet ne pouvait mener, selon lui, qu'à la dictature soviétique. Or, dans un contexte - jusqu’au dernier tiers du 19ème siècle - de stagnation des salaires ouvriers, Marx a toujours soutenu les luttes pour les augmentations de salaire en s’appuyant entre autres sur l’augmentation de la productivité du travail. Et ces luttes ne sont pas pour rien dans la «hausse significative du pouvoir d’achat des salaires» que notre économiste observe dans le dernier tiers du siècle... Les divergences entre Marx et Piketty ne sont pas dans la prise en compte ou non d’une croissance continue de la productivité. Elles sont, d’une part, dans la définition du socialisme qui, pour Marx et ses prédécesseurs, va beaucoup plus loin que la seule dénonciation de la misère et des inégalités sociales. D’autre part, dans l’idée soutenue par Piketty, et contestée par Marx, d’une possible maîtrise de l'activité économique dans un cadre marchand. Quant à Cornélius Castoriadis, il manque pour le moins de rigueur dans sa critique de la théorie économique de Marx. Il affirme que Marx postule «implicitement» que «le niveau de vie ouvrier reste constant» (Pourquoi je ne suis plus marxiste, 1975 : p. 62 de la réédition en poche d’Une société à la dérive), et qu’il défend la thèse d’une «augmentation du taux d’exploitation (donc misère accrue, absolue ou relative) du prolétariat» (in L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 21). «Or, continue Castoriadis dans Pourquoi je ne suis plus marxiste (à la p. 63), il est évident qu'il y a eu une modification considérable (une élévation) du niveau de vie réel de la classe ouvrière depuis cent cinquante ans. Cette élévation a été le résultat des luttes ouvrières, aussi bien, comme on l'a déjà dit, des luttes informelles, implicites, au niveau de la production, que des grandes ou petites luttes revendicatives ouvertes. Marx fait abstraction de ces luttes et, comme tout ce qui suit dans Le Capital repose nécessairement sur cette “analyse” de la détermination de la valeur d'échange de la force de travail comme marchandise, tout l'édifice est bâti sur le sable, toute la théorie est conditionnée par cet “oubli” de la lutte des classes».
Contre ces affirmations, l’appui constant de Marx aux luttes pour les intérêts immédiats des travailleurs (réduction du temps de travail, élévation de l’âge légal des travailleurs, augmentation des salaires…) témoigne au contraire de sa conviction d'un possible progrès social dans le cadre de la société capitaliste. Et dans l’exposé de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il pose en premier lieu l’hypothèse d’un «degré d’exploitation du travail restant sans changement» (et en second lieu uniquement, «ou même augmentant»), ce qui signifie, la productivité du travail augmentant, une élévation du niveau de vie. De plus, comme je l’ai rappelé dans mon livre, l’augmentation du taux d’exploitation n’est pas incompatible avec une élévation du niveau de vie.
«Il faut aussi, demande Castoriadis, relire la fin de Salaire, prix et profit pour se convaincre que, même lorsque Marx admet une influence de la lutte ouvrière sur le niveau des salaires, cette influence reste pour lui conjoncturelle et “cyclique”, et ne saurait altérer la répartition fondamentale à long terme du produit telle qu’elle est réglée par la loi de la valeur» (ibid., p. 63) : or, loin de seulement «admettre» une influence de la lutte ouvrière, Marx avait écrit ce texte pour soutenir les luttes ouvrières pour des augmentations de salaires, et pour s’opposer aux dirigeants socialistes qui, non seulement à l’extérieur de la première internationale mais aussi en son sein, pensaient que ces luttes ne servaient à rien ! (lire les échanges épistolaires entre Marx et Engels sur ce sujet en 1865 : les lettres de Marx des 20 mai et 24 juin, et la réponse d'Engels du 15 juillet). Autre exemple, dans Le Capital on le voit ainsi insister sur l’action bénéfique en Grande-Bretagne de la loi manufacturière de 1850 : «la victoire [de cette loi] dans les grandes branches de l’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, [avait définitivement fait triompher le principe de la limitation du temps de travail]. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860, marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants […] On comprend facilement que, lorsque les magnats de l'industrie se furent soumis à ce qu'ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d'attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850 » (Karl Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 10). Et, plus loin : « Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix heures dans sa fabrique de New Lanark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. On persifla son “union du travail productif avec l'éducation des enfants”, et les coopérations ouvrières qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui, la première de ces utopies est une loi d’État, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu’à servir de manteau pour couvrir des manoeuvres réactionnaires.»
«Il faut aussi, demande Castoriadis, relire la fin de Salaire, prix et profit pour se convaincre que, même lorsque Marx admet une influence de la lutte ouvrière sur le niveau des salaires, cette influence reste pour lui conjoncturelle et “cyclique”, et ne saurait altérer la répartition fondamentale à long terme du produit telle qu’elle est réglée par la loi de la valeur» (ibid., p. 63) : or, loin de seulement «admettre» une influence de la lutte ouvrière, Marx avait écrit ce texte pour soutenir les luttes ouvrières pour des augmentations de salaires, et pour s’opposer aux dirigeants socialistes qui, non seulement à l’extérieur de la première internationale mais aussi en son sein, pensaient que ces luttes ne servaient à rien ! (lire les échanges épistolaires entre Marx et Engels sur ce sujet en 1865 : les lettres de Marx des 20 mai et 24 juin, et la réponse d'Engels du 15 juillet). Autre exemple, dans Le Capital on le voit ainsi insister sur l’action bénéfique en Grande-Bretagne de la loi manufacturière de 1850 : «la victoire [de cette loi] dans les grandes branches de l’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, [avait définitivement fait triompher le principe de la limitation du temps de travail]. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860, marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants […] On comprend facilement que, lorsque les magnats de l'industrie se furent soumis à ce qu'ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d'attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850 » (Karl Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 10). Et, plus loin : « Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix heures dans sa fabrique de New Lanark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. On persifla son “union du travail productif avec l'éducation des enfants”, et les coopérations ouvrières qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui, la première de ces utopies est une loi d’État, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu’à servir de manteau pour couvrir des manoeuvres réactionnaires.»
Enfin, si, avant 1850, dans la pire période d’exploitation des travailleurs par les capitalistes, lorsque aucune loi ne les protégeait sérieusement, Marx dénonçait l’accroissement du paupérisme, par la suite il s’est toujours démarqué de ceux qui soutenaient l’idée d’une loi de la paupérisation absolue du prolétariat. Bien au contraire, il critiquait vigoureusement le fondateur du premier parti ouvrier allemand, Ferdinand Lassalle, qui affirmait que le salaire des ouvriers ne peut pas s’élever durablement au-dessus du strict nécessaire (ceci, parce qu’une amélioration de leur situation favoriserait l’augmentation de leur nombre, d’où concurrence accrue et baisse des salaires à leur ancien niveau ou à un niveau inférieur : Marx contestait la théorie malthusienne de la population selon lui à l’origine de cet argument).
- LE MOINE BLEU : Finir la révolution n'était, à notre connaissance, pas ton premier choix quant au titre de cet ouvrage. Pourquoi ? Y aurait-il une nuance particulière, chère à ton coeur et à ton projet, que ce titre ne permettrait pas d'exprimer ?
- ANDRÉ DANET : Ce titre, Finir la révolution !, ne dit rien des spécificités de notre époque, et surtout, ce qui est plus gênant, il semble mettre l’accent sur le pouvoir des chefs dans l’échec des mouvements révolutionnaires, sur leur main mise sur ces mouvements, comme si c’était là l’obstacle majeur à leur développement (la quatrième de couverture va également dans ce sens) : c’est un des obstacles, mais ce n’est pas le seul, et c’est loin d’être le principal objet de mon livre. Par contre, ce qui dans ce titre est conforme à mon livre, c’est que le vieux projet de mettre fin au capitalisme est toujours d'actualité, que sa réalisation nécessite une révolution, et que la négation même du capitalisme dicte dans ses grandes lignes la forme que devrait prendre une société post-capitaliste, que ce projet reste donc sensiblement le même d’une révolution à l’autre. Mais je dois dire que les titres que j’avais moi-même imaginé ne me satisfaisaient pas pleinement. Celui sous lequel je l’avais proposé aux éditeurs, La révolution délaissée, leur semblait trop défaitiste, passéiste. À mon sens, son point faible n'était pas là. Ce titre s’était imposé à moi parce qu’un autre éditeur militant (à qui je l’avais soumis sous le titre À ceux qui luttent, qui me plaisait comme lointain écho à Ceux d’en bas de l’auteur mexicain Mariano Azuela) s’était dit déçu de ce que le modèle de société post-capitaliste que je défendais n’innove pas plus que ça par rapport aux projets conseillistes (mais, à la décharge de cet autre éditeur, je dois reconnaître que la version que je lui avais présenté avait encore beaucoup de défaut). J’ai enfin trouvé un titre qui me satisfait : L’économie autonome - Esquisse d’une solution pour y mettre fin. Il met l’accent sur ce qui dans notre époque est l'objet le plus immédiat de toutes les critiques. J’espère d’autant plus le rééditer sous ce titre qu’il y a dans le livre publié des faiblesses dans la forme (dans l’exposé des arguments) et sur le fond (quelques lacunes qui fragilisent l’argumentation) qui en réduisent l’efficacité politique, et que je l’ai profondément remanié pour corriger ces erreurs.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
André Danet,
L'économie,
Marx,
révolutionnaires
lundi 27 octobre 2014
Le vivre-ensemble a encore frappé.
Le 26 octobre, lors d'un déplacement à Dijon, le Président de la république, François Hollande a fait la déclaration suivante : «Ma tâche, mon rôle, mon devoir, c'est de réunir, de faire comprendre que nous sommes tous ensemble, que nous avons besoin de destin commun, de bien commun, de lien commun et de sens commun pour vivre ensemble. C'est ça, le message de la République.»
Cet appel au vivre-ensemble ne peut plus s'appliquer, désormais, à Rémi Fraisse. Rémi Fraisse ne pourrait pas, quand bien même le désirerait-il, accepter cette proposition de François Hollande, visant à conforter partout le vivre-ensemble, dans le même monde que celui du Président de la République. Rémi Fraisse est mort, abattu par la gendarmerie obéissant strictement aux ordres de François Hollande, la veille ou l'avant-veille du discours de ce dernier, appelant à consolider le vivre-ensemble. Rémi Fraisse, qui est mort, avait 21 ans. Lorsqu'il est mort, abattu par la gendarmerie obéissant aux ordres de M. Hollande, consistant notamment à faire respecter, coûte que coûte, les exigences du vivre-ensemble, Rémi Fraisse, lui, s'opposait à la poursuite de certain grand projet industriel, ravageur et absurde, tel qu'il s'en mène des milliers chaque jour sur cette planète, à l'initiative de tous les François Hollande du monde, dans une perspective de vivre-ensemble absolument instinctive et pas négociable. C'est la raison pour laquelle, par exemple, très ému, le Président de la République aura tenu à se précipiter, à fins de recueillement, près du cercueil d'un grand pétrolier français, décédé plus tôt dans le cours de la semaine précédente. Des gens comme Christophe de Margerie et MM. Hollande, Valls ou Sarkozy sécrètent toujours une idée fort voisine du vivre-ensemble, et cette idée passe toujours par l'importance décisive accordée à l'effectif, à ce qui fonctionne, à ce qui avance vaille que vaille, en dépit des obstacles, lancé sur la route de la nécessité, d'une nécessité objective ne pouvant être questionnée. La remise en cause de cette nécessité serait celle du vivre-ensemble lui-même, du vivre-ensemble ensemble, dans le même monde que MM. Hollande et de Margerie. Cette nécessité, qui est toute la vie de M. Hollande, selon l'expression qu'il employa récemment dans le but de se défendre d'un prétendu mépris des pauvres, à la télévision, aura été toute la mort de Rémi Fraisse, l'autre soir.
La gauche et la droite, ce n'est pas pareil, paraît-il. La gauche au pouvoir, clament les imbéciles impardonnables osant encore voter pour elle au nom de quelque mauvaise raison que ce soit, malgré tout ça change tout ! Car si l'on vote pour la gauche de M. Hollande, jappent encore lesdits imbéciles, c'est pour faire barrage à la droite et à l'extrême-droite. La gauche au pouvoir qui, justement, aime beaucoup les barrages, et le business, les aéroports et puis toutes ces choses de gauche, cette gauche au pouvoir des MM. Hollande, Valls et maintes autres raclures qui leur ressemblent, aura, en effet, il convient bien de le reconnaître, tout changé pour Rémi Fraisse, mort l'autre soir à 21 ans, atteint dans le dos par une grenade du vivre-ensemble, tirée citoyennement, à bout portant.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Socialistes immondes
Entretien avec André Danet (2) Imaginaire social et sources problématiques de l'idée de Progrès
- Le Moine Bleu : Dans sa Philosophie de la Renaissance, évoquant Francis Bacon, Ernst Bloch en vient à définir l'attitude philosophique - radicalement nouvelle - de son époque vis-à-vis de la Nature et de la Connaissance, le temps de Bacon correspondant typiquement, d'après Bloch, à celui de «l'élan du jeune capitalisme victorieux, quittant le stade du capitalisme commercial, et s'engageant dans l'ère du capitalisme industriel». Pour ce nouvel esprit conquérant, explique Bloch, «il n'existe pas de vérité, de connaissance en soi. Toute connaissance doit profiter à l'homme, c'est-à-dire qu'elle doit servir à instaurer sur terre le regnum humanum, le "règne de l'homme", le bonheur pour tous. C'est là l'ultime fin de ce qu'on a appelé l'"utilitarisme" de Bacon : pour Bacon, la mise en place, grâce à la "science", d'une vie plus facile et plus heureuse, libre de corvées, de travail, de détresse, de pressions, d'incidents, de maladie, de coups du destin, équivaut à une transformation, à une amélioration du monde (...). Le mouvement fait son entrée, au sens propre du terme, dans la comptabilité, mouvement qui s'exprime par l'espoir naïf, dont l'écho est encore sensible au XVIIIème siècle chez Adam Smith, que ce mode économique apportera au plus grand nombre d'humains le plus de bonheur possible. Or, pour réaliser ce projet, il faut connaître les causes des lois naturelles, il faut pouvoir forcer la nature à se mettre au service du regnum humanum. Pour Bacon, cela veut dire : se rendre maître du monde, exercer son pouvoir sur les choses, transformer les objets pour qu'ils nous servent (...). Ainsi naît une nouvelle magie qui s'oppose à la magie ancienne. Certes, la magie de jadis entendait aussi transformer le monde, mais par des moyens absurdes ; pour surmonter cette magie absurde, Bacon fait appel à la technique. Le mot "technique" était à cette époque un mot magique entièrement nouveau et tout n'avait qu'un but : fonder la technique.»
L'apparition de l'idéologie du progrès, tout au moins son essor décisif, daterait ainsi de cette période comme, avec elle, une volonté prométhéenne de mathématisation généralisée, de réduction quantitative du monde faisant alors la gloire - authentiquement révolutionnaire et séditieuse face à la qualité traditionnelle, de type mythique-cléricale - d'un Spinoza, par exemple. N'existerait plus que ce qui serait susceptible d'être compris en termes mathématiques, autrement dit soumis à un esprit humain désormais tout entier rapproché, en sa substance même, de la terminologie en question. Laquelle aurait donc, dans ce contexte général de capitalisme conquérant, partie liée dès l'origine avec un projet fondamental d'arraisonnement du monde (selon l'expression célèbre d'un petit fonctionnaire philosophique national-socialiste), c'est-à-dire, en effet, la mise en service totale de l'univers, de la Nature comme corollaire direct de leur compréhension, de leur aperception «rationnelle». Or, dans le chapitre 11 de ton livre («Des anticapitalismes qui n'en sont pas»), parlant du mouvement dit des «décroissants», tu écris ceci : «S'interdisant [la] voie révolutionnaire, les décroissants misent alors sur l'abolition de "l'imaginaire capitaliste" pour résoudre les contradictions que comporte leur projet de société. Mais ce concept a comme principal défaut que chacun y met ce qu'il veut, y compris ce qu'il y a de plus trivial et de plus fantasmatique. D'autre part, ce qui devrait figurer en priorité dans sa définition, les catégories fétichistes de l'économie bourgeoise (la forme-valeur des produits du travail, l'argent, le travail salarié, le capital, l'intérêt) n'est jamais retenu comme caractéristique de cet imaginaire, tandis que ce à quoi ils donnent une large place (la conception utilitaire réduisant la nature à l'état de moyens pratiques, l'idéologie progressiste), n'est pas propre au capitalisme.»
Et tu donnes, de cela, immédiatement après, une poignée d'exemples historiques concrets, lesquels nous ont quelque peu étonnés. Pourrais-tu, s'il te plaît, revenir un peu là-dessus ?
- ANDRÉ DANET : Il ne s’agit pas de contester la place occupée par la science moderne dans les idéologies progressistes, mais, d’une part, de nier que tout progressisme se réduit à un scientisme, d’autre part, d’insérer leur critique dans la critique de la raison historique telle qu’elle fut illustrée par Kostas Papaioannou dans La consécration de l’histoire. Lorsque j’ai commencé ce livre, en 2009, un des sujets qui me tenait à coeur, que je voulais mieux comprendre, était celui de la rupture dans notre vision du monde introduite par l’instauration d’une société post-capitaliste, et des obstacles à un changement révolutionnaire que cette rupture pouvait ériger.
La perspective historique tracée par la bourgeoisie au début de son avènement politique n’était pas gaie : lorsque l’Esprit hégélien aborde les rives du Savoir absolu, la mélancolie l’étreint. « Notre culture n’est justement pas caractérisée par un débordement de vie et notre esprit et notre âme ne peuvent plus retrouver la satisfaction que procurent les objets animés d’un souffle de vie », note Hegel.
La rupture historique introduite par le communisme voudrait être une renaissance. Mais cette rupture s’accompagne d’une rupture intérieure, non seulement au sens d’une libération, d’une fin des aliénations, mais aussi au sens d’un abandon de ce qui nous structurait, et de l’émergence, au cours de la reconstruction sociale, d’un nouveau sens de la vie. Dans les dernières décennies, divers courants anti-capitalistes ont soutenu l’idée que le sujet révolutionnaire n’est pas le prolétariat, que la révolution doit plutôt se concevoir comme processus avançant par étape ou par élargissement de sa base sociale, et que les obstacles à sa réalisation sont dans notre conscience : imaginaire capitaliste imprégnant tous les esprits (consumérisme, productivisme, progressisme...), formatage des individus, idéologies politiques.
Que le prolétariat soit ou non par nature révolutionnaire n’est pas la question : sans le prolétariat, il ne peut pas y avoir de révolution, c’est la révolution qui par nature est prolétarienne. Mais même si on ne partage pas les idées de ces anticapitalistes sur le sujet révolutionnaire et sur la force qu’ils accordent à ces obstacles psychologiques, je me disais qu’on peut bien admettre que ce qui nous constitue, ce qui nous structure, ce qui fonde notre vision du monde, oppose une résistance au changement. Mais ce «totem» intérieur est-il façonné uniquement par ce qui appartient en propre au capitalisme ? En fait, certaines des caractéristiques qu’ils lui attribuent et qu’ils dénoncent se trouvent, sous une autre forme, dans les premiers temps du christianisme (le progressisme) ou du judéo-christianisme (la conception utilitaire réduisant la nature à l'état de moyens pratiques, la place accordée à l'histoire). Et selon Kostas Papaioannou, ce qui caractérise la civilisation occidentale, c’est la place occupée par «l’historicité» dans la «structure de notre caractère». Il faudrait donc élargir la réflexion à ce qui, sans être une spécificité du capitalisme, contribue à notre façonnement. D’où le renvoi à ces exemples dans mon livre.
L'idée de progrès a été introduite dans la philosophie par les chrétiens des premiers siècles de notre ère. Au tournant des 4ème et 5ème siècle, Prudence considérait que «la vie de l’homme, enrichie par de lents progrès, se développe sans cesse et profite d’une longue expérience». Comme la vie de l’homme qui passe par différents âges, «c’est par de tels degrés que le genre humain a mené, à travers des époques différentes, une vie changeante ; c’est ainsi qu’à son berceau, inintelligent et penché sur la terre, il a vécu comme une bête ; puis, enfant, son esprit s’éveilla ; désormais il fut apte à apprendre les métiers et les arts ; la nouveauté du monde, si pleine de variété, l’instruisit. Ensuite, gonflé d’ardeurs criminelles, il se développa au cours d’années passionnées, jusqu’à ce qu’il mûrit sa vigueur et affermît ses forces. Le temps est venu pour lui de prendre goût aux choses de Dieu, dans la sagesse de son esprit calmé, maintenant qu’il est capable de s’intéresser passionnément aux mystères, et de s’appliquer enfin à son salut éternel» (dans Contre Symmaque, II, 315-335).
Dans cette représentation du monde, au commencement, l’homme est trop engoncé dans la matière, trop ignorant, pour recevoir la Vérité. C’est l’oeuvre pédagogique de Dieu qui l’élève progressivement jusqu’à elle. De même, l’unification du monde sous la Loi romaine sera comprise comme l’étape historique nécessaire pour prédisposer les âmes à accueillir l’Évangile : «Les peuples avaient des langues différentes, les royaumes avaient des civilisations discordantes. Dieu voulut les réunir ; il décida de soumettre à un seul empire toutes les nations civilisées, de leur faire porter les liens sans rudesse d’un état où régnât la concorde, afin que l’amour de la religion s’emparât des coeurs des hommes, déjà unis : car il n’y a pas d’union digne du Christ, si un esprit unique n’associe intimement les nations… Des lois communes les ont rendus égaux, les ont assemblés sous le même nom, et, après les avoir vaincus, les ont rangés dans des liens fraternels. On vit dans des contrées de toute espèce absolument comme si l’on était des citoyens de même sang, abrités par les remparts de la même ville natale ; et nous sommes tous unis par le culte du même foyer ancestral… Car aujourd’hui les sangs se mélangent et une race unique s’élabore, où interviennent tour à tour tous les peuples. Cela s’est fait grâce aux succès si éclatants, grâce aux triomphes de l’empire romain. Dès lors, crois-moi, elle est prête pour l’arrivée du Christ, la voie que depuis longtemps a préparée, sous la direction de Rome, notre paix, notre concorde publique… Viens donc, ô tout puissant, descends sur la terre où règne la concorde ! Désormais le monde t’accueille, ô Christ, le monde dont la Paix et Rome maintiennent l’étroite unité.» (Contre Symmaque, II, 586-636).
Une dizaine d’années après ce discours triomphalement optimiste, le visigot Alaric 1er mettait Rome à sac, annonçant la ruine prochaine de l'Empire romain d'occident.
Cette tendance progressiste des premiers chrétiens leur servait pour affirmer la supériorité de leurs croyances sur toutes les autres et pour expliquer ses dogmes (pourquoi la Loi que Dieu avait donnée à Moïse devait-elle être «améliorée» ? Pourquoi avait-il fallu tant de siècles de malheur avant que Dieu ne veuille racheter les hommes par le sacrifice du Christ ?). Elle n'était et ne pouvait être fondée sur rien de rationnel : c’était un pur sophisme, permettant de tirer argument de la seule nouveauté pour juger de la supériorité de la vérité chrétienne. Ce qui ne doit pas faire oublier que la christianisation de l’empire romain s’est réalisée par des moyens nettement moins spirituels (conversion des empereurs par intérêts politiques et sur fond de crimes de palais, basses manoeuvres, violences entre sectes chrétiennes et contre les cultes païens)...
Mais finalement mon enthousiasme pour le livre de Papaioannou m'a éloigné de ma question initiale, et, dans l’idée d’une réécriture de ce livre, c'est dans une critique du concept d’imaginaire social que je chercherais une réponse.
Les décroissants misent sur l’abolition de «l’imaginaire capitaliste» pour résoudre les contradictions que comporte leur projet de société. Mais ce concept a comme principal défaut que chacun y met ce qu’il veut, y compris ce qu’il y a de plus trivial et de plus fantasmatique. Selon Serge Latouche, «sans la perspective de la consommation de masse, les inégalités seraient insupportables, [… elles] ne sont acceptées que provisoirement parce que l’accès aux biens des privilégiés d’hier devient général aujourd'hui et que ce qui constitue encore le luxe des uns sera accessible à tous demain. Les sociétés antiques, moins rongées par l’économie, ignoraient largement cette forme ravageuse d’envie» (dans Le pari de la décroissance, p. 267.). Le souhait et l’illusion d’une proximité avec les privilégiés est peut-être vrai pour les classes moyennes supérieures, mais cette analyse se trompe à la fois sur le luxe et sur les pauvres : qui ne voit que dans la société de classes, le luxe est inséparable du pouvoir, que l’exercice du pouvoir (économique, culturel, politique) est un élément du luxe, et que dans cette société, les sphères du pouvoir sont inaccessibles au plus grand nombre ? Qui se leurrera au point de croire qu’en possédant les produits high-tech d’aujourd'hui, il sera mieux loti que les puissants d’hier ? Qui ira croire qu’accéder à un plus grand confort équivaut au luxe d’échapper au travail salarié ? Le productivisme, le renouvellement incessant des produits, le rôle économique du gaspillage, le saccage de la planète, résultent non d’un «imaginaire social», mais des contraintes économiques propres à un système marchand pleinement développé. Et je ne pense pas que ce soit la force de cet imaginaire qui fasse obstacle à une sortie émancipatrice du capitalisme. La crise multiforme actuelle (économique, écologique, sociale et politique) conduisant à s’interroger sur «ce que pourrait être un monde qui n’aurait pas trouvé les moyens de perpétuer sa fuite en avant planétaire dans une croissance perpétuelle», l’économiste Daniel Cohen répondait qu’après avoir connu «un monde de croissance continue», la population pourra difficilement se résigner à une stagnation économique : «ce qui rend heureux est la perspective de croissance. Je ne crois pas que l’on puisse s’en passer». De plus, selon lui, «la possession de biens matériels» joue un rôle difficilement remplaçable dans la satisfaction de notre besoin de «distinction sociale» (Le Monde, 8 décembre 2009). Contrairement à ce qui se passe dans la société capitaliste, aucune nécessité économique n’impose la transformation en permanence et de fond en comble de la société communiste, la vie n’y prend pas son sens dans une projection permanente dans un au-delà de la production existante. Pour celui qui ne conçoit pas la vie sans progrès économique, la disparition de celui-ci ne peut que laisser un sentiment de vide. Mais, quand bien même on ferait abstraction des mille injustices, des mille nuisances et des mille souffrances qui accompagnent ce progrès, cette conception du bonheur comme bonheur consumériste ne peut qu'apparaître bien dérisoire. À la question de savoir ce qu’est l’essence de l’homme, Feuerbach répondait : «la raison, la volonté, le coeur. … L’homme existe, pour connaître, pour aimer, pour vouloir. Mais quel est le but de la raison ? La raison ! De l’amour ? L’amour ! De la volonté ? La liberté du vouloir ! Nous connaissons pour connaître, nous aimons pour aimer, nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres… Vrai, parfait, divin est seulement ce qui n’existe que pour soi-même. Tels sont l’amour, la raison, la volonté».
Ici, le bonheur réside dans le sentiment de la plénitude de l'être, dans la richesse de la vie spirituelle, dans la contemplation de la beauté du monde, et dans l’absence de tout au-delà : «Aussi loin que ton être, s’étend ton sentiment illimité de toi-même, aussi loin qu’il s’étend, tu es Dieu...» (Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, librairie F. Maspero, 1968, pp. 119, 125).
Dans le cadre de l’économie de marché, le principal obstacle à une politique de défense de l’environnement n’est pas dans l’«imaginaire capitaliste», mais dans cette économie et dans sa crise, tout approfondissement de celle-ci, comme toute situation de grande pauvreté, faisant passer au second plan, derrière les questions sociales et les questions de survie au jour le jour, les préoccupations de survie de l'espèce humaine.
Chaque société a des formes de pensée et des valeurs culturelles qui lui sont propres. Mais la particularité de la société capitaliste tient à la façon dont ce qu’il y a de plus abstrait dans ce qui nous structure, dont les catégories élémentaires de notre faculté de penser, ainsi que nos idéaux sociaux, est déterminée par les pratiques économiques, par un système de contraintes économiques objectives opérant indépendamment de notre volonté. La notion que nous avons du temps comme «temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui» (Isaac Newton, cité par Moishe Postone, dans Temps, travail, et domination sociale, p. 300), notion qui nous semble si naturelle, est historiquement unique, son origine est à chercher dans la préhistoire du capitalisme, à la fin du moyen-âge. Les valeurs d’universalité et d’égalité formulées par les révolutions bourgeoises des 17ème et 18ème siècles sont elles aussi historiquement déterminées et elles portent les traces de leur origine : «Cette forme d’égalité historiquement constituée a un double caractère. D’un côté, elle est universelle : elle établit une norme commune entre les hommes. Mais d’un autre côté, elle le fait sous une forme abstraite de la spécificité qualitative des individus particuliers ou des groupes particuliers […] L’universalité et l’égalité ainsi constituées ont des conséquences sociales et politiques positives ; toutefois, parce qu’elles entraînent une négation de la spécificité, elles ont aussi des résultats négatifs» (M. Postone, op. cit., p. 243). De même, «dans la société déterminée par la marchandise, l’individu moderne est historiquement constitué - c’est un être délié des rapports personnels de domination, d’obligation et de dépendance, un être qui n’est plus ouvertement enchâssé dans une position sociale fixée de façon quasi naturelle [l’esclave, le serf…] et qui est ainsi, en un sens, autodéterminant. Mais cet individu “libre” est confronté à un universel social de contraintes objectives abstraites qui fonctionnent comme des lois» (Ibid., p. 244.).
Les idées d’historicité, de progrès, qui ne sont certes pas propres à la société capitaliste, sont également remodelées, réinterprétées par elle. Dans L'institution imaginaire de la société, niant l’autonomisation de l’économie dans la société capitaliste, Cornélius Castoriadis s’opposait à l’idée que l’«imaginaire social» propre à cette société soit déterminé par ses pratiques économiques : bien au contraire, selon lui, «l’imaginaire […] est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures / formes / images, à partir desquelles seulement il peut être question de “quelque chose”».
Dans la société capitaliste comme dans les autres sociétés, ce serait les «significations imaginaires sociales» qui dirigeraient et orienteraient «toute la vie de la société» (Cornélius Castoriadis, Les significations imaginaires, in Une société à la dérive, éd. du Seuil, poche, p. 88.). Cette théorie reposait sur une réfutation de la critique économique marxienne, selon lui clairement établie par l’échec des prédictions de Marx : une longue période de progrès économique «prouvait» que les «contradictions» qui devaient faire éclater le système avaient été résolues «à l’intérieur du système (L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 25.), et que l’interventionnisme d’État mettait fin à l’anarchie du marché. Or, l’aggravation continue de la crise depuis quarante ans a démenti les conclusions ainsi tirées de la prospérité des décennies d’après-guerre. Au sortir de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis considérait que les luttes pour une nouvelle forme d’organisation sociale devaient suivre une toute autre voie que celles empruntées par les mouvements révolutionnaires du passé. S'accordant avec lui sur cette idée, les décroissants et les autres anticapitalistes dont il est ici question pensent trouver de nouveaux moyens d’actions dans l’émergence d’un imaginaire opposé à l'«imaginaire capitaliste», dans des «représentations symboliques qui entraîneraient l’adhésion». Mais le premier obstacle à une sortie du capitalisme n’est pas dans la faiblesse actuelle de la diffusion de cet imaginaire anticapitaliste, il est dans la pauvreté de l’outillage théorique appliqué à la critique du capitalisme et à l’explication de la crise. Ce qui devrait toujours être mis en avant, c’est l’idée que le capitalisme a atteint ses limites, que quels que soient les dirigeants, bons ou méchants, compétents ou non, la crise ne pourra que s’aggraver, et que mettre fin au capitalisme, c’est mettre fin au marché.
Au lieu de cela, cette critique de l’«imaginaire capitaliste» ne s'attaquant pas aux fondements économiques de la crise, elle entretient l’idée erronée que la société de marché pourrait être mise au service du bien commun, de buts écologiques et sociaux démocratiquement concertés. Et en faisant porter la responsabilité de la situation actuelle sur quelques dirigeants, c’est le refus d’affronter les limites atteintes par l’économie capitaliste qui est manifesté («ce n’est pas la malfaisance de quelques possédants et chefs qui crée seule le malheur du plus grand nombre», c'est aussi et surtout la dynamique autonome de l'économie marchande).
Mais cette représentation illusoire des causes de la crise est d’autant plus difficile à combattre qu’elle repose sur des bases réelles. Les luttes sociales (luttes écologiques contre de puissants intérêts économiques, de puissantes entreprises, luttes associatives, luttes syndicales, luttes des partis ouvriers) nourrissent un imaginaire (au sens de représentation du monde socialement déterminée) qui réduit le capitalisme à la domination de classe, et qui oppose les valeurs positives des classes dominées (démocratie, culture, liberté, égalitarisme, solidarité, internationalisme, protection de la nature) à l’égoïsme et aux politiques mortifères des classes dirigeantes.
Et cet imaginaire fait d’autant plus obstacle à la diffusion de la théorie de la dynamique autonome du capitalisme, qu’il valorise les classes dominées en les opposants aux classes dominantes. Or, pour supprimer le capitalisme il ne suffit pas de supprimer cette domination de classe. Pour les anticapitalistes qui s'en tiennent au projet d’une réappropriation de l’économie marchande, d'une économie de marché mise au service du bien commun, tout échec de celui-ci (et il ne peut qu’échouer) ne peut alors être expliqué que par la persistance d’intérêts opposés à sa réalisation. D’où le danger d’un glissement d’une position de défense des valeurs universelles, vers la recherche irrationnelle (car sans fondement théorique solide) des «responsables», et vers la décomposition du mouvement social en mouvements réactionnaires.
Le rôle de la théorie dans la prochaine révolution sera crucial. On a souvent souligné que, contrairement aux révolutions bourgeoises, la fin du capitalisme ne peut se concevoir comme dépassement linéaire et automatique de la société actuelle : l'instauration de la nouvelle société requiert son élaboration consciente et concertée par les masses populaires. Et dans notre époque, on voit l’importance que devrait jouer l’explication théorique des divers visages de la crise dans cette prise de conscience révolutionnaire : «La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe de l’économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant la classe de la conscience» (Guy Debord, La société du spectacle, thèse 88). Mais vouloir préciser ce que sera l’«imaginaire» futur relève d'une autre problématique. Quand on observe la profondeur des changements opérés dans nos manières de penser par la société bourgeoise par rapport à la société féodale, on ne peut que douter de notre capacité à prévoir quelles transformations elles subiront dans une nouvelle société. Cela ne doit toutefois pas nous conduire à négliger les diverses tentatives visant à mettre sur pied dès maintenant de nouvelles formes de vie, que celles-ci prennent la forme consciemment élaborée de contre-sociétés, ou qu'elles suivent des cheminements souterrains. Ici aussi, la théorie tient un rôle majeur : elle établit si ces nouvelles valeurs, nouvelles normes, nouvelles relations entre êtres humains, traduisent un mouvement d'émancipation à l'égard du capitalisme, et elle précise à quelles conditions elles peuvent ébranler la société présente. Pour Castoriadis, «une nouvelle société ne peut effectivement naître que si, en même temps et du même mouvement, de nouvelles significations apparaissent». Il critiquait les mouvements pacifiques de son époque qui, sous une apparence d’activisme politique progressiste, auraient renforcé l’organisation sociale dominante (Une société à la dérive, pp. 116 et 119), voyait dans le mouvement des femmes un mouvement «vers et pour l’autonomie», créateur «de nouvelles normes, ou en tout cas de contestation et de destruction des anciennes normes qui tend en même temps vers une création positive » (Ibid., p. 117). Moishe Postone analyse lui aussi ce mouvement comme une tentative de surmonter certaines contraintes caractéristiques de la société capitaliste, mais il ne s’arrête pas à ce constat. Il pointe ce contre quoi ce mouvement a à lutter : « l'antinomie, liée à la forme sociale de la marchandise, d’un universalisme homogène-abstrait et d’une forme de particularisme qui exclut l’universalité » (op. cit., p. 245.). Ainsi, l’analyse de Postone précise à quelle condition ce mouvement peut réaliser les tendances dont il est porteur : sa visée émancipatrice particulière ne peut être pleinement satisfaite que par la satisfaction de tous les autres mouvements émancipateurs, c’est à-dire par la suppression de la marchandise.
L’obstacle le plus important à une sortie du capitalisme, obstacle qui n’est d’ailleurs jamais reconnu comme tel par les décroissants, c’est le fétichisme des catégories de l’économie bourgeoise (la forme-valeur des produits du travail, l’argent, le travail salarié, le capital, l’intérêt…) : et si tel est le cas, ce n’est pas tant pour des raisons «imaginaires», que parce que la fin de ces catégories soulève des problèmes d’autant plus difficiles à résoudre, que la production est divisée internationalement, concentrée dans d’énormes entreprises, et a atteint un haut degré de technicité. Mais ces difficultés ont leurs solutions dans un mouvement révolutionnaire international, impliquant une grande partie de la population et ayant fait sien cette analyse de la crise.
La perspective historique tracée par la bourgeoisie au début de son avènement politique n’était pas gaie : lorsque l’Esprit hégélien aborde les rives du Savoir absolu, la mélancolie l’étreint. « Notre culture n’est justement pas caractérisée par un débordement de vie et notre esprit et notre âme ne peuvent plus retrouver la satisfaction que procurent les objets animés d’un souffle de vie », note Hegel.
La rupture historique introduite par le communisme voudrait être une renaissance. Mais cette rupture s’accompagne d’une rupture intérieure, non seulement au sens d’une libération, d’une fin des aliénations, mais aussi au sens d’un abandon de ce qui nous structurait, et de l’émergence, au cours de la reconstruction sociale, d’un nouveau sens de la vie. Dans les dernières décennies, divers courants anti-capitalistes ont soutenu l’idée que le sujet révolutionnaire n’est pas le prolétariat, que la révolution doit plutôt se concevoir comme processus avançant par étape ou par élargissement de sa base sociale, et que les obstacles à sa réalisation sont dans notre conscience : imaginaire capitaliste imprégnant tous les esprits (consumérisme, productivisme, progressisme...), formatage des individus, idéologies politiques.
Que le prolétariat soit ou non par nature révolutionnaire n’est pas la question : sans le prolétariat, il ne peut pas y avoir de révolution, c’est la révolution qui par nature est prolétarienne. Mais même si on ne partage pas les idées de ces anticapitalistes sur le sujet révolutionnaire et sur la force qu’ils accordent à ces obstacles psychologiques, je me disais qu’on peut bien admettre que ce qui nous constitue, ce qui nous structure, ce qui fonde notre vision du monde, oppose une résistance au changement. Mais ce «totem» intérieur est-il façonné uniquement par ce qui appartient en propre au capitalisme ? En fait, certaines des caractéristiques qu’ils lui attribuent et qu’ils dénoncent se trouvent, sous une autre forme, dans les premiers temps du christianisme (le progressisme) ou du judéo-christianisme (la conception utilitaire réduisant la nature à l'état de moyens pratiques, la place accordée à l'histoire). Et selon Kostas Papaioannou, ce qui caractérise la civilisation occidentale, c’est la place occupée par «l’historicité» dans la «structure de notre caractère». Il faudrait donc élargir la réflexion à ce qui, sans être une spécificité du capitalisme, contribue à notre façonnement. D’où le renvoi à ces exemples dans mon livre.
L'idée de progrès a été introduite dans la philosophie par les chrétiens des premiers siècles de notre ère. Au tournant des 4ème et 5ème siècle, Prudence considérait que «la vie de l’homme, enrichie par de lents progrès, se développe sans cesse et profite d’une longue expérience». Comme la vie de l’homme qui passe par différents âges, «c’est par de tels degrés que le genre humain a mené, à travers des époques différentes, une vie changeante ; c’est ainsi qu’à son berceau, inintelligent et penché sur la terre, il a vécu comme une bête ; puis, enfant, son esprit s’éveilla ; désormais il fut apte à apprendre les métiers et les arts ; la nouveauté du monde, si pleine de variété, l’instruisit. Ensuite, gonflé d’ardeurs criminelles, il se développa au cours d’années passionnées, jusqu’à ce qu’il mûrit sa vigueur et affermît ses forces. Le temps est venu pour lui de prendre goût aux choses de Dieu, dans la sagesse de son esprit calmé, maintenant qu’il est capable de s’intéresser passionnément aux mystères, et de s’appliquer enfin à son salut éternel» (dans Contre Symmaque, II, 315-335).
Dans cette représentation du monde, au commencement, l’homme est trop engoncé dans la matière, trop ignorant, pour recevoir la Vérité. C’est l’oeuvre pédagogique de Dieu qui l’élève progressivement jusqu’à elle. De même, l’unification du monde sous la Loi romaine sera comprise comme l’étape historique nécessaire pour prédisposer les âmes à accueillir l’Évangile : «Les peuples avaient des langues différentes, les royaumes avaient des civilisations discordantes. Dieu voulut les réunir ; il décida de soumettre à un seul empire toutes les nations civilisées, de leur faire porter les liens sans rudesse d’un état où régnât la concorde, afin que l’amour de la religion s’emparât des coeurs des hommes, déjà unis : car il n’y a pas d’union digne du Christ, si un esprit unique n’associe intimement les nations… Des lois communes les ont rendus égaux, les ont assemblés sous le même nom, et, après les avoir vaincus, les ont rangés dans des liens fraternels. On vit dans des contrées de toute espèce absolument comme si l’on était des citoyens de même sang, abrités par les remparts de la même ville natale ; et nous sommes tous unis par le culte du même foyer ancestral… Car aujourd’hui les sangs se mélangent et une race unique s’élabore, où interviennent tour à tour tous les peuples. Cela s’est fait grâce aux succès si éclatants, grâce aux triomphes de l’empire romain. Dès lors, crois-moi, elle est prête pour l’arrivée du Christ, la voie que depuis longtemps a préparée, sous la direction de Rome, notre paix, notre concorde publique… Viens donc, ô tout puissant, descends sur la terre où règne la concorde ! Désormais le monde t’accueille, ô Christ, le monde dont la Paix et Rome maintiennent l’étroite unité.» (Contre Symmaque, II, 586-636).
Une dizaine d’années après ce discours triomphalement optimiste, le visigot Alaric 1er mettait Rome à sac, annonçant la ruine prochaine de l'Empire romain d'occident.
Cette tendance progressiste des premiers chrétiens leur servait pour affirmer la supériorité de leurs croyances sur toutes les autres et pour expliquer ses dogmes (pourquoi la Loi que Dieu avait donnée à Moïse devait-elle être «améliorée» ? Pourquoi avait-il fallu tant de siècles de malheur avant que Dieu ne veuille racheter les hommes par le sacrifice du Christ ?). Elle n'était et ne pouvait être fondée sur rien de rationnel : c’était un pur sophisme, permettant de tirer argument de la seule nouveauté pour juger de la supériorité de la vérité chrétienne. Ce qui ne doit pas faire oublier que la christianisation de l’empire romain s’est réalisée par des moyens nettement moins spirituels (conversion des empereurs par intérêts politiques et sur fond de crimes de palais, basses manoeuvres, violences entre sectes chrétiennes et contre les cultes païens)...
Mais finalement mon enthousiasme pour le livre de Papaioannou m'a éloigné de ma question initiale, et, dans l’idée d’une réécriture de ce livre, c'est dans une critique du concept d’imaginaire social que je chercherais une réponse.
Les décroissants misent sur l’abolition de «l’imaginaire capitaliste» pour résoudre les contradictions que comporte leur projet de société. Mais ce concept a comme principal défaut que chacun y met ce qu’il veut, y compris ce qu’il y a de plus trivial et de plus fantasmatique. Selon Serge Latouche, «sans la perspective de la consommation de masse, les inégalités seraient insupportables, [… elles] ne sont acceptées que provisoirement parce que l’accès aux biens des privilégiés d’hier devient général aujourd'hui et que ce qui constitue encore le luxe des uns sera accessible à tous demain. Les sociétés antiques, moins rongées par l’économie, ignoraient largement cette forme ravageuse d’envie» (dans Le pari de la décroissance, p. 267.). Le souhait et l’illusion d’une proximité avec les privilégiés est peut-être vrai pour les classes moyennes supérieures, mais cette analyse se trompe à la fois sur le luxe et sur les pauvres : qui ne voit que dans la société de classes, le luxe est inséparable du pouvoir, que l’exercice du pouvoir (économique, culturel, politique) est un élément du luxe, et que dans cette société, les sphères du pouvoir sont inaccessibles au plus grand nombre ? Qui se leurrera au point de croire qu’en possédant les produits high-tech d’aujourd'hui, il sera mieux loti que les puissants d’hier ? Qui ira croire qu’accéder à un plus grand confort équivaut au luxe d’échapper au travail salarié ? Le productivisme, le renouvellement incessant des produits, le rôle économique du gaspillage, le saccage de la planète, résultent non d’un «imaginaire social», mais des contraintes économiques propres à un système marchand pleinement développé. Et je ne pense pas que ce soit la force de cet imaginaire qui fasse obstacle à une sortie émancipatrice du capitalisme. La crise multiforme actuelle (économique, écologique, sociale et politique) conduisant à s’interroger sur «ce que pourrait être un monde qui n’aurait pas trouvé les moyens de perpétuer sa fuite en avant planétaire dans une croissance perpétuelle», l’économiste Daniel Cohen répondait qu’après avoir connu «un monde de croissance continue», la population pourra difficilement se résigner à une stagnation économique : «ce qui rend heureux est la perspective de croissance. Je ne crois pas que l’on puisse s’en passer». De plus, selon lui, «la possession de biens matériels» joue un rôle difficilement remplaçable dans la satisfaction de notre besoin de «distinction sociale» (Le Monde, 8 décembre 2009). Contrairement à ce qui se passe dans la société capitaliste, aucune nécessité économique n’impose la transformation en permanence et de fond en comble de la société communiste, la vie n’y prend pas son sens dans une projection permanente dans un au-delà de la production existante. Pour celui qui ne conçoit pas la vie sans progrès économique, la disparition de celui-ci ne peut que laisser un sentiment de vide. Mais, quand bien même on ferait abstraction des mille injustices, des mille nuisances et des mille souffrances qui accompagnent ce progrès, cette conception du bonheur comme bonheur consumériste ne peut qu'apparaître bien dérisoire. À la question de savoir ce qu’est l’essence de l’homme, Feuerbach répondait : «la raison, la volonté, le coeur. … L’homme existe, pour connaître, pour aimer, pour vouloir. Mais quel est le but de la raison ? La raison ! De l’amour ? L’amour ! De la volonté ? La liberté du vouloir ! Nous connaissons pour connaître, nous aimons pour aimer, nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres… Vrai, parfait, divin est seulement ce qui n’existe que pour soi-même. Tels sont l’amour, la raison, la volonté».
Ici, le bonheur réside dans le sentiment de la plénitude de l'être, dans la richesse de la vie spirituelle, dans la contemplation de la beauté du monde, et dans l’absence de tout au-delà : «Aussi loin que ton être, s’étend ton sentiment illimité de toi-même, aussi loin qu’il s’étend, tu es Dieu...» (Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, librairie F. Maspero, 1968, pp. 119, 125).
Dans le cadre de l’économie de marché, le principal obstacle à une politique de défense de l’environnement n’est pas dans l’«imaginaire capitaliste», mais dans cette économie et dans sa crise, tout approfondissement de celle-ci, comme toute situation de grande pauvreté, faisant passer au second plan, derrière les questions sociales et les questions de survie au jour le jour, les préoccupations de survie de l'espèce humaine.
Chaque société a des formes de pensée et des valeurs culturelles qui lui sont propres. Mais la particularité de la société capitaliste tient à la façon dont ce qu’il y a de plus abstrait dans ce qui nous structure, dont les catégories élémentaires de notre faculté de penser, ainsi que nos idéaux sociaux, est déterminée par les pratiques économiques, par un système de contraintes économiques objectives opérant indépendamment de notre volonté. La notion que nous avons du temps comme «temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui» (Isaac Newton, cité par Moishe Postone, dans Temps, travail, et domination sociale, p. 300), notion qui nous semble si naturelle, est historiquement unique, son origine est à chercher dans la préhistoire du capitalisme, à la fin du moyen-âge. Les valeurs d’universalité et d’égalité formulées par les révolutions bourgeoises des 17ème et 18ème siècles sont elles aussi historiquement déterminées et elles portent les traces de leur origine : «Cette forme d’égalité historiquement constituée a un double caractère. D’un côté, elle est universelle : elle établit une norme commune entre les hommes. Mais d’un autre côté, elle le fait sous une forme abstraite de la spécificité qualitative des individus particuliers ou des groupes particuliers […] L’universalité et l’égalité ainsi constituées ont des conséquences sociales et politiques positives ; toutefois, parce qu’elles entraînent une négation de la spécificité, elles ont aussi des résultats négatifs» (M. Postone, op. cit., p. 243). De même, «dans la société déterminée par la marchandise, l’individu moderne est historiquement constitué - c’est un être délié des rapports personnels de domination, d’obligation et de dépendance, un être qui n’est plus ouvertement enchâssé dans une position sociale fixée de façon quasi naturelle [l’esclave, le serf…] et qui est ainsi, en un sens, autodéterminant. Mais cet individu “libre” est confronté à un universel social de contraintes objectives abstraites qui fonctionnent comme des lois» (Ibid., p. 244.).
Les idées d’historicité, de progrès, qui ne sont certes pas propres à la société capitaliste, sont également remodelées, réinterprétées par elle. Dans L'institution imaginaire de la société, niant l’autonomisation de l’économie dans la société capitaliste, Cornélius Castoriadis s’opposait à l’idée que l’«imaginaire social» propre à cette société soit déterminé par ses pratiques économiques : bien au contraire, selon lui, «l’imaginaire […] est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures / formes / images, à partir desquelles seulement il peut être question de “quelque chose”».
Dans la société capitaliste comme dans les autres sociétés, ce serait les «significations imaginaires sociales» qui dirigeraient et orienteraient «toute la vie de la société» (Cornélius Castoriadis, Les significations imaginaires, in Une société à la dérive, éd. du Seuil, poche, p. 88.). Cette théorie reposait sur une réfutation de la critique économique marxienne, selon lui clairement établie par l’échec des prédictions de Marx : une longue période de progrès économique «prouvait» que les «contradictions» qui devaient faire éclater le système avaient été résolues «à l’intérieur du système (L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 25.), et que l’interventionnisme d’État mettait fin à l’anarchie du marché. Or, l’aggravation continue de la crise depuis quarante ans a démenti les conclusions ainsi tirées de la prospérité des décennies d’après-guerre. Au sortir de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis considérait que les luttes pour une nouvelle forme d’organisation sociale devaient suivre une toute autre voie que celles empruntées par les mouvements révolutionnaires du passé. S'accordant avec lui sur cette idée, les décroissants et les autres anticapitalistes dont il est ici question pensent trouver de nouveaux moyens d’actions dans l’émergence d’un imaginaire opposé à l'«imaginaire capitaliste», dans des «représentations symboliques qui entraîneraient l’adhésion». Mais le premier obstacle à une sortie du capitalisme n’est pas dans la faiblesse actuelle de la diffusion de cet imaginaire anticapitaliste, il est dans la pauvreté de l’outillage théorique appliqué à la critique du capitalisme et à l’explication de la crise. Ce qui devrait toujours être mis en avant, c’est l’idée que le capitalisme a atteint ses limites, que quels que soient les dirigeants, bons ou méchants, compétents ou non, la crise ne pourra que s’aggraver, et que mettre fin au capitalisme, c’est mettre fin au marché.
Au lieu de cela, cette critique de l’«imaginaire capitaliste» ne s'attaquant pas aux fondements économiques de la crise, elle entretient l’idée erronée que la société de marché pourrait être mise au service du bien commun, de buts écologiques et sociaux démocratiquement concertés. Et en faisant porter la responsabilité de la situation actuelle sur quelques dirigeants, c’est le refus d’affronter les limites atteintes par l’économie capitaliste qui est manifesté («ce n’est pas la malfaisance de quelques possédants et chefs qui crée seule le malheur du plus grand nombre», c'est aussi et surtout la dynamique autonome de l'économie marchande).
Mais cette représentation illusoire des causes de la crise est d’autant plus difficile à combattre qu’elle repose sur des bases réelles. Les luttes sociales (luttes écologiques contre de puissants intérêts économiques, de puissantes entreprises, luttes associatives, luttes syndicales, luttes des partis ouvriers) nourrissent un imaginaire (au sens de représentation du monde socialement déterminée) qui réduit le capitalisme à la domination de classe, et qui oppose les valeurs positives des classes dominées (démocratie, culture, liberté, égalitarisme, solidarité, internationalisme, protection de la nature) à l’égoïsme et aux politiques mortifères des classes dirigeantes.
Et cet imaginaire fait d’autant plus obstacle à la diffusion de la théorie de la dynamique autonome du capitalisme, qu’il valorise les classes dominées en les opposants aux classes dominantes. Or, pour supprimer le capitalisme il ne suffit pas de supprimer cette domination de classe. Pour les anticapitalistes qui s'en tiennent au projet d’une réappropriation de l’économie marchande, d'une économie de marché mise au service du bien commun, tout échec de celui-ci (et il ne peut qu’échouer) ne peut alors être expliqué que par la persistance d’intérêts opposés à sa réalisation. D’où le danger d’un glissement d’une position de défense des valeurs universelles, vers la recherche irrationnelle (car sans fondement théorique solide) des «responsables», et vers la décomposition du mouvement social en mouvements réactionnaires.
Le rôle de la théorie dans la prochaine révolution sera crucial. On a souvent souligné que, contrairement aux révolutions bourgeoises, la fin du capitalisme ne peut se concevoir comme dépassement linéaire et automatique de la société actuelle : l'instauration de la nouvelle société requiert son élaboration consciente et concertée par les masses populaires. Et dans notre époque, on voit l’importance que devrait jouer l’explication théorique des divers visages de la crise dans cette prise de conscience révolutionnaire : «La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe de l’économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant la classe de la conscience» (Guy Debord, La société du spectacle, thèse 88). Mais vouloir préciser ce que sera l’«imaginaire» futur relève d'une autre problématique. Quand on observe la profondeur des changements opérés dans nos manières de penser par la société bourgeoise par rapport à la société féodale, on ne peut que douter de notre capacité à prévoir quelles transformations elles subiront dans une nouvelle société. Cela ne doit toutefois pas nous conduire à négliger les diverses tentatives visant à mettre sur pied dès maintenant de nouvelles formes de vie, que celles-ci prennent la forme consciemment élaborée de contre-sociétés, ou qu'elles suivent des cheminements souterrains. Ici aussi, la théorie tient un rôle majeur : elle établit si ces nouvelles valeurs, nouvelles normes, nouvelles relations entre êtres humains, traduisent un mouvement d'émancipation à l'égard du capitalisme, et elle précise à quelles conditions elles peuvent ébranler la société présente. Pour Castoriadis, «une nouvelle société ne peut effectivement naître que si, en même temps et du même mouvement, de nouvelles significations apparaissent». Il critiquait les mouvements pacifiques de son époque qui, sous une apparence d’activisme politique progressiste, auraient renforcé l’organisation sociale dominante (Une société à la dérive, pp. 116 et 119), voyait dans le mouvement des femmes un mouvement «vers et pour l’autonomie», créateur «de nouvelles normes, ou en tout cas de contestation et de destruction des anciennes normes qui tend en même temps vers une création positive » (Ibid., p. 117). Moishe Postone analyse lui aussi ce mouvement comme une tentative de surmonter certaines contraintes caractéristiques de la société capitaliste, mais il ne s’arrête pas à ce constat. Il pointe ce contre quoi ce mouvement a à lutter : « l'antinomie, liée à la forme sociale de la marchandise, d’un universalisme homogène-abstrait et d’une forme de particularisme qui exclut l’universalité » (op. cit., p. 245.). Ainsi, l’analyse de Postone précise à quelle condition ce mouvement peut réaliser les tendances dont il est porteur : sa visée émancipatrice particulière ne peut être pleinement satisfaite que par la satisfaction de tous les autres mouvements émancipateurs, c’est à-dire par la suppression de la marchandise.
L’obstacle le plus important à une sortie du capitalisme, obstacle qui n’est d’ailleurs jamais reconnu comme tel par les décroissants, c’est le fétichisme des catégories de l’économie bourgeoise (la forme-valeur des produits du travail, l’argent, le travail salarié, le capital, l’intérêt…) : et si tel est le cas, ce n’est pas tant pour des raisons «imaginaires», que parce que la fin de ces catégories soulève des problèmes d’autant plus difficiles à résoudre, que la production est divisée internationalement, concentrée dans d’énormes entreprises, et a atteint un haut degré de technicité. Mais ces difficultés ont leurs solutions dans un mouvement révolutionnaire international, impliquant une grande partie de la population et ayant fait sien cette analyse de la crise.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
André Danet,
Ernst Bloch,
L'économie,
Marx,
révolutionnaires
samedi 25 octobre 2014
Entretien avec André Danet (1) De l'utopie et de son caractère éventuellement universel
Thomas Piketty vous fatigue ? ATTAC n'a jamais cessé, à votre connaissance, de désigner une chaîne de supermarché idéologique ? Vous vomissez l'économisme de gauche adepte du partage optimal des richesses ? Le besoin vous prend, au café, de vous ruer dehors chercher de l'air frais, en dépit de la pestilence ambiante, lorsque survient à deux sièges du vôtre une discussion enfiévrée opposant une bande keynésienne d'obédiences diverses, quant aux modalités canoniques d'application prochaine d'une quelconque taxe Tobin sur les transferts de capitaux ? Bien. Vous êtes fins prêts pour vous lancer dans la lecture du dernier livre d'André Danet : Finir la révolution, sorti voilà peu aux éditions de l'Épervier, et dont une version nouvelle et augmentée devrait bientôt voir le jour.
André Danet est quelqu'un de très doux et placide. Il ne nous ressemble pas, stylistiquement. Vous ne trouverez, sous sa plume, ni injures à répétition, et à caractère scatologique, ni souhaits pathétiques de mort violente réitérés, en une éructation d'ivrogne, à l'encontre des banquiers, publicitaires, membres de base du Parti Socialiste, écrivains ou pétroliers progressistes. Les mots de crapule, vermine, étron, salope ou sale race, à nous si familiers et hectiques, lui semblent, pour ainsi dire, inconnus. La bave ne lui vient point aux lèvres à l'énoncé de telle saillie dernière d'un professeur du second degré léniniste, ou d'un Indigène de la République raciste. Sa prose est froide, méticuleuse, et implacable. Car il ne faudrait pas se méprendre : l'auteur de Finir la révolution est grandement déterminé. Sa conséquence excède sans doute la nôtre. Le capitalisme, à moins de s'expulser lui-même de son propre concept, ne saurait en finir avec la crise économique. La Révolution prolétarienne viendra, du moins son opportunité. Il convient donc de s'y préparer. Comment la faire, comment en organiser, collectivement, le cours concret : telle est la question qui le motive, autant que la destruction impitoyable - le plus tôt sera le mieux - des vieilles lunes et chimères du réformisme anticapitaliste contemporain...
Le Moine Bleu a rencontré le bonhomme, qui nous présente son ouvrage en quelques échanges bien sentis. Première manche ci-dessous.
***
- LMB : Ton livre accorde une place importante à la notion d’utopie. Il rappelle la sympathie invincible de Marx pour certains utopistes de son temps (ou plutôt l’ayant immédiatement précédé), soit les tenants d’une organisation sociale rigoureuse, cohérente, totalisante. Il est plaisant - par contraste - de voir, sous ta plume, sévèrement critiquée l’outrecuidance de penseurs «anticapitalistes» (ou «altermondialistes») de premier plan exhibant, eux, un sérieux à toute épreuve, insistant lourdement sur la «faisabilité», le «réalisme», etc, de leurs propres propositions réformistes impossibles. Ceux-là ne comprendraient, d'après toi, pas grand-chose à la nature profonde du capitalisme, à la nécessité, inhérente à ce système, des crises régulières et autres retours éternels des mêmes calamités, laissant toujours identiquement, en face d'elles, les hommes impuissants et désarmés. D’un autre côté, l’utopie sociale, au fond, toute imaginative et concrète qu’elle puisse être, souffrirait, à te lire, les mêmes maux aujourd’hui qu’hier, des maux liés à ses prétentions - auto-limitées - à construire toutes sortes de modèles économiques viables, performants et aptes à satisfaire les besoins des populations, etc, mais laissant subsister, en quelque sorte à côté d’eux, le système marchand et ses catégories économiques aliénées traditionnelles. Cela nous rappelle un slogan récent du Front de Gauche (Rest in peace), lors de la dernière farce électorale à laquelle il daigna participer (sans grand succès, certes, mais ne tirons pas sur le corbillard) : L’humain d’abord ! À quoi l’on fût tenté de répondre : « Bon, l’humain d’abord, d’accord ! Et puis quoi, en second ? »
Il semble ainsi que tous les penseurs de gauche contemporains, quelle que soit leur radicalité prétendue, acceptent désormais comme un seul Jacques Attali les catégories fondamentales du capitalisme, présentées comme un donné absolument indépassable. On travaillera, éventuellement, à la marge, sur la répartition des «richesses» produites par le capitalisme, cette répartition étant au fond considérée comme le seul problème, les conditions de production elles-mêmes de ces «richesses» en régime capitaliste n’étant plus guère questionnées. De sorte que chez les réformistes globaux (altermondialistes, étatistes de gauche) autant que chez les néo-utopistes concrets construisant leur propre paradis solidaire-local dans telle micro-banlieue économique que leur concède parfois le Capital (souvent, d'ailleurs, à fins d'expérimentation pour son propre compte), on retrouverait les mêmes compréhension et critique parcellaires du système dominant. Penser toute la société d'après n'apparaît plus pour personne, dans la sphère «anticapitaliste», la
nécessité des nécessités. Il nous paraît cependant que les principaux
concernés par la Révolution (et, soit dit en passant, son principal moteur potentiel) - autrement dit les prolos révoltés - n'iront désormais
plus trop, échaudés par les sublimes expériences du vingtième siècle, se faire trouer la paillasse aussi gaiement qu'avant pour de simples idées économiques, fussent-elles de gauche, solidaires et gnagnagna (et quant à la 6ème République, je te dis pas !) sans qu'on leur fasse voir concrètement à quoi ressemblerait une rue, une avenue, un immeuble, un cinéma ou une semaine d'existence-type (nous n'avons pas dit moyenne) sous le communisme. Oser vouloir imaginer cela (bien placés pour en causer : nous en reçûmes autrefois des accusations de totalitarisme, d'autoritarisme et même de crypto-fascisme) révolte souvent les belles âmes «révolutionnaires». Tu cites toi-même un passage très intéressant de l'ouvrage de Martin Buber, Utopie et Socialisme, où est étudiée la déclaration suivante de Lénine : « Quelle tournure le socialisme aura, lorsqu'il prendra ses formes définitives, cela nous ne le savons pas et ne pouvons pas le dire. » Propos auxquels Buber réagit ainsi : « Sans aucun doute, c'est là une manière de penser marxiste, mais il projette ainsi en pleine clarté historique le caractère limité de la conception marxiste du monde dans son rapport à une réalité naissante ou cherchant à naître : le possible qui, pour son déploiement, a besoin du secours de l'idée de la forme sociale, demeure non-reconnu. » Tu poses, toi, justement, un peu plus haut dans ton ouvrage, que le refus de Marx et Engels « de s'engager sur ce que serait l'organisation sociale future, d'en donner une représentation, leur conception trop vague, insuffisamment critique, de la planification, et la place qu'ils accordaient au parti, a joué en faveur d'une représentation centralisatrice et politique de cette construction. » D'où ces deux questions : penses-tu, avec ce livre, avoir fait oeuvre d'utopie ? L'utopie et la lutte des classes révolutionnaire sont-elles condamnées, pour vaincre, à ne pouvoir se passer l'une de l'autre ?
- ANDRÉ DANET : Le dernier chapitre de mon livre est une utopie, réalisable et amendable. Et le projet d’une rupture radicale avec la société capitaliste ne se réduit pas à l’élaboration d’une théorie des luttes qui y mettront fin, il lui faut aussi opposer au vieux monde les principes de construction du nouveau monde. Dans la première moitié du 19ème siècle, les utopies ont non seulement fait rêver beaucoup de gens, elles ont aussi engagé nombre d’entre eux à tout quitter pour réaliser leurs rêves. L’expérience historique de la Commune, comme celle de la révolution anarchiste espagnole, n’ont été possibles que parce qu’une idée de la société à construire avait pu être débattue et s’était largement diffusée. Le marxiste et théoricien des Conseils ouvriers Anton Pannekoek, tout en nous gardant de «tirer de notre seule imagination» la forme que prendrait la nouvelle organisation sociale, appelait à «appliquer toutes les ressources de notre intelligence à [la] rechercher et à [l’]expliquer, aussi bien pour nous que pour les autres» : «quand un homme a un travail à faire, il doit d’abord le concevoir dans son esprit, sous forme d’un plan ou d’un projet plus ou moins conscient», notait-il dans son texte Les Conseils ouvriers.
Il faut, cependant, cependant, répondre à ceux qui verraient dans la proposition d’un modèle de société post-capitaliste le rejet d’autres types d’alternatives au capitalisme, ou une forme d’ethnocentrisme. Pour ce qui est d’autres alternatives, l’universalité de la négation du capitalisme se réalise non seulement dans une forme universelle de société post-capitaliste, mais aussi dans des formes particulières. Les luttes actuelles relient des luttes locales, propres à une partie de la population, à des luttes globales, seules à mêmes de mettre fin au capitalisme. Pour atteindre leur objectif, la fin de la dynamique mortifère du capitalisme, le projet porté par ces luttes globales doit partout reposer sur les mêmes principes : une démocratie réelle, un changement de forme de la propriété, la fin des échanges marchands, la solidarité internationale. Mais ce projet n’est pas exclusif des autres formes d’anti-capitalismes portées par les luttes locales : on pense ici aux luttes des paysans pauvres et des indigènes dans les pays du tiers-monde, tels le soulèvement zapatiste au Chiapas, ou, en Inde, le mouvement non-violent, gandhien, Ekta Parishad. Ces populations sont entraînées dans les luttes mondiales contre le capitalisme par la misère, l’accaparement des terres par les grands propriétaires et par les multinationales, les pressions des lobbies pour la réalisation de projets industriels de grande ampleur sur leurs territoires, le saccage de la planète, la dégradation de l'environnement. Leurs projets allient tradition et modernité, l’organisation de leur société repose sur une économie villageoise essentiellement agricole, une réelle démocratie, et le rôle des femmes s’y trouve renforcé. Ils s’inscrivent naturellement dans les processus de protection de la nature, préservant les relations traditionnelles qui existaient jadis avec les animaux, les plantes, les arbres, la nature en générall (on peut lire à ce sujet l'entretien avec Rajagopal P. V., dans Actualité du Gandhisme : Ekta Parishad, revue Mouvements du printemps 2014).
Sur - et contre - l’ethnocentrisme, l’idée d’un modèle unique d’alternative au capitalisme pose question, car alors, par-delà sa mort, il semblerait que le projet révolutionnaire reprend à son compte l’anéantissement ou le refoulement des civilisations extra-européennes qui ont été son fait. D’où la nécessité d’interroger l’universalisme de ce projet. Un universalisme d'abord bourgeois. Le capitalisme a, le premier, produit une structure économique unifiée pour l’ensemble du monde, il a fondé la première forme de société historique effectivement universelle. Mais cette universalité n’est qu’un autre nom pour l’uniformisation du monde comme résultat de son mouvement autonome, et de son extension par la force des armes. Partout dominent le même mode de production, la même standardisation des modes de vie, les mêmes idéologies productiviste et consumériste. Sur le plan des idées, l’universalisme humaniste bourgeois s’est d’abord imposé comme forme culturelle adéquate à la société bourgeoise. Le pouvoir usurpé par la noblesse et par les églises, l’étouffement de la liberté par les forces obscurantistes, devaient faire place aux lumières et à l’organisation des sociétés humaines selon les principes universels de rationalité, d’égalité des individus, de centralité de l’économie marchande. Mais dès le lendemain de la victoire politique de la bourgeoisie, l'irrationalité de cette économie devenait manifeste, l'unité proclamée de la société se disloquait sous l’effet d’une impitoyable exploitation d’une classe par une autre, portée dans la première moitié du 19ème siècle à un degré jamais connu auparavant, et la conquête des colonies faisait passer d‘une culture émancipatrice à une culture impérialiste, opposant la civilisation de l’occupant aux civilisations des pays occupés. Et dans cette confrontation, ceux qui défendaient les valeurs «universelles» portées par l’Occident méconnaissaient la part d’irrationalité qui s’y logeait et la part de rationalité propre aux autres civilisations. Fabrice Flipo (dans son Contre Dumont, L’universalisme moderne à l’épreuve de l’Inde des castes, revue Mouvements du printemps 2014), rappelle que : «Dumont pèche en accordant trop de rationalité à notre culture et pas assez aux cultures étudiées. Ce qui manque à sa théorie de l’ordre social est d’avoir explicité ce qui relève en propre de la culture, c’est-à-dire de ce qui, tout en étant arbitraire, n’en présente pas moins une prétention à l’universalité, et donc à la rationalité et à l’objectivité». Par ailleurs, cette civilisation dans laquelle la bourgeoisie voyait l’aboutissement universel de la vie de l’Esprit était violemment contestée par ses artistes majeurs. Beaucoup dénonçaient la stérilité spirituelle de son rationalisme et rejetaient son progressisme. L’horreur de la Grande Guerre a radicalisé ces critiques. Guillaume Bridet explique comment, animés par le sentiment de l’urgence d’un changement de civilisation, pendant un court moment, dans les années 1920, quelques littérateurs et intellectuels cherchèrent une nouvelle voie dans un réel dialogue entre l’Asie et l’Occident, dans «un universalisme de l’espace public partagé, de l’élaboration à plusieurs et dans la réciprocité : non pas une sortie verticale de l’horizontalité des différences, ordonnée donc à une transcendance, mais le maintien d’un horizon authentiquement démocratique dessinant un avenir décloisonné et pensé en commun» (lire son article L’Inde, une ressource pour penser ? Retour vers les années 1920, toujours dans la revue Mouvements du printemps dernier).
Enfin, la critique des formes universalistes de la société bourgeoise ne s’arrête pas au dévoilement des intérêts particuliers de la bourgeoisie (intérêts de classe, intérêts nationaux), c’est la notion même d’universel comme idée transcendante qui doit être remise en cause. Selon la théorie socio-historique de la connaissance et de la subjectivité, et selon Marx, comme le relève Moishe Postone, «la façon dont les hommes perçoivent et conçoivent le monde sous le capitalisme est façonnée par les formes de leurs rapports sociaux compris en tant que formes structurées de pratique sociale quotidienne», «ce qui apparaît historiquement, ce n’est pas l’universel en soi mais une forme universelle spécifique, qui est liée aux formes sociales dont elle fait partie» (Temps, travail, et domination sociale, aux Mille et une nuit, 2009).
Il existe un universalisme prolétarien, dont il faut parler. La vrai victoire du capitalisme n’est pas dans son extension au monde entier par la conquête militaire, mais dans le fait qu’après avoir conquis leur indépendance, aucun pays anciennement colonisé ne l’a rejeté. Capitalisme d’Etat (sous l’étiquette «communiste»), capitalisme de libre entreprise, économie mixte : tous relèvent d’une forme de capitalisme. L'émergence récente de théocraties n’a pas remis en cause ce fondement économique : l’Iran des mollahs l'a fait sien, et rien n’indique que, malgré sa volonté d’une rupture radicale avec la civilisation occidentale, l’État Islamique en Irak et Syrie doit suivre une route différente (l'argument d‘une finance islamique refusant l'usure pour dénier le caractère capitaliste de ces économies bute sur la réalité des contraintes de valorisation du capital). Certes, dans certains de ces pays, l’ancienne organisation économique coloniale n’a été conservée par les classes dirigeantes autochtones que pour servir leurs propres intérêts, mais ce n’est pas le cas de tous, et même pour ceux-là, aucun mouvement d'ampleur n'a projeté une rupture radicale avec l'économie capitaliste. Il n’y a pas eu dans les pays anciennement colonisés de retour aux modèles d’organisation politique, économique et sociale, aux modes de pensée d’avant la colonisation. Sans renier leurs histoires ni leurs cultures, ils s’inscrivent à leur tour dans le développement de cette économie. Et les seules alternatives au capitalisme qui soient également des alternatives particulières à tel ou tel pays, tel le gandhisme, sont le produit non de la seule culture locale, mais de la rencontre de cette culture avec d’autres cultures, et principalement avec la culture occidentale.
Ce n’est donc plus faire de l’ethnocentrisme que de défendre les valeurs induites par le capitalisme, ou d’affirmer que la fin du capitalisme doit partout prendre la même forme dominante, forme qui par construction sera également l’expression des diverses cultures du monde. L’ethnocentrisme de la bourgeoisie occidentale, comme celui du mouvement révolutionnaire, n’est pas là. Il est d’abord dans le fait que l’universalité des valeurs défendues masque la particularité des intérêts nationaux, non seulement de la classe dirigeante, mais aussi du reste de la population. C’est ce que j’ai souvent souligné dans ce livre : en dehors d’un projet réellement révolutionnaire, et donc internationaliste, les intérêts socio-économiques des travailleurs des divers pays sont souvent antagoniques. Pour les partis de gauche, l’intérêt national a toujours primé sur la solidarité internationale des travailleurs, et le soutien aux luttes de libération nationale n’a eu de réalité que lorsque l’intérêt national de leur propre pays n’était pas en jeu. Sous une forme moins reconnue, cet ethnocentrisme se manifeste également dans l’idée que le développement du capitalisme a fait table rase des cultures passées. L’universalité du projet révolutionnaire réside d’une part dans la négation effectivement partout identique du même système économique, d’autre part dans la lutte universelle pour l'émancipation de l'homme, l'économie n'étant qu'un mode particulier, déterminé et spécifique, de l'aliénation. Mais dans l’un et l’autre cas, ce projet est conçu comme devant partir d’une base où seuls les rapports capitalistes sont à prendre en compte, tout autre contenu historique ayant été réduit à néant par la force uniformisante de ce mode de production : dans les courants marxistes, l’idée domine que la production capitaliste «a été la ruine de toute société extérieure», que c’est «la négativité victorieuse de toute société particulière», que son développement équivaut «à la suppression violente de toute société, […], à l’universalisation terroriste de sa propre forme et de son propre contenu», qu’elle impose son sens dans les sociétés qu’elle conquiert «en les vidant de tout contenu propre» (Raphaël Pallais, Incitation à la réfutation du tiers-monde, éditions Champ Libre, 1978, pp. 15, 19, 21).
Selon cette conception, la révolution redonnerait bien droit à une histoire diversifiée qui n’aurait plus rien à voir avec le développement autonome de l'économie, une histoire réelle directement vécue par tous, mais celle-ci se déploierait à partir d’une base partout identique. Dans ce refoulement de la spécificité particulariste on reconnaît la forme particulière prise par l’universalisme dans la société bourgeoise, un universel qui se fonde sur l’abstraction de toute spécificité concrète, et qui s’est historiquement constitué avec l’apparition et la généralisation des rapports sociaux déterminés par la marchandise : le dépassement du capitalisme implique le dépassement de cette opposition entre un universalisme homogène-abstrait et une forme de particularité qui exclut l’universalité. Postone explique, dans un passage de son Temps, travail, et domination sociale (aux éditions Mille et une nuits, 2009), qu'il faut citer ici assez longuement : « La critique [marxienne, et non marxiste] n’appelle ni à la réalisation ni à l’abolition des idéaux de la société bourgeoise ; et elle ne tend ni à l’accomplissement de l’universalité homogène abstraite de la société existante, ni à l’abolition de l’universalité. Au lieu de cela, elle explique comme socialement fondée l’opposition de l’universalisme abstrait et de la spécificité particulariste, elle explique cette opposition en fonction de formes déterminées de rapports sociaux - et (...) leur développement même montre la possibilité d’une autre forme d’universalisme, d’un universalisme qui ne se fonde pas sur l’abstraction de toute spécificité concrète. Avec le dépassement du capitalisme, l’unité de la société déjà constituée sous une forme aliénée pourrait s’effectuer différemment, par d’autres formes de pratique politique, sans avoir besoin de nier la spécificité qualitative ».
La prise en compte par le mouvement révolutionnaire et par la société post-capitaliste des spécificités culturelles (histoire, art, moeurs, coutumes, religions, éducation) et des intérêts matériels des minorités (y compris de ceux qui découlent de la religion, telle la construction de lieux de cultes : la fin des croyances religieuses ne se décrète pas) nécessite une organisation démocratique qui permette leur représentation, qui ne les noie pas dans l’atomisation des choix individuels. Mais également, cette organisation doit empêcher que ces minorités ne se constituent en groupes d’intérêts socio-économiques opposés les uns aux autres, ramenant les rapports conflictuels de l’ancienne société. Aujourd’hui, en France, loin que les dirigeants politiques mettent en place des instances permettant aux populations issues de l’immigration d’être partie prenante du gouvernement du pays, les discriminations et les attaques dont elles sont victimes s’aggravent. La revendication d’identités nationales nécessairement fictives, d’une multiplication des frontières extérieures et intérieures (contre les minorités) n’est plus l’apanage d’une extrême droite marginalisée. De nombreuses voix à droite et à gauche, dans le peuple et dans les sphères du pouvoir, s’y rallient. L’impuissance de l’État à résoudre les problèmes économiques met en évidence l'importance du fondement économique de ce basculement idéologique : si la solidarité, nationale et internationale, ne permet plus un progrès commun dans le monde capitaliste, cette idéologie permet de croire que l'unité d'un groupe identitaire fort donnerait une chance à ce groupe de retrouver la croissance, que cela se réalise au détriment des autres étant soit nié, soit accepté comme un mal nécessaire. Ce ne sont pas les principes d'universalisme et d'égalité abstraite du modèle républicain qui sont responsables de cette montée de la xénophobie. Ces principes, en ne permettant l'émancipation des hommes qu'en tant qu'individus quasi-abstraits, cachent certes la privation de leur histoire qu'ils imposent aux minorités. Mais ils n'interdisent pas la mise en place de pratiques politiques qui la leur rendraient : sa possibilité est affaire de rapport de forces, le plus engagé dans ce combat étant le Parti des Indigènes de la République. Mais, d'une part, le P.I.R. reste un parti réformiste au sens développé dans mon livre : quand bien même ses revendications et celles des partis de la gauche radicale auxquelles il s'associe aboutiraient, le développement de la crise multiforme actuelle ne serait pas stoppé. D'autre part, dans son analyse des discriminations qui frappent les immigrés et enfants d'immigrés, le P.I.R. amalgame plusieurs réalités qu'il faudrait distinguer : l'antinomie bourgeoise entre universalisme et particularisme, la réalité des conflits d'intérêts socio-économiques entre populations des pays colonisateurs (toutes classes confondues) et celles des pays colonisés, les répercussions nationales des conflits internationaux, ainsi que la réalité post-coloniale à l'oeuvre dans ces discriminations. Le P.I.R. met avec force l'accent sur ces réalités qui sont souvent niées, aussi bien à droite qu'à gauche, mais leur amalgame obscurcit les conditions d'une convergence des luttes entre populations d'origines diverses.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
André Danet,
L'économie,
Marx,
révolutionnaires
vendredi 24 octobre 2014
Magie des premières fois
« Contrairement à ce qui se passe d'habitude en cette nuit d'initiation, où le trouble absolu de leurs sens et de leurs pensées empêche les adolescents de rien distinguer, je me souviens des moindres faits, des moindres sensations. Jamais je ne fus plus lucide. C'est peut-être ce qui me perdit (...).
Je la pris néanmoins sur mes genoux, j'enlevai son corset, je découvris sa poitrine, dont les pointes, non encore mûrement développées, se roidissaient dans leur poussée de croissance, j'aspirai le parfum d'héliotrope qui s'en exhalait ; mes doigts errèrent, avec de visiteuses pressions, d'abord à l'entour des formes, sur le linge, puis ils s'insinuèrent sous le pantalon, montèrent le long du glissant ferme des cuisses... Mon corps s'échauffait, mes instincts d'animal fonctionnaient, j'étais viril, j'étais brute : mais je m'en apercevais avec un scepticisme qui croissait à mesure que j'approchais du fameux summum ; mon âme était déplorablement étrangère, j'étais plus que jamais dédoublé, mon moi psychologique regardant l'autre faire des saletés et prêt à se moquer de lui.
Enfin nous fûmes au lit.
Elle y mit toute la bonne volonté du monde ; je soupçonne les autres femmes de n'être pas plus chaudes, ni plus extravagantes ; beaucoup aussi ne doivent offrir à leurs amants autant de fraîcheur, de grâce, d'attraits physiques et de fantaisie dans leurs phrases entrecoupées et la modulation de leurs soupirs ; peu ont dû se livrer avec une ferveur si abandonnée... Hélas ! je suis obligé d'employer ces mots, indicatifs de délices, car alors quand pourraient-ils s'employer ? - D'autres peut-être, mieux disposés à se contenter de ce que le monde octroie, en eussent ajouté de plus émerveillants, eussent déchaîné tout le vocabulaire menteur de la poésie. - Malgré ces mots, je le vois bien, je m'en forgeais une idée encore trop belle, malgré mes prudences ; je ne pensais pas qu'ils correspondissent à de si piètres sensations, ni à de si ridicules réalités. Ce fut une tromperie, un vol, l'assassinat d'une espérance (...)
Je ne m'arrêterai pas que je n'aie tout dit.
Ce frottement d'une chair contre une autre, arrivé à ce degré où l'on tient l'objet du désir, naturel, matériel, sous soi, en soi, sans plus aucun reste à l'imagination, puisque la viande réelle, indéguisée s'écrase contre les bras, ce frottement est un supplice, le supplice de vouloir plus, on ne sait quoi, d'aller au-delà, quand il n'y a rien, de s'aplatir contre le but, lorsque l'élan est immense et calculée pour le dépasser infiniment. Je me heurtais à cette navrante certitude : j'ai épuisé la coupe et ma soif absorberait l'océan. Et tandis que mes membres, bandés à casser, s'épuisaient à ambitionner l'absolu, je vagissais désespérément en moi-même : « Ce n'est pas ça ! Ce n'est pas ça ! »
Oh ! l'horrible cauchemar !
Il y eut un terme aux efforts, il y eut l'instant où, les nerfs détendus par l'excès même de la folie, j'échappai au lit et et - comme Rolla - allai songeur m'accouder à la fenêtre. Comme Rolla ! ce souvenir me parut grotesque. Aurais-je choisi pour y mourir la couche de Marion ? Pas la peine assurément. Et je souris de ce pauvre romantique qui avait voulu quitter le monde sur une si misérable impression.
Or, la petite, en un nouveau spasme, m'exigeait, des pleurs dans la voix. Il m'eût plu de l'abandonner comme un paquet inerte, mais comme ce paquet pleurait, malgré la répulsion que m'inspirait alors cet acte dégoûtant, par pitié, froidement, ainsi qu'on accomplit un nauséabond labeur, je l'éventrai de nouveau.
Quand la peau harassée, elle fut assoupie, je m'enfuis.
Telle fut cette nuit, que je compare à un parterre de fleurs en un jardin : de loin, les roses semblent adorables ; on approche, beaucoup sont fanées, souillées, il en est de rongées, peu de pétales sont exempts de poussières ; on écarte les tiges, et l'on découvre que le fond d'où elles naissent n'est qu'un hideux mélange de terre et de fumier.
Ah ! l'amour. »
(Le dépucelage d'Albert, in Albert de Louis Dumur)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
c'est la vie,
Décadence symboliste
mercredi 22 octobre 2014
Mesure de gauche et barre des 3%
Le ministre des Finances, M. Michel Sapin (toujours en pointe sur cette question) estimait récemment qu'un passage sous la barre des 3% du PIB du déficit national ne pourrait raisonnablement intervenir avant 2017. Un objectif non-écarté formellement, donc, mais ne devant pas, selon les ténors de la majorité, obérer les grandes réformes de justice sociale auxquelles le gouvernement souhaite pour l'heure se consacrer.
« My government is pro-business », affirmait encore récemment M. Valls,
devant un parterre de chefs d'entreprise britanniques.
devant un parterre de chefs d'entreprise britanniques.
Quant à l'annonce, par exemple, de M. Valls selon laquelle la première tranche du barème de l'impôt sur le revenu pourrait être supprimée dans la loi de finances pour 2015, Mme Karine « bâton de » Berger, députée des Hautes-Alpes et secrétaire nationale du Parti socialiste en charge des questions économiques, a fait la déclaration suivante : « Evidemment, c’est une mesure de gauche. Mais la question n’est pas d’aller dans le sens d’un morceau du PS, la question, c’est de parler aux Français. Le Premier ministre ne s’adresse pas à des bouts de son parti. »
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
L'économie,
Socialistes immondes
L'objet tendance
L'énergie propre : notre futur commun.
Fabrication traditionnelle russe, à base de rondins marinés.
Permis et code facultatifs.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
c'est la vie,
malfrats
mardi 21 octobre 2014
Un tournoyant Rossini
Il faut vraiment être bien crétin, bien chrétien, définitivement châtré (la chose ne repousse pas) de l'imagination et de la synapse, pour se sentir malmené, jusqu'à l'oppression poitrinaire, par la dernière version du Barbier de Séville proposée ces jours-ci par l'Opéra de Paris de M. Philippe Jordan. À en croire certaines critiques de presse sérieuse, Damiano Michieletto, par une mise en scène anarchique, virevoltante, trépidante, survitaminée, etc, aurait ici intégralement dénaturé le propos originel de la pièce, en aurait remisé le message au profit d'une pure virtuosité égocentrique, d'un pur efficace tape-à-l'oeil (et au porte-monnaie, donc !) de fort mauvais aloi.
Or, le message originel du Barbier de Séville - que ces messieurs-dames se rassurent - n'est autre, assez succinct, que celui de la pointe spectaculaire la plus avancée de son temps. Qu'ils prétendent aujourd'hui encore jouir de sa monstration immaculée autant qu'éducatrice en dit terriblement long sur le ridicule de leurs prétentions quotidiennes, notamment à l'intelligence élémentaire. Le Barbier de Séville raconte en toute trivialité l'histoire d'une fille séquestrée chez un vil tuteur croulant entendant se la marier sur le tard, cependant qu'un jeune homme noble, fou amoureux de la donzelle, s'évertue, grâce à la malice d'un sbire portant le nom d'un ignoble journal de droite, d'accéder jusqu'à elle dans le but de l'enlever amoureusement à son triste destin. Ce qui fait le génie, là-dessus, de Rossini n'est autre qu'une sensibilité plus développée que les autres à l'air et aux contradictions de son époque. La première du Barbier a lieu en 1816, à Rome (elle est, d'ailleurs, un des fiascos les plus célèbres de l'histoire de l'opéra) quand la pièce de Beaumarchais qu'elle relaie annonçait, de très près, le surgissement de la Révolution Française. Pressentiment de la catastrophe d'un côté, retour à l'effroyable calme et à ses terreurs blanches ultras d'autre part, une part non-négligeable de cet enthousiasme préalable devant le procès révolutionnaire se fondant ensuite lavoisièrement en quelque chose d'autre, après la défaite finale de Napoléon, tout en subsistant dans cette altérité même. Rossini était suspect, en Italie, à Venise, chez les Bourbons de Naples et tous les suppôts autrichiens, du fait de ses convictions républicaines (il avait, en outre, été en rapport avec Murat très peu de temps avant la chute de ce dernier). Il n'en est pas moins parvenu, par des louvoiements incessants, à assumer une carrière remarquable, d'abord chez lui, puis en France où il deviendra l'idole de toute une génération romantique (Balzac, Heine, Gautier). Sans parler, plus tard, de Schopenhauer (ce qui mortifiait Wagner), pour qui la légèreté vitale de Rossini, certaines de ses intuitions pessimistes concernant l'amour, auront autant compté que son excellence musicale, la musique signifiant rien de moins, selon lui, que la présentation de l'âme elle-même, directement, sans artifice conceptuel.
Or, tout ceci - cette pérégrination historique, en ses ambivalences, cette présence de l'âme - nous est parfaitement accessible dans la mise en scène de Damiano Michieletto. Son décor, imaginé par Paolo Fantin, est constitué d'un plateau, tournant avec une grande régularité (trop grande, peut-être, en effet, surtout au deuxième acte... mais de là à y trouver de la frénésie ! voir notre premier paragraphe) afin d'offrir, d'un côté, une vue plongeante inquisitrice sur le contenu de chacun des appartements d'une espèce de cité méditerranéenne vaguement lépreuse quoique gaie (une idée, au fond, de cité almodovarienne), et de l'autre, l'aperception de sa rue adéquate, où la foule rassemblée (autour d'une Audi mal garée et d'un bar de quartier, comme il n'en existe plus guère chez nous), s'interpelle, jubile, critique, accompagne les descentes (toujours infructueuses) de la police accourue réprimer de grands tapages nocturnes à motif de fessaillerie scandaleuse. À ce premier mouvement général s'en ajoute un second, vertical, puisque montées et descentes baroques (et sûrement épuisantes, du point de vue des comédien.n.e.s et chanteur.s.es) des escaliers de cette cité se succèdent, à un train rapide, au gré des péripéties boulevardières de cette pièce charmante. Le finale du premier acte est ainsi absolument réussi : tout tourne de plus en plus vite, les personnages se trouvent embarqués dans un mouvement de décor crescendo, obscurcissant leur conscience et distinctions diverses (nous parlons là des apanages de leur classe sociale autant que de leurs dispositions psychologiques). J'ai l'impression d'être plongé dans une forge, entend-on comme un souffle émanant de ce gigantesque choeur domestique, dont les membres se plaignent, chacun, chacune - le vieux tuteur Bartolo, le comte Almaviva, Figaro, Rosine... - de ne plus savoir où il en est, d'endurer au fond du crâne mille coups de marteau-pilon désorganisant son maintien. Public et privé, histoires d'amour et de rue en viennent ainsi à se confondre, à la faveur de cette giration perpétuelle. Tout est politique, n'est-il pas vrai ? Les jeunes filles séquestrées chez elles, rêvant, comme idéalement autrefois chanté par Cindy Lauper, d'avoir du fun, et se heurtant là à tous les curés talibans pleins de vice qui le leur interdisent, ne sauraient être simplement renvoyées à leurs hormones particulières et familiales. Le Barbier de Damiano Michieletto se trouve constamment, de fait, renvoyé, lui, et comparé à celui de Coline Serreau, triomphant depuis une dizaine d'années pour insister délibérément sur cette thématique féministe émancipatrice. Nous n'avons pas vu celui de Mme Serreau, mais ce dernier avatar du Barbier ne nous paraît point, à ce compte, avoir démérité. Crèvent les vieux tyrans libidineux, louée soit l'énergie malicieuse des filles qui contournera toujours leurs proscriptions hideuses ! Le cri libérateur nous paraît là toujours dûment honoré, la dimension publique, collective, de tels problèmes individuels, se trouvant renforcée par l'usage traditionnellement brillant, chez Rossini, des séquences chorales. Le brio, la virtuosité de chaque interprète est moins valorisée que l'entente de toutes et tous.
S'agrègent, tout de même, à cette tendance libertaire, certaines considérations amères sur la misère sexuelle comme pendant nécessaire de la pulsion amoureuse (Schopenhauer aura apprécié) : le personnage de Berta - femme de chambre de l'infâme Bartolo - en témoigne. Elle maudit (au deuxième acte) l'amour et ses besoins irrépressibles, ses exigences de prédation libérale torturant le trop vieux, la trop moche, l'insuffisamment fortunée. Un saisissant rapprochement la montre dans sa chambre, d'abord pleine d'appétit et de vie, à califourchon sur un séducteur de soirée minable, puis littéralement effondrée, disparue sous sa couverture, cependant que le vieux beau qui vient de la forniquer remet (laborieusement : la chose dure dans sa pénibilité) ses frusques avant de se tirer au petit jour comme un voleur. À l'étage du dessous, pendant ce temps, Almaviva et Rosina se font mille niaises promesses de bonheur, chantant les louanges mielleuses de l'amour, lequel ne sera jamais vaincu, et blablabla. Vaincu, l'amour l'est moins, en l'occurrence, par la tyrannie extérieure de l'interdit (Bartolo) que par celui de la prose du monde reprenant ses droits, hélas ! aussitôt que le mâle pathétique a craché la purée translucide, et que la chair se trouve momentanément grassement satisfaite. Que voulez-vous, c'est ainsi, nous sommes des animaux. Des animaux, d'ailleurs, soumis à certaines fièvres déterminantes, dont celle de l'or n'agit pas moins fortement et sûrement que la fièvre amoureuse. Lorsqu'au premier acte, Figaro conçoit pour Almaviva un stratagème qui fera entrer celui-ci (déguisé) chez sa belle enfermée, la somme d'argent que le dernier lui a promis pour son aide excite chez lui le même ressort sentimental que chez son patron («ô métal sublime !»). Le duo spéculaire qui s'ensuit est hautement réjouissant, autant que désespérant, bien entendu. On croirait lire là, sous la démonstration musicale, dans ce dédoublement extraordinaire présenté par Rossini, quelque remarque de Marx paraphrasant, dans Le Capital, et sur le pouvoir thaumaturge de la thune, le Timon d'Athènes. Figaro est amoureux de l'or, et ce Figaro, c'est le bourgeois, le petit commerce se croyant (avec, hélas ! quelque bonne raison de le penser) devenu à présent indispensable : Largo al factotum (son fameux air universel : Figaro ! Figaro ! Figaro !) de toute la nouvelle société, vomie pour l'heure - mais pour combien de temps encore ? - par les ultras du Congrès de Vienne.
Or, tout ceci - cette pérégrination historique, en ses ambivalences, cette présence de l'âme - nous est parfaitement accessible dans la mise en scène de Damiano Michieletto. Son décor, imaginé par Paolo Fantin, est constitué d'un plateau, tournant avec une grande régularité (trop grande, peut-être, en effet, surtout au deuxième acte... mais de là à y trouver de la frénésie ! voir notre premier paragraphe) afin d'offrir, d'un côté, une vue plongeante inquisitrice sur le contenu de chacun des appartements d'une espèce de cité méditerranéenne vaguement lépreuse quoique gaie (une idée, au fond, de cité almodovarienne), et de l'autre, l'aperception de sa rue adéquate, où la foule rassemblée (autour d'une Audi mal garée et d'un bar de quartier, comme il n'en existe plus guère chez nous), s'interpelle, jubile, critique, accompagne les descentes (toujours infructueuses) de la police accourue réprimer de grands tapages nocturnes à motif de fessaillerie scandaleuse. À ce premier mouvement général s'en ajoute un second, vertical, puisque montées et descentes baroques (et sûrement épuisantes, du point de vue des comédien.n.e.s et chanteur.s.es) des escaliers de cette cité se succèdent, à un train rapide, au gré des péripéties boulevardières de cette pièce charmante. Le finale du premier acte est ainsi absolument réussi : tout tourne de plus en plus vite, les personnages se trouvent embarqués dans un mouvement de décor crescendo, obscurcissant leur conscience et distinctions diverses (nous parlons là des apanages de leur classe sociale autant que de leurs dispositions psychologiques). J'ai l'impression d'être plongé dans une forge, entend-on comme un souffle émanant de ce gigantesque choeur domestique, dont les membres se plaignent, chacun, chacune - le vieux tuteur Bartolo, le comte Almaviva, Figaro, Rosine... - de ne plus savoir où il en est, d'endurer au fond du crâne mille coups de marteau-pilon désorganisant son maintien. Public et privé, histoires d'amour et de rue en viennent ainsi à se confondre, à la faveur de cette giration perpétuelle. Tout est politique, n'est-il pas vrai ? Les jeunes filles séquestrées chez elles, rêvant, comme idéalement autrefois chanté par Cindy Lauper, d'avoir du fun, et se heurtant là à tous les curés talibans pleins de vice qui le leur interdisent, ne sauraient être simplement renvoyées à leurs hormones particulières et familiales. Le Barbier de Damiano Michieletto se trouve constamment, de fait, renvoyé, lui, et comparé à celui de Coline Serreau, triomphant depuis une dizaine d'années pour insister délibérément sur cette thématique féministe émancipatrice. Nous n'avons pas vu celui de Mme Serreau, mais ce dernier avatar du Barbier ne nous paraît point, à ce compte, avoir démérité. Crèvent les vieux tyrans libidineux, louée soit l'énergie malicieuse des filles qui contournera toujours leurs proscriptions hideuses ! Le cri libérateur nous paraît là toujours dûment honoré, la dimension publique, collective, de tels problèmes individuels, se trouvant renforcée par l'usage traditionnellement brillant, chez Rossini, des séquences chorales. Le brio, la virtuosité de chaque interprète est moins valorisée que l'entente de toutes et tous.
S'agrègent, tout de même, à cette tendance libertaire, certaines considérations amères sur la misère sexuelle comme pendant nécessaire de la pulsion amoureuse (Schopenhauer aura apprécié) : le personnage de Berta - femme de chambre de l'infâme Bartolo - en témoigne. Elle maudit (au deuxième acte) l'amour et ses besoins irrépressibles, ses exigences de prédation libérale torturant le trop vieux, la trop moche, l'insuffisamment fortunée. Un saisissant rapprochement la montre dans sa chambre, d'abord pleine d'appétit et de vie, à califourchon sur un séducteur de soirée minable, puis littéralement effondrée, disparue sous sa couverture, cependant que le vieux beau qui vient de la forniquer remet (laborieusement : la chose dure dans sa pénibilité) ses frusques avant de se tirer au petit jour comme un voleur. À l'étage du dessous, pendant ce temps, Almaviva et Rosina se font mille niaises promesses de bonheur, chantant les louanges mielleuses de l'amour, lequel ne sera jamais vaincu, et blablabla. Vaincu, l'amour l'est moins, en l'occurrence, par la tyrannie extérieure de l'interdit (Bartolo) que par celui de la prose du monde reprenant ses droits, hélas ! aussitôt que le mâle pathétique a craché la purée translucide, et que la chair se trouve momentanément grassement satisfaite. Que voulez-vous, c'est ainsi, nous sommes des animaux. Des animaux, d'ailleurs, soumis à certaines fièvres déterminantes, dont celle de l'or n'agit pas moins fortement et sûrement que la fièvre amoureuse. Lorsqu'au premier acte, Figaro conçoit pour Almaviva un stratagème qui fera entrer celui-ci (déguisé) chez sa belle enfermée, la somme d'argent que le dernier lui a promis pour son aide excite chez lui le même ressort sentimental que chez son patron («ô métal sublime !»). Le duo spéculaire qui s'ensuit est hautement réjouissant, autant que désespérant, bien entendu. On croirait lire là, sous la démonstration musicale, dans ce dédoublement extraordinaire présenté par Rossini, quelque remarque de Marx paraphrasant, dans Le Capital, et sur le pouvoir thaumaturge de la thune, le Timon d'Athènes. Figaro est amoureux de l'or, et ce Figaro, c'est le bourgeois, le petit commerce se croyant (avec, hélas ! quelque bonne raison de le penser) devenu à présent indispensable : Largo al factotum (son fameux air universel : Figaro ! Figaro ! Figaro !) de toute la nouvelle société, vomie pour l'heure - mais pour combien de temps encore ? - par les ultras du Congrès de Vienne.
Rappelons qu'en 1816, devant les couronnés revanchards, il fallait donner des gages d'aristocratisme du sang, ce que fit, en l'espèce, le républicain Rossini. À l'encontre du voeu de Beaumarchais, bourgeois triomphant fustigeant, au nom des Lumières sur le point d'achever le boulot, les prétentions raciales de la noblesse ne se donnant que la peine de naître, la noblesse d'Almaviva, ici, lui ouvre tous les droits légitimes (dont celui, évidemment, de congédier les flics venus l'interpeller pour ses frasques : notons ici un gag très réussi de Damiano Michieletto montrant le pouvoir absolu d'un téléphone portable opportunément transmis - muni, à son extrémité, de l'autorité administrative convenable - à tout représentant zélé de la maréchaussée). Chez Beaumarchais, le sbire Figaro se trouve fort mal récompensé de ses diligences primitives auprès d'Almaviva : le triste sire essaye en effet, dans un deuxième temps, de lui souffler sa femme (et de lui gâcher son mariage), cependant que l'anciennement optimiste Rosine se lamente de ce qu'est devenu son bel aristocrate rebelle du premier épisode : un queutard lamentable adepte du droit de cuissage et de la beauferie dissimulatrice la plus vulgaire. Les gens changent, à la faveur de la vieillesse et de leur installation conjointe dans la position dominante, officielle. La position d'amant serait-elle a priori la meilleure ? On sait la réponse que le Tristan de Wagner donnera à cette question, que Rossini pose à moitié, histoire de ne pas poser trop fort sa moitié restante, sa moitié politique. Le temps qui passe, les exigences combinées (comiques, si l'on veut et Rossini est très drôle) de la fesse et de la vieillerie, davantage que celles de la révolte : voilà le Barbier de Rossini, lequel n'avait, on le comprend, pas plus envie qu'un autre de finir au gnouf.
Reste cet invincible problème que nous éprouvons, outre son aspect boulevardier honnêtement lassant, à force (l'acte II est nettement moins captivant), vis-à-vis de ce type d'opéra : son découpage formel, les purs collage et juxtaposition dont il procède, d'une scène de bravoure vocale à une autre, entrecoupée de récitatifs, certes moins raides que chez Weber, par exemple, où les gens se mettent tout à coup (le Freischütz) à causer et discutailler le bout de gras d'un ton monocorde. Les récitatifs sont, chez Rossini, dans leur rythme, laissés à l'appréciation de l'interprète, suivant le clavecin ou tout autre indication scandante et sautillante. Mais, à nos yeux, et oreilles, ces séquences récitées n'en sont guère moins heurtantes, n'en ralentissent ou affadissent pas moins le mouvement général, accentuant les disparités d'une oeuvre de fait déchirée entre texte et musique. Wagner, dès le début, aura signifié son congé au récitatif, même avant qu'il choisisse de tout donner à la musique, à la mélodie ininterrompue, infinie.
Le génie particulier de Rossini, son enthousiasme viral, tient à la peinture burlesque d'émotions collectives, liées au besoin du sexe teinté d'intuitions de mort. De ce point de vue, la mise en scène de Michieletto est une réussite. Et cependant, mis à part - évidemment - l'ouverture du Barbier, absolument évocatrice, la musique ne vise jamais ici qu'à servir la voix (et donc, ces admirables performances vocales collectives). Sa non-existence pour elle-même, son inexistence symphonique autonome, sa modestie sublime, au fond, empêche le complet abandon. Nous ne parlerons donc, pour parler de notre soirée d'hier, que de jouissance piquée.
Au vif.
Le génie particulier de Rossini, son enthousiasme viral, tient à la peinture burlesque d'émotions collectives, liées au besoin du sexe teinté d'intuitions de mort. De ce point de vue, la mise en scène de Michieletto est une réussite. Et cependant, mis à part - évidemment - l'ouverture du Barbier, absolument évocatrice, la musique ne vise jamais ici qu'à servir la voix (et donc, ces admirables performances vocales collectives). Sa non-existence pour elle-même, son inexistence symphonique autonome, sa modestie sublime, au fond, empêche le complet abandon. Nous ne parlerons donc, pour parler de notre soirée d'hier, que de jouissance piquée.
Au vif.
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