mercredi 28 mai 2014

Trois questions à Gautier Gaye


On peut rencontrer et/ou retrouver ces jours-ci 
  Gautier Gaye dans la pièce LES NOMADES, 
à la Cartoucherie de Vincennes.


- Le Moine Bleu : Peux-tu présenter sommairement ton parcours et ta rencontre avec le Théâtre du Voyageur ? Quels sont les rôles dans lesquels tu auras pris le plus de plaisir et pourquoi ? Comment s'est effectué, avec le recul dont tu disposes déjà, le déracinement des NOMADES d'Asnières à la Cartoucherie ? Quelles sont tes premières impressions ? La Cartoucherie est-elle une bonne salle (qu'est-ce qu'une bonne salle, d'ailleurs ?)

- Gautier Gaye : J’ai une trentaine d’année et connais le Théâtre du Voyageur depuis 7 ans. Un hasard géographique et amical m’a fait rencontrer Chantal Mélior alors qu’elle jouait son spectacle Le Maître et Marguerite. Dans le petit théâtre de séraphin qu’elle et sa troupe avaient construit dans le hall désaffecté de la gare d’Asnières, un lourd parfum et d’étranges nuées m’avaient immédiatement séduit. Par la suite, j’ai intégré cette joyeuse bande bigarrée pour la création de Falstaff, pièce chorale de 5 h 30 (en 2 parties) regroupant Henri IV et Les joyeuses commères de Windsor. Suivant le parcours de ce nombril shakespearien, la pièce donnait lieux à de bons éclats de vies. Suivant l’atavique tradition des meutes, les derniers arrivés ont à faire leurs preuves, et j’ai joué alors une ribambelle de petit personnages, dont Poins (jeune aristocrate décadent et jouisseur notoire) m’amusait le plus, je crois.
Les nomades, pièce adaptée du Désert des déserts de Thessiger, a été créée en 2007 dans la gare. Je faisais alors la régie lumière ou son, suivant les besoins. Ce spectacle a été joué une cinquantaine de fois, ravissant son public. Mais il n’a pas tourné et n’a surement pas eu la vie qu’il aurait pu mener. Le théâtre est éphémère, n’est ce pas, et sans doute des alchimies secrètes sont à l’œuvre pour qu’une œuvre vive sa grande vie.
La spécificité de la gare était la dimension de la scène, parallélépipède d’environ 14m sur 20m sous 6m de plafond, sans poteaux, pour un gradin de 90 places, fait de palettes et de fauteuils velours. La taille de la scène offrait le champ libre à de grand jeux et de grandes images tout en restant très proche du public. Immersion cinématographique, cinémascope, des plans très larges succédaient aux gros plans ou l’on pouvait suivre le frémissement d’un sourcil ou le tremblement d’un sein, et inversement.
Le Théâtre du Soleil nous accueille pour 9 semaines, ce qui n’est pas rien, d’autant que nous sommes quasiment en demi-pension chez eux, et que la bouffe est très bonne. Ils nous prêtent gratuitement leur salle de répétition aux dimensions proches de notre gare. L’ensemble, un peu plus petit, garde ce même déséquilibre entre une grande scène et un petit gradin qui permet une immersion dans le réel de l’action. La Cartoucherie est un lieu très beau, très calme, trop même pour certains. L’équipe du Soleil qui nous accueille est très sympathique et fait tout son possible pour nous aider au mieux, avec tant de gentillesse non-feinte qu’une certaine fraternité corporatiste tend à s’instaurer… J'ai vu el Macbeth qui se joue depuis le 30 avril jusqu’en juillet, malgré les critiques stériles des infâmes dont c’est la profession, c’est très impressionnant, un grand voile de soie de toute beauté aussi liquide qu’embrasé se soulève et se referme sur une succession d'apparitions, sur la décomposition de Macbeth.

- Le Moine Bleu : Peux-tu présenter cette pièce : forme et fond ? Traite-t-elle de la marge ou de l'Ailleurs radical ? L'existence même d'un ailleurs GÉOGRAPHIQUE du Capital et de l'aliénation saurait-elle être autre chose qu'une illusion exotisante, dans un monde tragiquement unifié ? L'est-il définitivement, selon toi : unifié ?

- Gautier Gaye : Les nomades est un montage comme à l’accoutumée de Chantal Mélior (Thessiger/Nietzsche, Le gai savoir/Ibn Khaldun/Deleuze, espace lisse nomade/espace strié sédentaire), la structure de la pièce se base sur le récit de Thessiger qui va dans les années 50, pour le compte de la Société géographique anglaise, étudier les criquets qui dévastent les cultures en nuages bibliques. S’écartant de sa mission, charmé par le désert, notamment le Rhub al Rhali (littéralement : Le coin vide), un des plus grands déserts de la planète, il va cheminer en compagnie de bédouins dans de dangereuses méharées. Un des plus célèbres écrivains voyageurs (catégorie post-moderne de marketing éditorial) ayant marqué le regard sur l’Orient, en tout cas la fascination pour le désert. Voyageant là ou nulle expédition anthropologique ne s’était encore aventurée, c’est-à-dire là ou l’Occident n’avait pas encore cours. Né à Addis-Abeba en 1910, étudiant à Oxford, Thessiger, enfant de l’Empire anglais, a vécu une grande partie de sa vie en Orient. La pièce se propose d’être, à travers sa poésie propre, un médicament pour Homme contemporain, éloge de la lenteur, rencontre d’une altérité radicale, chant du monde et des sensations d’un vivre plus authentique, plus juste, défait de la technique et de son aliénation confortable. Je ne pense pas qu’elle cherche à comprendre l’aujourd’hui, quelque part elle s’en cogne, et pourquoi pas ? Une critique du travail affleure à certain passage, elle n’offusquera que des postures particulièrement réactionnaires tant elle est consensuelle et quelque peu surannée. Un certain fatum est rappelé sur la disparition « inévitable de ces modes de vie » contre lequel aucun recours n’est possible. Condamnation à la modernité que l’Histoire ne dément pas jusqu’à aujourd’hui mais dont il me semble que le procès n’est pas encore tout-à-fait terminé, n’en déplaise à Fukuyama. Procès de l’Histoire qui semble, dans cette interprétation, échapper aux hommes. Du moins sur lesquels des surdéterminations s’exercent avec la puissance de la fatalité.  C’est pourquoi agissant l’époque, les forces telluriques du progrès ne connaissent pas d’ennemis, et la posture ontologique présentée ici se propose d’être une forme d’antidépresseur. Ou mieux encore de stupéfiant pour calmer les douleurs de l’âme réfractaire en peine d’aliénation. L’objectif est ambivalent, éloge d’une altérité lointaine en voie de disparition pour tirer des leçons de vertus et d’humanités, sucer la substantifique moelle d’un mode de vie pour le transposer à un autre, est ce seulement possible ? Qu’en est il de la patience du courage de la beauté bédouine sur smart phaune ? 
La thèse d’un ailleurs géographique du capital et de l’aliénation n’est pas ici défendue, ouff. Bon, après, il y a une certaine fascination qui fantasme un peu, cela ne compromet pas trop à mon sens. Le fait est que dans les années 1950, le monde n’était pas encore totalement unifié, et ce territoire des confins de l’Arabie échappait encore largement au règne de la marchandise, ce qui n’est certainement plus le cas aujourd’hui. Effectivement, aucun territoire, ou seulement d’infimes coins inhospitaliers et dépeuplés, n’échappe aujourd’hui  à ce tissu, à ce filet  de la marchandise. L’unification n’a pas détruit tous les aspects de l’altérité. Mais celle-ci est fermement ancrée dans des réalités matérielles et culturelles diverses, le milieu détermine encore la nature malgré la déterritorialisation galopante. L’aliénation généralisée n’a pas encore été capable d’écraser l’irréductible.

- Le Moine Bleu : LES NOMADES renvoient-t-ils davantage, comme pièce, à la désertion, à la révolte ? Les deux éléments pourraient-ils s'articuler victorieusement ?

- Gautier Gaye : Si les nomades renvoient plutôt à la désertion ou à la révolte, ou encore les deux ? Ni l’un ni l’autre, c’est assez clair. La révolte n’est même pas évoquée, quant à la désertion, elle ne représente pas une alternative mais une forme de vie ayant existé, ce qui est vrai. À titre d’éloge des bédouins, la pièce n’a pas à rougir. On se demandera  pourquoi les bédouins vivaient ainsi, l’avaient-ils choisi ? Avaient-ils choisi de vivre dans le désert avec leurs troupeaux ? Pour des raisons d’ordre économique ? Moral ? Politique ? Pourquoi restaient-ils dans le désert ? Dans quels rapports de forces s’épuisaient leurs existences ? Quels champs de forces les tenaient dans le désert ? Étaient-ils libres ?
Ces questions seront plus heureuses qu’un médicament pour mieux vivre le monde actuel de la marchandise.

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