jeudi 1 mars 2012

Haymarket en concert



Le groupe HAYMARKET passant en concert (gratuit !) demain vendredi 2 mars à Rezé, c’est pour nous l’occasion de rappeler ici la nature précise des évènements historiques attachés à ce nom (Haymarket). On sera en effet étonné de voir à quel point ceux-ci sont encore méconnus, y compris chez les révolutionnaires, communistes ou anarchistes, alors même qu’ils constituèrent, en leur temps, la référence symbolique centrale du mouvement ouvrier nord-américain, puis international.

Haymarket est d’abord un lieu : une place de la ville de Chicago, cité dans laquelle le combat pour la journée des 8 heures de travail quotidiennes prit au cours de l’année 1886 une tournure extrêmement violente, sous l’influence contraire des policiers locaux, vigiles et milices patronales d’un côté, et des groupes ouvriers radicaux - essentiellement anarchistes - de l’autre. Au départ extrêmement réticents à défendre un mot d’ordre (la réduction du temps de travail) considéré par eux réformiste et mollasson, les anarchistes de Chicago, soucieux de gagner ces masses ouvrières dont l’énergie les avait tant impressionnés dix ans auparavant, lors des grandes émeutes de 1877, changèrent d’avis et devinrent rapidement, à partir de là, l’avant-garde du mouvement des 8 heures. Leur capacité d’organisation, leur détermination firent merveille.

Le 1er Mai 1886 avait été choisi par les militants comme LE jour où les 8 heures de travail seraient imposées de fait aux patrons sur tout le territoire, que ces derniers le veuillent ou non (et ils ne le voulaient pas, bien entendu). La tension monta donc progressivement. Un peu partout, à l’hiver 1885 puis début 1886, la violence se déchaîna. Les tauliers résistaient de toutes leurs forces, et de toutes celles de l’État. À Chicago, cependant, rien de décisif ne se produisit le 1er Mai (l’erreur, sur ce point, est fréquemment commise). C’est deux jours plus tard, soit le 3 mai 1886, qu’au cours d’une bataille entre militants et briseurs de grève aux ateliers MacCormick, la police débarqua, ouvrit le feu sur tout le monde, laissant plusieurs morts sur le terrain. Et c’est pour venger les morts en question, pour faire aussi le point sur le combat des 8 heures en cours qu’un meeting fut appelé par les organisations anarchistes sur cette fameuse place Haymarket, le 4 mai 1886.

La suite, Louis Adamic la raconte ainsi dans son Dynamite ! :

« Des milliers de tracts appelaient les travailleurs à une manifestation et un meeting, place Haymarket, le soir même. « Travailleurs, disaient les tracts, armez-vous et démontrez votre force ! »
À l’horaire indiqué, environ 3000 hommes, femmes et enfants se rassemblèrent au lieu convenu.
Le maire Harrison était là, dévoré d’angoisse. Son épouse était, semble-t-il, en train de piquer une crise de nerfs. Lui-même faisait l’aller-retour, en se dandinant, depuis la place jusqu’au commissariat tout proche, où un petit détachement de policiers attendait, prêt à intervenir. Il se mêlait à cette foule disparate de prolétaires aux regards renfrognés, craquant une allumette après l’autre sans réussir à allumer son gros cigare. Il confia à un ami : « Je veux que ces gens sachent que leur maire est là. »
Les hommes traînaient bien un peu partout, le regard sombre, mais pour Harrison, le meeting semblait sous contrôle. Les discours à la tribune ne frappaient pas par leur violence. Parsons, par exemple, causa économie. La pluie se mit à tomber. Le ciel noircit d’un seul coup, se chargeant de nuages menaçants. Un vent aigu se mit à souffler, en provenance du lac. Les gens commencèrent à rentrer chez eux, par crainte de se retrouver pris dans la tempête.
À 22 heures, le maire, mâchouillant son cigare toujours éteint, se dirigea pour la dernière fois vers le commissariat, et avertit l’inspecteur de service : « Il ne se passera sûrement plus rien, maintenant. Toute intervention est inutile. »
Puis il rentra chez lui.
Moins de 15 minutes plus tard, un commissaire ordonnait de mobiliser toute l’unité – soit 176  policiers – et de lui faire faire mouvement vers la place, pour ordonner la dispersion du meeting. Manifestement, le gradé suivait là les consignes de quelqu’un d’autre que le maire, quelqu’un de plus haut placé, d’abord, et qui - ensuite - souhaitait que les choses partissent en émeute.
Il pleuvait maintenant à verse. L’assistance se réduisait à 500 personnes, des hommes en majorité. Le meeting était un fiasco. Fielden, le dernier orateur, annonça qu’il était sur le point de conclure :
« Un dernier mot, encore ! Dans deux minutes, je vous promets que nous pourrons tous rentrer à la maison. 
Sa barbe ruisselait. 
- Pour finir, donc…  
Fielden s’interrompit. Il venait d’apercevoir le groupe de policiers marchant vers la place. Faisant halte à quelque distance du public, le capitaine laissa un moment ses hommes et, tirant son épée, s’avança seul vers l’orateur.
- Je vous ordonne, rugit-il, au nom du Peuple, de vous disperser immédiatement, et pacifiquement ! 
Il y eut un moment de flottement, un silence passa, lourd et tendu, seulement troublé par le sifflement du vent à travers la foule et dans les rangs de la police, la pluie cinglant tous ces visages.
- Pourquoi donc, capitaine ? répliqua finalement Fielden. Tels que vous nous voyez là, nous le sommes déjà : pacifiques. »
Il est aujourd’hui absolument avéré qu’il prononça ces dernières paroles, et non : « Voilà les limiers ! Faites votre devoir, les gars, moi je ferai le mien ! », comme la police le prétendit ensuite.
Nouveau silence. Parmi les spectateurs, bien peu comprenaient ce qui était en train de se jouer. Puis, soudain, une lueur aveuglante. Un nuage de fumée grise. Une détonation terrible. Et dans l’air, brusquement, une odeur écœurante. Quelqu’un – un anarchiste ou plus probablement un voyou appointé – venait de balancer sa bombe depuis l’allée située à quelques mètres du pupitre de l’orateur, sur le flanc droit du détachement policier.
Confusion. Les premiers coups de feu partirent, les flics tirant dans la foule, mais aussi se touchant les uns les autres. Impossible de rien distinguer clairement, avec cette fumée. Les travailleurs répliquèrent, ouvrant le feu à leur tour. En un instant, la place se retrouva jonchée de cadavres. S’étant remis en rang, les flics commencèrent à charger. Les travailleurs s’enfuirent, au milieu des cris et des hurlements de douleur, essayant d’échapper à cette bordée de policiers enragés, quelques-uns traînant derrière eux leurs morts, leurs amis et parents blessés.
Tout cela s’était déroulé en deux ou trois minutes.
Du côté de la Loi et de l’Ordre, on releva 67 blessés. 7 autres flics avaient perdu la vie. Les pertes ouvrières atteignirent peut-être le double, voire le triple de ce chiffre : le nombre exact n’a jamais pu être déterminé. Plusieurs travailleurs sérieusement blessés furent ensuite traînés au poste avec les morts. Mais la majorité de ceux-là purent être pris en charge et évacués par leurs proches. »

Le lendemain, on rafla des centaines de personnes, simplement coupables d’être liées, d’une façon ou d’une autre, à la cause anarchiste, ou juste à celle des 8 heures. Puis on expédia en prison une dizaine de militants, dont on organisa le procès. La grossièreté du procédé était bien sûr extrême, certains des accusés étant purement et simplement absents au moment du meeting, ce dont purent témoigner une tripotée de témoins directs. Aucune importance. Comme ce serait de nouveau le cas des décennies plus tard, dans l’affaire Sacco-Vanzetti, la justice émit des condamnations à mort, sept, en l’occurrence celles de : Fischer, Engel, Spies, Parson, Lingg, Fielden et Schwab. La peine de ces deux derniers fut commuée, la veille de leur exécution. Ils passeraient encore des années en taule. Lingg, quant à lui, expert en explosifs, se fit sauter la tête dans sa cellule le même jour. Les quatre qui restaient furent pendus le 11 novembre 1887. La journée du 1er mai est une référence directe à leur martyre. Celui d’anarchistes ne célébrant évidemment pas la gloire du Travail, ainsi qu’on l’entend raconter aujourd’hui par les imbéciles, les journalistes, les patrons (le maréchal Pétain avait, comme on le sait, détourné en ce sens le 1er Mai sous l’État français qu’il dirigeait) mais au contraire, donc : l’urgence de réduire celui-ci, de réduire sa durée quotidienne, et son emprise mortifère sur la vie des travailleurs.

L’usage de la dynamite comme instrument d’émancipation, syndicale et humaine, devait en tous les cas demeurer, malgré la répression épouvantable, une pratique fort vivace parmi les militants ouvriers nord-américains.

On notera qu’en 1968, un petit monument dédié à la mémoire des policiers tués à l’issue de ce meeting de Haymarket se trouva lui-même soufflé dans un attentat à la bombe, qui ne fit aucune victime.
L’histoire et la mémoire avaient fait leur chemin.
Bien creusé, vieille taupe !















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