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Rodin, Faunesse à genoux |
Le catalogue de l’exposition temporaire consacrée, au Musée Rodin et jusqu’au 6 janvier prochain, à l’artiste croate Ivan Mestrovic, présente deux caractéristiques principales.
Son prix, d’abord, est de 19 euros. Il est, ensuite, littéralement bourré de fautes d’orthographe et d’erreurs typographiques grossières.
Sans doute cette dernière qualité s’explique-t-elle en partie par le fait que figurent au nombre des mécènes soutenant l’existence d’un tel document des personnalités aussi illustres que le redoutable M. Xavier Darcos, insubmersible analphabète de droite ayant jadis occupé les fonctions de Ministre de l’Éducation Nationale, pantouflant désormais à l’Institut Français – grassement (car, ainsi que le dirait Villiers de l’Isle-Adam, « on ne se paie pas de mots en République »), en attendant certainement de mettre les voiles, demain, vers quelque maroquin d’avenir civilisationnel en lien, par exemple, avec la marine marchande-solidaire, la réduction de la dette souveraine des maternités de la Creuse et, plus généralement, le devoir et les servitudes typiques qu’impose chaque jour cette guerre implacable devant être livrée aux parasites sociaux de tout poil. Le fait que ce catalogue d’exposition coûte ce qu’il coûte pourrait quant à lui se voir lié à ce phénomène notable que pas moins de quatre correcteurs professionnels semblent – à en croire les premières pages, introductives, de notre précieux document – s’être successivement échinés sur sa relecture finale. Cela, certes, nous paraît beaucoup, trop peut-être, pour un texte dont l’indigence intellectuelle fondamentale le dispute donc, par ailleurs, à l’illisibilité radicale. Ces correcteurs, cependant, qui ne servent à rien ou pas grand-chose, il convient bien de les payer.
D’où les dix-neufs euros demandés.
Entendons-nous bien.
L’absence d’orthographe, y compris grammaticale, ne nous dérange pas outre mesure. Elle peut même çà et là se révéler séduisante – et tel était le point de vue de Rimbaud – pourvu que l’apparition d’une pensée quelconque, sans parler même d’un concept ou d’une idée, daigne, au moment opportun, venir contraster avec elle. Pour les pédants ayant tôt fait, en revanche, de saillir à tout bout de champ, droit sur leurs ergots de suffisants spécialistes et stipendiés, du milieu de l’édition, du livre, ou bien de la politique éducative et citoyenne, nous confessons volontiers ici notre intolérance absolue.
Or, M. Xavier Darcos appartenait justement à une clique de ce genre (à claques), heureusement effondrée – quoique remplacée par les phénix que l’on sait – dont la marque de fabrique consistait en l’administration quotidienne, matin, midi et soir, à la France qui se lève tôt, et en particulier à ses mouflets turbulents, d’impayables leçons de civisme, d’incessants rappels à la loi (notamment orthographique) et à l’identité nationale (notamment linguistique). Il ne paraît donc pas inopportun de rappeler dès que nécessaire cette simple évidence que M. Darcos et ses semblables auront toujours, quant à eux, desservi, au terme de leur grandiose existence, et de quelque manière que ce soit, la cause du Savoir en général. L’incompétence que nous venons de mentionner, au sein de cette pauvre poignée de sbires culturels franco-croates relevant, entre autres, de l’autorité majestueuse de M. Darcos, ne fait jamais au fond qu’entrer dans un certain rapport de résonance – fort proche – avec la propre ineptie générale de notre ancien Ministre de l’Éducation, dont il n’est qu’à rappeler, par exemple, les sommets himalayens déjà atteints, en son temps, par sa vertigineuse débilité algébrique. Ces gens-là nous houspillent, tous les jours, et tous les jours nous disent quoi faire, et puis aussi comment penser, voire écrire. Ces gens-là, tous les jours, doivent se voir, de nous, intégralement méprisés.
Mais revenons à Ivan Mestrovic. À nos yeux – et ce ne sera pas une surprise – trois de ses œuvres surtout méritent l’intérêt, qui sont d’ailleurs fort commodément réunies dans le jardin. Ces trois œuvres (Laocoon de mes jours, d’abord, et son incroyable saisie de lutte dont on ne saurait apprécier qu’ambulatoirement la complexité, la beauté et la tension, la Main droite d’Antée, et enfin Timor Dei) appartiennent à la période symboliste (1904-1908) de l’artiste, elles sont torturées et voluptueuses et n’accusent que peu de ressemblances avec celles, plus tardives, monumentales ou massives, évoquant parfois un Fernand Léger en toute petite forme (Les Accords lointains, Perséphone), que l’on pourra croiser un peu plus loin dans le beau jardin de l’Hôtel Biron.
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Laocoon de mes jours |
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Timor Dei |
L’histoire de Mestrovic (l’un des fondateurs, en 1904, du groupe d’artistes panslaves LADA, lequel n’a rien à voir avec une marque de bagnole ni même avec la division sonore d’une certaine nébuleuse à caractère lillois) nous rappelle que le panslavisme fut bien à une lointaine époque l’affaire – on a tendance à l’oublier – de certains croates dont le « nationalisme » anti-austro-hongrois, et farouchement, donc, yougoslave, se tournait également avec méfiance et ressentiment vers le souvenir d’anciennes défaites subies de la main et du sabre turcs. La fameuse bataille de Kosovo, perdue en 1389, et dont la célébration par Slobodan Milosevic, cinq siècles plus tard, ouvrit la voie aux événements que l’on sait, fournit ainsi à Mestrovic l’occasion d’un cycle entier de travail artistique, sobrement intitulé, justement, Kosovo, et qui fut présenté en 1910 à la 35 ème exposition de la Sécession de Vienne. Ce proche admirateur de Rodin et Bourdelle, cosmopolite accompli, et très tôt reconnu dans toute l’Europe, semble avoir pris ses distances dès la fin des années 1930, au propre comme au figuré, avec la réalisation effective de ses idéaux de jeunesse. Chassé de Croatie par les fascistes oustachis qui firent d’abord mine de vouloir l’exécuter, ce simulacre le traumatisant grandement, il finira son existence aux USA dans la peau d’un professeur d’Art, multi-médaillé académique, au début des années 1960. Faut-il préciser que nous l’avions lâché depuis un bout de temps ?
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Ivan Mestrovic |
Le Musée Rodin est un lieu agréable, parfois même accueillant la plus grande beauté. L’exposition se tenant en même temps que celle consacrée au sculpteur croate que nous venons d’évoquer, et intitulée « Rodin, la chair et le marbre », est tout simplement ravissante, non moins que la visite, au premier étage de l’Hôtel Biron (les artistes, pour créer, ont besoin d’espace, de calme et de splendeur, ce en quoi ils se distinguent, par exemple, d’une caissière de supermarché ou de tout autre animal social, qui finirait certainement, à la longue, aveuglé par le vide, et puis l’absence d’éducation, par s’ennuyer ferme dans un lieu tel que l’Hôtel Biron), des diverses salles recelant les trésors des collections permanentes. Comment ne pas s’extasier, ainsi, encore et encore, devant les productions en onyx taillé et bronze (« La Vague ») ou onyx (« Les causeuses ») de la malheureuse Camille Claudel, dont l’essentiel du sublime travail ici rassemblé l’est – comble de la muflerie, du cynisme, de la vulgarité la plus démonstrative – dans une salle dite « des amis de Rodin ». Les amis de Rodin, à ce qu’il paraît, n’ont pas tous fini comme des merdes, emprisonnés dans des asiles pourris, sur ordre de ce répugnant catholique de Frère Claudel, que le non moins catholique Bernanos aura décidément bien fait de réduire en cendres puantes tout au long de son œuvre.
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Claudel et Pompon, La Vague |
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Camille Claudel, Les causeuses |
Mais pour Rodin lui-même, au fait, la notion d’« ami » recouvra-t-elle jamais autre chose que celle de « collaborateur » facilitant – peu importe comment – le travail du glorieux créateur ? Sans doute. Il n’en reste pas moins que le bonhomme dirigeait à son profit, comme on le sait aujourd’hui, une véritable PME artistique, employant en permanence, dans divers ateliers parisiens, plus d’une cinquantaine de personnes. La taille du marbre, en particulier, dans laquelle Camille Claudel excellait tant, n’excédait peut-être pas les compétences théoriques de Rodin. La difficulté, cependant, de ce travail est telle, sans parler même du déploiement de force physique qu’il impose, que l’honorable maître, plutôt que de réaliser lui-même ses marbres – ce qu’on eût attendu à bon droit d’un artiste – se contentait de les penser, de les élaborer sous forme de petites maquettes en terre, avant de laisser ensuite se dérouler la grande suite laborieuse, certainement moins digne de sa grandeur, des tâches successives confiées chaque fois à quelque artisan spécialisé (au modeleur, d’abord, effectuant le passage du modèle en terre au plâtre et auquel succèdent bientôt un agrandisseur, un metteur aux points préparant le bloc de marbre brut et y plaçant les points de repère destinés à guider la taille prochaine, à laquelle s’atelle, enfin, le praticien, dernier exécutant).
De tous ceux-là, détail singulier ! l’Histoire retient moins facilement le nom, à l’exception, peut-être, des cas de Bourdelle ou de François Pompon, co-auteur cette fois reconnu, avec Camille Claudel, de cette sublime « Vague » dont nous avons déjà parlé. La vérité, c’est que le monde de l’Entreprise – comme dirait le premier François Hollande venu – exerçait sur Rodin une fascination certaine, avec son corollaire hideux et indispensable de la toute-puissante division du travail. Imparable. Au plan artistique, elle permet de s’en tenir aux sommets éthérés de la création pure (l’intuition du fameux inachèvement, du non finito rodinien) cependant qu’au plan économique, elle satisfait adéquatement la demande – massive. Remy de Gourmont a donc, en 1893, beau jeu de prendre ainsi sa défense : « Rodin ne fait pas reproduire ses œuvres industriellement. Les reproductions en marbre se font sous ses yeux et avec son intervention directe et constante ». Intervention, dites-vous. Fort bien. Une belle illustration de ce type « d’intervention » est apportée par le témoignage d’un de ses secrétaires, au sujet du Portrait de Mme Vicuña. Celui-ci ayant été réalisé par un dénommé Escoula, Rodin n’en était point satisfait, cette œuvre portant trop en effet, selon lui, « l’empreinte du marbrier supérieur qui l’avait exécutée. » Aline Magnien, Commissaire de cette exposition « La chair et le marbre » reconnaît, elle, sans aucun problème (dans un Hors-série récent de Beaux-Arts éditions consacré à Rodin) que « la répartition des tâches relevait, aux yeux du maître, du partage du travail au sens économique » avant d’enchaîner, avec malice, sur l’anecdote suivante : « Falguière, quand il recevait une visite, évacuait ses assistants (qui étaient d’ailleurs les mêmes que ceux de Rodin) et logeait des éclats de pierre dans sa barbe, pour donner une image de l’artiste aux prises avec son matériau et s’épuisant à la tâche ! »
Étrange comme les artistes – et les modernes, en général – se défient par moments de ce qu’ils encenseront, quelque temps après, avec la plus véhémente énergie intellectuelle. L’Économie bourgeoise resterait-elle cette maîtresse honteuse, ne le fût-elle que vaguement (telle Camille Claudel), au point qu’on doive soigneusement la cacher lorsque sonne l’heure de prendre la pose immortelle, après qu’on a pourtant, grâce à elle, de son fait de langueur technique, tant appris sur soi-même et ses immenses possibilités ? La chose fonctionne aussi en politique. Voyez notre misérable Couronne présidentielle. Pour s’élever, l’Économie. Et puis, une fois en haut, bien à cheval sur le tas de boustifaille : les grands projets. Enfin, la Poésie. Et l’Art. Mais hélas ! tout doit crouler un jour, et la chose se révèle. La boustifaille se rappelle à vous. Les artistes apparaissent alors – phénomène cyclique – tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change.
En pleine lumière.