≪La pluralité se manifesterait sous forme de séparation liante. N'est-ce pas très exactement ce paradoxe de la pluralité humaine que La Boétie cherche à pointer lorsqu'il a recours à une bizarrerie ou une invention orthographique ─ le tous uns ─ afin de mieux nous faire comprendre la particularité de ce lien tel que l'ipséité persiste jusque dans la constitution du "tous" ? La nature a resserré, écrit-il, "le noeud de notre alliance et société ; si elle a montré en toutes choses qu'elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns". Or, c'est sur ce "tous uns" que peut s'exercer, que s'exerce la force susceptible d'engendrer la servitude volontaire. La pluralité humaine s'avère donc irrémédiablement fragile ; ainsi en va-t-il de même de la liberté. C'est parce que la liberté humaine trouve son origine dans la pluralité, dans ce tous uns, qu'elle est exposée à se renverser en son contraire, de même que ce tous uns est exposé à se métamorphoser en une autre configuration, le tous Un. De là l'extraordinaire novation laboétienne qui enseigne à mieux comprendre cette étrange parenté entre le désir de liberté et le désir de servitude, puisqu'elle affine notre regard au point de lui permettre de distinguer les lieux de passage entre les deux désirs et qui se donnent à voir, pour autant que l'on s'attache à suivre les étonnantes aventures de la pluralité.≫
(Miguel Abensour, ≪Arendt, la critique du totalitarisme et la servitude volontaire≫, 2009)