vendredi 27 février 2015

La collaboration de classe, c'est trop cool-sympa !


Trouvé, hélas ! (le monde ressemble à ça, en vrai...) 
sur l'excellent site Raum Gegen Zement.
Salut, Charles !

jeudi 26 février 2015

Dans l'intime (jusqu'au cou)

 

Tout ça pour ça...
Entendons-nous bien. Faire une heure de queue sous une pluie glacée, dans la grisaille, n'a évidemment rien de déplaisant. Surtout si c'est dans le seizième arrondissement de Paris, l'un des plus charmants de l'univers, où nous avons nous-mêmes nos habitudes de très longue date. Après tout, lorsque des gens consentent volontiers à ce genre d'expérience attentiste (devant un établissement dansant nocturne, par exemple, animant quelque district hype de la capitale), vous conviendrez avec nous que la chose en vaut nécessairement la peine. Diable ! ces gens seraient-ils des imbéciles ou des aliénés, comme cela, par paquets de douze ? À l'intérieur, de purs trésors doivent s'offrir, voilà tout, et s'offriront effectivement, précisément reconnaissables à cela que les trésors se méritent. Raison pourquoi des vigiles - sympathiques, une sélection physionomique toute naturelle et l'obligation de trépigner sur place indéfiniment vous séparent, pour l'instant, desdits trésors en toute innocence et légitimité. Dans un prochain billet, nous aborderons le sujet délicat des files d'attente à la Poste et à la Caisse d'Allocations familiales.

Esquivons la question du prix du billet d'entrée au Musée Marmottan-Monet puisqu'il est ici, paraît-il, question d'hygiène. Nous ne concèderons que cette seule vérité incontestable : l'impressionnisme glorieusement honoré céans en toute circonstance aura sans doute glissé sans l'imprégner, telle l'eau sur les plumes d'un canard, dessus ce vulgaire aspect économique des choses. Pour le reste, grâce soit, au moins, rendue à l'impressionnisme, justement ! ou plutôt à la relative discrétion spécifique du commentaire de nos chers commissaires d'exposition, à laquelle - vous nous connaissez - nous nous montrons invariablement tellement attentifs. 
Que les pauvres aient été de tout temps moins crades que les riches, plus exhibitionnistes et plus libres aussi, ou que les putes aient majoritairement servi de modèles aux artistes célébrés par la bourgeoisie, tout cela se verra compris à travers les lignes, dès lors que vous aurez tiré vous-mêmes subliminalement - comme un grand, comme une grande - les conclusions qui s'imposent de votre pérégrination muséale. Le musée Marmottan-Monet ne profèrera jamais ce type de réalités crûment, il les suggèrera dans leur saleté salutaire impossible à accueillir en ses murs. L'idée est donc, conformément à cet éternel grand-projet-idéologico-universitaire standard d'archéologie des savoirs ayant, voilà quelques décennies, mis à mort la totalité organique de la vie au profit des sciences humaines, d'étudier, de disséquer sans parti pris, objectivement (ha ! ha ! ha !) l'aventure de la toilette intime au fil des siècles, des époques, et de leurs idéologies dominantes (bon, cela, c'est nous qui l'établissons ainsi, on n'a pas pu se retenir, les choses ne se posent pas exactement en ces termes dans le seizième arrondissement). 

On ne se trempe pas, certes, dans la flotte identiquement, avec les mêmes attentes ou terreurs, ni raisons pragmatiques au Moyen Âge et dans une baignoire bourgeoise de la fin du dix-neuvième siècle à Paris. On ne se frotte pas avec décontraction la fouffe aussi publiquement - en présence de témoins de l'un ou l'autre sexe - au XVIIIème siècle et sous la Restauration. La monstration esthétique des corps immergés dans leur baquet, de même, évoluera selon l'intériorisation psychologique rendue davantage possible et massive du fait, notamment, des fluctuances ergonomiques du matériel sanitaire concerné. Qu'aurait en effet à fiche tel peintre moderne (Manet, par exemple, ou Bonnard) du physique parfait de telle ou telle modèle quand c'est, de celle-ci, la pure méditation qui le captive : le trajet de son âme circonscrivant un corps (lui-même aquatiquement libéré, provisoirement, d'une part de sa pesanteur) tandis que l'ensemble entéléchique se trouve ainsi plongé dans l'eau tiède du tub (avec un u) ?

Notons que l'évolution de la situation sanitaire de l'univers vers la baignoire pour tous ne fait aucun problème pour les commissaires du musée Marmottan-Monet. Tout le monde, de nos jours, doit avoir une baignoire, la chose est entendue, vous comprenez, puisque le temps qui passe, suivant son fil de progression vers l'intériorisation méditative, l'impose nécessairement. Ernst Bloch situait précisément la capacité à rêver éveillé du côté des archi-pauvres, des dépouillés de tout (de baignoire, par exemple), cette capacité se voyant précisément stimulée chez eux par le manque, la Faim (la pulsion principale dont découlent, selon Bloch, toutes les autres) portant l'avenir explosivement,  pour ainsi dire, comme le nuage porterait l'orage. Les châteaux en Espagne méditatifs se bâtiraient-ils donc plutôt exclusivement dans les baignoires à faïence ou sur la misère sèche ? La question, amis lecteurs, Lecter, Hannibal, cette question reste ouverte. De même que demeure irrésolue (nous plaisantons) cette interrogation découlant d'une sobre constatation, aperçue par nous-mêmes, et émise par le musée Marmottan-Monet, relative à certain génie artistique spontané et familial de la lignée de Berthe Morisot, à l'étage. Cette capacité artistique spontanée (dont se trouvent mystérieusement privés, à tous les âges du monde, les représentants ordinaires de la gueuserie analphabète) de la famille Morisot serait-elle d'origine génétique, naturelle, sociale ? L'inné, l'acquis, etc ? Vous avez deux heures, les calculatrices sont interdites.

Bon, mais alors que voit-on, au juste, dans cette exposition si méritoirement accessible ? De belles choses, assurément. Une poignée, disons, de belles choses. Les sollersismes voltairiens et balladuro-coquinistes n'ayant jamais eu notre préférence, vous aurez deviné que L'oeil indiscret ou La Femme qui pisse (1742) de Boucher, ainsi que d'autres représentations de trempage intime rougissant, devant des petits chiens ou chats à ruban violet, et sous le regard concupiscent-complice d'une servante n'ayant que cela pour elle, la salope, ou d'enfants-angelots vicieux à plis faciaux et tout bouffis de lait nourricier, ne nous auront tiré que de vagues sourires, aussitôt expiés dans la honte solitaire et la culpabilité historique. Un Moine lutinant une dame devant une table de toilette (gravure anonyme du 18ème) facilitait déjà davantage, pour quelque raison obscure, l'identification. Dès l'orée - comme dirait l'un des seuls marquis nous intéressant vraiment - le Mars et Vénus au bain, d'Antonio da Trento, avec sa petite caresse manuelle élégante des fesses et son entrée masculine vigoureuse dans le tub (avec un u) provoqua également une certaine satisfaction. Mais le sommet de l'exposition fut pour nous triple, avec un crescendo. Il consista dans le passage successif devant 1°) la Femme nue se coiffant, de Manet (1875), décidément le moins ennuyeux et le plus spirituel des impressionnistes, surlignant volontiers, à la Ingres, l'extériorité limite des chairs cependant que les rotondités sexuées-agressives  (les seins, quoi !) de la Femme se trouvent atténuées dans quelque brouillard visant à la communion transgenre, 2°) la Jeune femme à sa toilette, d'Eugène Lomont (1898), valant pour nous à elle seule le détour, avec cette incroyable beauté phosphorescente ceignant la ligne de hanche, et ce mystère d'ablution intemporel, enfin ! (archéologie du savoir, qu'il disent...), 3°) la Femme peignant ses cheveux de Wladyslaw Slewinski (1897), l'un des plus admirables incendies picturaux qu'il nous ait été donné de goûter depuis bien longtemps. 
Picasso nous emmerdant traditionnellement, et le pop art - pour finir - nous laissant interdits (de penser), nous prîmes ensuite la fuite, pour nous rincer la tête à l'air libre. Le hasard fait bien les choses : il n'avait point cessé de pleuvoir. Nous conservâmes là, dans ces conditions, nos propres préjugés hygiénistes, sur lesquels tout discours historico-esthétique bourgeois éprouvera sans doute, hélas ! jusqu'au bout, le plus grand mal à passer. Ce discours parle, il est vrai, à nos oreilles, à sa manière inimitable qu'il ne comprendra jamais. Certains de ses silences, cependant, nous causeront toujours davantage. Nous reprîmes notre métro à la station La Muette.

lundi 23 février 2015

Freud, pessimisme et révolution

 
Freud et Ferenczi,  fils maudit.

La psychanalyse aura toujours progressé par ses marges, et fait la preuve de son intérêt par l'exposé-même de ses impossibilités. La féconde génialité de Freud, l'importance rationnelle décisive de ses principales intuitions toujours se seront vues confirmées en raison même de la pertinence extrême des critiques leur étant adressées, en raison même, spécialement, des déviations et changements légitimes que ses ex-disciples parmi les plus brillants prétendirent, l'un après l'autre, appliquer au coeur de la méthode psychanalytique, à son processus thérapeutique
La raison en est simple. Freud est précieux autant par ce qu'il dit que par ce qu'il dissimule, ou refuse d'assumer. Le trésor de la psychanalyse est essentiellement un trésor caché, ne la concernant plus mais intéressant ce qu'elle néglige obstinément de voir et de considérer : le cours des contradictions du monde. On sait en effet que le patient guéri de Freud n'est pas le patient heureux mais celui dont la misère névrotique se sera finalement effacée, du fait de la cure, au profit d'un malheur normal, "non-pathologique", bref désormais acceptable au sein d'un monde dégueulasse. La psychanalyse procède ainsi clairement, de ce point de vue, du seul besoin d'adaptation conformiste à un tel monde, estimé par elle substantiel, ou assimilé à un simple environnement élémentaire, non-soumis au changement, à l'évolution, au Temps. Ce monde sanctifié et éternisé n'est en réalité, bien entendu, que l'univers contingent de la ridicule société bourgeoise, avec ses répressions circonstancielles, ses "sur-répressions" évitables, comme dirait Marcuse.

Si Freud mythifie ladite société, s'il juge absurde, à son endroit, tout projet de dépassement historique, ce conservatisme d'adaptabilité du malade névrosé au monde a cependant aussi son revers subversif : toute idéologie bourgeoise de communauté, de superstructure politique harmonieuse, de coopération humaine citoyenne et autres fadaises ordinaires se verra également, au prisme du travail de Freud, simplement mise en pièces au nom d'un primat estimé chez lui absolu, dans l'inconscient, de pulsions ultra-violentes, prédatrices, inéduquables, dont la seule répression pragmatique, toujours recommencée, permet l'édification sociale. "Le prix, écrit-il, que nous payons pour notre avancée dans la civilisation est la perte du bonheur..." (Malaise dans la civilisation). Le mal, chez Freud, est "l'inhumain dans l'humain", il est, quoi qu'en peuvent dire les idéalistes sociaux d'un bord ou de l'autre, rigoureusement inexpugnable de l'expérience humaine. Ce ne sont jamais les héros conscients de l'homme bourgeois contractuel qui décident librement de se donner telle ou telle meilleure forme d'organisation politique et sociale. La répression, seule, impitoyable et continue des désirs authentiques des hommes permet la civilisation : malheur, répression du désir et civilisation (nécessairement, de fait, inauthentique) se trouvent indissolublement liés. La simple possibilité sociologique d'une différence concrète, par exemple, de degré de liberté sexuelle à Paris ou à Vienne à l'époque même de Freud, ou encore d'une angoisse sexuelle frappant différemment les représentants de classes sociales différentes, n'entre pas en ligne de compte.

Cette attitude freudienne ayant construit sa sombre légende : attitude distante (notamment face au patient en souffrance), et volontiers - donc - présentée comme froide, inhumaine, pessimiste, etc, à l'égard d'une totalité (un monde) pour laquelle Freud nie au fond la possibilité d'une quelconque véritable histoire, à laquelle il ne reconnaît ni mouvement ni avenir semble paradoxalement bien plus honnête que certaines autres conceptions d'inspiration psychanalytique, résolument hostiles, pourtant, elles, à ce côté "conservateur", voire "réactionnaire" de Freud, prétendant à une plus grande ouverture à la société "d'aujourd'hui", à ses problématiques "contemporaines", etc, vis-à-vis desquelles un certain épanouissement humain ne serait plus désormais jugé une complète chimère. Nous parlons ici de l'école dite "culturaliste" ayant essaimé dans la foulée du premier grand traité de révision anti-freudien, paru l'année même (1939) de la mort de Freud : Les voies nouvelles de la psychanalyse, de Karen Horney. Le passage du temps, certes, aura été bien cruel pour la tendance initiée par ce genre d'ouvrages. Qui se souvient, aujourd'hui, de Karen Horney et de sa bande ? L'influence, pourtant, voilà quelques décennies, de ce "révisionnisme" néo-freudien, comme l'auront appelé ses ennemis, aura été considérable. L'intérêt d'en noter ici brièvement la teneur est de rappeler, par contraste, toute la potentialité subversive du freudisme classique et de son fameux "pessimisme" conservateur intransigeant.

Il est en effet pour nous, en face de ce pessimisme sans concessions, que ce soit en psychanalyse ou ailleurs, une variété d' "optimisme" encore plus dangereuse, par son réalisme même, par son empathie concrète revendiquée à l'égard des porteurs de pathologies pouvant sans trop de soucis se voir soldées hic et nunc pour peu qu'on s'y prenne bien, par son rapport positif et constructif à une adaptation de l'homme au monde : radicalisation réformiste "de gauche", en quelque sorte, de ce vice adaptatiste originel de la psychanalyse, inhibé cependant jusqu'ici, précisément, par le pessimisme radical freudien
Du point de vue d'Adorno ou de Marcuse, pour ne citer qu'eux, ce développement post-freudien de la "psychanalyse" (si ce mot est encore valable), notamment aux USA après la seconde guerre mondiale, relève ainsi de l'aura et de l'intérêt acquis, aux yeux du système capitaliste, par cette pure technique d'adaptation du Moi aux exigences de la société, cette société que Freud, du moins, reconnaissait comme essentiellement déchirée, séparée et impropre au bonheur. Quand l'adaptation du patient fait défaut, ce n'est alors plus qu'il se révolterait par choix, dans la névrose, contre une société objectivement condamnable et insupportable. Le néo-freudisme rendra bien plutôt le névrosé seul fautif et responsable de son malheur devant la société. On nie alors l'importance de la sexualité, du complexe d'Oedipe et, de manière générale, de tout ce qui concerne le passé de l'individu, pour favoriser le règlement de pseudo-conflits névrotiques actuels, dont la doctrine néo-freudienne situe l'origine ailleurs que dans la sexualité infantile, notamment dans une contradiction (poussivement motivée au plan théorique : Marcuse parlant à ce sujet de discours d'assistante sociale à peine amélioré) entre exigences plus ou moins acceptables de la société et ambition d'épanouissement social du Moi. Un simple décalage, au fond, auquel il conviendra de remédier par des techniques appropriées et efficaces, congédiant les vieilles légendes freudiennes de la répression mutilante obligatoire, de l'incompatibilité du bonheur et de la civilisation, de ces traumatismes infantiles qui ne passent jamais complètement. Le comble est que cette doctrine s'affichait souvent, à en relire aujourd'hui ses épigones, comme résolument critique, voire politique : les "nouveaux" concepts qu'elle maniait, d'une platitude redoutable, en témoignent : tels que la concurrence - l'esprit de concurrence - aliénante de la société de masse contrariant parfois dans ses excès regrettables l'adaptation positive de l'individu, ou encore l'amour découplé du sexe (par opposition à la pulsion sexuelle tyrannique freudienne, le néo-freudisme vantant, de manière acritique, tous les mérites pratiques de cette sublimation de la sexualité asociale que Freud avait mis au jour) comme vecteur de bonheur social, etc. C'est ce qui permit à cette tendance de traiter Freud en père fouettard et chien crevé pessimisto-réactionnaire.

À son sujet, Adorno préfère écrire, avec le goût apparent du paradoxe : " Freud avait raison quand il avait tort. La puissance de sa théorie se nourrit de son aveuglement face à la séparation de la sociologie et de la psychologie [et il est] parvenu, grâce, précisément, à son atomisme psychologique, à exprimer adéquatement une réalité dans laquelle les êtres sont effectivement atomisés et séparés les uns des autres par un gouffre infranchissable. C'est la justification objective de sa méthode consistant à pénétrer dans les profondeurs archaïques de l'individu et à prendre celui-ci comme un absolu qui n'est lié à la totalité que par sa souffrance et sa détresse existentielle." (dans La psychanalyse révisée, 1946).

Derrière les bonnes intentions de façade du néo-freudisme façon Karen Horney ("dépasser, humaniser, moderniser Freud"), la radicalité des thématiques freudiennes (pansexualisme, complexe de castration, pulsion de mort) se trouva donc souvent proprement évacuée par cette psychanalyse d'utilité sociale et de bonheur-standard-pour-les-masses, en regard de laquelle, dialectiquement, le pessimiste Freud offrait, lui, sans pouvoir ni vouloir le dire, certes, des armes critiques secrètes incontestables, et d'une toute autre qualité : " L'échec du libéralisme et de ses promesses, le développement des tendances totalitaires et les efforts pour s'y opposer se sont reflétés dans la position de la psychanalyse. Durant les vingt années de son développement (avant la première guerre mondiale), la psychanalyse élabora les concepts pour la critique psychologique de la réalisation la plus prisée de l'époque moderne : l'individu. Freud démontra que la contrainte, le refoulement et la renonciation sont l'étoffe dont est faite la "libre personnalité" ; il posa le "malheur général" de la société comme la limite infranchissable de la thérapeutique et du normal. La psychanalyse fut une théorie radicalement critique." (Marcuse, Éros et civilisation). La contradiction entre ce noyau critique du freudisme et son conservatisme pessimiste assumé est rendue extrêmement féconde négativement (comme il y a une théologie négative) du fait que Freud apparaît, malgré tout, invinciblement, comme un penseur social. Du moins sa dernière métapsychologie postule-t-elle un primat phylogénétique de l'espèce, de la horde, du collectif, ramené auquel la constitution individuelle - ontogénétique - apparaît de moindre importance. Ernst Bloch nous semble, de fait, peut-être moins pertinent ici que Marcuse (pour qui la métapsychologie freudienne constitue vraiment le coeur essentiel, et explosif, de la doctrine) lorsqu'il écrit, dans son Principe Espérance que " bien que Freud ait cru déceler dans l'inconscient la présence d'éléments archaïques laissés par la mémoire tribale et bien que ses disciples y aient même "déterré" des réminiscences originelles remontant aux premiers animaux terrestres, l'inconscient freudien était en gros de nature individuelle, c'est-à-dire que tout ce qui y était refoulé provenait principalement d'expériences individuelles et ne se rapportait qu'au passé relativement récent de l'individu."

En bon hégélien et dialecticien, et de même que Marx avait renversé Hegel pour le remettre sur ses pieds, Marcuse semble juger lui facilitée la conversion active et subversive de l'oeuvre freudienne  par le fait même que Freud s'est enfoncé le plus loin possible dans le sens du Tout-ou-rien, dans le sens de l'égalité posée entre Répression et Civilisation (contrairement aux "optimistes" adaptatistes néo-freudiens modernes type Karen Horney). Circonstanciez alors simplement les choses, remplacez comme par inadvertance cette "Civilisation" par son pendant réel, c'est-à-dire la civilisation bourgeoise, et alors la libération du désir devient le mot d'ordre insurrectionnel, la déclaration de guerre la plus intraitable adressée à la bourgeoisie, dont la répression, en particulier sexuelle, est reconnue dès lors constituer la seule véritable idéologie inconsciente. C'est ce que posait d'ailleurs Erich Fromm, avant qu'il ne devienne l'un des hérauts de cette psychologie de masse adaptative dont il est question : " La sexualité offre une des possibilités de satisfaction et de bonheur les plus fortes et les plus élémentaires. Si ces possibilités étaient autorisées dans les limites fixées par les besoins d'un développement productif de la personnalité plutôt que par le besoin de domination des masses, la seule réalisation de cette possibilité de bonheur fondamentale conduirait nécessairement à une augmentation des revendications pour la satisfaction et le bonheur dans les autres domaines de l'existence humaine. L'aboutissement de cette revendication exige que l'on dispose des moyens matériels nécessaires à sa satisfaction et provoquerait à cause de cela l'explosion de l'ordre social régnant. " (Fromm, in Zeitschrift für Sozialforschung, 1934). 
Le pessimisme freudien, Adorno l'analyse en termes de romantisme, rapprochant en sa solitude jalouse, désespérée et coléreuse, Freud de tout autre grand penseur ayant refusé comme lui de composer, de quelque manière que ce soit, face à la pourriture congénitale du monde : " Dans la constitution présente de l'existence, les relations entre les êtres ne se nouent pas en fonction de leur libre volonté ni de leurs pulsions, mais en fonction de lois sociales et économiques qui s'imposent derrière leur dos. Quand la psychologie, dans ces conditions, se rend humaine et présentable, en faisant comme si la société était celle des êtres humains, déterminés par leur soi intime, elle prête à une réalité inhumaine l'éclat de l'humanité. Les penseurs sombres qui ne démordent pas de l'idée de l'inamendable malignité de la nature humaine et qui proclament avec pessimisme la nécessité de l'autorité - Freud en cela se situe à côté de Hobbes, Mandeville et Sade - ne peuvent pas être expédiés du revers de la main comme des réactionnaires. Dans leur propre milieu, ils ne furent jamais bienvenus. Que l'on doive parler de la face lumineuse et non de la face sombre de l'individu et de la société, c'est exactement l'idéologie officiellement agréée et respectable. Les néo-freudiens y succombent, qui s'indignent du réactionnaire Freud, alors que son pessimisme intransigeant établit la vérité sur les conditions de vie dont il ne parle pas". Voilà pourquoi "la froideur freudienne, qui récuse toute immédiateté fictive entre médecin et patient, et qui reconnaît ouvertement que la médiation qui fait l'essence de la thérapie est d'ordre professionnel, fait plus honneur à l'idée d'humanité, par son exclusion inflexible de tout simulacre d'humanité, que les paroles de réconfort et la chaleur humaine de commande. Dans un monde où l'amour est devenu un instrument psychotechnique parmi d'autres, on fait preuve de fidélité à l'amour par une pensée qui maintient l'idée que le médecin doit soigner son patient sans feindre un "intérêt humain". (Adorno, op. cit).

Dans cette optique négative, on comprend que les essais de modifier, dans le cadre psychanalytique, la conduite du traitement psychanalytique, chez un Ferenczi ou un Rank, furent à la fois des essais désespérés et féconds. Par l'intervention active que Ferenczi propose comme méthode vis-à-vis du patient (que ce soit sa "technique active" proprement dite, ou "l'analyse mutuelle" qu'il revitalise ensuite), il révèle ce secret freudien que l'analyste fait partie du monde, qu'il y intervient équipé du même inconscient que l'analysé, se trouve installé vis-à-vis de lui dans la même possibilité de rapports faisant exister le monde, à savoir des rapports de domination, de défense, d'agressivité et de désir. De même que l'éducateur a dû lui-même être éduqué, le psychanalyste trimballe les mêmes casseroles que son patient : il a subi, du fait de son propre inconscient, le même calvaire formateur potentiellement névrotique. Comment cet homme se contenterait-il alors, simple appendice auditif calé dans son fauteuil, de cette neutralité distante préconisée par Freud-le-pessimiste, le même qui confia un jour de 1932 à Ferenczi (lequel le note dans son Journal clinique - la chose dut le supéfier, l'horrifier sans doute) que les patients névrosés n'étaient à ses yeux que de la "racaille" dont il convenait de se défier, du "matériel" juste bon "à [nous] faire vivre" (nous, les analystes), à faire, en quelque sorte, progresser la science, et pour lesquels, "de toute façon [nous] ne pouvons rien" ? 
Ferenczi aura la conséquence de noter que toute attitude passive de l'analyste vis-à-vis de son patient serait impossible par définition. Son comportement est remarquable sur le plan humain, témoignant d'un caractère bienveillant, aux préoccupations morales et sociales élevées, bref tout ce dont Freud situait précisément l'origine dans la plus extrême répression, ou dérivation pulsionnelle, en s'en tenant, malgré tout, à ce simple constat théorique. Ferenczi consolait, caressait ses clients et clientes les plus malheureux et désespérés étant venu.e.s s'effondrer dans son cabinet. Il s'effondrait d'ailleurs avec eux, absorbait leur douleur comme une éponge bienveillante, accédait à leurs demandes les plus invraisemblables et violentes au cours de ces séances, dans l'intérêt du malade et du sien propre (à la fin de son Journal clinique, Ferenczi évoque ainsi le "pardon mutuel" nécessaire entre l'analysant et l'analysé, marquant la fin de la cure). Ferenczi parle de lui-même, sans fard, comme d'un "Moi qui souffre". La solitude, l'atomisation entre les êtres est assurément reconnue par lui comme source de malheur : " L'analyste [ne devant pas] reproduire en aucune façon l'attitude d'un maître d'école ou d'un parent sadique (...), le patient, se sentant soutenu et compris, va pouvoir sortir de sa grande solitude qui aggravait sa blessure en le clivant davantage ; sa personnalité est réunifiée, GUÉRIE. " (Journal clinique). 
Comme l'écrit Anne-Marie Saunal dans sa préface aux Réflexions sur le masochisme, "Ferenczi recommande à l'analyste d'être humain, respectueux, d'adopter une grande permissivité, de savoir reconnaître ses erreurs, en un mot de ne pas se situer dans la toute-puissance" dans la perspective - encore une fois ! - jamais abandonnée, d'une guérison authentique, d'une réduction générale du malheur. Une telle réduction, complète, étant cependant impossible dans le cadre bourgeois, ainsi que Freud lui-même le pose sans le voir, depuis le cadre de verre de ses postulats et de sa fausse conscience, et Ferenczi lui-même n'apercevant pas avec exactitude la genèse ultra-majoritairement sociale du malheur humain, ce dernier était condamné, comme Rank, à régresser ensuite pour maintenir la cohésion de son système théorique et de sa pratique thérapeutique, depuis le noyau rationnel freudien jusqu'à l'archaïsme biologisant rattachant l'individu à une sorte de fond immémorial, préhistorique, utérin ou amniotique (son oeuvre Thalassa, Le Traumatisme de la naissance de Rank). Toute excommunication ou désaccord officiel mis à part, Freud fit d'ailleurs un riche usage de ce dernier texte (dans Inhibition, symptôme et angoisse, par exemple, en 1926, l'anxiété renvoie désormais à la peur de la répétition d'un traumatisme fondateur, de la perte de l'objet aimé ou de son amour, de la séparation d'avec la mère, de l'expulsion de la horde, etc). On sait aussi ce que la pratique du contrôle corporatiste de tout psychanalyste par un de ses pairs doit aux intuitions de Ferenczi.

La psychanalyse freudienne, disions-nous au début de ce billet, progresse par ses marges, ses manques, ses limites, son incomplétude même. Pour en comprendre l'intérêt, et l'honorer véritablement, il convient d'abord de sortir d'elle pour la voir dans sa vérité : sortir d'elle, en l'occurrence, par la bonne porte, la seule qui vaille : celle de la révolution sociale, afin que cette porte demeure ensuite toujours ouverte, dans l'intérêt de l'humanité. Cette porte-là, le malheureux Ferenczi (avec une foule d'autres disciples maudits enfermés dans leurs contradictions), Ferenczi mort oublié, calomnié, abandonné et à moitié fou, ne l'aura point aperçue. Son destin cruel, à lui seul, vaut éclairage et révélation.




samedi 21 février 2015

Bonjour, tristesse

 
Abdel-Hafed Benotman (1960-2015).

Une fois de plus, le malheur nous frappe. 
On s'en souviendra, de cette planète, et de ce début 2015.
On commence même, pour tout vous dire, par en avoir un peu marre. 
Les merdes volent en escadrilles (Sagesse des Nations). 

*** 
De doux hommages (entre cent autres)ici ainsi que là.
Le style de nos camarades, de nos compagnes et compagnons aimé.e.s, est bon. Il ne faudrait pas - la chose ne lui vaudrait rien - qu'il se figeât dans le registre nécrologique. Les ami.e.s qui nous restent sont donc informé.e.s qu'il leur est désormais interdit de mourir d'ici la fin de cette année, ni d'aucune autre, d'ailleurs.

jeudi 19 février 2015

La gauchiste et le facho

Corbeau attaquant une buse, France, 2013.


« Elle s'appelle Anne Gouin. Elle a, comme j'ai dit, le cul carré, solide, haut placé, ce qui est très bien, c'est une des choses les plus difficiles à trouver. Des seins petits, mais arrogants ; je veux dire par là qu'ils sont pointus. Visage rond, petit nez, grande bouche, grands yeux bleus avec des cils pas mal. Elle a une moue méprisante tout à fait toc. J'ai enlevé ma veste et ma cravate ; je déboutonne ma chemise sur mon sternum. Mon torse est glabre mais bruni.
- Pourquoi vous m'avez insulté tout à l'heure ?
Elle hausse les épaules. Elle est contente de soi.
- Qu'est-ce que j'ai de particulier ? dis-je. J'ai rien de particulier.
- Justement, dit-elle de plus en plus contente de soi.
- Je ne me pose pas de problèmes, dis-je mensongèrement. C'est peut-être ça qui agace les gens. La vie est absurde. Nous n'avons qu'une parcelle dérisoire du temps, au regard de l'éternité ; aussi, ne nous sacrifions pour rien, aimons les bonnes choses. La nourriture, le Beaujolais.
Je fais une petite pause pour donner plus de force à mes paroles.
- Il faut jouer le jeu, prononcé-je.
- Le Beaujolais n'est pas un idéal, dit-elle.
- Il n'y a pas d'idéal, rétorqué-je, le visage dur. Dieu n'existe pas et le marxisme est une duperie.
Elle sourit d'un air ironique.
- Vous verrez, dit-elle.
- Qu'est-ce que je verrai ?
- Beaucoup de gens sont comme vous à s'imaginer que l'Histoire est finie. Mais elle ne l'est pas. Voyez l'Algérie. À bref délai, c'est tout le Tiers-Monde qui jettera ses maîtres à la porte. Alors, le capitalisme, privé de matières premières, connaîtra une surproduction de contradictions et une crise économique, et vous comprendrez votre douleur.
- Après moi le déluge, dis-je finement.
- Pas après vous ! s'écrie-t-elle. Non ! Non ! De votre vivant même la France se fascise. Dans quelques années, le retour de l'armée vaincue obligera chacun au choix décisif !
- Je choisis de ne pas choisir.
Et toc.
Ça, c'est envoyé....
- Pauvre con inconscient, chuchote-telle dans mon oreille.
Sa respiration s'est précipitée à la faveur du feu de la discussion. Je lui prends la tête dans ma paume. Nous nous regardons durement. Elle me fourre sa langue dans la bouche. Je la renverse sur les galets. On frotte. Nous sommes tout rouges. »

(Jean-Patrick Manchette, L'affaire N'Gustro)

mardi 17 février 2015

Up to date !


«Je suis l'Esprit qui toujours nie !»
(Goethe, Faust I)

lundi 16 février 2015

Des mots, des choses et - entre eux - d'une certaine impuissance féconde...

Un mot, une chose, et derrière eux une échelle de fuite, produit de leur parfaite inadéquation.
L' union est un combat (Étienne Fajon, 1975).


NOTE DU MOINE BLEU

La poignée d'impeccables lignes qui suivent évoqueront immanquablement à nos plus fidèles (et courageuses) lectrices la première partie de l'étude que nous avons consacrée, voilà quelque temps, au travail de Ian Geay (voir en particulier les chapitres intitulés Crise de vers et Tlön-Express)  et dont la suite devrait idéalement bientôt débouler dans le secteur. De Marcuse à Geay, comme on pourra le noter, les références (littéraires) sont souvent les mêmes, quoique les conclusions diffèrent, l'avant-garde du mot renvoyant pour l'un au foisonnement de la vie par l'absence-même des choses qu'il prétend incarner, tandis que pour le second, le mot semble n'éduquer que par la charge morbide - ou mortifère - qu'il recouvre fatalement. Entre les deux, peut-être, une importance variable accordée aux notions de cycle, de mouvement, de dialectique. À vous de voir.

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« Interpréter ce qui est dans les termes de ce qui n'est pas, confronter les faits donnés avec ce qu'ils excluent, tel a toujours été le souci de la philosophie lorsqu'elle a été autre chose qu'un prétexte à justification idéologique ou qu'un simple exercice intellectuel. La fonction libératrice de la négation dans la pensée philosophique dépend de la reconnaissance de la négation comme un acte positif. Expliquons-nous : ce-qui-est repousse ce-qui-n'est-pas et, ce faisant, repousse ses propres possibilités réelles ; par conséquent, exprimer et définir ce-qui-est dans ses propres termes, c'est déformer et falsifier la réalité. La réalité est autre chose et bien davantage que ce qui est codifié dans la logique et le langage des faits. On entrevoit ici le lien interne qui unit la pensée dialectique et l'effort de la littérature d'avant-garde : la tentative commune de briser le pouvoir que les faits ont sur le monde, et de parler un langage qui ne soit pas le langage de ceux qui établissent les faits, les invoquent sans cesse, et en profitent. Et comme l'empire de ces faits tend à devenir totalitaire, à absorber toute opposition, et à monopoliser l'univers entier du discours, l'effort pour parler le langage de la contradiction apparaît de plus en plus irrationnel, obscur, artificiel. La question ici n'est pas l'influence, directe ou indirecte, de Hegel sur la vraie avant-garde, bien que cette influence soit manifeste chez Mallarmé et chez Villiers de l'Isle-Adam, chez les surréalistes et chez Brecht ; dialectique et langage poétique, bien plutôt, se retrouvent sur un terrain commun.
Cet élément commun est la recherche d'un " langage authentique ", le langage de la négation en tant que le Grand Refus d'accepter les règles d'un jeu dans lequel les dés sont pipés. L'absent doit être rendu présent, parce que la plus grande part de la vérité est en cette absence. Telle est la fameuse déclaration de Mallarmé : 
" Je dis une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. "
Dans le langage authentique, le mot " n'est pas l'expression d'une chose, mais l'absence de cette chose... Le mot fait disparaître les choses et nous impose le sentiment d'un manque universel et même de son propre manque " (Maurice Blanchot, Le Paradoxe d'Aytre, dans Les temps modernes, juin 1946). La poésie est ainsi le pouvoir " de nier les choses ", le pouvoir même que Hegel revendique, paradoxalement, pour toute vérité authentique. Valéry affirme : " La pensée est, en somme, le travail qui fait vivre en nous ce qui n'existe pas." (Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, vol I, p. 1333). Il pose la question rhétorique : " Que sommes-nous donc sans le secours de ce qui n'existe pas ? " (ibid., p. 966). Ce n'est donc pas là de " l'existentialisme ", mais quelque chose de plus vital et de plus désespéré : l'effort pour contredire une réalité au sein de laquelle toute logique et tout langage sont faux dans la mesure où ils participent à une totalité mutilée. Le vocabulaire et la grammaire du langage de la contradiction sont encore ceux du jeu truqué (il n'en est pas d'autres), mais les concepts codifiés dans le langage de ce jeu sont définis à nouveau du fait d'être rapportés à leur négation déterminée. »

(Herbert Marcuse, Raison et révolution)

jeudi 12 février 2015

Faire sécession, à la Pinacothèque de Paris ?



On devrait y aller, bien sûr. 
Mais la tête - bien sûr aussi - toute remplie de vilains préjugés absurdes, voire sectaires...

mardi 10 février 2015

Faune sauvage de nos régions

  Le visage du Gendarme (Pyrrhocoris apterus), 
punaise européenne de la famille des lygéidés.
Photographie prise au microscope électronique (à balayage).

Petit Hans

 
Otto Weininger en plus petit.
 
« Le complexe de castration est la plus profonde racine inconsciente de l'antisémitisme, car dès la chambre d'enfant le garçon entend dire que l'on coupe au juif quelque chose au pénis - un morceau de pénis, pense-t-il - et cela lui donne le droit de mépriser le juif. De même, la morgue envers la femme n'a pas de racine inconsciente plus forte. Weininger, ce jeune philosophe hautement doué et sexuellement perturbé qui, après son remarquable livre Sexe et caractère, mit fin à sa vie par suicide a, dans un chapitre fort remarqué, gratifié le juif et la femme de la même hostilité et les a accablés des mêmes outrages. Weininger se trouvait, en tant que névrosé, entièrement sous la domination de complexes infantiles ; la relation au complexe de castration est là ce qui est commun au juif et à la femme. »

(Sigmund Freud, note additionnelle à L'Analyse d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans)

From Ukraine with love

lundi 9 février 2015

Des bons morceaux


« C'était une journée qui ne promettait rien.
Sans argent, tout se rétrécit, même Paris. J'allais dans une gargote pour ouvriers, il y en a de pires qui ne sont pas moins chères.
Je vis là quelqu'un qui s'en payait. Jouissant dans les règles, si parfaitement, si innocemment. L'homme en face de moi, dans ses mains calleuses, tenait un homard, il mastiquait en crachant des morceaux de carapace rouge, il en mettait partout. À la chair tendre, pour une fois qu'il l'avait sous la dent, il faisait joyeusement honneur, se délectant judicieusement. Le précieux mets enfin n'était plus souillé par les bourgeois jouisseurs, il n'était pas assaisonné de la sueur prolétarienne, de l'opprobre de la rente capitaliste. Chose plutôt bizarre à Paris où les bourgeois ne se gênent pas encore de l'être, où ils se disent rentiers non seulement en toute quiétude mais avec fierté. Dans ce travailleur au homard il y avait encore mémoire d'autre chose, la grande explosion de jadis, il y a bien longtemps. Plus encore, on pressentait en lui l'aurore de lendemains où les bonnes choses ne seraient pas gardées par les rondes hurlantes et les chienneries de l'argent, où nous ne serions plus si stupidement contraints de choisir entre une bonne conscience et un bon morceau. »

Ernst Bloch, Révolutions pour rire (hélas), dans Traces.

                          

dimanche 8 février 2015

In utero



« Le monde réel lui-même, créé par l'homme, s'est révélé comme une chaîne ininterrompue de formations symboliques sans cesse renouvelées qui, tout en étant destinées à servir de substituts à la réalité primitive perdue, qu'elles imitent aussi fidèlement que possible, doivent rappeler aussi peu que possible le traumatisme de la naissance dont le souvenir se rattache à cette réalité primitive (...). Ce qu'on appelle le progrès de la civilisation représente une série continue de tentatives visant à établir un compromis entre la tendance impulsive au retour vers la mère et les nécessités qui imposent, vis-à-vis de celle-ci, l'éloignement. » 

(Otto Rank, Le traumatisme de la naissance).
                                                  
                                                   

vendredi 6 février 2015

De la modernité radicale et de sa sagesse

Jeune homme d'aujourd'hui tout neuf 
avec des idées modernes
pour préparer demain.

« Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pences, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings.
Souviens-toi que le crédit, c'est de l'argent. Si quelqu'un laisse son argent entre mes mains alors qu'il lui est dû, il me fait présent de l'intérêt ou encore de tout ce que je puis faire de son argent pendant ce temps. Ce qui peut s'élever à un montant considérable si je jouis de beaucoup de crédit et que j'en fasse bon usage.
Souviens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique. L'argent engendre l'argent, ses rejetons peuvent en engendrer davantage, et ainsi de suite. Cinq shillings qui travaillent en font six, puis se transforment en sept shillings trois pences, etc., jusqu'à devenir cent livres sterling. Plus il y a de shillings, plus grand est le produit chaque fois, si bien que le profit croît de plus en plus vite. Celui qui tue une truie, en anéantit la descendance jusqu'à la millième génération. Celui qui assassine (sic) une pièce de cinq shillings, détruit tout ce qu'elle aurait pu produire : des monceaux de livres sterling. »

(Benjamin Franklin, Advice to a Young Tradesman, 1748)

jeudi 5 février 2015

Alternative Ulster

                     

Ce devait être aux alentours de 1992. Nous avions dix-sept ans. L'âge précis où surgit, selon Ernst Bloch, certaine « idée précise de la liberté de mouvement avec tapis oniriques à l'entrée et à l'intérieur la vierge cosmique de l'imagination objective, mystère qui ne devait pas être résolu mais seulement nommé, car il était l'essence. » (Le Dieu de la vie, dans Traces). C'était bientôt sa fête, à la Vierge. Cela, du coup, faillit bien être la nôtre aussi. Dans le ghetto catholique de Falls, à Belfast-ouest où nous nous étions aventurés, des adolescents, des enfants, ensemble, traînaient autour d'une carcasse d'usine gigantesque qu'ils achevaient de dépouiller de matériaux, afin d'élever quelque bûcher digne de ce nom pour les célébrations du quinze août. Au début, comme d'habitude, les choses s'étaient bien passées. Le frenchy de passage s'était vu entouré et copieusement moqué, mais l'ambiance était bonne. Nous avions passé le premier test. Catholique ou protestant ? Il ne fallait évidemment pas merder. Ces kids-là n'avaient peur de rien, certainement pas des flics du RUC (Royal Ulster Constabulary, les limiers tortionnaires pro-britanniques) ou des paras anglais. Ils étaient vieux avant que d'être, comme disait l'autre. La violence avait accouché de leur corps, par ailleurs modelé de douceur, celle, par exemple, du fin duvet de leur crâne et de la brillance délicate de leurs oreilles cloutées. Donc : catholique ou protestant ? Français, avions-nous répondu. - Et donc... ? s'était-on impatienté que nous finissassions. Très discrètement, nous avions concédé un vague catholicisme familial, cette seule affiliation reconnue, stratégique et survivaliste, immédiatement relativisée, par fierté virile imbécile :  la pratique régulière, avions-nous crâné, ne suivait pas. Pas tellement, disons. Comme une manière d'excuse contemporaine, l'excuse de la jeunesse et de la vie, plutôt que l'odieux athéisme qui taille en pièces les identités et que partout, pour cela, on détestera toujours. Les mômes jouaient avec des pierres, à la main. Et de temps en temps, ils se les lançaient à la gueule. - Hier, était intervenu le plus beau d'entre eux, sans doute une espèce de petit chef charismatique, treize ou quatorze ans, hier, j'ai égorgé sept protestants. Ah bon ? - Oui, et Bobby Sands, lui, c'était mon père. D'accord. - John Major, c'est un juif, tu vois, un juif. Qu'est-ce que tu écoutes comme musique : tu aimes Bad Manners ? Ouais : Return of the ugly, j'aime bien. - Riteurn of di eugli ! (et il se moque de mon accent, façon petit nègre). Les autres rigolent. Bon, viens avec nous ! Et voici qu'ils m'emmènent dans l'usine. Je suis raisonnablement inquiet (être sur ses gardes ne changerait pas grand-chose, en même temps, vu leur nombre, mais la liberté de la conscience est ce qu'elle est : une dernière fierté d'avoir compris les choses, sans doute, presque, parfois, une excitation sexuelle, masochiste, c'est ce qu'Eekhoud raconte dans sa nouvelle Une mauvaise rencontre, en faisant assumer et même rechercher ce type de désir par son personnage principal). Nous montons dans les étages. Par des vitres éclatées, ce jour gris, une vision m'étreint de cette partie de la ville ravagée et hérissée. - Allez, ici, là, donne un coup ! Où ça ? - Où tu veux, on s'en branle, vas-y casse ! J'expédie ma doc rouge dans du contreplaqué, dans une fenêtre, un peu partout. L'excitation monte. Je participe, je travaille pour le bonfire. Une gentillesse concédée. Derrière moi, les kids rigolent. Nous redescendons. Tandis que nous discutons un peu dehors, avec le chef, que son amie a rejoint et qu'elle regarde, tranquillement admirative, en train de s'allumer une clope, un premier bout de parpaing s'écrase à mes pieds. L'eussé-je ramassé sur la tête, celui-là, que je serais crevé ou légume. Un autre : des petits éclats. Je m'indigne. On était en train de causer, normal. Mais c'est toujours comme ça, les embrouilles : la confiance trahie, et la bonté donc. Le voyou est même celui qui trahit ces sentiments très précis, et par là-même survit, un certain temps, dans un certain milieu. Le chef me regarde calmement, souriant. Une troisième pierre me rebondit sur le pied. Celle-là, je l'ai vue partir, du haut de l'usine. Furieux, je la ramasse et me prépare à la relancer vers la sale tête dégueulasse de l'expéditeur. Comme une volée de moineaux, préparés depuis toujours à la bataille de rue avec la canaille militaire, tous s'évaporent en riant, se planquent de l'ennemi désormais déclaré : moi-même. Je toise l'assistance retranchée, dépité et haineux. J'exagère encore un mépris déjà théâtral et vaste. Je lâche mon projectile. Aussitôt, c'est une pluie qui me cerne. Le chef, qui est le seul à n'avoir pas bougé, me dit alors, toujours aussi imperturbable : maintenant, il vaut mieux que tu te tires...
Tu m'étonnes. Sur mes talons, quelques caillasses, encore. 
La chance.
Plus tard, au Limelight, dans un quartier mixte (religieusement parlant), celui de l'Université, dans mon souvenir : c'est Millions of Dead Cops qui joue (un groupe de punk texan, dont j'aimais bien le John Wayne was a nazi avant de quitter Paris). Foule de punks bourrés et tranquilles, bienveillants. Je m'acoquine avec un vieux, trente balais, bedonnant, titubant, sympathique. Je lui ai raconté que tout mon périple, en Eire et Ulster, s'est fait au son, dans le walk-man, de l'Inflammable Materials (1979) des Stiff Little Fingers, dont je connais, pour ainsi dire, à force, les moindres intonations, les plus petites nuances de souffle. Ce sont elles qui m'aidaient à dormir dans la maison en construction de Malin Head, d'où les aboiements de chien se rapprochaient, semble-t-il, toujours plus à mesure de mon endormissement, elles qui me tenaient chaud partout, à Clifden, Sligo, Derry et sur la Giant's Causeway, ou à Bushmills, dans des quartiers où, cette fois c'étaient des kids protestants, les mêmes en bleu que les précédents, crâne ras et clubs de golf en main, qui patrouillaient au-dessus de kerbstones repeints méthodiquement aux bonnes couleurs de circonstances : celles de l'Union Jack, en l'occurrence. Le vieux punk n'y croyait pas. Les Stiff, c'était, évidemment, sa jeunesse, ses dix-sept ans, sa frustration à lui. D'Alternative ulster, il ne connaissait plus, comme paroles, que ces deux mots, qu'il me répéta toute la soirée, au Limelight, lorsque l'absence de bruit le permettait, dès qu'il avait cinq minutes. Alternative Ulster. Je lui soufflais la suite : Take a look where you're livin, you got the army on the street, and the RUC dog of repression, is barking at your feet... Il rayonnait, exigeait davantage. Il se foutait bien de l'IRA. Qu'était-il, lui-même : catholique ou parpaillot ? Le quartier où il habitait, où il m'invita dormir, où était-ce ? Nous avons marché, en tous cas, longtemps, aussi longtemps que notre état de défonce avancée le permettait. Et toujours : Alternative Ulster, comme un fétiche de jeunesse retrouvé, sur les lèvres de cet étrange petit français. Dans le pogo, un peu plus tôt, un de ses potes, avec qui nous avions  sans doute causé de l'IRA, à un moment, m'avait lâché, un peu excédé, agacé, fanfaronnade ou non : J'y suis, sergent, moi, dans cette fucking IRA. Mais ce n'était la grande affaire que pour moi. Ces punks-là s'en foutaient, de l'IRA, ils en étaient, pour certains, et voilà tout. Les choses se faisaient aussi naturellement, avec autant de tristesse et de colère froide, que de pointer au chômedu. Le premier punk avait dormi dans sa baignoire, s'était écroulé dedans. En chantant, une dernière fois, de sa voix éraillée moribonde-saoule : Alternative Ulster. Nous ne nous dîmes pas bonne nuit. Et au matin, je partis très tôt. Nous ne nous dîmes pas au-revoir non plus. Dans le froid du matin, sac au dos, je marchais vers la gare routière pour redescendre à Dublin. Sur mes oreilles, un casque. Et dedans, la voix de Jake Burns. Substance inflammable. Alternative Ulster. 

mercredi 4 février 2015

Hassidico-anal

Illustration tirée de l'album With love de Yom and the wonder rabbis.
 
« En même temps qu'il sape les fondements historiques du judaïsme, montrant d'une part que Moïse serait en réalité égyptien, d'autre part qu'il fut massacré par ses Lévites au moment d'entrer en Terre promise, Freud voit monter le nazisme et la persécution qui l'accompagne, et il critique et explique à sa façon «la régression vers une barbarie presque préhistorique» du peuple allemand. Ambivalence cohérente avec la théorie de Freud sur les phénomènes religieux : ils sont comparables, dit-il, aux névroses individuelles, et, de ce fait, ils sont le résultat d'un refoulement historique. Freud est donc historiquement et culturellement religieux : pour lui, ne pas «renier», comme il le dit, le judaïsme, c'est simplement obéir aux déterminations historiques de son passé. Mais critiquer, en l'expliquant, l'attitude juive par rapport à la loi, à la répression culturelle, aux interdits de toutes sortes, c'est lever en partie le refoulement historique. Freud se définit comme un «juif infidèle» : du côté de l'infidélité se tient son athéisme, du côté du judaïsme se tient sa fidélité au passé, collectif et individuel.

Cet horizon d'ambiguïté à l'égard de l'idéologie religieuse marque profondément et la démarche théorique de Freud et l'évolution du mouvement psychanalytique. La tradition culturelle juive se retrouve diffuse dans la théorie de Freud : dans l'incertitude et la désespérance quasi-mythiques qui connotent les textes sur la civilisation, dans l'inachèvement posé au principe de la thérapeutique de la cure psychanalytique, jamais achevée en droit, tout comme l'errance de la diaspora juive ; dans l'écriture de Freud, enfin, au niveau des multiples anecdotes, récits, histoires drôles (surtout dans l'ouvrage sur Le Mot d'esprit) qui sont le signe spécifique non pas du judaïsme en général, mais des formes culturelles qu'il a prises à Vienne dans le ghetto ; si un rapport peut être pensé entre Freud et Kafka, c'est sur ce sol qu'il faut le construire, comme une défense critique dans une situation d'exclusion sociale. C'est en quoi l'origine idéologique de la famille de Freud est décisive pour la genèse de la psychanalyse, instrument de critique et de soins axé sur un malaise dont Freud a fait l'expérience sous la forme de l'antisémitisme. »

(Catherine B.-Clément, Le sol freudien et les mutations de la psychanalyse).

                         

lundi 2 février 2015

Nevermore



« Le romantisme n'a certes pas d'autre avenir que d'être, dans le meilleur des cas, un passé pas encore réglé. Mais il a du moins encore cet avenir-là qui devrait être conservé (aufgehoben), suivant l'exacte polysémie dialectique de ce concept. »

(Ernst Bloch, Héritage de ce temps).