Voir l'épisode précédent : ICI !
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Sebastian Vrancx (Atelier), Saint-Martin et les mendiants (vers 1613), Cabinet d'Art sot, Malines. |
La Belgique est, traditionnellement, le pays de la plus extrême violence. Voyez la bataille des Éperons d’or, les tueurs du Brabant, les œuvres de Jean-Claude Vandamme ou du Marquis de l’Orée. Tous terroristes, partageant un double fond (comme ça, ces valeurs seront bien gardées) de catholicisme intraitable et d’esprit festif intransigeant.
Parlons-en, de leurs fêtes. Des siècles que cela dure en vérité, et que les autorités compétentes s’emploient sinon à les interdire franchement, du moins à les circonscrire avec les plus hautes précision et inquiétude. C’est ce que rappelle l’exposition Bombances et Sarabandes, organisée jusqu’au 27 mars 2013 par le Musée municipal de la ville de Lier, située à une poignée de minutes ferroviaires d’Anvers et accueillant en ce moment quelques perles voyageuses tirées de ce Musée des Beaux-Arts (fermé jusqu’en 2017) dont nous avons déjà causé. Sous Charles Quint, toutes les sortes de festivités publiques étaient sévèrement réglementées : deux jours au maximum pour bambocher et pas plus de quarante invités. On croit rêver. Ce n’est pas aujourd’hui, certes, que de telles atteintes à la liberté et la joie de vivre – typiquement moyenâgeuses – risqueraient de se voir perpétrées. Le trouble, en tous les cas, résultant de ces fêtes (à savoir : rixes, festivals d’ivrognerie, de paillardises, truanderies et autres révoltes de basse intensité) plongeait la Bourgeoisie flamande de l’époque dans des abîmes de perplexité.
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La kermesse de la Saint-Georges, Pieter Brueghel le Jeune (ou d'Enfer), Musée municipal de Lier. |
Car si elle fut bien, en effet, directement responsable de l’imposition de telles limitations légales au dévergondage du Peuple, du fait de cette panique l’étreignant littéralement lors des débordements, fréquemment émeutiers, d’une foule ivre de vin, de stupre et de ressentiment, ladite Bourgeoisie demeurait après tout issue de ce même Peuple, et persistait à boire aux mêmes sources – notamment symboliques – que lui. Impossible pour elle, par exemple, de rater une noce. C’eût été aussi grave, de son point de vue, qu’il le serait aujourd’hui du nôtre de foirer une fusion-acquisition, de laisser échapper quelque gros client pour une stupide histoire d’ambiance trop pas cool lors d’un cocktail préparatoire à signature, lequel n’aurait pas assez fait le buzz, ainsi que l’exprimeraient avec leurs mots à eux, et leur fraîcheur revigorante, nos diplômés actuels (les littéraires, surtout).
Au fond, le grand problème pour les propriétaires du monde a peu changé depuis les origines. Il s’est toujours agi d’occuper les pauvres d’une manière ou d’une autre (aux champs, à l’usine, à la guerre, au Contrat de Génération, peu importe) et de leur donner quelque chose à faire, coûte que coûte (enfin, façon de parler). La Bourgeoisie, s’agrégeant peu à peu à cette maîtrise, y revendiquant sa part toujours accrûe de domination, ajoute à ce projet de base un dessein spécifique : intéresser – à tous les sens du terme – les pauvres (n’ayant jusqu’ici, pour la Noblesse, simplement jamais eu d’existence) à ses propres histoires, dont chacun conviendra – et là est la gageure – qu’elles sont par principe redoutablement et terriblement ennuyeuses. Mais une licence trop complète accordée au Peuple de se distraire comme il l’entend se révélerait à peine plus dangereuse que le sentiment achevé, en l’esprit de ce dernier, d’une opposition intégrale d’intérêts – et de représentations fondamentale – entre le Bourgeois et lui. Telles sont les données du problèmes, et l’équation soumise à la légendaire sagacité marchande, s’exprimant par exemple ainsi, en 1614, sous la plume de Roemer Visscher :
« La plupart des gens sont ainsi faits qu’ils n’accomplissent du travail compétent et artisanal que contraints et forcés. Mais jouer aux dés, s’enivrer, ils appellent cela prendre des loisirs ou mener joyeuse vie. Ce sont bien, décidément, les pires des choses qui plaisent à la plupart des hommes. » (Sinnepoppen)
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Les pires des choses, peut-être. Mais ce genre de chose-là, tout comme les faits, se montre parfois fort têtu. Et il convient alors, hélas ! de faire avec. Dans un tel cadre (comme disent les sociologues d’entreprise ou les vendeurs de chez IKEA), deux fractions spécialisées de la société vont intervenir. L’église, d’abord. Certes, celle-ci, aux Pays-bas Espagnols, toute catholique fanatique qu’elle se présente, n’est pas totalement préservée du risque de versatilité. D’autant qu’elle manipule tout au long de la Sainte journée des produits hautement inflammables, en particulier des textes ambigus et les conceptions millénaristes spontanées en découlant volontiers, fleurissant – à dire vrai – dans l’âme de ses fidèles (rompus, par ailleurs, à toutes les habitudes du sang et de la violence) avec une facilité déconcertante. Il reste, bien entendu, que le Christianisme, prétendument hostile aux riches et considérant formellement le Travail humain comme une malédiction, l’aura cependant toujours imposé, pour cette raison même, avec la dernière énergie, à ces salauds de loqueteux méritant bien leur sort. De ce côté-là, donc, en principe, tout va bien. Tout est tenu. Tout devrait tenir.
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Anonyme flamand, fin du seizième siècle, La danse folle des religieux (Cabinet d'Art Sot, Malines) |
En deuxième lieu, les artistes auront aussi leur mot à dire. Car en Flandre, dès le début du seizième siècle, la fortune et l’autorité des marchands allant également croissant, leur prétention à l’Art, à stipendier les artistes – comme auparavant n’y était autorisée que la seule Noblesse – porte en elle une certaine manière de régler le problème soulevé plus haut. Les Brueghel et les autres représenteront bien le Peuple authentique, dont l’apparition sur la scène de l’Histoire esthétique sera ainsi légitimée – et avec elle ces habitudes villageoises, coutumières et laïques formant l’élément où se meut la Bourgeoisie, et dont celle-ci cherche à imposer la nécessité visible, spectaculaire – mais ces artistes représenteront le Peuple dans son vice et ses outrances seulement, afin que ce phénomène populaire puisse toujours fonctionner comme un repoussoir absolu. Partager et comprendre, voire s’amuser de toutes ces scènes de débauche festive revient à savoir les lire comme il faut, c’est-à-dire adopter socialement, au quotidien, l’attitude rigoureusement inverse. Autrement dit, travailler, prier, épargner, ne point trop boire, comme ces gueux, là, par terre, qui se gerbent dessus tout en se dépouillant ou troussant des pécheresses qui ne demandent pas mieux dès leur plus jeune âge, les salopes. Voilà l’exigence que s’impose notre très raisonnable amateur d’Art bientôt promu commanditaire effréné de montagnes de nouvelles pièces « scandaleuses » (comprendre : efficacement morales).
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Jérôme Bosch |
L’artiste se met au diapason. Il doit produire, en masse, s’entoure donc à cette fin de toute une famille formée au métier (y compris les femmes, comme on le verra plus loin avec le cas de Mayken Verhulst). Il fait trimer tout un atelier, dont la production sera par définition collective. De sorte qu’il est très difficile en Flandre avant une certaine période (disons la seconde moitié du 17ème siècle) de pouvoir assigner à telle ou telle œuvre un auteur unique déterminé. On parlera plutôt de toiles « à la manière de la famille Brueghel ou Verbeeck, etc », de tableaux issus de « l’atelier de Jérôme Bosch »… Les œuvres, autant que les patronymes, demeurent interchangeables, et il est réalisé, de celles qui marchent le mieux, des dizaines de copies, accusant des variantes plus ou moins sensibles. Le génie spécifique des peintres flamands doit alors s’affirmer contre cette situation faite à l’artiste – par la Bourgeoisie – de simple moralisateur en série, qu’il le fasse au travers d’un prêche usant d’éléments profanes pour évoquer symboliquement d’autres perspectives morales, religieuses, voire politiques possibles, troublement séditieuses (et c’est peut-être le cas de Bosch, dont l’adhésion au mouvement adamite libertaire des Frères du Libre-Esprit est considérée comme probable par moult interprètes), ou que le mystère, la richesse même de son symbolisme profusionnel déborde la stricte et plate interprétation moralisante attendue par le commanditaire, comme dans certains tableaux attribués à Frans Verbeeck. Que l’on compare ainsi Le Marché des Bouffons aux Proverbes de Brueghel. Dans un cas – le second – tout est profane et (assez) clairement lisible. Chaque saynète aperçue représente un proverbe, un lieu commun dont la figuration bouffonne et comique assurera le ressouvenir, la perpétuation efficace dans les esprits. Nous apprécions fort, pour notre part, « ligoter le diable sur un coussin » (dans le coin gauche, tout en bas), « qui cherche trouve » (le type rampant sous la table, dans le coin inférieur droit) ou le reître se faisant fort d’« attacher le grelot au chat » (sur le muret, derrière le cochon, en bas à gauche). Ces proverbes, certes, devaient à l’époque posséder une transparence qui aujourd’hui nous échappe quelque peu, leur intention pédagogique populaire demeurant cependant incontestable. On estime à cent – précisément – leur nombre rien que pour ce tableau. Quantité et qualité voisinent donc ici intimement, nuisant sans doute au dégagement complet du génie de Brueghel, soumis à ce tellement pragmatique cahier des charges.
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Brueghel, Proverbes (1607), Musée municipal de Lier. |
Le Marché des Bouffons est d’une autre trempe, tant au plan esthétique que symbolique. Le foisonnement y joue moins que l’œuvre précédente contre la sophistication de détail. Les physionomies, les visages y expriment une subtilité supérieure de caractère, de vice ou de folie. Le but formel reste le même : édifier par la monstration et l’incarnation délirante de lieux communs incontestés. Reste alors ici à débusquer ceux-ci, ce qui ne relève plus (comme dans les Proverbes) du simple jeu d’enfants. Notons, d’ailleurs, que le Musée de Lier, prolongeant par-delà les siècles l’objectif moralisateur des peintres de l’époque, offre à tout visiteur un document opportunément explicatif permettant de retrouver, ainsi que dans un rébus ou plutôt un jeu de pistes, les différents proverbes dessinés par Brueghel. Ce type d’activité ludique – doit-on s’en étonner ! – fait le bonheur des tout-petits, traînés ici par leur famille.
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Jan Verbeeck, Le Marché des bouffons (Cabinet d’Art Sot, Malines). |
Le thème visible au premier plan pose déjà problème, puisque l’humanité, qui y est présentée sous forme de figurines, de pantins manipulables et manipulés, se poserait à bon droit la question de l’identité réelle de ses maîtres, ceux qui s’amusent tellement d’elle au-dessus ou au-dessous d’une belle table d’agapes, en échangeant ce regard étonnamment torve, et malicieux, de l’escroc marchand universel. Sont-ce vraiment les terribles et intemporelles et invincibles, etc, passions humaines que l’on voit ici figurées ? Que dire de ces multiples scènes érotiques, dont l’éparpillement bienheureux et la lascivité poussée font cruellement défaut aux Proverbes de Brueghel ? Le pire ennemi du Bourgeois répressif, en matière de mœurs, n’est autre que lui-même. Ce que Villiers de l’Isle-Adam, par exemple, montrera bien plus tard avec son Tribulat Bonhomet est ici pleinement opératoire. Nous parlons de ce retour du refoulé érotique qui, sous couvert de besoin de réalisme intégral (et édifiant), s’impose toujours au Bourgeois, lui faisant préférer tel peintre plus évocateur en cette matière qu’un autre. Lequel peintre verra, en retour, sa propre manière influencée, tordue dans le sens d’une plus grande sensualité, par la nature, disons « particulière » des commandes de son joli mécène chauffé à blanc. C’est ainsi : les bourgeois ont souvent eu à cœur, dans l’histoire sinueuse des belles dignités et vertus, de s’édifier de la main droite (ou de la gauche, selon les goûts). Oh ! un dernier détail : l’auberge, en haut à droite du Marché des Bouffons, est la proie des flammes. Nous ignorons la nature précise de ce feu ainsi que le but véritable (car il y en a forcément un) de celui, homme ou Dieu, qui l’y aurait bouté. La simple, triviale et nécessaire critique de l’alcoolisme par la morale du temps suffirait-elle à en rendre compte ?
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Joos van Craesbeeck, Le buveur (Cabinet d’Art sot, Malines). |
Malines (Mechelen) est aujourd’hui une petite ville de province. Charmante par endroits, elle n’entretient pas avec son passé, aussi glorieux qu’effondré, le même rapport intensément mélancolique que Bruges. Cette dernière semble s’être purement et simplement évanouie, laissant dans l’air ces nuances de gris et d’ocre formant comme une trace de l’ancienne grandeur, un appel fou et désespéré, perpétuel, au retour de ses beautés mortes, non disparues, certes, puisque tout est demeuré là, inviolé, mais plutôt sans objet désormais, traversées d’absence et de solitude nécessaire, parmi la trop vivante modernité. Malines, quant à elle, a changé, s’est transformée. Elle a docilement suivi le courant. On y achète des choses. Il y passe des voitures, vulgaires. Ne reste de sa suprême importance médiévale que les traces finalement les plus extérieures, les plus froides, les plus catholiques. La tour de son énorme Cathédrale Saint-Rombaut, par exemple, y culmine virilement à quatre-vingt-dix-sept mètres. La bien belle affaire. Sa maison échevinale du XIVème siècle y accueille, nous dit-on, des expositions intéressantes (en ce moment, si cela vous tente, l’assez facilement oubliable Rik Wouters, jusqu’au 21 avril 2013). Que penser de son incontournable grand-place, sinon qu’elle est belle, sans doute, et vaste, au-dessus de laquelle l’immeuble du Vlaams Belang arbore fièrement ses couleurs, plus visibles que jamais… Rappelons enfin que c’est ici, en 1891, que l’académisme artistique catholique, réuni en Congrès derrière la bannière fort glorieuse des ateliers Saint-Luc, fustigea sans pitié les thèses de l’hérétique Sâr Péladan, bientôt excommunié, lui défendant à l’avenir toute prise de parole publique.
Malines, cependant, conserve un intérêt des plus précieux.
Elle héberge un homme de grand savoir et réfléchissant toujours, cherchant, enquêtant depuis des décennies sur les peintres de cette période qui nous intéresse, s’étendant à peu près de 1500 à 1650. La domination exercée sur leur œuvre par l’écrasante exigence moralisatrice du temps constitue justement l’un de ses sujets de prédilection. Et c’est peu dire que l’homme a la passion contagieuse. Jan Op de Beeck est le conservateur du musée le plus fascinant qu’il nous ait été donné de visiter en Flandre : le Musée des Peintres Sots, ou Cabinet d’Art Sot, diaboliquement ignoré des touristes et visiteurs s’étant traînés jusqu’ici. Outre les heures de pur plaisir, quasiment solitaire, que nous y prîmes, une sacrée surprise nous y attendait, sous forme d’un certain personnage réunissant à lui seul – à elle seule – l’ensemble ou presque des caractéristiques sociales et thématiques de l’Art flamand déjà évoquées ici.
À cet endroit précis, en effet, où nous rencontrâmes M. Jan Op de Beeck, soit au numéro 22 de la rue Sainte Catherine, au lieu-dit Le cheval ailé (’t Vliegend Peert) accueillant le Musée des Peintres Sots, se dressait autrefois la maison natale d’une dénommée Mayken Verhulst, que Ludovico Guicciardini présente dans son Descrittione di tutti i Paesi Bassi (1567) comme l’une des quatre femmes artistes alors les plus importantes des Pays-Bas. Cette femme, dont aucune œuvre n’est aujourd’hui formellement reconnue, mais que M. Op de Beeck et certains de ses collègues assimilent désormais, au terme d’un minutieux travail de recoupement, à un mystérieux maître (« le Monogrammiste de Brunswick », dont on peut admirer certaines toiles à Anvers, Amsterdam et Brunswick, d’où ce surnom) aurait donné, au moins par deux fois, dans la très chaude « scène de bordel », sorte de figure imposée de « l’Art sot » de la première moitié du seizième siècle. Elle aurait également littéralement tenu et fait fonctionner l’atelier collectif de son mari, le peintre anversois Pieter Coecke Van Aelst. Cette femme, enfin, paisiblement décédée vers 1600 à l’âge de quatre-vingts années, aurait contribué, sinon dirigé elle-même entièrement la formation esthétique des deux enfants de Brueghel l’Ancien (dont elle deviendra la belle-mère), promis, tout comme leur père, à la plus grande carrière : Pieter (futur « Brueghel-le-jeune » ou : « Brueghel d’Enfer ») et Jan.
Ce personnage féminin emblématique, donc, son étonnante biographie et la seule œuvre qu’on lui attribue presque officiellement – une série de gravures sur bois d’après les croquis de son défunt mari, réalisés lors d’un des grands voyages d’exploration de ce dernier – et portant nom exotique de « Mœurs et Façons de faire des Turcs », comptent parmi les grandes découvertes que recèle ce Cabinet d’Art Sot malinois.
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Mayken Verhulst faisant sa Malines, avec son époux. |
Mais, au fait, nous direz-vous : qu’est-ce donc exactement que cet « Art sot » flamand dont nous vous rebattons les oreilles (ou les yeux) depuis le début de ce misérable billet ? Un artiste imbécile, après tout, ne serait-ce pas là une contradiction dans les termes, aujourd’hui comme hier ?
Pour répondre à cette question légitime, le mieux est de laisser la parole à M. Jan Op de Beeck lui-même : « Il est évident que la dénomination Zotte Schilders [Les peintres sots] ne peut être prise au pied de la lettre. Ces peintres n’étaient certainement ni des marginaux ni des sots, plutôt des intellectuels expérimentés. Pas plus qu’on ne peut attribuer à cette dénomination une connotation négative. Cependant, le terme nous semble utile afin de pouvoir différencier ces maîtres de ces peintres dits peintres de genre – le plus souvent actifs après 1650 – et qui ne transmettaient aucun message moralisateur. » (in Catalogue de l’exposition permanente Zotte Schilders, Centrum voor Oude Kunst, ‘t Vliegend Peert, Mechelen, 2003, p. 217).
Ainsi donc, à partir de la seconde moitié du dix-septième siècle, le ton moralisateur s’efface en Flandre au profit d’une curiosité purement sociale, et historique, pour le ton, la couleur locale, pourrait-on dire, mise en valeur dès le début du siècle précédent. Comme si la Bourgeoisie, désormais bien plus sûre d’elle-même et de son pouvoir, pouvait à présent se payer le luxe de goûter au vice (des autres) pour son seul plaisir, ou presque. Il est un fait que les ivrognes, par exemple, et les piliers de taverne de Joos Van Craesbeeck (voir plus haut Le buveur) ne sont plus ceux de Jan Verbeeck (voir plus loin sa Scène d’un bordel). Leur caractère fantasque peut désormais effrayer tout autant que séduire, par-delà bien et mal. Jan Op de Beeck observera plus loin, dans notre catalogue, que la résistance « pédagogique » – moralisatrice – fut bien plus forte et durable au Nord, en Hollande protestante. Quant au terme « sot » lui-même, cet adjectif « est emprunté aux rhétoriciens de la fin du Moyen-âge, qui connaissaient trois genres de poèmes : vroede (poèmes sages, ou sérieux), amoureuze (poèmes dont le thème était l’amour) et zotte (poèmes sots). Ces derniers étaient écrits pour divertir le lecteur mais contenaient souvent en même temps un message moralisateur satirique. Nous retrouvons semblables mise en forme plaisante et sujet moralisateur dans le personnage du bouffon – « sot » en néerlandais médiéval – dénonçant le comportement insensé de l’être humain, dans la littérature et l’iconographie des quinzième et seizième siècles. Les tableaux de Bosch et de ses suiveurs sont souvent caractérisés par ce mélange de sérieux et d’humour, surtout quand il s’agit de la représentation ingénieuse de diables, monstres ou têtes affreuses. Cet aspect drôle (sot) du langage pictural de Bosch avait déjà été observé par ses premiers commentateurs et repris par ses suiveurs des seizième et dix-septième siècles. » (ibid).
On voit donc bien que M. Op de Beeck, au moment de présenter les « peintres sots », serait tenté d’inclure Bosch lui-même dans cette catégorie. On rappellera, de toute façon, le caractère collectif de la production artistique à cette époque, et la difficulté existant, au seizième siècle, à attribuer telle œuvre à tel auteur. Rien n’est signé, à strictement parler. Pour certains analystes, Hans Höllander entre autres, les suiveurs, ces serviles imitateurs de Bosch ne livrent rien moins en réalité, avec leurs œuvres « sottes », que des « commentaires visuels » de la production boschienne, incontestablement fondatrice, ces commentaires permettant de livrer des informations précieuses sur Bosch lui-même, bien davantage que les écrits contemporains le concernant – fort rares. Et pour l’interprétation boschienne, l’étude poussée de ces suiveurs, en dépit des difficultés qu’implique un tel développement, serait absolument nécessaire, nombre d’œuvres « sottes » reprenant littéralement l’iconographie – notamment monstrueuse – de tableaux aujourd’hui disparus du Maître. Quoi qu’il en soit, dans ce merveilleux musée, que nous allons à présent visiter, certaines œuvres sont très probablement de Jérôme Bosch lui-même, à commencer par l’incroyable Labbesoetken, dont Jan Op de Beeck rapproche sans hésiter les trognes mémorables qu’il met en scène (la forme caractéristique de leurs nez, surtout) de celles présentées dans le Portement de Croix du Musée de Gand, attribué à Bosch. Les interprétations iconographiques qui suivent sont issues de ce catalogue que nous citons depuis le début. Nous avons parfois pris la liberté, la traduction française souffrant de quelques défaillances, de rétablir les choses. Le livre est en vente au Musée. Il coûte une vingtaine d’euros. Nous ne saurions trop vous conseiller, avant de prendre congé de vous, d’acquérir cet ouvrage capital, par tous moyens, y compris la prostitution choisie ou le narco-terrorisme.
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Jan Veerbeck (?), Jérôme Bosch (?) : Labbesoetken |
« Les deux vers au bas du tableau démontrent que le sujet de cette représentation est un mariage de convenance. La mariée, qui n’est pas très jolie, est Labbesoetken (ce qui désigne, en parlant d’une femme, une « grosse feignasse » dans le néerlandais du seizième siècle), laquelle se voit contrainte par sa mère (dite quant à elle Ouwe Suffe, c’est-à-dire : « une vieille conne ») d’épouser un vieux paysan riche (Bouwen Langleven, soit : « Pécore-longue-vie ») dans le but de pouvoir bénéficier rapidement d’un héritage intéressant. Le nom de famille du marié a une signification particulièrement ironique. Le joueur de cornemuse (Soyken) assure l’ambiance musicale lors du mariage. L’homme à l’extrême-gauche, enfin, est selon toute probabilité un candidat malheureux, moins riche. Son nom (Raesbol : « Tête de rageux ») signifie d’une part qu’il est fou amoureux, d’autre part qu’il est fou de rage d’avoir malgré tout dû laisser la place à Bouwen Langleven. Ce tableau est une représentation de l’amour inégal, sujet très populaire à la fin du Moyen-âge et visant la satire d’une jeune fille soucieuse d’épouser un vieux riche, ou vice versa. »
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Attribué à Hans Baldung Grien, Une étuve (vers 1510). |
« Ce petit panneau intriguant nous montre une scène située dans un établissement de bains publics à la fin du Moyen-âge. Ces établissements avaient alors une exécrable réputation. C’étaient des lieux de prostitution et de rendez-vous érotiques. Les personnages principaux sont ici un vieil homme et une femme d’âge mûr sexuellement attirés l’un par l’autre. La servante de l’établissement aide le vieil homme à s’exciter en le masturbant. La fille nue, dans le coin inférieur gauche, probablement une pute, montre le vieil homme du doigt. Le geste de la main gauche ridiculise le vieil homme – désigner ainsi quelqu’un avait cette fonction à l’époque médiévale – mais cette main reproduit aussi, par ce geste, la forme d’un vagin (le pouce et l’index étant tendus et écartés), la bague au doigt étant également un symbole sexuel : celui du coït. Le fait que la fille trempe ses doigts de la main droite dans l’eau est une allusion probable à la syphilis, le dos et le derrière du vieil homme présentant un certain nombre de taches affreuses, et l’expression néerlandaise médiévale druipende vinger (« le doigt qui goutte ») désignant traditionnellement cette maladie vénérienne. Ce tableau n’est donc pas seulement une satire de la lascivité des personnes âgées mais aussi un avertissement contre les maladies qu’on pouvait attraper dans ces établissements de bain, dont le développement de la syphilis, d’ailleurs, vers 1500, devait hâter la disparition. Cette représentation, en même temps, n’est pas dépourvue d’une dose certaine de voyeurisme. »
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Attribué à Jan Verbeeck, Scène dans un bordel.
« Les personnages principaux sont trois ivrognes dans un bordel. Le tableau avertit le spectateur qu’un alcoolisme excessif peut mener à l’impudeur et à fréquenter les putes, comme la chose est clairement illustrée par la scène du coin supérieur droit où deux jeunes travailleuses du sexe sont occupées à divertir leurs clients. Le fou, avec sa marotte, dans le coin supérieur gauche, indique que cette attitude est aussi détestable qu’insensée. Les cruches, le poisson, le quignon de pain et peut-être aussi l’oignon, sur la table, au premier plan, sont des symboles sexuels. »
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Jan Massys, La joyeuse compagnie.
« Jan Massys [fils de Quentin Metsys, l’auteur de La déploration du Christ, dont nous vous parlions dans la première partie de cette étude - note du Moine Bleu] réalisa plusieurs versions de cette Joyeuse Compagnie, dans laquelle il moque – lieu commun du temps – le goût des personnes âgées pour la volupté. Sur ce panneau, ce sont deux hommes d’âge moyen qui flirtent avec une jeune femme, une pute selon toute apparence (…) Large symbolique sexuelle : la cruche, la cornemuse, le quignon de pain, les gestes, et illustration de l’attitude de la Bourgeoisie aisée qui achetait les peintures de Massys : un homme décent ne s’adonne pas excessivement à la boisson, aux chants, à la sexualité et ne fréquente pas les bordels. Les figures populaires de ce tableau font exactement le contraire. »
« Monogrammiste D.V.B. », Le Pauvre Diable.
« Le petit bonhomme bizarre, sur ce panneau, semble à première vue un mendiant lépreux, comme nous pouvons le déduire de ses attributs (une crécelle, une écuelle) et des symptômes de sa maladie (le larmoiement, les muscles affaiblis, les articulations déformées). En regardant plus attentivement, le bonhomme se trouve être un diable, aux oreilles pointues et pourvu de griffes. L’inscription pauvre diaul (« pauvre diable ») le prouve (…) Le diable se fait passer pour un pauvre lépreux pitoyable mais le tableau doit être interprété dans la perspective bourgeoise du seizième siècle, caractérisée entre autres par une forte désapprobation de la mendicité, et la stigmatisation de clodos débauchés et paresseux qui, par toutes sortes de manœuvres trompeuses, essaient d’obtenir des aumônes. Dans l’œuvre de Bosch et de ses suiveurs, on associe régulièrement les mendiants avec le diable. »
Anonyme flamand, Deux femmes dans une chambre à coucher.
« L’iconographie de ce petit panneau représente un mystère complet. Une femme, dans un lit, regarde une autre femme endormie, dont le derrière dénudé est essuyé avec de la paille, ou du foin, par un petit diable. La main droite de la femme endormie reproduit, par son geste, la forme vaginale, ce qui tend à démontrer une signification érotique d’ensemble. À l’arrière-plan, difficilement distinguable, sur le mur, se trouve une scène peinte représentant deux femmes, l’une munie d’un arc et de flèches, la seconde – à la poitrine dénudée – semblant courtiser cette dernière. Ladite scène fait-elle allusion à un rapport lesbien ? Ces deux femmes, dans la chambre, sont-elles également lesbiennes ? Dans ce cas, il apparaît improbable que la femme avec l’arc et les flèches soit Diane-Artémis, car celle-ci est reconnue déesse de la chasteté. »