dimanche 31 mai 2020

samedi 30 mai 2020

Brains are for thinking



«Gestion productive» ou répression autoritaire des populations ?

Gabriel, 14 ans, petit voleur de scooter, 
tabassé par la police en pleine rue, 
dans la nuit du 25 au 26 mai 2020, 
Bondy, France.

vendredi 29 mai 2020

Oh les beaux jours


mercredi 27 mai 2020

dimanche 24 mai 2020

Comment des classes sont-elles possibles ? (3) Connaître l'individuel ?

Tu n'es pas seul à être seul, : à souffrir ainsi d'être si seul, d'être tellement enfermé en toi-même, loin de tous les mots qui pourraient dire. La souffrance du monde serait-elle cela, alors, qui réunirait l'individu et la connaissance, via l'expérience singulière parlant à tous ?

Retour du retour du grand retour de la seule question qui vaille pour nous (au fond)...
Épisodes précédents ICI !

Pour des vieux universalistes comme nous autres, et d'ailleurs pas honteux de l'être, tout se ramène en effet à cela, à cette contradiction posée, pour la première fois dans l'Histoire des interrogations humaines par Aristote, sous forme d'une aporie de ce dernier, d'une indécision nécessaire, d'un refus de trancher (car est-il possible de trancher ?) : 

Si, donc, 1°) seul existe réellement, dans le monde, ce qui est individuel, ce qui est de cette chair et de ce sang, de cette configuration d'atomes et de circonstances absolument uniques, cet homme-ci, là, par exemple, qui passe devant moi dans la rue à cette minute précise, mais jamais L'Homme en soi, c'est-à-dire l'espèce à laquelle l'homme réel qui passe dans la rue appartient en idée (cette classe Homme n'étant, par hypothèse, qu'une idée, une construction intellectuelle)....

mais si, d'autre part, 

2°) tout discours scientifique, ou, disons, toute attitude de pensée ayant la prétention de dépasser l'expérience contingente, accidentelle, unique (celle-ci ne pouvant générer qu'une vie d'instabilités, d'impossibilité de toute prévoyance ou anticipation de base, c'est-à-dire in fine de toute survie du corps autant que de la raison, les deux étant indissolublement liés), pour arriver enfin à des certitudes absolument nécessaires, s'appuie forcément sur de l'Universel, sur du commun, sur du regroupement en classes, ensembles, sous-ensembles, genres, espèces, etc (les termes n'ayant ici que peu d'importance) cohérentes, 

alors :

3°) Comment connaître l'individuel lui-même ? Un tel projet est-il seulement concevable, sans le ruiner, sans perdre, de l'individuel, l'infinie richesse, dans la réduction catastrophique, opérée sur lui, à de l'universel abstrait ?

En s'en tenant à l'individu (à cette sacro-sainte Différence aujourd'hui rabâchée à tous les étages de l'épistémologie), il n'y aurait jamais, dans la vie, pour nous, que des micro-expériences changeant chaque fois, chaque seconde, du tout au tout, étant toutes absolument, et irréductiblement distinctes les unes des autres, au point de faire ressembler le monde à un chaos de mouvements sans cohérence, sans identité minimale : à commencer par celle d'un MOI lui-même, posé comme illusoire et donc impropre, qui plus est, à prétendre saisir quoi que ce soit en dehors de lui. Toute tentative, quelle qu'elle soit, de poser la moindre frontière entre folie et raison s'effondrerait donc aussitôt.  
En s'en tenant à l'Universel, on consacre, de l'autre côté, le travers autoritaire incontestable d'une Raison arraisonnante (comme disait l'autre nazi) cherchant hélas ! par principe à tout comprendre, au sens d'un contenant total, et totalitaire. Si rien ne doive exister qui ne puisse être compris, la vie se perdrait dans la pensée au lieu de s'y voir consacrée, au lieu que la pensée ne constitue que le bouquet final de la vie, pour reprendre, en la poétisant quelque peu, la terminologie finaliste du grand Aristote.

Il n'est, répétons-le, pour des universalistes, biberonnés comme nous le fûmes au marxisme, pour le meilleur ou le pire, pas d'autre débat, pas d'autre doute fondateur. Car nous voulons comprendre le monde, c'est plus fort que nous, et nous désirerons savoir, jusqu'au dernier moment, s'il est bien légitime ou non d'opérer ce genre de regroupement en classes sociales, et à quelles conditions ; et si ce regroupement même, dont nous avons, depuis toujours, l'intuition invincible de la légitimité, de la validité explicative (bref de la validité scientifique, au sens ancien d'Aristote, pas au sens, contemporain, d'Olivier Véran) ne serait point, en réalité, au fond, simplement absurde en lui-même, comme tous les autres regroupements possibles.

Ci-dessous, déroulé, forcément parcellaire et arbitraire, du problème. Bonne chance à vous, les aminches !




« Ulrich lui parla donc, lui aussi, par périphrases. "Avez-vous jamais vu un chien ? lui demanda-t-il. Vous le croyez seulement ! Vous n'avez jamais vu que quelque chose qui vous est apparu, à plus ou moins bon droit, comme un chien. Quelque chose qui ne possède pas toutes les qualités canines et qui a, au contraire, un élément personnel qu'aucun autre chien ne possède. Comment donc pourrions-nous jamais faire, dans la vie, ce qu'il faut faire ? Nous ne pouvons jamais que quelque chose qui n'est jamais ce qu'il faut, mais qui est toujours un peu plus ou un peu moins que ce qu'il fallait.
"Une tuile est-elle jamais tombée d'un toit comme le prescrit la loi ? Jamais ! Même dans un laboratoire, les choses ne se présentent jamais comme elles le doivent. Elles divergent dans tous les sens, sans aucun ordre, et c'est une sorte de fiction que de nous en attribuer la faute et de voir dans leur moyenne la véritable valeur.
Ou encore, on découvre certaines pierres que l'on nomme, à cause de leurs qualités communes, des diamants. Mais l'une de ces pierres provient d'Afrique, l'autre d'Asie ; l'une a été déterrée par un Noir, l'autre par un asiatique. Peut-être cette différence est-elle si importante qu'elle peut abolir ce qu'il y avait de commun entre ces pierres ? Dans l'équation Diamant plus circonstances, égale toujours diamant, la valeur pratique du diamant est si grande que celle des circonstances en est effacée ; mais on peut fort bien imaginer des circonstances psychiques dans lesquelles ce serait l'inverse.
Toute chose participe à l'ensemble, mais possède en plus sa singularité.Toute chose est vraie, mais aussi, sauvage et incomparable. Il me semble que tout se passe comme si l'élément personnel d'une créature quelconque était précisément cela qui ne coïncide avec rien d'autre. Je vous ai dit un jour qu'il restait d'autant moins d'éléments personnels dans le monde que nous y découvrions davantage d'éléments vrais, parce qu'il se poursuit depuis longtemps contre l'individu un véritable combat dans lequel celui-là perd chaque jour du terrain. Je ne sais ce qu'il restera de nous pour finir, quand tout sera rationalisé. Rien peut-être ; mais peut-être aussi entrerons-nous, lorsque la fausse signification que nous donnons à la personnalité se sera effacée, dans une signification nouvelle qui sera la plus merveilleuse des aventures. »

       (Robert Musil, L'homme sans qualités, I, 114) 

« Une autre difficulté se présente : c'est que toute science a pour objet l'universel et telle qualité de la chose, tandis que la substance n'est pas l'universel, mais plutôt l'être individuel et séparé (...) faut-il poser, ou non, quelque chose en dehors des individus ? Est-ce des individus que traite la science que nous cherchons ? (...) la science que nous cherchons paraîtrait plutôt être la science des universaux, car il n'y a de définition et de science que de l'universel et non pas des individus. » 

(Aristote, Métaphysique)

mercredi 20 mai 2020

La Guerre des Diadoques (pour en finir avec la «biopolitique»)

(À l'approche de Persépolis, date inconnue)

« ... une révolution en comparaison de laquelle la Révolution Française n'est qu'un jeu d'enfants, une lutte mondiale qui fait paraître mesquins les combats des Diadoques. »

(Karl Marx, L'idéologie allemande)

Le texte qui suit est extrait du n° 836-837 de la revue Critique (Janvier-Février 2017), consacrée à Giorgio Agamben. À l'époque, pas de gripette relou, ni de conspiration objective virale en vue susceptibles de casser l'ambiance, de contrarier un tant soit peu la puissance d'expertise notoire des génies biopoliticiens régnant sur les dépouilles de l'Empire d'Alexandre, lequel, fondé aux alentours de 1969 après Jésus-Christ, s'étendait toujours du Collège de France jusqu'à Berkeley, Californie, en passant par toutes les diagonales néo-rurales du néant (et de l'Aître) reliant subversivement les Trois mondes. C'était la fête du slip pour la critique biopolitique. Ses sectateurs et sectatrices vivaient en paix, administrant leurs domaines, leur famille. Ils croissaient et multipliaient. Au point que les choses auraient pu continuer ainsi, plus d'un million d'années. Et toujours en été. Las ! Déjà certains signaux eussent dû inquiéter, mais trop dialectiques, sans doute, pour être pris au sérieux dans ce milieu de littéraires impénitents. À défaut, une formation minimale en marketing aurait au moins pallié cette pathologie de courte vue et permis de discerner l'encombrement qui vient, annonciateur traditionnel des pires explosions de bulles spéculatives. La critique biopolitique se portait bien, beaucoup trop bien. Elle pléthorisait. Elle avait écrasé le marché et la concurrence, parmi les écosystèmes intellectuels disponibles. Au point qu'elle dissidait, ruisselait, se fractionnait fébrilement, aux quatre coins du Monde connu, en une myriade de tendances compliquées, aujourd'hui réduites, pour les besoins de la démonstration, à deux principales, lesquelles se dévorent le nez sans pitié à la moindre occasion, pour notre plus grand bonheur de spectateurs mesquins. La biopolitique, explique ici en substance Judith Revel, défenseure efficace de l'orthodoxie dynastique, est un concept rigoureux, devant obéir à certaines règles. On ne saurait faire ce qu'on veut de la biopolitique, la transformer comme cela, en n'importe quoi, à sa convenance, sans manquer très gravement à la fidélité minimale due au fondateur de l'Empire, celui dont on se réclamerait alors bien en vain quoique, pourtant, lui devant tout : gloire publique du maître à penser autant que couche molle du poète. Mme Revel trique ainsi l'impétrant et, croit-elle, rien que lui. Mais ce faisant, en vérité, c'est bien involontairement à une exécution impeccable de l'hypothèse biopolitique elle-même, dans son ensemble, qu'elle nous permet d'assister. C'est que dans l'opération, en effet, l'indétermination radicale de ladite hypothèse nous saute, toute entière, aux yeux et avec elle sa fragilité, son anhistoricité, les ambivalences nécessaires auxquelles elle devra donner lieu, rendant en soi le concept général en question inopérant et surtout formidablement inintéressant. Vienne au fond qui veut (tel semble bien être le fin mot de l'histoire), qui s'emparera de la «biopolitique» pour en faire aussitôt sa petite affaire. À sa sauce. Pensons ici à ce prolétaire que le capitalisme détruit comme homme, selon Marx, qu'il prive de son humanité : «Certes, le travail produit des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l'ouvrier. Il produit des palais, mais des taudis pour l'ouvrier. Il produit la beauté, mais l'infirmité pour l'ouvrier. Il remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des ouvriers dans un travail barbare et transforme l'autre partie en machines. Il produit l'esprit, mais, pour l'ouvrier, il produit l'abêtissement, le crétinisme» (Manuscrits de 1844). Est-ce vraiment «produire», cela, toute ironie mise à part ? Foucault répondait positivement à cette question, voyant en effet dans ce prolétaire privé de tout, dans cet inhumain achevé, une production comme une autre, par delà les soi-disant Bien et Mal de l'humanisme marxiste, stigmatisé comme niais ou moralisant. Mais Foucault ne tomberait-il pas plutôt ici précisément sous le coup de ce que Judith Revel reproche (au reste fort justement à la fin de son texte) au plan purement logique à la biopolitique agambénienne : «produire la mort est une proposition qui n'a pas de sens» ? Et quant à l'anhistoricité, à ce trop criant manque de «contextualisation historique» de la biopolitique agambénienne ne serait-ce pas, au delà d'Agamben, au concept biopolitique tout entier qu'on pourrait le reprocher, dès le départ ? Un concept soit inutile à force d'enfoncer des portes ouvertes et remuer des banalités, soit nuisible comme pure idéologie du Pouvoir transcendantal, hors histoire et stratégie de classe précise (à quoi bon, et au profit de qui, au juste, faire ainsi marner productivement les pauvres ?). Bref. Toutes ces critiques ne sont pas neuves. La biopolitique non plus. Qu'on en juge plutôt, et qu'on se fasse son idée soi-même ci-dessous, en liberté. Pour nous, nous buvons du petit lait, ou prenons un canard, comme on voudra, devant cet affrontement terrible de pseudo-légitimités terminologiques et ce rappel, retentissant, à quelques points élémentaires de droit patrimonial.


***


Lire Foucault à l'ombre de Heidegger, par Judith Revel (extraits)

«Nous n'avons pas ici, faute d'espace, la possibilité d'aborder la lecture agambénienne de Carl Schmitt. Qu'il nous soit seulement permis de remarquer la distance totale qui existe entre la pensée schmittienne et les analyses foucaldiennes. À partir du moment où la pensée de Foucault est reformulée par le "tournant biopolitique", le philosophe multiplie parallèlement les critiques contre la double réduction qui consisterait à ne penser les rapports de pouvoir que dans le cadre (au demeurant historiquement déterminé) de la genèse de l'État moderne, ou dans celui d'une analyse de la souveraineté. Dire l'émergence de la biopolitique, c'est pour Foucault dire aussi l'effacement d'une rationalité politique qui était essentiellement celle de la raison d'État, et le passage à une véritable économie politique ; c'est-à-dire aussi le passage d'un instrument de gouvernement (la règle juridique comme expression de la souveraineté) à un autre (la norme comme dispositif de gouvernement des populations). A contrario, faire de la biopolitique - comme l'affirme Agamben - le corollaire d'un État toujours plus affirmé (jusqu'à en devenir totalitaire), ou d'une souveraineté toujours moins limitée (jusqu'à inclure en elle-même une exception qui en serait à la fois la limite et la véritable nature) nous semble problématique pour au moins trois raisons : parce que c'est exactement le contraire de ce que Foucault lui-même en dit ; parce que la genèse de l'État moderne, celle de la souveraineté et celle de la biopolitique ne coïncident pas d'un point de vue historique ; enfin, parce que l'on ne peut pas faire comme si la biopolitique n'avait pas d'histoire.
La déshistoricisation de la biopolitique, outre les effets d'anachronisme, a pour conséquence immédiate de faire oublier que celle-ci n'est pas pensable en dehors de l'intervention d'une économie politique nouvelle fondée sur la recherche permanente de l'accroissement productif. Comme le dit Foucault lui-même de manière très claire : "C'est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré des coercitions matérielles et définit une nouvelle économie de pouvoir dont le principe est qu'on doit être à même de faire croître à la fois les forces assujetties et la force et l'efficacité de ce qui les assujettit" (Cours du 14 janvier 1976, Dits et Écrits, vol. 3, p. 184-187). Or si l'on "décroche" cette nouvelle analytique des pouvoirs de son contexte d'émergence, c'est-à-dire si l'on pense la biopolitique indépendamment de la recherche nouvelle de la "croissance" (y compris des forces assujetties elles-mêmes), de la production, du surplus de valeur, alors, il devient possible d'en imaginer le retournement absolu, c'est-à-dire aussi la mystification : non plus la biopolitique comme mise au travail et exploitation de la puissance de la vie, mais au contraire comme entropie radicale, comme thanato-politique, comme suppression de la vie.
C'est alors qu'il importe à Agamben que le camp [Auschwitz] devienne le paradigme de la biopolitique : la biopolitique y est considérée comme une production où la vie et la mort finissent par s'équivaloir - en ce que la biopolitique a préalablement réussi à réduire la vie à sa pure nudité, c'est-à-dire au point d'indistinction où la vie et la mort se confondent. Mais si l'on y pense, ce n'est que parce que la biopolitique a été préalablement vidée de sa propre historicité que le tour de passe-passe est possible (...).
Or précisément produire la mort est une proposition qui n'a pas de sens. Le camp n'est pas le paradigme de la biopolitique, parce que la biopolitique, y compris dans ses formes les plus monstrueuses, reste un dispositif de production. Le camp d'extermination nazi, avec sa caricature de productivité, avec son "Canada", avec sa volonté de faire croire que la destruction et la création sont la même chose, que le Bios et le Thanatos peuvent, un jour, devenir indiscernables - ce camp d'extermination-là ne ressemble à aucun autre. Il fait voler en éclats la pseudo-matrice du camp en tant que tel : il dit l'horreur d'avoir à penser le moment où un pouvoir politique découvre le Règne par l'entropie. Le monde concentrationnaire en général peut bien être atroce, mais il n'est pas le monde d'Auschwitz élevé au rang de paradigme général (n'en déplaise, hélas, à tous les Soljenitsyne du monde). Ou alors qu'on appelle cette sortie de l'histoire par son nom : révisionnisme.
Dans l'une des pages de son livre [Ce qui reste d'Auschwitz], Agamben cite une formule que Heidegger emploie en 1949 pour définir les camps d'extermination. Heidegger parle alors de la "fabrication de cadavres" : "Ils meurent ? Ils périssent. Ils sont éliminés. Ils meurent ? Ils deviennent des produits manufacturés, dans une fabrication de cadavres. Ils meurent ? [...] mais mourir signifie endurer la mort dans son être propre." C'est en réalité à la mort, soutient-il, que ces victimes-là n'ont pas eu droit.
Quand on lit ces mots, on se dit que le nazisme de Heidegger est tout entier dans cette citation : dans la volonté de maintenir l'illusion que l'extermination produisit quelque chose d'autre que la mort (une "fabrication de cadavres") ; dans la conviction que la mort, elle, n'est pas un anéantissement parce qu'elle s'endure, qu'elle est un passage dont il faut être digne. Si l'on osait, on dirait que pour Heidegger, bien mourir, c'est mourir droit dans ses bottes - et tant pis si le bruit des bottes dérange un peu notre vague conscience politique.
Or, encore une fois, "Produire la mort" n'est pas produire, c'est simplement supprimer la vie. Les philosophies du négatif ne sont pas les philosophies de la puissance, la biopolitique n'est pas la thanato-politique, l'homme n'est pas un animal, tous les camps ne sont pas les mêmes, tous les événements ne sont pas équivalents, tous les anachronismes ne sont pas permis. Il faut apprendre à nouveau à penser dans l'histoire - dont Agamben était paradoxalement sorti ; mais pour cela, il faudrait cesser de lire Foucault à l'ombre de Heidegger »

                  (2017)

lundi 18 mai 2020

Ce qui reste d'Auschwitz (Bio-people-itique)



«Selon l'influenceuse, visiblement adepte des théories du complot, le virus aurait été créé dans un seul but : "que les plus faibles ils crèvent". "C’est une sorte de… Comme le truc qu’on étudie à l’école… Les camps de concentration !", explique-t-elle ensuite, assurant que l'objectif est notamment d'"alléger les caisses de retraites" grâce aux décès de milliers de personnes âgées».

(C-News, 11 mai 2020)

Margot la Folle


«Il suffit d'observer quand les bourgeois parlent d'exagération, d'hystérie et de folie pour savoir que c'est immanquablement une apologie de la déraison qui est en jeu au moment même où, systématiquement, ils se réclament de la raison (...). La raison dialectique est déraison, par rapport à la raison dominante : c'est en démasquant cette dernière et en la dépassant qu'elle devient raisonnable. Quel entêtement et quelles subtilités de talmudiste n'y avait-il pas déjà à insister, en plein fonctionnement de l'économie de marché, sur la différence à établir entre le temps de travail fourni par un ouvrier et le temps nécessaire à la reproduction de sa force de travail ! Nietzsche n'a-t-il pas mis la charrue avant les bœufs dans toutes les batailles qu'il a menées ! Karl Kraus, Kafka et Proust lui-même n'ont-ils pas, chacun à sa façon, faussé consciemment l'image de la réalité pour en faire tomber le voile de fausseté et de prévention ! La dialectique ne saurait accepter tels quels des concepts comme sain et malade, ni même les concepts de rationnel et d'irrationnel qui leur sont apparentés. Une fois qu'elle sait que l'Universel dominant et les proportions qui sont les siennes sont malades — à proprement parler : atteints de paranoïa et de "projection pathologique" — alors ce qui se présente précisément comme malade, aberrant, paranoïde et même complètement "fou", au regard des critères de cet ordre dominant, c'est pour elle le seul germe de guérison. Maintenant, comme au Moyen Âge le bouffon à son seigneur, seul le "fou" dit à la domination sa vérité. Dans cette perspective, la tâche du dialecticien serait d'amener cette vérité du fou à la conscience de la raison qui est en elle, faute de quoi elle risquerait de sombrer dans l'abîme de la maladie où, sans pitié, l'enferme la santé du bon sens des autres.»

(T.-W.-A. Adorno, «Comme tout ce qui devient a l'air malade»Minima Moralia)

(Dulle Griet, «Margot la Folle», par Pieter Brueghel l'Ancien, vers 1562)

dimanche 17 mai 2020

Biopolitic Man

Il y a de cela bien longtemps lundi matin MAINTENANT, dans une galaxie lointaine (car les galaxies sont nos ancêtres, au même titre que les virus, et bien plus que les singes)....


...Des solitudes s'associèrent en leur exil, avides de construire le Parti pour sauver l'Univers, ayant compris que pour unir leur puissance, le tout était de comprendre que la vraie puissance, c'est avant tout la puissance de-ne-pas.... 


Il s'agissait pour nos héros destituants d'éviter les pièges infernaux tendus aux Forces-de-Vie par l'infâme DIALEKTIKOR, qui régnait sur l'Univers des Bloom cosmiques de la Très-Haute-Pauvreté factice....


Mais au moment de faire face, ils n'oubliaient jamais de penser en stratèges et d'agir en primitifs, afin de construire l'amour révolutionnaire et de reprendre le flambeau de la solidarité anti-biopolitique que l'Église catholique avait abandonnée, bien loin du temps où le Pape baisait les pieds des lépreux, à l'époque médiévale.... 


La lutte armée faisait rage, car les viles manoeuvres du Pouvoir (jamais à cours de conspirations objectives à tendances pandémiques) n'étaient pas sans évoquer les heures les plus sombres de la dernière dynastie coronavirale.... 


Le point culminant de l'offensive fut atteint quand, la politique n'étant que la continuation de la guerre interstellaire sous d'autres moyens sans fin, l'ennemi principal impérialiste apparut enfin....

Car si le répugnant PANOPTICON était déjà dans la place, cela ne pouvait augurer à coup sûr que de la présence de...

JEUNEMARXATOR, bien entendu ! L'impitoyable lieutenant du Maître de l'Empire, pourvu de ses bottes rouges aux super-pouvoirs et de sa longue queue subjectiviste terrifiante ! Cela ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose !!! L'ultime affrontement, tel que narré dans la Kabbale ou l'Apocalypse, approchait. Et seuls les exégètes issus des meilleures écoles pourraient en précipiter la décision métaphysique critique ! Déjà, le sol tremblait, et, dans la terreur des nations, un cri de haine (passion triste typique des foules esclaves avides de congés payés) retentit dans le Néant de l'Aître...
DIALEKTIKOR, ou L'OPPRESSION QUI VIENT ! Le temps était venu de contrer enfin le progressisme en marche : sa médecine, cette nouvelle religion, et sa vérité, qui prétendait s'imposer à tous ! Toute amitié est politique, c'est ce que se dirent les Biopolitic-Man pour se donner du courage, avant d'entrer en action !

Et heureusement, tout était gagné, cette fois encore, dans cette Guerre Véritable ! Mais, jusqu'à quand ? L'aventure continue...

samedi 16 mai 2020

Aux habitués de café («puis ils émigrèrent»)



«Il faut croire cependant que cette clientèle restreinte de rêveurs ne suffit pas à faire vivre les cafés qu'ils fréquentent, car le café Caron est mort de misère et a été naturellement remplacé dans la rue des Saints-Pères par un bas zinc ; ses habitués errèrent pendant quelques jours, ne sachant plus que devenir, puis ils émigrèrent dans un lieu presque semblable, mais gâté pourtant par un élément militaire, au café d'Orsay, situé au coin de la rue du Bac et du quai ; ce café moribondait quand ils y vinrent et ils l'achevèrent ; une inéluctable faillite l'emporta ; ce fut la fin de tout. Et depuis lors l'âme des habitués se désempare.»

(Joris-Karl Huysmans, Les habitués de café)

À nos amis

Réouverture de la bibliothèque 
des Fleurs Arctiques
(communiqué)
(pour une présentation du lieu, 
cliquez sur l'image ci-dessus !)

Après plus de deux mois de confinement, la lutte contre l’Etat et le virus se poursuit et partout dans le monde des révoltes éclosent, contre la gestion de la pandémie, qui exacerbent les conflits déjà présents sans le virus. Les prisons et les centres de rétention se mutinent, les travailleurs refusent le travail, les pauvres s’émeutent…

La bibliothèque des Fleurs Arctiques rouvre ses portes dans cette phase incertaine, où l’algorithme des experts, entre nécessités économiques et gestion sanitaire, impose à certains un déconfinement « ciblé » sur la remise au travail pendant que d’autres, dans les prisons et les Ehpad par exemple, continuent à vivre un enfermement redoublé.Cette réouverture se fait avec l’idée qui nous tient depuis trois ans, depuis le début de l’existence de ce projet, que c’est dans les moments les plus durs et bouleversants qu’il faut d’autant plus se donner les moyens d’échanger et de confronter les points de vue et analyses. Le monde se transforme à une vitesse impressionnante depuis ces derniers mois et nous, révolutionnaires, devons être à la hauteur de la situation que tout le monde affronte, partout sur la planète : la gestion d’Etat, avec ou sans confinement, et la contagion du coronavirus.

Ainsi, nous proposons d’ouvrir la bibliothèque sous la forme de permanences, deux fois par semaine à tous ceux et celles qui voudraient échanger idées et informations autour de la situation en cours. Le programme que nous avons dû interrompre avec le début des mesures de confinement et la propagation du virus ne reprendra pas tout de suite. Les discussions et projections prévues reprendront petit à petit, plus informellement d’abord au cours de ces permanences, car il nous semble que beaucoup est à rediscuter avant de reprendre le cours d’une normalité sans doute déjà très loin de nous. Nous souhaitons que ces permanences soient alors l’occasion de discuter et de réfléchir collectivement (mais à moins grande échelle que des discussions publiques) à la situation qui nous éprouve, dont sans doute nous ne comprenons pas encore les tenants et aboutissants, les implications et les conséquences, en tout cas pour le moment. Peut-être pourrions nous y reparcourir ensembles des époques comme celle de la lutte contre le sida, en perspective avec l’actuel Covid-19, pour en comprendre les spécificités mais aussi ce que nous pourrions en tirer pour la pandémie actuelle. Peut-être pourrions nous aussi y approfondir des sujets plus vastes, comme celui de l’internationalisme à propos duquel une discussion publique était programmée (voir ici le texte d’appel à la discussion : https://lesfleursarctiques.noblogs.org/files/2020/01/Programme-Janvier-Avril-2020-2.pdf), sujet d’actualité s’il en est, à l’heure où un peu partout dans le monde nous vivons des situations communes et pourtant si singulières. Le SNU, lui aussi, pourrait occuper nos esprits, ainsi que la manière dont il s’adaptera à l’épidémie, alors que la gestion de la pandémie passe partout par des formes de contrôle militarisé et par un retour en force de l’appel au civisme national. Nous souhaiterions aussi faire de ces moments, en petit comité, l’esquisse de discussions à venir. Il est important de rappeler que nous aménagerons évidemment l’endroit pour que cela puisse se passer sans mettre en danger la santé des personnes qui voudraient réfléchir avec nous sur ce qui est en train de se passer. Bien sûr, si vous ne pouvez pas venir physiquement à la bibliothèque, que ce soit parce que vous habitez à l’étranger ou loin de Paris, ou parce que vous ne préférez pas être en contact physique avec d’autres personnes pour des raisons de santé, il est possible de trouver un autre moyen d’échanger. Cela peut se passer par courrier postal, par mail ou peut-être d’autres moyens si ceux-là ne vous conviennent pas. Il est aussi possible d’ouvrir la bibliothèque, que ce soit ponctuellement ou régulièrement, à un autre moment que les permanences prévues si ces dernières ne vous conviennent pas.

Par ailleurs, nous réfléchissons à un moyen de continuer à faire vivre et à diffuser les réflexions qui se tiennent à la bibliothèque. Cela prendra la forme d’un envoi par mail de textes de réflexions sur ce qu’il se passe, accompagnés de textes qui résonneraient avec l’actualité ou qui approfondiraient des questions qu’il serait dommage de mettre en suspens. Cela pourrait aussi, selon les semaines, s’accompagner de propositions de lectures qui auraient avant pris place sur nos tables, de nouvelles traductions de textes, d’anciennes présentations de discussions ou encore de films que nous avons projetés lors de précédents ciné-clubs. L’idée n’est bien sûr pas que cela devienne la nouvelle forme permanente des Fleurs Arctiques ou que notre seul lien avec vous soit l’envoi d’un mail une fois par semaine. C’est plutôt l’idée que nous avons un local à une époque où la rencontre à plusieurs personnes devient une question complexe, mais que nous avons aussi l’envie de réfléchir à ce qu’il se passe.

Ainsi, nous vous proposons une permanence les jeudi de 17h à 20h et les dimanche de 16h à 19h, toutes les semaines à partir du dimanche 17 mai, ainsi qu’un mail, qui rassemblera petit édito de réflexion et conseils de lectures, toutes les semaines le lundi.

Les Fleurs Arctiques.

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (5) : Sát Thát («Mort aux Mongols !»)


À l'époque affranchi de la tutelle de l'empire Khmer (depuis 1220, date de la fin de l'occupation), le royaume du Champa, «de race malayo-polynésienne, de culture indienne, brahmanique et bouddhique» (suivant la terminologie coloniale poussiéreuse de René Grousset dans son Empire des steppes) s'étendait au sud du Đại-Việt, depuis le Col des Nuages jusqu'au delta du Mékong, et se montrait à dire vrai un bien encombrant voisin.
L'opposition Cham-Việt n'est pas sans évoquer le conflit Birmano-Siamois (déjà évoqué ici dans les épisodes précédents), dans son irréductibilité apparente : elle s'étend en effet, de manière larvée ou explosive, de 1044 (date de la première «Marche vers le sud» impérialiste des Lý) à 1471, année de la destruction définitive de l'empire Cham, et trouve son origine essentielle dans l'attitude symétriquement expansionniste des deux puissances : razzias cham prétendument restées impunies, d'un côté, et refus, de l'autre, de solder honnêtement des différends territoriaux (les Cham réclament notamment des provinces annexées par les Việt, d'abord en 1069, à la suite d'une pure opération militaire de conquête, puis au moment de la retraite khmère de 1220, la nature humaine ayant, à ce qu'il paraît horreur du vide). La différence avec le conflit entre Birmans et Siamois tient au fait qu'ici, ce sont deux empires constitués et indépendants qui s'affrontent. Le caractère diffus de la puissance Tay, que les Mongols aident justement par leur intervention à se concentrer, à cristalliser en une espèce de sentiment national, ne concerne ni le Đại-Việt ni le Champa, où c'est précisément la force d'un tel sentiment en acte, capté de part et d'autre du Col des Nuages par d'habiles dirigeants impériaux et militaires que les Mongols vont rudement expérimenter.
(Ruines de l'ancien Champa, à My Son, actuel Centre-Viêtnam)

L'ordre, émis par ces derniers, de se déclarer vassal, parvint au Champa en 1280. Immédiatement, le maharajah Indravarman IV s'y soumit. Et immédiatement, il fut désavoué par son peuple qui, partout, se souleva, enragé, contre cette décision.
Dès lors, tant pour faire respecter sa propre autorité qu'aider son allié monarque fantoche en bien fâcheuse posture, Khubilaï lança la guerre. Il nomma, en 1281, Sögètü, jusqu'alors en charge du Fuxien, noeud commercial maritime stratégique comprenant notamment la mégapole portuaire de Quanzhou, au poste de gouverneur du Champa, en remplacement pur et simple du roi, et lui confia les pleins pouvoirs militaires. D'après Lê Thành Khôi, Sögètü aurait aussi été chargé de mettre en place au Champa, sitôt le pays pacifié, «le siège d'un grand gouvernement des pays d'outre-mer» (Histoire du Vietnam, op. cit., p. 184). La stratégie initiale de Sögètü consiste, en toute logique, à traverser le Đại-Việt (en gros, donc : le nord du Vietnam actuel) à la tête d'une forte armée de terre pour descendre le long du littoral et écraser les résistants Cham. 
Mais, après réunion des instances impériales et militaires Việt, à la désagréable surprise des Mongols, le roi Nhân-Tông (dont les Cham, on le rappelle, sont alors les ennemis mortels à l'époque) oppose un refus définitif aux exigences Yuan. Voilà comment le Đại Việt sử ký toàn thư (en Français : les Mémoires historiques intégrales du Đại Việt, soit les chroniques officielles du royaume, écrites en idéogrammes, xylographiées en 1697 et retraçant l'histoire du pays des origines jusqu'à 1675) témoigne de la perception immédiate, chez les Việt, du danger qui les guettait : «En automne, le huitième mois, le gouverneur de la province de Lang Lương Vất rendit compte que le premier ministre de droite [c'est-à-dire le chef militaire suprême] des Yuan, Sögètü [Toa Dô, en vietnamien], sous prétexte de traverser notre territoire avec 500 000 soldats d'élite pour aller combattre le Champa, avait en réalité l'intention d'envahir notre royaume » (trad. française : Paris, L'Harmattan, 1990). 
Face au refus de Nhân-Tông, Sögètü, dans un premier temps, s'incline (souvenir, sans doute, de la raclée de 1257-58) et cherche une autre voie de pénétration en pays Cham. Il opte finalement pour un débarquement maritime et s'attelle à la constitution d'une escadre, vite rassemblée à Canton, et comprenant, selon les chiffres de Régaud et Lechervy dans leur ouvrage Les guerres d'Indochine (p.31), «5000 hommes, 1000 jonques». Une fois débarquées, ses troupes écrasent «les 10 000 soldats de l'armée Cham après un combat de six heures» (id.). Sögètü est désormais maître de la capitale, Vijaya (près de l'actuelle province de Bình Định, au centre du Viêt-nam), ainsi que des principales citadelles du pays. Cependant, derrière le prince Harijit, près de 20 000 partisans Cham gagnent les montagnes et se lancent aussitôt dans une guérilla extrêmement meurtrière pour l'envahisseur. Sur place, les troupes Yuan qui y sont confrontées souffrent, en plus, «de la chaleur, de la maladie et du manque de vivres» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 184). Les troupes fraîches (si l'on peut dire) devant relever cette tête de pont en pays Cham (1283 : premier renfort de 15 000 hommes ; 1284 : à nouveau 15 000 hommes), obligées de partir par mer du fait de la fermeture des frontières terrestres du Đại Việt, se trouvent «décimées par la tempête au large des côtes Cham» (id.). Fait significatif : les Cham envoient des ambassades dans toute la région : chez les ennemis Khmers d'hier, et jusqu'à Java, pour obtenir un soutien militaire. Seuls les Việt, leurs adversaires historiques inconciliables, accèdent à cette requête, et envoient 20 000 soldats ! 
Face à cette résistance imprévue, la guerre s'éternisant, Khubilaï décide à la fin 1284 de forcer le passage au Nord et d'envahir le Đại Việt pour aller secourir en bon ordre le reste embourbé de ses troupes. Sögètü occupé au Sud, le Grand Khan charge son propre fils Toghan (en vietnamien : Thoát Hoan) de la campagne du Nord. 
(Toghan, impérialiste de profession, en route vers la fin de son CDD)

Celui-ci s'avance jusqu'à Tay Kêt, sur le Fleuve Rouge. Les annales Việt, déjà mentionnées, confondent ici les deux généraux : «Le troisième mois, peut-on y lire, le général en chef Sögètü entra dans le Laos par le Yunnan avec 500 000 hommes et se dirigea vers le Champa. Il fit sa jonction avec les troupes Yuan au district d'O-Ly, puis s'empara des districts de Hoán et de Ai. Il poussa jusqu'à Tay-Kêt où il établit son camp, se donnant, pour soumettre notre royaume, un délai de trois ans» (l'erreur est rectifiée par les traducteurs contemporains des Annales classiques, Bùi Quang Tung et Nguyêñ Huong, qui confirment : «Sögètü avait emmené ses troupes au Champa par la voie maritime. Tay Kêt se trouvait sur le Fleuve Rouge [au Viêt-Nam Nord, donc] dans la sous-préfecture de Khoái Châu»).


(Ci-dessus : la tenaille mongole de 1285. 
En rouge, les mouvements Việt. 
Les lignes noires continues symbolisent les offensives mongoles. 
Les lignes noires en pointillé, leurs débâcles...) 

Dans l'intervalle 1282-1285, les subtils empereurs Trần avaient, de leur côté, à la fois préparé sérieusement l'affrontement armé, considéré comme inévitable à terme, et envoyé une mission à Pékin dans le but de «travailler à retarder la guerre» et «sonder les intentions mongoles» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 185). À l'automne 1284, le général suprême Hưng Đạo passe en revue ses troupes à Đông Bộ Đầu, sur le Fleuve Rouge, à l'endroit même de la défaite mongole de 1257. Il galvanise, à cette époque, ses soldats par un certain nombre d'écrits et de proclamations restés célèbres dans l'Histoire vietnamienne comme des monuments de l'époque Trần, à la fois politiques, culturels, littéraires. C'est le cas, surtout, du Binh thư yếu lược («Proclamation aux officiers») où Hưng Đạo recourt efficacement, au plan psychologique, aux grands souvenirs des guerres et des héros passés, appelant tout le peuple à défendre une même terre et un même héritage historique. Nous avons là affaire à une matrice incontournable du nationalisme vietnamien traditionnel, dont la force stratégique interclassiste, quoi qu'on en pense (et nous n'en pensons évidemment pas du bien) a cependant, depuis, maintes fois fait ses preuves sur le terrain : «Si les Mongols submergent le pays (...) alors, vous et moi gémirons sous la botte de l'ennemi. Non seulement je ne jouirai plus, moi, de mes apanages, mais vous aurez, vous aussi, perdu tous vos privilèges ; ma famille sera dispersée, mais vos femmes et enfants seront également dans le malheur ; les temples ancestraux des rois seront piétinés, autant que les sépultures de vos aïeux...» (traduction du très stalinien Nguyễn Khắc Viện).
À la suite de la grande revue de Đông Bộ Đầu, la plupart des soldats Việt présents, soit au total près de 200 000 hommes, se font tatouer sur le bras les deux caractères Sát Thát («Mort aux Mongols !»).
Le combat commence en janvier 1285.

vendredi 15 mai 2020

Empowerment

jeudi 14 mai 2020

Il Reichstag brucia ?

Ne vous moquez pas trop du concept de «provocation objective»
Qui sait ! Ça peut revenir...


«Marinus, qui vient de la mer. Tel était le prénom de van der Lubbe, ce jeune hollandais accusé en 1933 d'avoir mis le feu au Reichstag, date essentielle aux historiens pour l'instauration du régime nazi. 
Étrange Marinus. Poupée ballotée entre des intérêts contradictoires qui le dépassent : provocateur nazi, disent les communistes, provocateur communiste, affirmèrent alors les nazis. Encore aujourd'hui, le beau Marinus est la figure même du louche provocateur, qui a permis le démarrage de la chasse anticommuniste en Allemagne.
Or, van der Lubbe est homosexuel. Il est le lieu de toutes les contradictions d'une époque, qu'on le prenne comme un solitaire couvert d'insultes ou comme un gigolo vendu au diable.
Avec van der Lubbe et sa tête de Radiguet rêveur, toutes les contradictions se nouent. Trop beau, ange prolétarien pour les anarchistes, balle folle des échanges entre communistes et nazis, van der Lubbe est un personnage ambigu. Pris dans la surenchère entre démocraties et totalitarismes nazi et soviétique. 
Son geste fut d'abord celui d'un antiparlementaire radical. Il met le feu au Parlement allemand (d'ailleurs déjà soumis corps et âme à Hitler) en faisant une mèche de ses propres vêtements imbibés d'essence. Étonnante symbolique du sacrifice, torche humaine dans la poudrière des totalitarismes en formation.
Accusé, sans preuves d'ailleurs, d'être à la solde des nazis, van der Lubbe n'a aucun droit sur son propre geste. Lui aussi, il subit la loi de l'échange entre les propagandes dont les homosexuels sont victimes à l'époque : agent du complot bolchévique dans la presse nazie, il est un trouble homosexuel, tenu par d'obscurs chantages, aux yeux des communistes et démocrates. Van der Lubbe est un provocateur "objectif", certainement pas volontaire, puisque la police nazie ne réussira jamais à lui soutirer la moindre déclaration compromettant une force politique opposée. Il est resté l'archétype du "manipulé", de l'irresponsable historique, de celui qui ne maîtrise pas le sens de ses actes».

(Guy Hocquenghem, Race d'Ep !)

Une leçon de tolérance

mardi 12 mai 2020

Du génie intuitif d'Aristote (et du sexisme discret de certains de ses admirateurs modernes)

(Max Delbrück, recevant son Prix Nobel à Stockolm en 1969)

Il est sans doute impossible de faire la part, dans le sexisme d'Aristote, de ce qui relève du simple conformisme social, d'une simple paresse de la pensée, d'une part (contrevenant à toute son attitude générale de curiosité absolue, de goût inaltérable pour l'enquête), et de l'application rigoureuse, d'autre part, à la question de la génération, de cette grande distinction principielle ordonnant toute sa pensée entre Forme et Matière. La même question sans réponse se poserait quant à son rapport à l'esclavage. Le féminin autant que le servile procèdent chez Aristote d'une même matière incapable d'exister ou de produire à sa propre initiative, sans l'intervention d'une Forme, masculine ou maîtresse, pouvant, seule, extraire une réalité déterminée de sa nature purement potentielle, de sa nature en attente. Il n'en reste pas moins que la subversion matérialiste d'un tel schéma est déjà présente chez Aristote lui-même, d'abord sous la forme de l'indissolubilité (anti-platonicienne) de ce lien Forme-Matière, mais aussi du caractère aporétique même de sa pensée. Aristote reste, en son ontologie, indécis sur des points décisifs, quelque interprétation définitive qu'on prétende faire de ses positions. La matière demeure chez lui absolument indispensable à l'existence du réel, elle est candidate sérieuse aux plus grands rôles, au rôle substantiel. C'est, en particulier, la matière qui fait chez Aristote, au sein du mélange Forme-Matière, la singularité absolue de toute réalité, la Forme ne faisant que son appartenance spécifique, son identité universelle. Ce qui est le plus individuel et singulier, chez Aristote, est aussi le plus réel, le seul réel même, ce qu'il appelle la substance première. Le fait que cette réalité individuelle échappe à toute connaissance scientifique ne change rien à son effectivité radicale. 

C'est donc pour n'avoir pas su comprendre ni accepter que deux principes formels masculin et féminin (et non ce mixte nécessaire d'une Forme et d'une Matière) puissent concourir ensemble à la génération, puis au développement matériels d'une réalité vivante qu'Aristote échoue à élaborer, dans sa perfection, une intuition adéquate du fonctionnement de l'ADN, ainsi que le prétend pourtant le texte ci-dessous, traduction par nos soins d'un petit texte de Max Delbrück (1906-1981). Delbrück, illustre bio-physicien germano-américain, obtint en 1969 le Prix Nobel de médecine «pour ses découvertes concernant le mécanisme de réplication et la structure génétique des virus». Il rendit hommage, au cours de son discours d'investiture à Aristote, vrai découvreur de l'ADN selon lui, puis reprit cette idée, qui lui importait tant, dans ce texte de 1971 que nous présentons ici.

Ce texte s'avère pertinent en plus d'un point, complétant utilement ce que Canguilhem notait peu de temps auparavant dans son article «Le concept et la vie» (1968), à savoir que les découvertes de la biologie moléculaire donnaient davantage raison à Aristote ou Hegel qu'à Bergson (pour qui la vie consiste en une espèce d'improvisation permanente, loin du déroulement d'un quelconque programme) : «c'est seulement, écrit Canguilhem, par le maintien actif d'une forme spécifique» que la vie se maintient. «Il y a, poursuit-il, dans le vivant un logos, inscrit, conservé et transmis. (....) Définir la vie comme un sens inscrit dans la matière, c'est admettre l'existence d'un a priori objectif, d'un a priori proprement matériel et non plus seulement formel... Le sens est trouvé et non construit» (id., p. 362). Autrement dit : le détournement matérialiste est déjà présent en puissance chez Aristote lui-même. On le trouvera en acte chez ceux que Ernst Bloch nomme «les aristotéliciens de gauche» : Salomon Ibn Gabirol ou  Giordano Bruno, entre autres hérétiques. L'influence, souterraine et inconsciente d'un tel aristotélisme renversé, d'un aristotélisme de la matière et de la puissance, se fera sentir jusque chez Leibniz ou Marx.

Reste l'immense problème que nous pose le texte de Delbrück. Celui-ci n'a pas un mot, n'émet pas la moindre remarque susceptible de nuancer un tant soit peu l'erreur sexiste d'Aristote. Tout lui paraît, en somme, déjà remarquable, achevé ou admirable chez lui. Ce qui était déjà scandaleux dans un cadre et une perspective historiques aristotéliciens, évidemment grevés d'ignorances scientifiques nécessaires, prend ici une dimension contemporaine autrement impardonnable. Et édifiante. 

                                 (Aristote contemplant le buste de Homère, Rembrandt, 1653)


Aristote, tip-top 
(par Max Delbrück, 1971)

«Durant les deux dernières décennies, André Lwoff – mon cher collègue et ami [en français dans le texte] – et moi-même avons entretenu une correspondance occasionnelle à propos d'Aristote, inspirés en cela par une remarque faite au cours d'une conférence par un autre ami très cher, selon lequel ce qu'avait dit Aristote sur la question de la vie il y a plus de 3000 ans (sic) revêtait très souvent une importance des plus cruciales [Rappelons qu'Aristote est né en 384 avant JC. L'intention moqueuse et ironique de Delbrück, en 1971, vis-à-vis de certains de ses malheureux collègues est donc évidente]. Il va, en effet, de soi que toute citation d'Aristote antérieure de plusieurs siècles à sa naissance même représente par principe quelque chose de spécial et de précieux, quel que soit son contenu. C'est pourquoi le Dr Lwoff et moi-même nous sommes efforcés de traquer tout recensement d'autres expressions et propos tenus par Aristote plus anciennement encore, pourquoi pas ! et susceptibles de nous éclairer quelque peu sur le cheminement intellectuel du grand sage de Stagire. Nous n'avons pas travaillé en vain. Dans une des lettres les plus récentes qu'il m'ait écrites, le Dr Lwoff fut ainsi en mesure de me communiquer une réflexion d'Aristote datant, paraît-il, de plus de 4000 ans, à laquelle il ajouta la remarque suivante : «Il semble que plus vous le fassiez reculer dans un passé lointain, plus notre bonhomme fasse forte impression... »

Je ne suis malheureusement pas en position de rendre publiques ici l'ensemble de ces recherches méta-historiques : cela eût nécessité le consentement du Dr Lwoff. Or, les règles imposées par les éditeurs de ce livre [Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971] interdisaient formellement une telle entreprise. En sorte qu'il sera réservé aux futurs historiens des sciences de déterrer, ailleurs, les fruits de nos travaux communs, à partir des archives appropriées. Pour ce qui concerne, du moins, les lettres qui me furent adressées par le Dr Lwoff, j'aimerais suggérer qu'elles se trouvassent déposées, à l'avenir, dans les Archives de la Bibliothèque Millikan du Californian Institute of Technology. Quant à mes propres lettres au Dr Lwoff, elles doivent se trouver quelque part dans ses affaires. Je dois avouer que j'ai déjà essayé d'en obtenir copie à la dérobée. J'écrivis en ce sens à Jacques Monod, suggérant que Gisèle [Gisèle Houzet, secrétaire de Lwoff et François Jacob] pourrait les retrouver. Monod exprima son enthousiasme, promit sa coopération. Mais, comme nous le savons tous, Jacques n'est guère digne de confiance. «Les parjures des amoureux font, dit-on, s'esclaffer Jupiter» (Shakespeare, Roméo et Juliette, II, 2). Les parjures de Jacques le font sûrement bien rigoler aussi. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui. 

Quoi qu'il en soit, puisque nous en sommes à causer d'Aristote, j'aimerais profiter de l'occasion pour conjecturer que cet homme merveilleux découvrit un beau jour l'ADN. 
Je m'explique.
Considérer Aristote non pas comme [le promoteur] d'un système philosophique mais plutôt comme un être humain sujet à évolution, est une idée de ce siècle, de notre 20e siècle. Werner Jaeger (en 1925) fut le premier à privilégier, assez furieusement, une telle approche, laquelle signa l'entrée des études aristotéliciennes dans une toute nouvelle ère. Ceci étant dit, il se trouve que Jaeger ignorait à peu près tout de la biologie, vivant en un temps où la structure en double hélice ne faisait pas encore les gros titres. Il ne pouvait se persuader du moindre intérêt que pût revêtir la biologie, qu'il s'agît, d'ailleurs, de celle de son époque ou de celle faisant l'objet des cinq principaux ouvrages naturalistes d'Aristote (soit Histoire des animaux, Des parties des animaux, Du mouvement des animaux, De la marche des animaux et De la génération des animaux). En fait, Jaeger considérait ces livres comme une compilation, effectuée par Aristote dans son grand âge, d'applications simplement illustratives de ses conceptions générales relatives à la philosophie naturelle et la métaphysique. Par la suite, la mise au jour scrupuleuse, par toute une armée de chercheurs et d'étudiants spécialisés, d'une foule de preuves historiques directes, finit par remettre en question cette vision de Jaeger, au point de situer désormais la genèse de certains de ces textes au moment précis des voyages d'Aristote (accompagné de son disciple Théophraste) sur l'île de Lesbos et en Macédoine, bien avant, donc, son retour à Athènes et la fondation de sa propre école, mais après sa période de formation, ces vingt années passées dans l'Académie de Platon. Personne ne peut manquer d'être impressionné par la richesse des observations biologiques qui s'y trouvent. Ingmar Düring (en 1965) insiste, par exemple, sur l'intensité, sur la variété et la subtilité de leurs arguments spéculatifs. Cependant, lui aussi situe chronologiquement ces études d'Aristote après les ouvrages majeurs du corpus philosophique, attribuant en particulier le traité De la génération des animaux à la période tardive du penseur.
Cette chronologie peut bien être parfaitement correcte. Cependant, j'aimerais ici faire la supposition (et je ne pense pas être le seul dans ce cas, n'ayant ingurgité qu'environ 10-8 de la littérature spécialisée) que les études biologiques auront en réalité constitué l'expérience intellectuelle première décisive dans la vie d'Aristote, imprimant sur lui toute la force du Télos [«le but, la fin»] : le plus pénétrant de tous les concepts qu'il emploie. Là où Platon considère le monde comme des idées dont les objets statiques constitueraient les ombres, Aristote ne voit, lui, que luttes, efforts, développements processuels en direction de buts, mouvements régis par des plans permanents.     
Le passage suivant, extrait de son traité consacré aux Parties des animaux (Livre I, chapitre 5, 644b21-645a37) oppose ainsi le monde éternel de l'astronomie à l'univers (semble-t-il éphémère) nous entourant ici-bas, sur la Terre : 

« Parmi les produits de la Nature, écrit Aristote, les uns sont éternels, non sujets à la génération et la corruption ; les autres sont sujets à la croissance et la mort. Quelque admirables et divines que puissent être les premières (les choses impérissables), nos observations se trouvent en ce qui les concerne être bien incomplètes, étant donné le peu d'aspects qu'elles offrent à notre perception. De ces maigres données, nous pouvons, certes, explorer ce qu'il nous importe de savoir. Au contraire, pour ce qui est des choses périssables, plantes et animaux, nous disposons à leur sujet d'une bien plus grande richesse d'informations, du fait que ces choses se trouvent à portée de main et, pour peu que l'on accepte d'appliquer à ces observations le travail indispensable qu'elles exigent, on pourra en apprendre fort long sur ces réalités, de tout genre. Ces deux sciences ont chacune leur charme. Pour ce qui est de l'étude des choses éternelles, quoique leur connaissance soit plus limitée, le peu que nous en apprenons nous cause, grâce à la sublimité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous environne, de même que la simple et brève apparition d'une personne aimée nous paraîtra mille fois plus douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus beaux. Et pourtant, les substances périssables doivent leur être préférées en tant qu'objets de science, du fait de cette richesse de connaissances que nous pouvons tirer d'elles. Je parlerai ici de la nature animée, en ne négligeant autant que possible aucun détail, quelque petit ou grand soit-il. C'est qu'en effet, même chez les créatures les moins attirantes, la nature procure – à contempler celles-ci, à révéler en elles une telle puissance de créativité – d'inexprimables jouissances à tous ceux possédant quelque disposition scientifique, et qui porteront sur elles toute l'acuité de leurs investigations savantes. Quelle absurdité ne serait-ce pas en effet que de jouir des reproductions artistiques, en admirant la technique ingénieuse capable de les susciter, en peinture ou en sculpture, et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres créés par la nature, dont il nous est donné dans une certaine mesure de pouvoir comprendre la structure ! Aussi serait-ce une vraie puérilité que de reculer devant l'étude des animaux les plus infimes. Toutes les œuvres de la nature sont miraculeuses. Héraclite encourageait ainsi à approcher certains étrangers, venus pour le voir et s'entretenir avec lui mais qui, comme en l'abordant ils l'avaient trouvé se chauffant sans façon au feu de sa cuisine, hésitaient sur son seuil : «Les Dieux, disait Héraclite, sont ici aussi». De même, de l'étude des animaux, quels qu'ils soient, nous devons toujours approcher avec révérence, convaincus que le moindre d'entre eux est naturel et magnifique. Je dis bien «magnifique», parce que, dans les produits de la nature, et précisément chez les animaux, il y a toujours un plan, rien d'accidentel. La pleine réalisation de ce plan, cependant, pour lequel une chose existe et suivant lequel elle se développe, constitue sa beauté essentielle. Chacun doit donc clairement comprendre qu'il n'étudie pas tel organe, tel vaisseau sanguin pour lui-même, mais par égard pour un ensemble fonctionnel, de même qu'à l'occasion on serait aux prises avec une maison tout entière et pas uniquement avec les moellons, le ciment ou le bois composant celle-ci. Le scientifique naturaliste devra donc se préoccuper uniquement de cet ensemble fonctionnel, non de ses parties, lesquelles, séparées de ce dernier, ne possèdent aucune existence».

Ce passage célèbre pourrait se voir intitulé La physique vue par un biologiste (un peu sur la défensive) et il n'est pas le seul de son œuvre dans lequel Aristote signale, non sans anxiété, que le monde des créatures aussi possède son genre d'éternité. Dans le traité De la génération des animaux (Livre II, chap. 1 ; 731b, 32-39), on trouve ainsi cette phrase : 

«Puisqu'il est impossible que les créatures soient éternelles, ces choses qui sont engendrées ne sont pas éternelles en tant qu'individus (bien que leur essence repose dans l'individu) mais en tant qu'espèces».    

Quiconque est un peu familier avec la physique et la biologie d'aujourd'hui, et lisant les écrits d'Aristote relatifs à ces deux domaines scientifiques, ne pourrait qu'être saisi par la justesse de nombre de ses concepts biologiques, contrastant avec l'inconsistance fortement embrouillée de ses analyses physiques et cosmologiques. Et, certes, personne ne contestera que la physique aristotélicienne fut une pure catastrophe, tandis que sa biologie abonde en analyses, redoutablement spéculatives, d'une vaste somme d'observations morphologiques, anatomiques, portant sur les systèmes vivants et, surtout, sur l'embryologie et le développement. Aristote juge remarquable, et révélateur d'un aspect fondamental de la nature, le fait que l'être humain engendre des humains, et non des lapins ou des épis de maïs. Mais ce qui frappe le plus fortement son lecteur est l'insistance avec laquelle il assure que le sperme au moyen duquel le mâle contribue au phénomène de génération animale est porteur d'un principe formel, et pas d'un «mini-humain», d'un homme en miniature. Aristote soutient, contre Hippocrate, que le sperme n'est pas une sécrétion dans laquelle chaque partie du corps [à naître] serait simplement reproduite par la contribution de chaque partie [du corps actuel], remarquant que :

a) la ressemblance des enfants et de leurs parents ne constitue pas la preuve d'une reproduction terme à terme, étant donné que cette ressemblance peut aussi être établie quant à la voix ou même à la façon de marcher (Génération des animaux, I, ch. 18 ; 722a, 4-7).

b) les hommes peuvent engendrer avant même d'acquérir certains éléments morphologiques tels que barbe ou cheveux gris (id., 722a, 8-9) ; la même remarque valant pour les plantes (id., 722a, 12-14).

c) l'héritage des caractères peut sauter des générations «comme dans le cas de cette femme d'Élis ayant eu des rapports sexuels avec un Éthiopien. Sa fille n'était pas noire de peau, mais le fils de cette dernière l'était» (id., 722a, 10-12).

d) puisque le sperme peut déterminer le sexe féminin d'un enfant, il ne saurait agir ainsi en reproduisant simplement terme à terme, via une sécrétion mâle, des organes génitaux femelles. 

De ce qui précède, il apparaît clairement que le sperme ne consiste pas en une contribution de chaque partie du corps du mâle (ainsi que l'enseignait Hippocrate) et que la contribution de la femelle est assez différente de celle du mâle. Le mâle fournit le plan du développement, la femelle en fournit le substrat. Pour cette raison, la femelle ne produit pas de descendance par elle-même dès lors que manque le principe formel, c'est-à-dire ce qui lance le développement de l'embryon et détermine l'aspect que ce dernier devra revêtir. Le principe formel est assimilé par Aristote à un charpentier : une force motrice modifiant la substance, sans que ladite force soit pour autant contenue matériellement dans le produit fini. Quelques extraits caractéristiques :

«Le sperme ne contribue en rien à la matérialité du corps de l'embryon, il ne lui transmet que son programme de développement. C'est cette capacité qui crée et agit. La matière recevant ce programme, se trouvant mise en forme par lui, gît dans le reste ultime du flux menstruel» (GAop.cit., I, 21, 729b, 5-8).

«La créature issue de leur action conjointe (celle du principe formel, résidant dans le sperme, et de la matière, provenant de la femelle) est produite tout comme un lit le serait : d'un charpentier, d'une part, du bois d'autre part» (id., 729b, 17-18). 

«Le mâle fournit le principe du développement ; la femelle en fournit la matière» (id., 730a, 28).

«Chez certains animaux, le mâle émet du sperme. Mais le sperme en question ne devient pas une partie de l'embryon, de même qu'aucune partie de charpentier ne pénètre à l'intérieur du bois sur lequel le charpentier travaille [...] mais la forme est transmise par le charpentier à la matière au moyen des changements qu'il provoque [...], c'est son information qui commande et contrôle le mouvement de ses mains» (id., I, 22, 730b, 10-19).

On pourrait ajouter bon nombre de citations similaires, dont, en langage moderne, le sens serait celui-ci : le principe formel est l'information contenue dans le sperme. Après la fertilisation, cette information est déchiffrée d'une façon prédéfinie. Ce déchiffrement altère la matière sur laquelle il s'exerce, mais n'altère en rien l'information stockée, laquelle n'est pas – à proprement parler – une partie [corporelle] du produit fini. 
En d'autres termes, si ce comité, à Stockholm, dont la tâche peu enviable consiste à désigner chaque année les scientifiques les plus créatifs, avait la possibilité de décerner ses récompenses à titre posthume, je pense qu'il devrait alors considérer Aristote comme le découvreur du principe général impliqué par l'ADN. Je soutiens que le concept aristotélicien de «moteur immobile» apparut en premier lieu à l'occasion de ses études biologiques, et que ce n'est qu'ensuite qu'il se trouva greffé, de là, d'abord sur sa Physique, puis sur son Astronomie et finalement sur sa Théologie cosmologique.
J'aime à penser, ensuite, que la raison profonde du manque de considération des schémas d'Aristote parmi les scientifiques provient d'une cécité générée en nous par 300 ans de conception newtonienne du monde. Quiconque oserait en effet soutenir que tel moteur devrait être en contact de son mobile mû, tout en évoquant un moteur lui-même immobile, entrerait en collision immédiate avec le dicton newtonien assurant que toute action égale réaction. Toute assertion entrant en conflit avec cet axiome de la dynamique newtonienne ne pourrait apparaître que comme une insondable absurdité, résidu d'un passé obscurantiste et pré-scientifique. Et pourtant, la notion de «moteur immobile» décrit l'ADN à la perfection : l'ADN agit, suscite forme et développement et ne subit aucun changement dans ce processus.
En vérité, allons encore un tout peu plus loin, tant que nous y sommes, mes très chers collègues et néanmoins mes amis [en français dans le texte]. Considérons  juste ce fait objectif que le come-back d'Aristote dans la pensée occidentale se produisit par l'intermédiaire de la scolastique théologique chrétienne. Nous soutiendrons ici que, par une ironie de l'Histoire, la vaste influence d'Aristote sur la pensée occidentale ne procède au fond que d'une appropriation (presque accidentelle) des aspects à la fois les plus secondaires et les plus malencontreux de ses spéculations, et que cela est le fait de cette distorsion bizarre dont nous sommes toujours embarrassés de nos jours, dressant une véritable barrière d'incompréhension entre scientifiques, d'un côté, théologiens, de l'autre, depuis Saint Thomas d'Aquin jusqu'aux catholiques, protestants ou autres mystiques actuels amateurs de LSD.  
En sorte qu'un nouveau regard porté sur Aristote en tant que biologiste pourrait mener à une intelligence plus claire des concepts de finalité, de vérité, de révélation, et peut-être même à quelque chose de mieux que la simple coexistence entre nous, chercheurs en sciences naturelles et nos collègues des autres disciplines». 

                      (in Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971)