Indochine Est, vers 1280.
Dans l'Est de la Péninsule, les Mongols avaient dès le départ privilégié la carte de l'intervention militaire directe, pour deux raisons, l'une pragmatique, l'autre de fond. D'abord, il était hors de question pour Khubilaï de ne pas s'installer effectivement le long des côtes de la mer de Chine méridionale, de ne pas tenir réellement cet espace, garantie pour lui du bon fonctionnement d'échanges maritimes gigantesques que l'empire Yuan devrait très vite assumer. Si, lors de la dernière intrusion au Đại-Việt en 1257, l'argument de la continuation de la guerre contre les Song était tout à fait recevable de leur point de vue, il est clair que dans les années 1280, les Mongols se projettent déjà plus loin. Lê Thành Khôi explique ainsi l'obsession chez le grand Khan de la maîtrise des littoraux Việt et Cham : «Plus que des guerres de prestige, ses expéditions dans la péninsule indochinoise furent dictées par des motifs économiques : la recherche de la route des épices, l'établissement de relations maritimes avec le monde musulman de l'océan Indien et de la méditerranée, et avec le khanat mongol d'Iran. L'unification de l'Asie par la conquête mongole rouvrait les grandes routes du commerce universel : la voie transcontinentale, correspondant à l'antique route de la Soie et du pélerinage bouddhique qui, par le Pamir, unit la Chine à l'Iran et à l'Europe, fermée depuis le XIè siècle par l'expansion des Turcs, et la voie maritime, suivie également par des religieux, mais qui fut essentiellement la route des épices, apportés par les navires arabes, indiens et malais aux ports de Chine méridionale (...). Ce fut le désir d'assurer à ses flottes marchandes, base de la prospérité de son empire, la sécurité des communications ainsi que des points d'appui navals, qui inspira les entreprises de Khubilaï Khan dans l'Asie du Sud-Est» (Histoire du Vietnam, p. 184).
L'autre raison est évidemment symbolique. La victoire finale sur la Chine signifiait pour les Mongols l'assomption de la représentation sino-centrée du monde, en particulier la domination éternelle de l'empire chinois sur des régions entières dont le Đại Việt faisait partie. Certes, les questions de l'origine ethnique et/ou géographique du peuple Việt (ou Kinh), et de son autonomie fondamentale vis-à-vis de la Chine constituent encore à ce jour une pierre d'achoppement dans les relations entre les deux pays, comme ce fut le cas à quelque époque passée, et sous quelque régime politique, chinois ou vietnamien, que ce fût. De l'insurrection anti-chinoise des célèbres soeurs Trưng (Hai Bà Trưng) sous la dynastie Han, jusqu'à la résistance anti-Song de Lý Thường Kiệt (avant l'arrivée des Mongols dans le jeu local), puis (après la défaite de ces derniers) à la lutte contre les Ming, lesquels s'empresseront de revendiquer à nouveau tout le territoire Việt, puis de l'occuper pour vingt ans (1407-1427), l'histoire vietnamienne pourrait, d'une certaine manière, ne concerner que la Chine du Sud.
(Les deux frangines Trưng au combat)
Les empereurs Việt, quant à eux, tout indépendantistes qu'ils se proclamassent, se disaient pourtant aussi Fils du Ciel, reproduisant à l'identique le schéma cosmologique chinois de l'essentialité ou de la primauté absolue accordée au «Centre des centres» (l'Empereur, dans la Cité interdite), les qualités humaine et civilisationnelle déclinant ici à proportion exacte de l'éloignement progressif hors de ce centre vers les périphéries : celles peuplées, notamment, de ces ethnies montagnardes de la cordillère annamitique, dites simplement Mọi («sauvages, barbares») en vietnamien. Rien à voir avec les logiques Cham ou Khmer de représentations de pouvoir à la même époque, par exemple. L'idée même de Nation, ou disons d'Empire bureaucratique centralisé serait étrangère à ces dernières. Chez les Khmers, la réalité de telle structure politico-sociale, donc sa frontière légitime, se borne plutôt à la zone géographique d'influence effective de telle ou telle divinité, ou génie (neak). Passé le village ou le groupe de villages placés sous l'autorité et le pouvoir du neak concerné, on entre littéralement, pour un Khmer, dans un autre pays, un autre champ de forces où d'autres stratégies et interlocuteurs s'imposent. Il est intéressant, d'ailleurs, de souligner que chez les Mongols d'avant Khubilaï, un autre jeu : dialectique, redistribuait régulièrement le pouvoir entre un centre et une périphérie désintégrée dont le premier provenait toujours, certes, mais à laquelle il finissait toujours par revenir, pour se régénérer. Mais, précisons-le : sur des bases de mode de vie bien plus que sur des bases ethniques. Pourrait presque en effet, alors, être qualifié de Mongol quiconque vit comme un Mongol : dans des tentes de feutre, en pasteur nomade, en consommant telle nourriture de base, etc. La plaine danubienne continue, prolonge simplement avec cohérence existentielle la Mongolie proprement (ou improprement) dite.
Pour en revenir, en tout cas, à ces périphéries indochinoises complexes, et de fait si mal comprises, sans doute, par le néo-Fils du Ciel Khubilaï, l'autorité dévolue au centre reste donc, dans la représentation élémentaire de leurs populations, sans commune mesure avec ce qu'elle signifie d'importance autant en Chine qu'au Đại-Việt. On s'en rendra bientôt compte dans la solidarité improbable qui s'ébauchera, au moment de l'agression mongole, entre Champa et Đại-Việt, deux ennemis pourtant acharnés. Les Mongols Yuan feront en outre, face à ce dernier, les frais d'une très étrange guerre de concurrence symbolique, ayant pour enjeu la légitimité de l'exercice impérial chinois. Rappelons que la langue, les caractères écrits utilisés au Đại-Việt restaient chinois, certes avec des variantes locales (système dit du chữ nôm : l'écriture démotique sino-viêt) et le resteraient jusqu'à la création, au 17è siècle par le jésuite français Alexandre de Rhodes (avide de pouvoir prêcher sa bonne parole dans la langue du coin) de ce qui demeure aujourd'hui encore le quốc ngữ : ou vietnamien moderne, romanisé. Le grand poème du résistant Nguyễn Trãi, intitulé Bình Ngô Đại Cáo (1428), célébrant la victoire sur les Ming et considéré comme une des plus belles pièces de la littérature classique vietnamienne, sera d'ailleurs encore rédigé en caractères chinois. Cette ambivalence est d'ailleurs totale : ajoutons, par exemple, qu'après la défaite, face aux Mongols, des Song chinois, de nombreux soldats leur demeurant fidèles intègrent les troupes Việt et combattent avec elles les Mongols impériaux sous l'uniforme en vigueur en Chine du sud (voir, à ce sujet, Philippe Papin, Histoire de Hà Nội, p. 107). Autant d'ambiguïtés, donc, entretenues avant la conflagration par les deux camps, et forçant en quelque sorte le nouveau pouvoir Yuan à parachever sa conquête de Chine, d'une seule manière possible. La même que celle ayant ailleurs en Chine (pourrait-on dire, du point de vue de Khubilaï) réduit les derniers Song.
La force.
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