jeudi 22 décembre 2011

Comment exprimer une opinion.



« J’ai rêvé que j’étais en classe, à l’école primaire ; je devais écrire une composition, et je demandais au maître comment il fallait s’y prendre pour exprimer une opinion.
« Difficile ! » dit le maître, laissant tomber sur moi un regard oblique du coin de ses lunettes. « Je vais te raconter une petite histoire :
- Dans une certaine famille naquit un petit garçon : toute la famille fut au comble de la joie. Un mois après la naissance, on l’exhiba aux invités, sans doute dans l’espoir bien naturel de récolter quelques compliments d’heureux augure.
L’un dit : « Cet enfant fera fortune », ce qui lui valut de nombreux remerciements.
Un autre dit : « Cet enfant sera appelé à une haute destinée », en échange de quoi on lui servit quelques propos flatteurs.
Un troisième dit : « Cet enfant mourra. » Toute la famille tomba sur lui à bras raccourcis.
Dire qu’il mourra, c’est énoncer une certitude ; lui prédire fortune et honneurs, c’est peut-être mentir. Et pourtant les menteurs se trouvent récompensés, tandis que celui qui dit la vérité se fait rouer de coups. Quant à toi…»
« Je ne veux pas mentir, mais je ne veux pas être battu non plus. Monsieur, que dois-je dire alors ? »
« Eh bien tu n’as qu’à dire : « Oh là ! Cet enfant, ah… ! Voyez-moi ça ! Il est tellement… Ah ça ! Ha, ha ! Hé hé ! Héhéhéhé !… »

Lu Xun, Comment exprimer une opinion.
Traduction : Simon Leys.

mercredi 21 décembre 2011

Voler, c'est frauder.




Imaginez : vous baignez, au fond de votre grotte, de votre forêt, de la cavité autre que vous vous êtes choisie - pour méditer - dans la présence de l’esprit, la douce épreuve du temps qui s’écoule, le chant éloigné des oiseaux, suivant le jeu de vos sens associés - ou opposés - au gré de vos désirs ludiques organisés quand SOUDAIN ! l’irruption, brutale et vulgaire, d’un sbire des services sociaux, ayant eu vent de votre capacité à la survie autarcique et désormais pressé, face aux traces de bonheur qu’il soupçonne en ces lieux, de vous soumettre sans tarder à quelque interrogatoire mesquin touchant vos conditions de vie, s’apprête à tout mettre en ruines et à plonger dans la désolation, la tristesse, la barbarie, un espace enchanté…

Contre ces poussées de gel intempestives, Le Moine Bleu s’étant avisé, en pur botaniste, des parades existantes, il vous les soumet ci-dessous. Ne laissez plus jamais les coups de froid imbéciles nuire aux exigences souveraines de votre bourgeonnement :












mardi 20 décembre 2011

Barbe-Bleue


« Pourquoi Barbe-Bleue n’a-t-il pas coupé la tête de sa femme ?
- Parce que ses frères sont venus.
- Elle avait peur, pas ?
- Très peur.
- Elle criait ?
- Elle appelait soeur Anne.
- Moi, je n’aurais pas crié.
- Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue aurait eu le temps de te tuer. Soeur Anne était sur la tour, pour regarder l’herbe qui verdoie. Ses frères, qui étaient des mousquetaires très forts, sont arrivés au grand galop de leurs chevaux.
- Je ne veux pas jouer comme ça, dit la fillette. Ça m’ennuie. Puisque je n’ai pas de sœur Anne, voyons.
Elle se retourna gentiment vers lui :
- Puisque mes frères ne viendront pas, dit-elle, il faut me tuer bien fort, bien fort !
Elle se mit à genoux. Il saisit ses cheveux, les ramena en avant, et leva la main.
Lente, les yeux clos et les cils frémissants, le coin des lèvres agité par un sourire nerveux, elle tendait le duvet de sa nuque, son cou, et ses épaules voluptueusement rentrées au tranchant cruel du sabre de Barbe-Bleue.
- Ou… ouh ! cria-t-elle, ça va me faire mal ! »

Marcel Schwob, Le livre de Monelle.



Irene Mac Donald, par Lewis Carroll (1863).

À proprement parler

« Il est conseillé de garder des liquidités en ce moment parce qu'on est dans des périodes où on ne sait vraiment pas demain... de quoi sera... qu'est-ce que, demain....enfin...ce qui va se passer demain. 
À proprement parler. »

Un journaliste de France-Info (service Économie), 20 décembre 2011.




lundi 19 décembre 2011

Intégrisme


 
« Voyez, la sentine de l’usure, du vol et du brigandage, ce sont nos princes et seigneurs. Ils s’approprient toutes les créatures. Le poisson dans l’eau, les oiseaux dans l’air, les plantes sur le sol, tout doit être à eux (Isaïe, V). Ensuite, ils répandent parmi les pauvres gens le commandement de Dieu : tu ne voleras point. Mais cela n’est point à leur usage. Ils écorchent et tondent les pauvres laboureurs et artisans, cependant, dès qu’un pauvre s’en prend à la plus petite chose soit-elle, il est pendu et le docteur Menteur (Luther) dit : Amen.
Les seigneurs se chargent eux-mêmes de faire des pauvres leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même ? Si l’on me dit à cause de cela que je suis un rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle. »

Thomas Münzer


Pouvoir déclarer sa flamme


« En Grèce ! en Grèce ! Adieu vous tous ! Il faut partir !
Qu’enfin, après le sang de ce peuple martyr,
Le sang vil des bourreaux ruisselle !
En Grèce, ô mes amis ! Vengeance ! Liberté !
Ce turban sur mon front ! Ce sabre à mon côté !
Allons ! Ce cheval, qu’on le selle ! »

Victor Hugo, Les orientales



Wukan !



Depuis la fin septembre 2011, le village de Wukan, situé dans le Guangdong (sud-est de la Chine) résiste aux projets, sinistrement habituels, du gouvernement dit « communiste » de réquisition immobilière massive des terres. Un de leurs représentants ayant été, sous prétexte de négociations, enlevé puis torturé à mort par les services d’État, les habitants du village de Wukan sont aujourdhui en insurrection et prétendent, prochainement, marcher sur d'autres localités, elles aussi en révolte larvée contre la corruption des brutes sauvages au pouvoir. Les gens sont armés, ils brûlent les commissariats, chassent les fonctionnaires. Leur énergie, d’évidence, est celle du désespoir. Encerclés par la police et l’armée, infiltrés par les sbires du parti, les habitants de Wukan entendent vendre chèrement leur peau. Personne ne parlera d’eux. Quoi qu’il arrive à présent, nous ne les oublierons jamais.

Informations, ICI








dimanche 18 décembre 2011

Voyage autour de ma chambre froide



« On en vient ainsi aux splendeurs et aux misères du voyageur moderne. Il vole à travers le monde en jumeau siamois : en tant qu’homo faber et qu’homo ludens, en auteur de plans, ignorant de l’histoire, et en homme de culture, affamé d’images, tantôt fier de son titanisme et tantôt déplorant la destruction qui en résulte. Plus les ailes qui lui poussent sont robustes et puissantes, et plus rarement il découvrira ce que son coeur désire. Plus il est authentiquement contemporain, et moins il ressentira cette perte : la centrale du Cuenza, les derricks plantés dans le Sahara, la station météorologique du pôle Sud, la vitesse de la ligne de Tokkaïdo, lui confirment sa propre manière de vivre. On parcellise tout, où qu’il se rende - on commencera par lui montrer orgueilleusement ce que sa technique et sa science peuvent offrir, puis seulement après ce qu’il reste de la tradition : les tombes, les villes saintes, les forêts et les jardins, les masques et les danses populaires.
Certes, nul homme n’est assez totalement contemporain pour ne pas ressentir un quelque chose de cette prédation commise par les plans, tant aux dépens de la réalité intacte que de la perfection. Le voilà qui se trouble ; le monde ne répond plus du fond de son essence.
À cet égard, le voyage fait de vous une sorte de Tantale. Nous entendons l’écho de mélodies qui se sont tues, et nous suivons des images inconsistantes à travers le pays de la soif. Ce ne sont pas là de pures illusions : un mirage aussi reflète une réalité lointaine. Nous la recherchons tantôt dans l’avenir, tantôt dans le passé.
Au sein de l’énorme effritement des cultures, des éléments, de l'univers même, nous voyons ce qu’il a pu jadis naître d’images et de raffinements. Ce qui nous fournit des critères, même pour l’instant et le lieu présents. Toujours, dans les forêts, nous sommes surpris de rencontrer l’un des vieux chênes, sapins ou frênes - survivant robuste ; il a déjà vu passer bien des abattis et bien des forestiers. Lui aussi tombera un jour, mais il peut encore nous donner son ombre, durant une heure méridienne - et plus que son ombre : une assurance. »

Ernst Jünger, Journal, 12 août 1965

vendredi 16 décembre 2011

Génération Respect


mercredi 14 décembre 2011

Beethoven dans la Tempête


Il se dresse, en un certain point de l’avenue de Flandre, dans le XIXème arrondissement de Paris, une sorte de poteau commémoratif sinistre et grisâtre, évoquant un horodateur, se voyant également méprisé des hommes et des animaux du quartier, que ceux-ci s’extraient seulement sans le voir du Hard Discount tout proche, ou répandent par-dessus sa base la chaleur âcre de leur urine phéromonale. Ce malheureux poteau indique l’emplacement ancien d’une manufacture de  pianos, celle des frères Érard, installée là vers 1780 et ayant fourni l’instrument de travail, dans la période primo-romantique, de moult compositeurs célèbres, dont Beethoven, réputé avoir lui-même possédé un exemplaire de cette maison et composé dessus, entre autres choses, quelques-unes de ses 32 sonates pour piano. 

Or, le 12 novembre dernier, à la Cité de la Musique, dans le cadre d’un « Cycle Mélancolie » pour l’illustration duquel un graphiste appointé semble avoir eu à cœur (on en jugera ci-dessous) d’évoquer Caspar Friedrich, n’obtenant cependant, de notre point de vue sévère, que la peinture d’une vague scène de drague en forêt ou, à la rigueur, d’un début de film gore annonciateur des pires massacres sylvestres, c’est précisément la Sonate n°17, opus 31 n° 2, également dite « La Tempête » qu’Alexei Lubimov - virtuose russe de son état - se proposait d’exécuter sur le fac-simile dun de ces fameux Érard, un modèle de 1802 reproduit pour l’occasion par l’excellent artisan Christopher Clarke, avec le soutien de la Fondation Hermès, laquelle ne tire bien sûr aucunement son nom du fait que Hermès était le dieu des marchands et des voleurs.   



Alexei Lubimov, apparaissant sur la scène de l’amphithéâtre, présentait, puisse-t-il nous pardonner ! l’aspect d’un jeune chiot ne prenant d’ordinaire qu’un plaisir extrêmement limité à jouer ou bondir en tous sens ainsi, pourtant, que son nouveau maître attendri l’attend, et l’exige. Si une telle créature existe en ce monde, assurément M. Lubimov en arborait, ce soir-là, l’indécision et la fragile timidité. L’univers paraissait l’écraser. Il était attifé disons à la diable!, flottait dans une chemise et un smoking originaires, sans nul doute ensemble, de quelque séquence ultime de guerre froide reagano-brejnevienne. De lourdes chaussures de type Méphisto figuraient, à ses pieds, les sandales plombées du scaphandrier, ou du cosmonaute, destinées en tout cas à river solidement au sol un être que sa légèreté atmosphérique, sans cela, risquerait à tout moment de soustraire aux yeux qui l’observent et le jugent. La touffeur de sa moustache était celle de Nietzsche, sa carrure générale (et ses choix opticiens) d’un Mahatma Gandhi, la brillance de sa calvitie, enfin, et son étendue, le disputaient à celles de Jean-Claude Dus, le héros des Bronzés font du ski. Bref, cet homme était tout habillé de rêve, il était lui-même un rêve, bien avant que de s’installer devant son piano pour s’apprêter à exécuter la Sonate numéro dix-sept. Puis il joua celle-ci (elle dure en moyenne entre vingt et vingt-quatre minutes), et alors la plus grande confusion acheva de s’installer dans nos esprits. 

À qui, au juste, étions-nous donc redevables, Beethoven ou son interprète ? de cette impression de jouissance et de désordre mêlés, d’inachevé et d’excitation autant que d’avoir clairement traversé un rideau de chaleur bienfaisante, réparatrice, senti avec intensité notre corps tout entier plongé dans un vaste bouillon de substance primitive, nourri aux sources minérales les plus lointaines, inconnues, mystérieuses, et pourtant au plan élémentaire (c'est ainsi que nous le ressentîmes) les plus voisines de notre physiologie de base : un bain miraculeux, en somme, dont il ne restait, au triste moment d’en sortir, que l’inquiétant, l’entêtant souvenir…

La Tempête n’est considérée ni comme la plus sophistiquée, ni comme la plus innovante des sonates que Beethoven ait composées, du moins si l’on s’en réfère à divers spécialistes eux-mêmes suprêmement difficiles à exécuter.
Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le début de son premier mouvement cloue l’auditeur sur place, par un télescopage hallucinant, qu’il met en scène, de deux cadences ou, pour le dire plus justement - Beethoven méprisant la notion purement abstraite et conventionnelle de tempo - de deux états d’esprit, ce crash mémorable constituant sans doute à lui seul, comme nous le verrons plus loin, l’un des thèmes les plus importants de l’œuvre.
Un accord initial arpégé (en la majeur) d’une grande douceur, prolongé en trois notes du thème correspondant, s’évanouit peu à peu, laissant place à un silence de méditation, à une séquence absolument paisible. Soudain, une formidable explosion survient. Elle entraîne un déferlement de croches haletantes s’achevant sur une pirouette - un grupetto virevoltant - qui précède le retour au calme, et la réexposition simple de l’accord arpégé.
Il ne s’est rien passé. Pas de panique. Le cauchemar est fini. 
Non. La belle sérénité se voit de nouveau assaillie par le même terrible orage lequel, cette fois, ne se borne plus à questionner et frapper seulement, de sa nécessité inquiète, la tranquillité ronflante du caractère. L’orage, désormais, s’affirme longuement, impose sa loi. Au souffle accumulé de la colère, dont l’énergie se déverse maintenant en pleine lumière, jaillissant obstinée, montant et dévalant les diverses pentes du ressentiment, l’Éden poétique s’est trouvé volatilisé. Ne subsiste de son innocence qu’une misérable poignée de notes plaintives aiguës, symboles d’une conscience terrorisée par l’irruption de cette bestialité torturée, vengeresse, qu’elle n’aurait jamais soupçonnée ! dit-elle, mais elle ment, c’est certain, et puis de toute façon il est trop tard car la violence est là, qui remplit tout l’espace. La sage conscience ne peut se résoudre qu’à supplier de loin en loin, au gré de cette leçon implacable administrée par le sentiment. 



Durant tout le premier mouvement, « la tempête » et l’accord arpégé de la majeur vont ainsi se succéder, leur rencontre régulière se faisant, certes, à chaque fois moins frontale, entrecoupée de poignants récitatifs faisant office de confession, ou  d’épanchements désespérés, tels que peuvent seules en susciter les pires défaites, fourbies de la main des menteurs et des traîtres. Charles Rosen, dans son Guide des Sonates pour piano, (Gallimard, 2007) trouve au second de ces récitatifs « une qualité sombre et même caverneuse, comme celle d’une voix sortant d’un tombeau. » 

En l’occurence, à qui prend connaissance de la réplique célèbre ayant donné son nom (officieux) à l’oeuvre (« Lisez donc la Tempête de Shakespeare ! » lança un jour Beethoven à son secrétaire Schindler, désireux de percer le sens profond de sa sonate), le « tombeau » et la « voix » de Rosen en rappellent aussitôt bien d’autres, d’abord bien sûr ceux de l’amer Caliban, figure shakespearienne du colonisé vaincu, soumis par le déclassé échoué un jour fatal sur le rivage de son territoire.
Caliban, qui permet au naufragé Prospéro de survivre, Caliban offrant, naïf et bon, les ressources infinies dont regorge cette île encore sans despote, laquelle deviendra, sous peu, en effet, son tombeau. Car pour le remercier, l’intrus cloue le bon sauvage à un roc et fait de lui son esclave, par la contrainte (le colon possède une arme magique lui assurant le contrôle des indigènes) autant que par l’imposition de sa langue, de sa logique, de ses représentations conceptuelles élémentaires, lesquelles constitueront bientôt le nœud suprême de sa domination...
 « - Esclave abhorré, harangue Prospéro, ainsi, réfractaire à toute empreinte du bien et capable de tout mal, je t’ai pris en pitié, je me suis donné la peine de t’apprendre à parler, de t’enseigner à toute heure une chose ou une autre ; alors que toi-même - sauvage ! - ne connaissais pas ta propre pensée. Alors que tu allais jacassant comme une brute, j’ai doté tes intentions de vocables qui les pussent exprimer (…) - Vous m’avez appris à parler, réplique Caliban, et tout le profit que j’en ai tiré, c’est de savoir maudire : que la peste rouge vous emporte pour m’avoir enseigné votre langage ! »

Le baron de Trémon, auditeur au Conseil d’État qui le rencontra à Vienne en 1809, a laissé de Beethoven un portrait, repris par Romain Rolland dans sa célèbre biographie du compositeur. Trémon tente d’abord d’y décrire le chaos régnant dans son appartement, avant de relater comment ils causèrent ensemble de philosophie, de religion, de politique « et surtout de Shakespeare, son idole. » Romain Rolland se borne, lui, à rappeler dans son ouvrage que Beethoven « lisait continuellement Shakespeare dans la traduction allemande, et l’on sait avec quelle grandeur tragique il a traduit en musique Coriolan et la Tempête. » (Ici, en l'occurence Rolland se plante puisque c'est du Coriolan de Heinrich von Collin que Beethoven s'est inspiré.)

Certes, Beethoven était familier du dramaturge anglais en général. Pour ce qui est de la Tempête en particulier, les choses se compliquent un peu puisque la sonate n°23 opus 57 (dite « l’Appassionata ») est également réputée avoir été inspirée au compositeur par ce texte. La chose semble douteuse quoique Romain Rolland l’assène pourtant sans sourciller. Pour ce qui nous concerne, La Tempête shakespearienne correspond idéalement à la seule sonate n°17, c’est d’ailleurs ainsi que nous comprenons la remarque du pianiste Richter, rapportée par Youri Borissov dans Du côté de chez Richter : « Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait lire La Tempête de Shakespeare pour comprendre l’Appassionata. Je sais que cela vient du compositeur, mais personnellement cela ne m’apporte rien. La Tempête de Shakespeare, il faut la lire de toute façon ! On a collé aussi ce titre à la dix-septième, ce qui a fini par embrouiller tout le monde. Bien que ce titre convienne justement à la Dix-septième. Prospéro les attire tous sur son île... pour un pardon. Il est vrai qu’il ne les a pas attirés tout seul, mais avec l'aide d'un esprit. À Vienne, après l’enterrement de maman, un prêtre m’a fait la leçon. De façon très canonique : « Pardonne à ton frère ses torts. » Pardonne, pardonne...(...) Non, je ne le pardonnerai jamais ! Vous voyez... Je dois jouer encore plus souvent la Dix-septième, me sentir plus souvent Prospéro. Seulement lui, un esprit l’aidait, moi, qui m’aidera ? »

 Un autre jugement, en tout cas, ne déshonorant, lui, que son auteur, c’est bien celui de Rosen estimant (dans son livre déjà cité) que si l’anecdote d’une référence explicite à La Tempête shakespearienne ne posait aucun problème pour la n°17, en revanche Beethoven « n’a probablement pas lu grand-chose d'autre que le titre. »
Outre le mépris de classe invincible dont cette sortie témoigne envers l’autodidacte contraint, faute de moyens, de quitter l’école à l’âge de dix ans, elle manifeste surtout une ignorance énorme de l’atmosphère intellectuelle de cette ville de Bonn (sans parler de l’Allemagne entière) de la fin du XVIIIème siècle, où Beethoven passa ses années de découverte sous l’implacable férule de Christian Gottlob Neefe, lequel n’était autre que le directeur du Théâtre National du coin. 
D’après Élisabeth Brisson précisément, « au cours de la saison 1782-1783, le Théâtre National met en scène plusieurs pièces de Shakespeare (...) et Beethoven rencontre donc très jeune l’art et la pensée de Shakespeare, ainsi que de Schiller, deux dramaturges et poètes qui eurent une profonde influence sur ses choix esthétiques et politiques. » (Ludwig van Beethoven, Fayard, 2004).
Rappelons qu’en Allemagne, l'influence de Shakespeare allait croissant depuis une vingtaine d'années, et le lancement des grandes entreprises de traduction menées par Wieland et Schlegel : le premier avait réalisé dès 1761 (qui plus est au coeur de provinces fort reculées) une mise en scène de La Tempête, quoique cette pièce dût probablement rester réputée quelque temps encore - ainsi d’ailleurs que toutes les autres - injouable dans le pays entier. Avec le temps, cependant, Shakespeare était incontestablement devenu pour la jeunesse allemande cultivée constituant notamment l’entourage de Beethoven, et fréquentant avec lui à Bonn la librairie de la Veuve Koch ou le café Zehrgarten, plus qu’un auteur incontournable : tout simplement l’une des idoles suprêmes du moment, célébrées à l’égal de Homère ou Goethe. 

Il nous semble également extrêmement contestable que l’injonction beethovénienne à Schindler « concerne plus la scène initiale que l'ensemble de la pièce », comme l’affirme Anne Rousselin dans sa contribution au Cycle de la mélancolie (Éditions de la Cité de la Musique, 2011). Trop d’éléments fondamentaux tirés de l’ensemble du texte de Shakespeare, et que nous allons maintenant étudier plus avant, entrent en résonance directe avec les expériences intenses, parfois tragiques (et dont il fait plus ou moins discrètement état) que Beethoven traverse dans la période où il compose sa sonate. Si Henri Fluchère voit juste quand il pose que « le thème central de la pièce est celui de la réconciliation, d’une restauration d’un ordre perdu, de la confiance faite à la vie après l’expérience de la souffrance et du repentir » (dans Shakespeare, Oeuvres Complètes, Pléiade, 1977), alors l’histoire racontée par cette pièce n’est autre que celle de Beethoven lui-même à l’automne 1802, alors que son morceau est à peine achevé, et qu’il est sur le point de rédiger son fameux « Testament de Heiligenstadt », court texte destiné à ses frères, retrouvé parmi ses affaires après sa mort, et dans lequel il confie son désespoir, sa lassitude de vivre, son épuisement face au mal qui le ronge depuis près de six ans : sa surdité, qui progresse inéluctablement.

Lui, le musicien de génie persuadé de la valeur universelle de sa mission parmi les hommes, doit affronter le supplice de l’emmuré vivant, renoncer aux conversations délicates, à la sociabilité et ses plaisirs (qui s’annonçaient pourtant généreux au regard de sa célébrité naissante à Vienne), renoncer surtout à entendre avec la pureté qui conviendrait, à apprécier la musique comme son art l’exigerait, à présent, certainement plus finement que jamais. 
« Quelle humiliation lorsque quelqu’un près de moi entendait une flûte au loin, et que moi, je n’entendais rien, lorsque on entendait un berger chanter, et que je n’entendais rien non plus ; de tels évènements m’ont poussé jusqu’au bord du désespoir, il s’en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours. »
Beethoven se retrouve dans la position de l'exilé, du banni, de l'aigri bougon, ce qui le désole au plus haut point (« Ô vous ! hommes qui me tenez pour haineux, obstiné, ou qui me dites misanthrope, comme vous vous méprenez sur moi. », id.).Et, plus loin : «  Presque absolument seul, ce n’est que lorsque la plus haute nécessité l’exige qu’il m’est permis de me mêler aux autres hommes, je dois vivre comme un exilé... »
Le parallèle s’impose déjà avec la Tempête shakespearienne, dont tous les personnages - au-delà de leurs conditions antagonistes - se trouvent forcés de partager le même destin d’insulaire coupé du monde : Caliban-Beethoven pleure sa liberté perdue, alors que nul n’est comme lui sensible aux beautés de la Nature, qui l’appelle.
Prospéro-Beethoven regrette, lui, son statut de Duc, ressassant avec un plaisir et une dureté caractéristiques (au point qu’Ariel lui-même, pourtant un pur esprit, semble faire preuve de plus d’empathie et de compassion) sa colère, son besoin de vengeance et de faire souffrir les ennemis l’ayant plongé, naguère, dans cet enfer. Prospéro, de plus, est magicien, qualité que Beethoven pourrait évidemment revendiquer lui aussi, autant que cette phrase de Prospéro : « J'ai donné feu au terrible tonnerre retentissant et, de la foudre même de Jupiter, fendu le chêne robuste de ce dieu ; j’ai fait trembler le promontoire sur ses fortes assises et arraché par leurs racines le pin et le cèdre ; les tombes ont à mon ordre éveillé leurs dormeurs et, sous l’effet de mon art-tout-puissant, se sont ouvertes pour leur livrer passage. »
Alonso, lui-même, personnage secondaire qui, croyant avoir perdu son fils et s’ouvrant en ces termes, à Prospéro, de sa douleur infinie : « Irréparable est ma perte et la patience se déclare impuissante à y porter remède », se fait beethovénien, désignant cette maudite  « patience » que le compositeur prétendait, dans l’épreuve, vouloir « choisir pour seul guide » quoiqu’il doutât fortement du résultat. Et lorsque Prospéro, répondant à Alonso, déclare : « Je crois plutôt que vous n’avez pas recherché son assistance. Quant à moi, pour une perte semblable, j’ai reçu l’aide de sa grâce souveraine et trouvé le repos dans la résignation », c’est encore de Beethoven qu’on se souvient, confiant cette fois à son ami Wegeler, dans une lettre du 29 juin 1801, que face à l’adversité, après avoir maudit Dieu (ce qu’il admet avoir souvent fait), il s’est vu « conduit à la résignation. »

L’hypothèse d’une référence beethovénienne au seul début de la pièce de Shakespeare nous semble donc bien insuffisante, au regard d’une fréquentation, d’une connaissance, d’une appropriation telles de l’ensemble de ses motifs et sujets. La construction de la sonate n°17 n’a pu que s’en voir massivement influencée, au-delà des premières mesures et du « thème de la tempête » proprement dit.
Certes, à elle seule, l’étude du thème en question fournirait l’interprétation du livre, puisque le heurt violent des tempos, le balancement dialectique des sentiments, en forment l’objet. Mais il manquerait alors la présentation de l’état suivant la tempête (c'est-à-dire, chez Shakespeare, la décision de Prospéro, après l’accomplissement de sa vengeance, de pardonner - comme l’avait compris Richter, cité un peu plus haut - à ceux qui l’avaient, jadis, destitué, puis de renoncer à la magie, et enfin de rentrer au pays, pour y consacrer « une pensée sur trois à la tombe » ).
Or, la sonate n°17 fait, elle aussi, l’examen efficace de ce relâchement présenté comme le seul valable au plan spirituel : celui succédant, après qu'on s’y est enfoncé jusqu’au cou, au déchaînement des colères, du doute et du désespoir. 

L’agencement du deuxième mouvement adagio a exactement cette fonction. Il donne à imaginer une sérénité retrouvée, au bout d'un chemin de croix de lignes méditatives, et solitaires, qu’on jugerait dépouillées, presque exsangues, borné seulement d’une série de triples croches suivant parallèlement les registres grave et aigu, amalgamant ainsi dans un même effet le menaçant roulement des timbales du sort et la malice nouvelle, enfantine ou amoureuse, chargée d’espoir (ou plutôt, comme on l’a vu, de résignation apaisée). Là encore, la Tempête nous parle : « Nous tous nous sommes retrouvés quand chacun de nous était hors de lui-même. » (Acte V). L’accouchement tempétueux de ce nouveau type de caractère, assumant désormais la violence dont il procède, ne la traitant plus comme une sorte de déchet barbare à extirper de l’âme cultivée, ne saurait être idéalement montré, et compris, que par la musique, la succession rythmique. Fluchère, évoquant l’oeuvre, en identifie ainsi le thème majeur : « la Tempête reste le symbole de la tragédie, mais devient le symbole de la résurrection aux accents de la musique. »


En dépit de ce procès général s’écoulant dans l'imaginaire de Beethoven, il demeure à nos yeux une affinité particulière de ce dernier avec le personnage de Caliban, liée à l’immense sensibilité du second, être naturel, non-corrompu par la modernité, et pourtant stigmatisé, martyrisé, prolétarisé de son fait. Caliban est jugé par tous monstrueux. Il porte, comme Beethoven, en son corps sa croix. Le rapprochement physique des deux calamiteux est fécond : Beethoven est, de même que l’autre sauvage, petit, trapu, débordant d’une énergie incontrôlable, tendant notoirement à l’extrême, jusqu’au comique, les muscles de son visage lorsque il s’abandonne à son art et à ses sentiments. Cette communauté d’insularité, entre les deux personnages, leur même exil naturel hors du monde des conventions, Romain Rolland en donne un aperçu coloré : « Charles Czerny, enfant, qui le vit en 1801, avec une barbe de plusieurs jours et une crinière sauvage, vêtu d'un veston et d'un pantalon en poil de chèvre, crut rencontrer Robinson Crusoé. » (Vie de Beethoven). 
Mais Caliban le colonisé se voit surtout taxé de barbarie séditieuse, d’imbécillité sociale, et subversive. Shakespeare lui suppose, plus ou moins explicitement, une grande sauvagerie sexuelle,  menaçant de se traduire, à l’occasion de sa brève révolte contre Prospéro, par le viol de la fille du maître, Miranda. La misère amoureuse et sensuelle de Beethoven, quant à lui, au moment de composer sa sonate, est totale : au printemps 1802, la rupture avec la comtesse Giulietta Guicciardi intervient, à l’initiative de cette dernière et pour des raisons de classe, le statut inférieur de Beethoven risquant, à son goût, de lui causer trop de problèmes. L’organisation sociale, responsable majeure du malheur, cause cette tendance durable à la révolte intégrale chez Beethoven-Caliban, ce que la bonne bourgeoisie (voir plus bas), s’empressera plutôt toujours volontiers de mettre au compte d’une bien mystérieuse et pathologique « personnalité effrénée. » 
Lors de l'hiver 1806-1807, par exemple, les époux Bigot, amis mécènes et musiciens, le mettent littéralement dehors après que Beethoven a proposé à Marie Bigot une pauvre promenade à deux en voiture, au mépris des convenances. Le compositeur a alors beau protester de son innocence, en se présentant comme absolument « naturel et détestant les contraintes », rien n'y fait. D’autres anecdotes témoignent, dans un registre différent, de son indifférence suprême envers les codes absurdes de la vieille société : la rencontre avec Mozart, notamment, en 1787 (Beethoven a dix-sept ans), que Wagner raconte ainsi : « Quand il eut joué au Maître une sonate comme celui-ci le lui avait demandé, il quitta le piano d'un bond, mécontent de soi, et réclama la permission, pour se faire mieux connaître, d'improviser librement : il produisit alors, à ce que l'on raconte, une impression si forte sur Mozart que celui-ci dit à ses amis : « Voilà un musicien qui apportera quelque chose au monde ! » (Richard Wagner, Beethoven, Gallimard, 1937). 
Rappelons enfin la promenade scandaleuse de Toeplitz (Bohème) en 1812, lorsque, bras dessus bras dessous avec ce Goethe « pour qui il se serait fait tuer dix fois » selon sa propre expression (et qui, pour sa part, ne lui fera certes pas la même publicité), ils croisent soudain sur leur route l'impératrice et sa suite, au grand complet. Beethoven raconte lui-même l'histoire, savoureuse, dans une lettre adressée à Bettina von Arnim : «  Hier, nous avons rencontré, sur le chemin, en rentrant, toute la famille impériale. Nous la vîmes de loin. Goethe se détacha de mon bras, pour se ranger sur le côté de la route. J'eus beau lui dire tout ce que je voulus, je ne pus lui faire faire un pas de plus. J'enfonçai alors mon chapeau sur ma tête, je boutonnai ma redingote, et je fonçai, les bras derrière le dos, au milieu des groupes les plus épais. Princes et courtisans ont fait la haie ; le duc Rodolphe m'a ôté son chapeau ; madame l'impératrice m'a salué la première. Les grands me connaissent. Pour mon divertissement, je vis la procession défiler devant Goethe. Il se tenait sur le bord de la route, profondément courbé, son chapeau à la main. Je lui ai lavé la tête après, je ne lui ai fait grâce de rien.... »
On peut imaginer la colère et l’humiliation de Goethe. Et l’on ne s'étonne guère de découvrir l'opinion que celui-ci émet sur Beethoven dans sa lettre à Zelter de septembre 1812 : «  J’ai appris à connaître Beethoven. Son talent m’a jeté dans l’étonnement. Seulement, il est, par malheur, une personnalité tout à fait effrénée. Il n’a sans doute pas tort s’il trouve le monde détestable ; mais il ne le rend pas ainsi, vraiment pas, plus riche en jouissances, pour lui, ni pour les autres. » 

Caliban aussi se rend infréquentable, par sa révolte individuelle confusément mêlée de rébellion politique. Il symbolise à merveille cet irrésistible « amour de la liberté » que Beethoven place au-dessus de tous les autres, qui lui a tant fait aimer la Révolution Française, et l’autorisera jusqu’au bout à se livrer partout, en toute franchise, sur les sujets les plus sensibles, sans jamais s’inquiéter des conséquences : « Le docteur Müller dit, en 1827, que « Beethoven s’exprimait toujours librement sur le gouvernement, la police, l’aristocratie, même en public. La police le savait, mais elle tolérait ses critiques et ses satires comme des rêveries inoffensives ; et elle laissait en repos l’homme dont le génie avait un extraordinaire éclat. » (Romain Rolland, Vie de Beethoven).

Ce type de génie, réellement coupé du monde ordinaire des hommes, le méprise autant qu’il aspire à le changer, et le refondre entièrement. La sonate « la Tempête » célèbre ainsi de manière emblématique la force pure et régénérante des sauvageries, la grande alliance des sens naturels et politiques.                
Au premier acte d’une oeuvre antérieure de Beethoven, un ballet composé en 1801 intitulé Les Créatures de Prométhée, on trouvait déjà cette image de « Tempesta » rendant possible l’apparition (ou le façonnement par le titan au travail) d’une nouvelle race d’êtres entièrement tournés vers l’Art, des êtres dont la liberté préalable intégrale - naturelle ou dionysiaque - caractériserait le prototype. Seul Caliban, ou celui qui lui ressemble, se trouve en capacité de recevoir le don des muses pour se changer ensuite en modèle supérieur d’humanité. Il n’y a d'artiste, et donc de création prométhéenne possible, qu’à partir du sauvage : celui qui reçoit, et accueille en lui la tempête. Un sauvage asocial dont Shakespeare insistait d’ailleurs sur  la sensibilité spécifiquement musicale : « Il n’y a peut-être pas dans tout Shakespeare, écrit Henri Fluchère, d’hommage à la musique aussi émouvant que celui qui sort des lèvres informes du grossier Caliban », lequel rend grâce autant à la Nature et à son pouvoir d’évocation qu’à la proximité existant, de fait, entre les trois ordres naturels, musicaux et oniriques : « Cette île, dit Caliban, est pleine de résonances, d’accents, de suaves mélodies, qui donnent du plaisir et ne font point de mal ; tantôt ce sont mille instruments vibrants qui bourdonnent à mon oreille, tantôt des voix qui, si je m’éveille d’un long somme, m’endorment à nouveau ; alors, dans mes rêves, je crois voir les nuages s’ouvrir et montrer des richesses prêtes à choir sur moi, si bien qu’en m’éveillant je pleure du désir de rêver encore. » 
Cet extrait fondamental fait d’abord écho à la plainte amère de Beethoven tirée du Testament de Heiligenstadt : «Cela fait si longtemps que la RÉSONANCE intérieure de la vraie joie m’est étrangère – oh quand ! – oh quand, ô Dieu ! pourrai-je DANS LE TEMPLE DE LA NATURE ET DES HOMMES l’éprouver à nouveau ? » 
Mais Caliban parle aussi de « nuages » qui s’ouvrent, laissant le passage à des trésors spirituels fondant sur l’esprit du rêveur. Dans son étude sur les sonates pour piano (« Journal intime de Beethoven »), Paul Loyonnet, commentant une séquence d’arpèges mélancoliques, au coeur du deuxième mouvement adagio, emploie justement  l’expression de « grand nuage sonore, qui parcourt toutes les régions de l'aigu au grave », cette nébulosité musicale devant permettre, d’après lui, à Beethoven l’expression de ces « raptus » (selon le terme de Breuning qui les étudia de manière spécifique), ces « départs hors de la conscience ordinaire » dont le compositeur était coutumier dès l’adolescence : états de transe, de désertion momentanée du monde prosaïque, d’abolition pure et simple des fonctions de conscience habituelle. Et Loyonnet ajoute : « Les études de la médecine moderne tendent à démontrer qu'une excessive concentration de l'esprit peut affecter l'oreille interne et amener des troubles du genre de la maladie de Ménières ; or Beethoven, dès son plus jeune âge, vit dans ces états de concentration extrêmes. » On retrouve ici la confluence - commune à Caliban et Beethoven - en une seule figure marginale, du handicap (ou, du point de vue de la société : de la monstruosité), de la sensibilité à la Nature, aux arts et enfin à la politique, comme besoin radical de liberté retrouvée. 

Mais c’est peut-être dans le dernier mouvement - allegretto - de la sonate n°17 que la proximité philosophique de Shakespeare et de Beethoven apparaît le plus clairement. Après la violence désordonnée du premier mouvement, et la phase méditative émouvante de l’adagio, l’allegretto est tout entier suspendu à une simple reprise hypnotique de quatre doubles croches tournoyant sans fin, à plus de deux cents reprises, manière de « valse paysanne assez rude qui, par son insistance, prend une éloquence désespérée » (Loyonnet), avec çà et là « des accents légèrement tziganes » (Anne Rousselin). La simplicité même des moyens employés, de ce thème central dont Czerny suggérait que le rythme lancinant avait été suggéré à Beethoven par le galop régulier d’un cheval sous ses fenêtres de Heiligenstadt, témoigne de cette nécessité, désormais bien comprise (aveugle) que toute existence traverse la neutralité de différentes phases : violence, apaisement, détente, douleur..., et qu’il serait illusoire de briser, fût-ce au nom du Destin le plus singulier, le cercle de ces états successifs. 
La pièce de Shakespeare s’achève sur le renoncement de Prospéro à ses pouvoirs de magicien, donc sur celui de Shakespeare - à peine travesti - à sa carrière d’auteur de théâtre (« À présent, je n'ai plus d'esprits pour dominer, d'art pour enchanter, et ma fin est désespoir si ne vient à mon secours la prière toute pénétrante qui livre assaut à la Merci même et délie toute faute. ») L’amour lui-même, illusion suprême, ne fera pas long feu : une courte scène fort éloquente montre Ferdinand tout juste apparié, pourtant déjà en train de rouler sa Miranda au jeu (« Mon doux seigneur, vous trichez contre moi. »). 
Le retour à la normalité, à la situation de Prospéro avant son renversement, sera aussi littéralement celui de toutes les désillusions, la fin de tous les rêves dont il ne restera que le souvenir nostalgique des majestés perdues. 


En réalité, voilà exactement ce que nous dit le troisième mouvement de la sonate, par sa structure répétitive même : c’est désormais le Monde entier, vers lequel Prospéro, Caliban et tous les autres s’apprêtent à faire voile, qui est reconnu une île, la seule île. L’enfermement, et la mélodie obsessionnelle de l’allegretto représente sa force, caractérise ce « retour à la liberté », simple idée tant chérie jusqu’ici par les tenants de l’ordre. Telle est l’ironie beethovénienne, relayant la pure tristesse de Shakespeare. Auparavant, l’île de Caliban, la surdité de Beethoven leur offraient à l’un et l’autre (leur deuil, leur ignorance du monde s’avérant complets), le lieu des résonances et de l’harmonie purement intérieures. La limitation de l’île donnait la liberté. Le handicap fournissait l’avantage, rendait voyant, permettait de comprendre, autant que s’émouvoir : « Un musicien privé de l’ouïe ! - Peut-on imaginer un peintre aveugle ? Mais ce VOYANT devenu aveugle, nous le connaissons, - c’est Tirésias, pour qui s’est fermé le monde des apparences, et qui, en compensation, perçoit maintenant avec son regard intérieur le fondement de toute apparence. C'est à lui que ressemble maintenant le musicien devenu sourd : n’étant plus troublé par les bruits de la vie, il écoute uniquement ses harmonies intérieures, et du plus profond de lui-même s’adresse encore à ce monde, qui pour lui demeure silencieux. Ainsi le génie, libéré du non-moi, se concentre, - et se limite à son moi. Et pour celui qui aurait jeté sur Beethoven le regard de Tirésias, quel miracle, quelle révélation. Un monde, vivant parmi les hommes ! Le monde en soi dans un homme qui vit ! » (Richard Wagner, Beethoven).

La perspective est, là, clairement schopenhauerienne. Schopenhauer cite d’ailleurs, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, la phrase sans doute la plus importante de la Tempête : «  Nous sommes faits de la même étoffe que les songes et notre petite vie, un somme la parachève » (Acte IV), afin d'établir la rigoureuse similarité formelle des états de veille et de songe, à l’aune d’un principe de causalité autant respecté dans l’un que dans l’autre (la durée aperçue du maintien de ce principe, ou la sensation, en quelque sorte, que « le rêve dure plus longtemps » dans la réalité pouvant, seule, les différencier vraiment). Rappelons alors, dans un tel cadre, la conception de la musique propre à Schopenhauer : « Ce qui distingue la musique des autres arts, c’est qu'elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la volonté ; elle est la reproduction immédiate de la volonté elle-même et exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté (...) La musique est un exercice de métaphysique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie. » (Le Monde comme Volonté et Représentation, livre troisième, chapitre 52). 
C’est cette conception dont Wagner s'empare pour faire de Beethoven un VOYANT menant, à l’exemple de son prédécesseur shakespearien, la recherche mélancolique de ce qui fit la beauté ou la grandeur du rêve, questionnant aussi la solidité éprouvante du cauchemar. Le monde éveillé ne recelant ni force ni trésor, c’est l’épanchement en lui du songe qu’il convient de rechercher, pour en dépasser les laideurs, et erreurs, ce qui du point de vue de l'artiste signifie la même chose. « Ne devait-il pas, dans ses rapports avec le monde, ressembler à l’homme qui vient de s'éveiller du plus profond sommeil et déploie tous ses efforts pour se remémorer le rêve qui l'enivra ? »  (Wagner). 

En l’espèce, après l’offensive suicidaire de Heiligenstadt, c’est le désespoir dont Beethoven constate qu’il s'effondre de la même manière : au contact du temps, de la trivialité, de la répétition des jours, et de la nécessité de comprendre, c’est-à-dire de créer. La double hypothèse de la douleur et de la satisfaction durables appartient désormais au domaine du songe, fenêtre ouverte sur une réalité d’instant - et de lumière - dont l’intensité ne saurait plus masquer sa faiblesse de fantôme, qui nous pousse, comiquement, à surgir du néant. 
Dans le rondo final, cette vérité shakespearienne se sera donc simplement choisi, selon les terme de Wagner-Schopenhauer, une autre forme d’apparaître : « Si nous définissons la musique comme la manifestation de l’image du rêve qui nous découvre l’essence intime du monde, nous pouvons voir en Shakespeare un autre Beethoven, poursuivant son rêve à l’état de veille (...) L’univers de Beethoven - somnambule lucide - peut être dit le substratum de l’univers d’un Shakespeare visionnaire. »