« On
en vient ainsi aux splendeurs et aux misères du voyageur moderne. Il vole à
travers le monde en jumeau siamois : en tant qu’homo faber et qu’homo ludens,
en auteur de plans, ignorant de l’histoire, et en homme de culture, affamé
d’images, tantôt fier de son titanisme et tantôt déplorant la destruction qui
en résulte. Plus les ailes qui lui poussent sont robustes et puissantes, et
plus rarement il découvrira ce que son coeur désire. Plus il est
authentiquement contemporain, et moins il ressentira cette perte : la centrale
du Cuenza, les derricks plantés dans le Sahara, la station météorologique du
pôle Sud, la vitesse de la ligne de Tokkaïdo, lui confirment sa propre manière
de vivre. On parcellise tout, où qu’il se rende - on commencera par lui montrer
orgueilleusement ce que sa technique et sa science peuvent offrir, puis
seulement après ce qu’il reste de la tradition : les tombes, les villes
saintes, les forêts et les jardins, les masques et les danses populaires.
Certes,
nul homme n’est assez totalement contemporain pour ne pas ressentir un quelque
chose de cette prédation commise par les plans, tant aux dépens de la réalité
intacte que de la perfection. Le voilà qui se trouble ; le monde ne répond plus
du fond de son essence.
À
cet égard, le voyage fait de vous une sorte de Tantale. Nous entendons l’écho
de mélodies qui se sont tues, et nous suivons des images inconsistantes à
travers le pays de la soif. Ce ne sont pas là de pures illusions : un mirage
aussi reflète une réalité lointaine. Nous la recherchons tantôt dans l’avenir,
tantôt dans le passé.
Au
sein de l’énorme effritement des cultures, des éléments, de l'univers même,
nous voyons ce qu’il a pu jadis naître d’images et de raffinements. Ce qui nous
fournit des critères, même pour l’instant et le lieu présents. Toujours, dans
les forêts, nous sommes surpris de rencontrer l’un des vieux chênes, sapins ou
frênes - survivant robuste ; il a déjà vu passer bien des abattis et bien des
forestiers. Lui aussi tombera un jour, mais il peut encore nous donner son
ombre, durant une heure méridienne - et plus que son ombre : une
assurance. »
Ernst
Jünger, Journal, 12 août 1965
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