jeudi 27 octobre 2011

Tourisme sexuel






« L'après-midi d'hier et la matinée d'aujourd'hui furent consacrés à la visite des temples et tombeaux bouddhistes de la région,
il faut d'abord que tu saches que le bouddhisme n'a été pratiqué à Java que du huitième au quatorzième siècle, et en se combinant avec les religions primitives locales, a pris un caractère très particulier, à dominante sexuelle,
déjà, à Bangkok j'avais remarqué dans une enceinte sacrée une femme (sans doute stérile), en train de coller des petites feuilles d'or sur une énorme bite de pierre,
ici il semble que les rois de Mataram avaient fait de l'érotisme une sorte d'ascèse, et pensaient arriver par lui à l'extase, à l'union avec le principe divin,
l'un d'eux, le dernier, je crois, se fit murer dans son palais avec dix mille femmes, et ne se consacra plus qu'à l'amour, il en mourut, l'adorable mort, je hais tous les puritanismes et en particulier l'islam qui triompha ensuite ici, y détruisit comme partout tous les arts, et y abrutit le peuple comme partout,
l'enceinte sacrée la plus prodigieuse est précisément celle des tombeaux des rois de Mataram, deux statues de pierre de huit mètres de haut gardent l'entrée, portant en guise d'armes deux bites de deux mètres de haut,
chaque tombeau a la forme d'une bite dont jaillissent en guise d'ornementation d'autres bites, et de bite en bite, on aboutit à la bite terminale qui darde vers le ciel,
on se retire pour méditer dans une chapelle ronde sous-jacente à la bite médiane, c'est-à-dire à l'intérieur d'une grosse couille,
mais le tombeau-temple de Borobudur surpasse encore tout cela, il couvre tout le sommet d'une colline et s'étage en quatre galeries quadrangulaires, surmontées de trois galeries rondes, en circonférences décroissantes, ce qui lui donne la forme du sein des femmes celtiques, carrés à l'attache, puis arrondi : les proportions sont celles d'une cathédrale, la pointe est une énorme bite,
les galeries quadrangulaires sont décorées de bas-reliefs qui racontent la vie du bouddha, avec énormément de femmes à gros seins, et il faudrait des heures pour les voir en détail, des journées même, les galeries supérieures ne sont ornées que de bites et la bite qui couronne le tout est sans doute la plus grosse du monde, c'est à l'intérieur d' elle-même qu'était enfermé le corps du monarque,
à cette hauteur, le paysage est purement minéral, un jardin de pierre, un parc de bites de pierre, la matière est une roche volcanique noire et grise, que des mousses parasitaires ont bronzée,
j'ai longuement erré parmi cette forêt de bites pétrifiées, deux grosses rivières grondaient au bas de la colline sacrée, puis un coup de vent découvrit à l'horizon deux jeunes volcans qui ont la forme de tes seins vus de profil quand tu lèves les bras, d'autres nuages énormes et noirs jouaient parmi les montagnes en les découvrant et les voilant tour à tour, et il en sortit un orage qui vint droit sur nous, je vis la pluie s'avancer très exactement comme un mur, elle enveloppa le temple, il y eut d'énormes coups de tonnerre, et la bite géante étincela de grands éclairs. »

Roger Vailland, lettre à Élisabeth (10 janvier 1951).


Copwatch


mercredi 26 octobre 2011

Tannhäuser à Bastille


Les marches de l’Opéra Bastille et leurs abords immédiats fournissant, on le sait, l’occasion fréquente d’attroupements de gueux syndiqués, de lycéens en colère et autres hordes de prolétaires gauchistes, inégalement munis de papiers d’identité mais tous du même ressentiment le plus mesquin envers, disent-ils, le capitalisme mondialisé (ah ! ah ! pauvres bougres : le ressentiment ! Nietzsche et Philippe Sollers vous ont écrit là-dessus des pages tellement définitives), la chose implique souvent, céans, pour le mélomane authentique, de payer de sa personne par pur amour de l’Art. 
Oui, hélas ! tant l’artiste averti que le simple spectateur, hypocrite spectateur, toi son ami, son frère ! doivent ici se voir prévenus, non sans gravité, qu’ils devront peut-être un jour, eux aussi, au péril de leur intégrité et de leur porte-monnaie, risquer à leur tour d’enjamber le plus lestement possible, tel un Siegfried innocent s’élevant au-dessus du Dragon, ces amas de corps populeux indignés, échauffés par la colère, la bière, la haine de classe et le fanatisme anarcho-autonome, avant de pouvoir grossièrement jouer des coudes parmi  cette engeance, en se fermant aux putrides exhalaisons de slogans vulgairement salariaux, et émettre, çà et là, ainsi qu'une bête traquée dans la cohue ridicule, de sourds grognements de protestation fruste, face aux quolibets de la canaille, oui, dis-je, peut-être leur faudra-t-il apprendre ainsi à tomber sept fois, se relever huit, pour pouvoir, enfin ! dans la paix du Graal, accéder à l’extase absolue d’un glorieux finale - par exemple - de la Walküre (l’appel de Loge par Wotan !), tel qu’en offre parfois, dans sa générosité féconde, ce Temple des Muses Immortelles que nous connaissons tous, qui fait notre vie, et dont la seule évocation des sublimes mécènes portant noms délicieux de Figaro, Ernst and Young ou Fondation Total projette en nos  âmes transies, dès le seuil, dès le portique, dès l’orée, la promesse étincelante, et consolatrice, des plus grands bonheurs esthétiques.
Tout cela pour dire qu’après avoir été empêchés d’assister à une première représentation de Tannhäuser à Bastille en 2007, du fait (pour notre plus grand plaisir, nous pouvons à présent l’avouer) d’une grève sauvage lancée par les couturières de l’Opéra, lesquelles sont toujours à cette heure exploitées comme des merdes par leur racaille d’employeur, nous pûmes finalement, voilà quelques jours, jouir de ce même Tannhäuser de 2007, reprogrammé depuis le 6 octobre dernier, dans une distribution différente.
Or, il faut bien reconnaître que celle-ci fut, dans l’ensemble, éblouissante.
Rappelons à grands traits, de l'oeuvre, l’argument et les traits saillants de composition. L'action se situe vers 1250. Tannhäuser, poète lyrique, coule en apparence des jours heureux dans une grotte spacieuse et chauffée, au creux d’une montagne sacrée de la vieille Allemagne, en compagnie de la propriétaire des lieux, qui n'est autre que Vénus, déesse de l’amour physique et du dérèglement perpétuel des sens. Ladite déesse a autrefois accepté Tannhäuser comme locataire du fait du grand talent de composition poétique de ce dernier et parce que, forcément, dans cette grotte où luxure, confort et débauche constituent la norme, elle a décidé de s’équiper de ce qui se fait de mieux sur le marché. L'ouverture wagnérienne évoquant une bacchanale (celle qui provoqua un scandale lors de la présentation parisienne de l'oeuvre, en 1861) présente deux caractéristiques majeures : elle est, d'une part, extrêmement chromatique, c'est-à-dire nuancée, donc évocatrice, subtile et très chaude (la clarinette y tient une grande part, cet instrument étant d'ordinaire chez Wagner associé à la sensualité féminine), elle constitue, d'autre part, au plan rythmique un déferlement accentué proprement étourdissant, dont Baudelaire, mieux que quiconque, a signalé le pouvoir de sidération. Elle annonce, d'ailleurs, en cette cascade chromatique, l'attente d'Iseult suivie des retrouvailles des amants, dans Tristan
Tout pourrait donc continuer parfaitement dans cette merveilleuse grotte jusqu’à la fin des mondes, si Tannhäuser ne finissait par s’y ennuyer, en vertu de la nécessité hégélienne bien connue de sortie de soi perpétuelle de l'Être ou, pour le dire plus prosaïquement, parce que l'herbe semble toujours plus verte ailleurs. Il décide de sortir (" Ô Königin, Göttin, Lass mich ziehen ! " lance-t-il, sublime, à sa partenaire) provoquant, on s'en doute, l'incompréhension, la tristesse, l’ire enfin de cette belle Vénus qui désespère de pouvoir garder son amant auprès d’elle. L'affrontement (Tannhäuser, secondé par une harpe délicate, avance, très embêté, ses raisons) tourne court. Vénus disparaît, son amant ayant osé lui jeter à la face son désir bien particulier, un désir de mort, un désir nihiliste, un désir de Marie (oui : vous avez bien lu, la mère de qui vous savez, voilà ce à quoi aspire Tannhäuser à la sortie du paradis des sens. La loi des contrastes et de l'alternance, comme dirait François Hollande, s'avère décidément impénétrable). À ce cri épouvantable, donc (" Maria ! "), Vénus - horrifiée - disparaît. Tannhäuser, lui, conformément à son voeu, est lancé à nouveau dans le monde profane du rossignol et des fleurs sauvages, bercé dès son arrivée par le pipeau d'un jeune pâtre, d'autres délices du même type niaisement heideggerien et, enfin, un choeur (dont la puissance est fort célèbre et la ligne mélodique, celle qui lance l'ouverture) de braves pèlerins en route pour Rome. Il délaisse ces derniers après avoir été un instant tenté de les suivre, puis retrouve (Deuxième acte) le chemin d'une citadelle médiévale où, avant son départ - sa fuite - pour le Vénusberg (littéralement : " le mont de Vénus "), il avait ses entrées et excellait à réjouir, lors de grands concours de chants opposant les meilleurs troubadours du coin, une poignée d'aristocrates fortunés (ici, la mise en scène de Robert Carsen transforme le château médiéval des aristocrates en une galerie d'art de bourgeois branchés : choix intéressant, mais extrêmement contestable). Un certain Walter, Landgrave, c'est-à-dire patron des lieux, est celui qui l'a invité, l'ayant retrouvé avec bonheur errant hébété dans la nature après le passage du choeur des pèlerins. Walter, bien content, propose tout de go à Tannhäuser, pour fêter sa réapparition, de participer, comme avant, à l'une de ces joutes poétiques qu'il affectionnait tant. La fille du Landgrave, nommée Elisabeth, brûlait naguère d'un grand amour pour le poète et, depuis son départ mystérieux, se languissait terriblement de lui. Elle l'accueille donc également avec grand plaisir, sans compter que le prix récompensant le vainqueur du prochain concours (Walther le laisse lourdement sous-entendre) ne sera rien moins que sa main.Tannhäuser, également épris d'Élisabeth (ou plus exactement de son idée, de la pureté virginale qu'elle représente) accepte, vous pensez bien ! et voilà donc très vite le sujet du concours fixé : quelle est, à votre avis, la quintessence de l'amour (vous avez cinq heures, les calculatrices sont interdites) ? Mais là, les choses dérapent. Car à l'écoute des définitions proposées par les premiers concurrents, notamment Wolfram von Eschenbach, type plutôt à la coule, gentil et tolérant comme on dirait aujourd'hui, mais un peu coincé (et lui aussi très idéalement amoureux d'Élisabeth), puis Biterolf, un imbécile pour qui, au fond, l'amour, c'est le respect (au sens où on l'entend actuellement dans le 93, par exemple, ou chez n'importe quel flic citoyenniste), notre Tannhäuser explose, et intervient, furibond : l'amour-sentiment est absolument indissociable du désir charnel et physique ! Vénus - ou son souvenir récent - lui fournit là, soudain, une inspiration enflammée. Et tout à sa sortie enthousiaste, devant des invités d'abord médusés, puis carrément horrifiés, il en vient à leur avouer, à tous et toutes, où il était au juste (au Vénusberg) et ce qu'il y faisait exactement, au quotidien, durant toutes ces années où on l'avait porté disparu. Scandale. On hurle, on se jette sur lui, on s'apprête à le lyncher pour pornographie et hédonisme satanique, lorsque Elisabeth, par sa seule intervention (un cri célèbre et glaçant : "Arrêtez-vous !") - et en dépit de sa propre humiliation chagrinée - lui sauve la mise, obtenant de cette foule stupide et calotine (la séquence où tous insultent et maudissent le poète blasphémateur est une terrible longueur, cléricale autant que musicale, et plus ou moins supportable selon les tempéraments. Elle est imputable à l'oeuvre de Wagner elle-même) que Tannhäuser se voie seulement bannir vers Rome, auprès du Pape, aux genoux duquel il devra se jeter pour mendier son absolution. Or, malgré un repentir sincère, cependant, et terriblement masochiste du poète, le souverain pontife ne lui pardonnera pas. Il lui jettera même, avec la cruauté vicieuse propre à tous les curés de ce monde, que le pauvre pêcheur a autant de chance de finir au Paradis que son bâton de pélerin de pouvoir reverdir un jour. Tannhaüser s'en revient donc vers le Vénusberg, dégoûté, mourant et à moitié fou, mais surtout bien décidé à retourner au creux de cette satanée grotte du péché où il faisait si bon vivre, pour y finir en beauté. Vénus, sans rancune, l'accueille à bras ouverts (la scène est absolument délicieuse, et merveilleuse d'émotion) mais malheur ! au moment précis où Tannhäuser s'apprête à réintégrer ses prodigieuses pénates, le souvenir de la tendre Élisabeth se rappelle encore à lui via Wolfram, qui surgit, qui est là, et le conjure de ne point céder in fine à la tentation. Dans une ultime tension entre les deux besoin qui font l'objet du drame (et une bonne part de l'existence de Wagner) savoir : celui de luxure et celui de passion spirituelle, le poète hésite. Puis un sombre cortège funèbre débarque sur place, et c'est celui de la pauvre Élisabeth, morte de chagrin pour lui, bien sûr, en toute pureté christique. Tannhäuser, brisé, expire alors et s'écroule sur son cadavre. Son bâton de pélerin, dans la foulée, se couvre de fleurs. Le pape est déjugé. Les Alléluia ! résonnent de partout. L'âme des deux amants est sauve. La chose est entendue.
Revenons-en maintenant à notre récente représentation, place de la Bastille.
La distribution est, on l'a dit, brillante. Christopher Ventris (Tannhäuser) est suprêmement élégant en black blocker chaussé de pataugas noires et revêtu d’un sombre Barbour prune maculé d’une substance rouge n’ayant - hélas - que trop peu de choses à voir avec le sang, plutôt issue des pots de peinture renversés sur le sol d’un quelconque atelier bohème figurant (mal, comme nous le verrons bientôt) la grotte de Vénus. Nous connaissions, de ce Heldentenor, la majestueuse interprétation de Parsifal (Opéra de Zurich, 2008). Au vrai, outre la force et l'endurance vocales qui le caractérisent (à rapprocher, par exemple, de la nullité absolue du dernier Siegfried - Torsten Kerl - présenté à Bastille en mars dernier, et absolument inaudible au-delà des premiers rangs puisque recouvert jusqu'à l'humiliation (la nôtre, du moins) par l'orchestre hystérique choisi par Nicolas Joël), c'est surtout la spiritualité de ses compositions qui émeut. Ventris est Tannhäuser, il se confond avec ses hésitations, son malheur, son amertume. Il magnifie - étonnant comédien - le poète, en ses aspects les plus noirs, et faustiens. Ses longues répliques à Vénus, après l'ouverture, disent si bien l'embarras, presque le dégoût de soi d'un amoureux authentique souffrant de causer tant de peine à l'objet de son coeur, et aspirant pourtant à une liberté irrépressible, non-négociable. Ventris a la beauté virile, jalouse, secrète et élégante des grands désespérés.
La Vénus de Sophie Koch est tout simplement enflammée, et inflammable. Ceinte d'un drap blanc suggérant à merveille les courbes délicieuses de ses seins, de sa croupe musclée, de ses hanches, c'est encore à la fin du dernier acte qu'elle est le plus émouvante, puisque alors en elle, dans l'âme de Tannhäuser (et la mise en scène est là irréprochable : deux femmes, semblablement demi-nues, s'adressent au poète) l'amour spirituel, avec son cortège de tendresses conscientes, rejoint et recouvre en quelque sorte le désir physique. Les deux amours fusionnent. Tannhäuser, s'observant, finit par bander pour la prude Élisabeth, et déborder de fidélité conjugale pour Vénus. Toutes les femmes ne font qu'une, à l'aune de l'extrême faiblesse masculine relevée par la seule virilité de l'autre sexe (telle celle, ailleurs, de la Senta du Vaisseau Fantôme : autre exemple-type de la figure féminine phallique ramassant ordinairement, chez Wagner, le mâle à la petite cuiller). Rien de beau comme cette fusion finale. Rien de plus lumineux d'intelligence ni de vice sophistiqué : l'esprit et le coeur ne chavirant vraiment que pour les putains et les affranchies, les sens ne palpitant jamais tant que devant la normalité soudain déchirée, dans l'éclair d'un désir brusquement aperçu chez un être "normal", une femme (ici : Élisabeth) jugée trop prude, trop grosse, trop vieille, trop folle, etc, bref : jugée par la norme libérale-existentielle en vigueur hors d'atteinte du désir sexuel. Rien, enfin, de plus émouvant que ce spectacle du retour piteux de l'amant, perclus de sa honte douloureuse, et pourtant accueilli, relevé par celle qu'il a jadis abandonnée au gré de son détestable caprice, avec la simplicité du bonheur amoureux, lequel ne questionne pas, ne demande rien, jamais, prononce seulement, avec une douceur d'intensité infinie, ainsi que Vénus le fait à la fin de Tannhäuser, ce pauvre mot : " Viens ! " 
Quelle puissance que tout cela, quelle liberté en gloire ! Sophie Koch nous en transmet le sentiment, assurément, jusqu'à l'exaltation. Certes, tant de Vénus se sont succédées avant elle, meilleures peut-être, dans toute l'histoire du wagnérisme, depuis cette Wilhelmine Schröder-Devrient auteur prétendue (très improbable, toute chaudasse qu'elle était) des plus célèbres mémoires érotiques allemands - et dont l'auteur de Tannhäuser, qui fondait en larmes en l'écoutant, prétendait que c'était elle, seule, qui l'avait amené à composer de la musique - jusqu'à Grace Bumbry, la première Vénus noire " de feu et de glace " présentée en 1961 à Bayreuth, devant d'anciens dignitaires nazis horrifiés, par le petit-fils Wieland, la plus belle pour nous sur le plan vocal, s'il en faut absolument une, demeurant Christa Ludwig dans son interprétation de 1971, auprès de Georg Solti (il est vrai que les moyens techniques déployés pour cet enregistrement, faramineux, faussent un peu la donne). Mais Sophie Koch ne sera pas oubliée.
Wolfram, lui-même, est magnifié par Stéphane Degout, qui chanta devant nous avec simplicité, sans audace de timbre excessive, mais superbement, l'air déchirant ¨ Ô Du mein holder Abendstern " du dernier acte, adressé du fond du désespoir à l'étoile persistant à briller en dépit de tout, pour consoler l'amoureux malheureux, dont Élisabeth s'est détournée, mais qui souhaite pourtant toujours son bonheur, donc le rachat et le pardon de son ancien adversaire poétique-lyrique (mais le fut-il vraiment ? Wolfram nous semble vraiment un type agréable). Voir ainsi sa physionomie de thésard timide, à lunettes, se rouler dans le lit d'Élisabeth, cherchant à y humer, parmi les draps blancs, les traces de son dernier sommeil fiévreux, et les effluves intimes, pourquoi pas ! de son dernier linge, nous aura sidérés de sympathie, et même, pour lui, pour nous tous, de la plus authentique compassion.
Ces choses étant dites, il y eut tout de même quelques déceptions de taille. La mise en scène - du moins dans certains de ses choix, on l'a déjà évoqué - en fut une première. Pour l'ouverture, entendons-nous bien. Wagner, dans ses didascalies, est formel sur ce point : ce à quoi on doit assister, dans la grotte de Vénus, est une ORGIE générale, une partouze de nymphes et de faunes cernant de toute part (pour sa plus grande satisfaction) la déesse, et magnifiée par la furie prodigieuse de l'instrumentation et de l'orchestre. Or, mise à part la superbe Vénus entièrement nue qu'il nous est, d'entrée de jeu, donné d'apercevoir (de trop loin, hélas ! la somme fournie pour le billet se révélant insuffisante) se déployant lascivement en tous sens sur son lit de plaisir (en réalité, hé ! hé ! détail révélateur ! il s'agit là d'une doublure, qui s'efface discrètement pour laisser place à la belle Sophie Koch, dès lors que Vénus prend la parole), les éléments attestant le déroulement en ces lieux d'une bacchanale ont tendance à faire cruellement défaut. Il y avait là matière à plus de fantaisie, comme en témoigne ci-dessous le rapprochement entre les points de vue de notre metteur en scène, Robert Carsen, et celui d'Olivier Py, créateur de l'opéra à Genève en 2005.



Comme on peut le constater, au lieu d'une grotte de luxure, Robert Carsen a opté pour une espèce d'atelier où un artiste maudit s'échinerait à dresser le portrait de sa Vénus (notons, au passage, l'idée intéressante de transformer le chanteur en plasticien : elle n'eût à notre humble avis pas posé de problème à Wagner, partisan de la fusion générale des arts), et où il est brusquement rejoint par deux, puis quatre puis une dizaine d'autres artistes reproduisant les mêmes gestes de croquistes inspirés, ébouriffés et - pour tout dire, au bout de quelques longues minutes - tragiquement ennuyeux. Notons aussi l'escroquerie pure et simple consistant à évacuer purement et simplement du texte sur-titré (sans doute cela nuirait-il par trop à la crédibilité du décor choisi par Carsen) l'appel sensuel des Sirènes ("Approchez de la plage !") remplacé par une invitation accrocheuse et sage, presque vulgairement commerçante ("Approchez !"). Certes, mais alors qui sont-ils donc, ces autres artistes qui surgissent, ces clones de Tannhäuser dans son atelier-grotte ? Sont-ce des amis de galère qui, bientôt passée la séance de pose, entendent s'envoyer en l'air avec leur modèle, à plusieurs, à beaucoup, l'absinthe et le champagne ruisselant, ce qui nous rapprocherait du thème ? Sont-ce les diverses envies de Tannhäuser lui-même, qui s'incarnent, ses diverses conceptions artistiques, le dédoublement renvoyant à ses incertitudes, et à la grande angoisse de la page blanche et de l'oeuvre d'art impossible, en face de la perfection à reproduire (Vénus) ?
Difficile à dire. Ce qui l'est moins, c'est qu'un autre parti pris de mise en scène majeur fait problème. À la fin de l'oeuvre, Tannhäuser est pardonné. Mais soyons clairs sur ce point : par Dieu, nullement par les brutes pudibondes qui l'ont si méchamment rejeté. Or, que voit-on chez Carsen ? - l'artiste maudit finalement célébré, son oeuvre blasphématrice (figurée d'ailleurs assez pertinemment par un chevalet dont les croisillons rappellent le martyre du Christ, Tannhäuser comme les pèlerins du choeur trimballant sa croix, son oeuvre) finalement exposée par ces mêmes bourgeois, dans cette même galerie branchée qui manqua peu de temps auparavant lui tomber dessus toute entière. L'idée est la suivante : la toile de Tannhäuser trônant désormais parmi l'Origine du Monde, la Naissance de Vénus, et autres grandes représentations de la Femme, du Vice et de l'Amour, l'artiste honni est seulement l'artiste en avance, il sera bientôt reconnu, fixera bientôt la norme. Tout cela est très intéressant, mais fort loin du texte de Wagner. Au reste, la transformation d'aristocrates chrétiens fanatiques (la Cour de Walter) en bourgeois culturels néglige un détail essentiel : la pratique notoire et débridée du sexe non seulement ne traumatise plus depuis bien longtemps la société bourgeoise, mais constitue désormais, à dire vrai, de celle-ci, une des pierres d'ancrage idéologiques les plus solides. Performance et productivité sexuelles symbolisent ici-bas, à merveille, l'agressivité et surtout la prédation économique faisant l'orgueil ordinaire de la société libérale. Comment, dans de telles conditions, et sans invraisemblance, un vétéran du Vénusberg pourrait-il à ce point la choquer ?
Que penser, en outre, d'un artiste recevant finalement avec satisfaction, tel le Tannhäuser de Carsen, les hommages, certes tardifs, de cette racaille réunie ? Beaucoup de choses, entre autres celle-ci qu'il neressemble guère au Tannhäuser de Wagner, dont l'unique drame, loin de former une minable question artistique, se fondait plutôt sur cette question humaine fondamentale, aperçue par Baudelaire : comment concilier, sans y laisser sa peau, les deux impulsions essentielles nourrissant la vie ? Dès lors qu' il y a " dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre."


vendredi 21 octobre 2011

Emplettes


Nous sommes heureux d’annoncer à nos lecteurs la mise en vente, par la maison Demarest, installée à Paris, d’une lettre autographe de Karl Marx, datant de 1877, adressée à un gynécologue allemand (le Dr Freund), et dans laquelle Marx exprime notamment l’idée qu’au vu des évènements politiques de son temps – dont il fait l’analyse rigoureuse – « les philistins culturels seront bientôt convaincus qu’il y a au monde des choses plus importantes que la musique futuriste de Richard Wagner. »

Cette lettre est proposée au tarif très attractif de 35 000 euros.

« C’est donné ! » comme disait M. Philippe Sollers prenant - avec sveltesse - possession de sa table réservée, lors du grand dîner de charité publique organisé, voilà quelque temps, au profit de l’œuvre de Guy Debord.

Après examen attentif, cependant, de la cote moyenne actuelle des papiers de Wagner, nettement inférieure à celle des manuscrits du fondateur de l’Internationale, il semble que l’hypothèse de Marx se trouve validée.
Une fois encore.



Une bouffonnerie


« Il semble que la seule œuvre collective aboutie à laquelle Villiers eût participé, sans qu’on connaisse toutefois le degré de son implication véritable, soit Le Moine Bleu, une bouffonnerie dont les Œuvres Complètes de Charles Cros conservent la trace, et qui semble avoir eu plusieurs représentations chez Nina de Villard, à fin de distraire les habitués de son excellent salon. »

Avant-propos au Tableau de Paris sous la Commune (Sao Maï, 2008).


jeudi 20 octobre 2011

Nous sommes modérés


" Nous sommes modérés. La preuve : nous ne vous avons pas encore pendus."

Des anarchistes, dans les rues de Rome, le 15 octobre 2011.



Villiers de l'Isle-Adam et l'argent




En septembre 1887, c’est la dèche totale chez les Villiers de l’Isle-Adam, c’est-à-dire – quoique le mariage entre Villiers et sa douce n’ait pas encore eu lieu (il interviendra sous la pression de Mallarmé, sur le lit de mort de son poète maudit de copain, deux ans plus tard) – chez Villiers, donc, sa compagne Marie Brégeras, née Dantine, une femme de ménage analphabète qui partage sa vie misérable depuis 1880, et enfin l’enfant de cette calamiteuse union : Victor-Philippe-Auguste, dit « Totor », alors âgé de six ans.

La situation de Villiers est paradoxale : jamais il n’a autant approché la gloire, et pourtant la galère ne lui laisse aucun répit véritable. Désormais un auteur reconnu, en France et en Belgique, et même un glorieux exemple pour toute une génération d’écrivains et poètes en vue : de Rodenbach à Lucien Descaves, de Camille Mauclair à Ephraïm Mikhaël ou Maurice Maeterlinck, il vient en même temps (à l’été 1887) d’être expulsé de son logement de la rue Pigalle pour impayé de loyer. Depuis des années, quand il n’est pas franchement SDF au point de passer ses journées au bistrot puis dormir dans des immeubles en construction, il change du moins de logement très régulièrement, subissant à chaque fois les brimades, les humiliations, les saisies de ses diverses crapules de propriétaires.

Certes, il parvient sans trop de problèmes, depuis 1883, année de parution de ses Contes Cruels, à placer contes et chroniques auprès de divers organes de presse (le Figaro ou, à partir de l’été 1884, le Gil Blas, lequel l’embauchera jusqu’à la fin 1888, moyennant un versement de près de 150 francs par œuvre livrée). Mais son quotidien demeure extrêmement précaire, surtout - évidemment - depuis qu’il est soutien de famille. Et s’il est reconnu comme un maître du style, voire un génie littéraire, ses œuvres ne s’en vendent guère plus (les Contes Cruels), ni ne connaissent un succès tel que Villiers se pourrait croire bientôt sauvé : la représentation de sa pièce Le Nouveau Monde est à peu près contemporaine de la publication des Contes Cruels (19 février 1883, au Théâtre des Nations), ce qui aura contribué bien sûr à entretenir sa réputation de littérateur. Le souci, c’est que ladite représentation, déjà intervenue après des années de retard, négociations, palabres et tergiversations de tous les acteurs en présence (directeurs de théâtre, comédiens, Villiers lui-même…) se solde par un quasi-fiasco : 17 représentations seulement, et un résultat catastrophique sur le plan financier. Quant à Tribulat Bonhomet, enfin, paru chez Stock en mai 1887, il fait, d’après son ami Huysmans dans une lettre à Arij Prins, datée du 11 septembre 1887, un « four » énorme, au point de couper « pour quelque temps » chez Villiers « tout espoir. »

Voilà donc quelle est la - déplaisante - situation lorsque Léon Bloy décide, pour aider son ami (et tant qu’à faire lui-même) de passer à l’action.

Ami de Villiers peut-être depuis 1880 et le salon de Nina de Villard, plus certainement depuis leur fréquentation conjointe du Chat Noir de Salis (au cours de l’année 1884), Bloy entend tout partager avec celui qu’il considère comme un être supérieur, donc – et là, dans son esprit, nulle absurdité – légitimement tyrannisable et persécutable par ses soins hystériques. Ceux-ci se voient justifiés par la perspective d’un retour impératif au droit chemin, lequel ne saurait être, du point de vue de ce « scatholique » intraitable (dixit Villiers himself) que la fin des séductions hérétiques, hégéliennes ou wagnériennes exercées sur l’esprit de son camarade, autant que la reconquête des gloires intégrales de Villiers, la cessation de sa pauvreté, sa reconnaissance artistique, bref le dévoilement universel de son génie.

En attendant, pour les deux potes qui galèrent affreusement, le partage est d’abord celui du pain quotidien, arraché dans les plus effroyables, quoique minuscules, batailles. La mémoire restera à jamais de ces sombres lettres successivement adressées par chacun des trois amis aux autres (Huysmans s’étant progressivement lié aux deux premiers, au cours de cette maudite année 1884) et invitant, tour à tour, au gré d’invisibles mouvements de fortune, à passer faire son affaire de la maigre côtelette, de la dérisoire soupe que l’on vient juste de toucher et dont, tel soir, on entend régaler le frangin.
Bloy - c’est entendu - est habitué comme personne, et depuis toujours, à soutenir avec la dernière véhémence indignée les rafales du guignon, de la chkoumoune, des coups du sort les pires, des insultes afférentes crachées dessus ce beau bouquet immonde par la foule grouillante des puissants d’édition, des canailles d’argent et autres raclures propriétaires des trois mondes.

Or, en ce mois de septembre 1887, justement, dans la perspective brillante de se hisser pour de bon au-dessus de cette ligne de flottaison de merde habituelle, Bloy croit avoir une idée géniale.

Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :

« Mon cher ami,

Quand tu tiendras cette lettre, je te prie d’exiger le parfait silence autour de toi, de t’installer avec confort dans un coin de fenêtre et de me lire fervemment. Je voudrais te voir aujourd’hui, déjeuner chez toi et te parler. Tout bien considéré, je t’écris, je choisis de t’écrire, parce qu’il est terrible de te parler. Tu écoutes mal, comme font les tigres, alors qu’on voudrait de toi l’acoustique respectueuse des éléphants. La redoutable équivoque d’un seul mot te déracine de mes harangues les plus nutritives et fait aussitôt verser ton esprit dans le sauve-qui-peut des calembredaines.
Voici donc –
Il est absolument nécessaire, Villiers, que nous en finissions avec l’agonie de notre misère. Nous crevons de la façon la plus visible et la plus certaine. Il s’agit de prendre ce que Dieu nous donne et Dieu nous donne certainement une occasion.
Je parle assez clairement de ton voyage à Dieppe, n’est-ce pas ? (…) »

Voyage ? Dieppe ? De quoi s’agit-il exactement ?

Bloy à Louis Montchal,
23 septembre 1887 :
« (…) Écoute ceci. Lord Cecil, marquis de Salisbury est à Dieppe pour trois semaines. Il s’agit de trouver une somme complémentaire ; il y a moyen et je m’en occupe aujourd’hui même avec une rage d’activité. Il s’agit d’habiller notre ami en trois jours et de partir avec lui pour Dieppe. Je resterai ignoré du lord, mais dans la coulisse, je dirai à Villiers des choses viriles que seul je peux lui dire et qu’il ne peut accepter que de moi. Il faut que ce maître de l’Angleterre lui fasse une situation quelconque, mais une vraie situation et que, en attendant, il lui donne un petit capital que nous rapporterons à Paris. Salisbury a dix millions de revenu et des territoires grands comme un royaume. Il peut faire ce qu’on lui demande pour Villiers dix fois comte et dix fois chevalier. On s’arrangera pour lui faire comprendre qu’il le doit.
Je suis profondément convaincu que cette démarche menée par moi doit réussir. J’ai le génie des sièges et j’ai fait plus fort. Mais notre ami est une machine de guerre difficile à manœuvrer (…) »

Le marquis de Salisbury, à l’époque Prime Minister conservateur pour la deuxième fois et, en effet homme grassement fortuné, dispose depuis 1873 d’un confortable pied-à-terre dans les environs de Dieppe. L’idée de Bloy est de pousser, en quelque sorte devant lui, son ami Villiers de l’Isle-Adam, aristocrate issu d’une des plus illustres familles d’Europe, par-là même prétendant virtuel à tout un tas de titres et distinctions rutilants, et de l’envoyer à Dieppe pour qu’il y capte, comme par hasard, l’attention, la sympathie, puis enfin – tout de même – les thunes de l’honorable lord britannique.
Pour ce faire, il s’agit, donc, d’abord de le rendre présentable (c’est-à-dire de le débarrasser de ses nippes de clochard et de lui en trouver d’autres un tant soit peu reluisantes), de lui procurer un billet de train, de trouver encore l’argent nécessaire à son logement, à sa subsistance sur place tant que durera « le siège », etc.

À l’arrache, Bloy parvient à lui obtenir (c’est du moins ce qu’il prétend à Louis Montchal) une avance de 500 francs d’un éditeur (La Librairie Moderne, alors en négociation avec Villiers pour la publication prochaine des Histoires Insolites).
Mais Villiers, sans franchement s’opposer à Bloy, rechigne.
Sans doute craint-il de devoir apparaître devant Salisbury flanqué de son crasseux et tonitruant compère, quoique ce dernier prétende vouloir rester invisible (tout en l’accompagnant, ce qui paraît effectivement peu vraisemblable) :

Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :
« Il faut donc partir et même partir avec moi. Cela me paraît indispensable. Il va de soi que je dois être ignoré de ton lord que je suis peut-être appelé à juger et à faire exécuter quelque jour. Mais je serai dans la coulisse pour te chuchoter des choses que je tirerai pour toi des lieux profonds « de abysso jacente deorsum. » Et nous reviendrons, j’ose en répondre, avec ta délivrance et la mienne. Seulement, prends garde, l’occasion va fuir et l’argent va se dissiper. Il n’y a pas une seconde à perdre. Tu m’as écouté hier et tu t’en trouves bien.
Écoute-moi donc encore aujourd’hui.
Il est clair que la somme que tu as entre les mains ne suffit pas.
Arrange-toi avec Marie (Dantine, n. du Moine Bleu) pour être sordide pendant trois ou quatre jours. Cours chez un tailleur, presse le Figaro, porte Midas (conte finalement non-publié dans les Histoires insolites, id.) à Baschet (directeur de l’Illustration, id.). D’après mes informations, il te paiera sur ta copie que tu dois avoir en ce moment. Mais, au nom du ciel, que tout cela soit très rapide. Il faut que nous puissions partir dès le commencement de la semaine prochaine. »

Mais « la semaine prochaine », personne ne part à Dieppe.
Villiers est malade, assez salement.
Bloy aussi : il s’apprête à passer sur le billard (« Je profite de la bonne volonté d’un ami (…) pour me débarrasser enfin d’une saleté que je traîne depuis ma naissance et qui m’incommode chaque jour davantage », lettre à Huysmans, 30 septembre 1887).
Retour, pour les trois frères, au désespoir ordinaire (« Quelle triste, lamentable soirée nous avons passée hier chez Huysmans, en compagnie de Villiers ! Nous avons ensemble repassé tous nos déboires, le néant de nos efforts, l’inanité effroyable d’une vocation stérilisée par l’indifférence ou l’hostilité universelle. Et cela sans aucune issue probable, sans aucun rêve plausible, avec l’exténuation de nos énergies et la vieillesse proche », Bloy à Montchal, décembre 1887).
Le début de l’année s’écoule ainsi, dans cette ambiance riante.
Puis, soudain, contre toute attente, Villiers obtient - notamment via Jules Destrée, que Huysmans a prié de soutenir son ami -  l’un des premiers (l’un des seuls) grands succès publics de sa carrière : le cycle de conférences et de lectures qu’il part donner en Belgique, fin février 1888.
Villiers est alors reconnu, admiré, célébré, gâté par une foule de jeunes adorateurs. Il reproche à Baudelaire d’avoir été si injuste envers les belges. Il revient enchanté (avril 1888) muni d’un peu d’argent dont il fait bien sûr immédiatement profiter sa famille exsangue ainsi que son goût extrême du faste, et quelques mois plus tard se brouille définitivement avec Bloy, qui lui reproche avec violence de le négliger, et de lui mesurer maintenant qu’il est riche (ce qui est évidemment faux) son soutien, notamment financier.
Bien entendu, l’argent des conférences et autres contrats d’édition belges est prestement claqué par Villiers, qui se retrouve, dès la première quinzaine de septembre 1888, plus raide qu’un piquet de bois mort.

C’est alors que resurgit dans son esprit le plan Salisbury.
Villiers, c’est décidé, entreprendra et réussira, seul, ce que Bloy n’imposait qu’ensemble.
Il réunit ses derniers sous, file à Dieppe.
Il y arrive le 21 septembre.
Puis :

Villiers à Marie Dantine,
22 septembre 1888 :
« (…) J’ai vu le château Cecil. Je verrai, je pense, le marquis de Salisbury aujourd’hui même. Je t’en écrirai demain. Si tout n’était pas ici plus horriblement cher, ce serait un délice. Je suis content de n’avoir pas emmené Totor pour cette fois. Il a le temps d’attendre des jours heureux ; moi je n’ai que le devoir de tâcher de les lui faire. Pour toi, nous aurons bien tous deux notre moment ! J’ai bon espoir. »

L’espoir fait vivre, la chose est entendue.

Villiers à un ami inconnu (qu’il informe du fait que le marquis est passé le voir à l’hôtel),
26 septembre :
« Motus, cela va sans dire. Je te conterai le reste qui en vaut un peu la peine. »

Le reste, c’est-à-dire la nature précise, et savoureuse comme on va le voir, de « l’entretien » entre le richissime Prime Minister et le poète crevant de faim, le voici :

Lettre de Villiers (date et destinataire indéterminés) :
« Lord Salisbury a été parfait. Je crois l’avoir conquis ; positivement je l’ai fasciné. Après dîner, nous nous sommes retrouvés tête à tête, dans sa bibliothèque. J’ai parlé pendant cinq heures. Il me regardait avec une attention bienveillante, et semblait boire mes paroles. Je crois qu’il n’a jamais rien entendu de pareil, et que nous pouvons tout espérer. Je lui ai dit adroitement ce que nous attendions de lui, il souriait doucement, et m’approuvait. Et puis je lui ai parlé encore, il était tellement captivé que pas une fois il ne m’a interrompu. »

Et pour cause.
Ce que Villiers apprendra peu après (« Et voilà ma veine ! ») c’est que le Marquis de Salisbury était complètement sourd.

Villiers à un ami,
28 ou 29 septembre :
« Arrivé hier de Dieppe avec moins de 25 francs (…).

Suis plus que pauvre et cela VA CESSER. »