dimanche 29 juin 2014

Le Rêve d'Elsa, notre force de frappe.

                                                   
On peut ne pas trouver ça grand. 
On en a le droit, garanti constitutionnellement.
Celles et ceux qui choisiraient néanmoins de ne pas y recourir auront loisir - pour une modeste présentation du Prélude ici repris et exalté - de se rendre à cet endroit, ou encore là.

vendredi 27 juin 2014

lundi 23 juin 2014

Le Rêve à toutes les sauces

 
Jozsef Rippl-Rónai, Un parc dans la nuit.

Les expositions formellement consacrées au Rêve, en France, se suivent et se ressemblent sous un certain rapport, celui du plus gigantesque désordre de pensée, rendu nécessaire : 1°) de manière générale, par l'abaissement extrême des dispositions philosophiques (dialectiques) contemporaines, l'éclatement parcellariste-intégré-automatique tenant désormais lieu de seule attitude intellectuelle respectable et ne se trouvant plus, par définition, en compétence (sans parler de volonté) d'apercevoir une quelconque cohérence de l'univers, 2°) conséquence logique du point précédent : par l'obligation de rentabiliser la moindre exhibition de raretés symbolistes incapables par elles seules d'intéresser grand-monde, donc impérativement croisables avec quoi que ce soit d'autre, issu de n'importe quel autre secteur temporel ou géographique de l'Art, tels commissaires-mercenaires disponibles se voyant ensuite, chaque fois, mandatés afin de justifier a posteriori l'accouplement, une besogne obscène de notre point de vue, valorisante du leur,  et dont certains, il est vrai, se tireront toujours mieux que d'autres.
Que nous importent, cependant, les élucubrations de creux érudits spécialistes en leur domaine, experts en la manière de décorer des salles de musées, et de guider le pas forcément désarmé de visiteurs orphelins, déboussolés de sens profond, au moyen de plaques insolées vulgaires, et grisâtres, ornées de caractères et d'agencements grammaticaux également sympathiques, à condition d'entendre par là que l'encre destinée à les présenter à notre esprit révèlera surtout leur caractère conjointement éphémère, douteux et volatile ? Que nous importent, après tout, ces grands raccourcis, ces sutures forcées homériques, le douloureux mérite appliqué des sciences humaines et de l'herméneutique, pourvu que nous soient donnés à voir des oeuvres et, en effet, du Rêve, à nous qui savons déjà, hélas ! quoi rechercher, au juste, c'est-à-dire que fuir, merci ! dans le Rêve ? C'est justement cette occasion de beauté-là que nous vous suggérons d'empoigner vigoureusement, d'ici dix jours, au Musée de l'Orangerie, à Paris, où s'achève bientôt l'exposition Les Archives du Rêve, dessins du Musée d'Orsay.
Pour faire écho à ce que nous disions quant aux motivations hautement éclectisantes d'une telle dénomination événementielle, laissons un peu la parole à M. Werner Spies, illustre mandarin ayant chapeauté l'affaire : «Lorsque nous avons été confrontés à ces dessins au nombre considérable, nous avons réalisé qu'il n'y avait pas de façon rationnelle (sic) de les aborder. Le rêve, un sujet fréquemment traité par les artistes au XIXème siècle, nous a semblé être une bonne voie. Aussi avons-nous associé dans le titre le côté pédant du mot archives et son dépassement par un choix subjectif : le rêve, l'échappée. Nous tenons beaucoup à la part subjective de nos choix.» (in L’objet d’art-Hors-série n°76).
Et voilà le travail. Roule, ma poule. Le Rêve comme moyen commode d'échapper aux trop laborieuses prises de tête et d'accoucher d'un projet crédible, à l'issue de quelque léger brainstorming, au fond d'un bar-à-vin-maintenant-vivant-l'esprit-village, dans un coin du gai Paris. Et pour le subjectif, on ne vous raconte pas. Ce terme-là est à toute épreuve. Il sera toujours possible de l'engager en deuxième ligne, sans réplique, au moment de dégainer un patchwork que d'aucuns, fanatiques casse-bonbons, toujours les mêmes, jugeront immanquablement inepte, quand il ne s'agit au fond en toute simplicité que de satisfaire, ô louable et généreuse intention démocratique, le plus de monde possible. C'est ainsi que pour une somme modique, approchant à peine le coût d'une modeste bière dans le très accessible Jardin des Tuileries (neuf euros, donc), vous pourrez jouir là, au nom du même Rêve indivisible - comme la République Française - des pommes, cylindres, sphères et poires préfigurant l'abstraction, etc, de Cézanne, des baigneuses de Degas et de Renoir, des glaneuses de Millet, d'une vue de Florence fort réaliste de Viollet-le-duc, de tel portrait féminin et champêtre de Berthe Morisot... Et il vous sera expliqué pourquoi (pas de panique !) tout cela voisine allègrement avec d'autres oeuvres plus rares, valant, de notre point de vue, le déplacement quoique, eussions-nous aussi naïvement jugé (avant lesdits affranchissements savants de M. Werner Spies et de sa collègue co-commissaire dont le patronyme, à cette heure, nous échappe), se distinguant assez nettement des précédentes. Soit des dessins, aquarelles ou gravures de : Redon, Rops, Moreau, Schwabe, Lévy-Dhurmer, Spilliaert, Degouve de Nuncques et d'autres, du même acabit. On nous accusera d'être injustes ? Nous répondrons en invoquant notre subjectivité, celle-là même dont M. Spies rappelle le droit inaliénable d'y recourir en pondant, par exemple, une exposition de temps à autre au Musée de l'Orangerie. Pourquoi ne pas en être demeuré à cette notion bien suffisante d'«Archives», dès lors que les oeuvres présentées ici ont en commun d'être issues du Cabinet des Dessins du Louvre, propriété pour moitié du Musée d'Orsay ? La chose se fût défendue toute seule. Les commissaires, plongés dans la délicieuse stupeur qu'on imagine par une telle masse de documents (environ 80 000), le classement méthodique auquel ceux-ci étaient soumis et la nécessité adverse d'y opérer un choix «subjectif», eussent pu, (d'après nous avantageusement) en rester à cet aspect évocateur de la question. À moins qu'ils n'aient préféré interroger - autre possibilité judicieuse - le dessin comme acte préparatoire, périphrase ou commentaire de l'oeuvre peint, comme le fit à sa manière le Musée de la vie romantique lors d'une exposition récemment consacrée à l'esquisse, et dont nous avions rendu compte.  De ce point de vue, une autre exposition, visitée en Janvier dernier au Musée du Luxembourg : La Renaissance et le Rêve, faisait montre envers son sujet d’un plus grand sérieux, même si les tableaux et dessins qu’elle présentait avaient, certes, suscité chez nous moins d’excitation.

Paul Gauguin, Madame la Mort, projet de frontispice pour le théâtre de Rachilde, 
illustrant la pièce Madame la mort (vers 1891). 
Ce fusain nous a étrangement rappelé le Aus meinem Reich de Kubin.

Les oeuvres, donc.
D'abord, quelques perles psychogéographiques : des visions architecturales «idéistes» d'Henri Provensal, et puis la Vue de ma petite maison côté est (1897-1910) par François Garas, laquelle n'est pas sans évoquer notre propre grotte d'habitation, flore de montagne transylvanienne en plus (salle 2). De l'architecture au paysage évocateur, admirable surprise que la découverte (salles 9 et 10) de trois vues du rare Rodolphe Bresdin, en particulier ses magnifiques Grands Rochers de 1884, eau-forte rehaussée de gouache et encre d’imprimerie dont seule la partie inférieure rappelle la manière ordinaire de l’artiste, et ses cisèlements arboricoles maniaques évoquant des touffeurs fantastiques, des exhalaisons de jungle d’où s'extraient soudain toutes sortes de figures cauchemardesques, précises jusqu'à la folie : monstres, nains, chevaliers, pestiférés, personnages bibliques et symboliques, voire la Mort elle-même. Escaliers infernaux que ces Grands Rochers où se devinent les pires accidents montagneux pourvoyeurs de cadavres (notez ces corps désarticulés imprimés sur le paysage, en bas à gauche, y laissant, par exemple, pendre leurs bras décharnés dans le vide). L'immense voile, minéral et sinistre, accuse certains plissements qui révèlent un gigantesque mouvement tellurique, semblant avoir installé - en haut à droite - la domination d'une silhouette, idole impitoyable coiffée - comme maintes de ces roches maléfiques placées en contrebas - de quelque mystérieux habit de moine, de sectateur dissimulé. Rodolphe Bresdin fut le maître d'Odilon Redon, vécut une existence de guignon absolu, d'utopiste nomade et ruiné, de communard abandonné. Il fut tout de même célébré, dans ce désert de reconnaissance, par quelques interprètes d'exception : le très aristocrate Robert de Montesquiou, notamment, dans un texte aujourd'hui à peu près autant oublié que lui, et par Huysmans, lequel fit de Bresdin l'un des artistes prisés de son Des Esseintes : «On eût dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert Dürer, composé par un cerveau enfumé d'opium.» (À Rebours, Chapitre V). Et puisque nous en sommes à Huysmans, et aux concrétions stalactitiques, celle formée par le chef décollé et sanguinolent du malheureux Baptiste vous attend un peu en arrière (salle 7 - sans doute la plus intéressante.) Nous parlions là, bien entendu, de la grandiose Apparition de Gustave Moreau (1876), épaulée céans de figures monstrueuses et fatales de la plus haute tenue, telle cette Méduse ou Vague furieuse (1897), de Lévy-Dhurmer, plongée dans une souffrance et une lassitude autrement impressionnantes que l'angoisse censée émaner d'elle, une Dalila aux yeux sublimes, homicides, languides (de Moreau, encore) ou une poignée maudite de Diaboliques de Rops illustrant Barbey. Nous fûmes témoins, dans la salle suivante, qui porte le nom aguicheur de Mort et Mélancolie, d'un dialogue extrêmement intéressant, tenu entre deux jeunes filles à l'air d'étudiantes en droit moyennement délurées, et dont il ressortait - à condition que nous l'eussions parfaitement compris - qu'afficher dans leur salon ce genre de choses (les demoiselles désignant là diverses oeuvres de Regnault, une orbite creuse de cadavre signée Sunyer y Miro, un chevet de malade agonisant par David-Nillet, sans parler d'autres joyeusetés) entraînerait comme conséquence immanquable que tu te pends direct... En quoi, il nous parut qu'elles n'avaient point tort, mais pas pour les mêmes raisons. Vous aurez compris que la salle  numéro 8 ne nous emballa que fort modérément au plan strictement esthétique. 
De même, les «noirs» de Seurat (immédiatement après) ne nous séduisirent pas autant que ceux de Redon, à qui une salle entière des Archives du Rêve est consacrée (s'y trouvent, entre autres, son Araignée souriante de 1881, que nous vous présentions ici-même l'autre jour, dans un billet sur John Carpenter). Il n'en demeure pas moins que la présentation des techniques employées par Seurat (jouant ici sur le contraste des nuances sombres perpétrées par un crayon Conté plus ou moins fortement appliqué, et de la blancheur du papier vergé Ingres) retient l'attention (dans la salle 3, un exposé technique du même genre, consacré à Millet, faisait également mouche, en décalage, cependant, une fois de plus, avec l'ineptie relative du sous-thème traité à cette occasion : Labeur et temps arrêté (!)). Puis, Redon succède - opportunément - à Seurat, ce genre de successions ou de voisinages heureux faisant incontestablement le charme pertinent, quoique fragile, de l'exposition. Et justement, aïe ! mieux eût valu nous taire, et nous garder de dispenser pareil compliment puisque nous voilà bloqués, soudain ! dans un réduit niaisement lumineux faisant toute la salle 9, et cheveusurlasoupement consacré (se reporter à la première partie, très aigrie, de ce billet) aux poires, cylindres, et sphères gnagnagna de Cézanne annonçant gnagnagna l'abstraction et le cubisme, cela alors même, d'ailleurs, que M. Werner Spies fait, dans la revue déjà citée consacrée à son exposition, la déclaration suivante : «Il me semble qu'on ne parlera bientôt plus du vingtième siècle, et qu'il formera avec le siècle précédent une histoire continue. La notion d'avant-garde est aujourd'hui périmée. » 
Sans doute. Mais alors pourquoi nous refaire ici, à cet endroit, le coup des poires (périmées ou non), des cylindres et des sphères gnagnagna de Cézanne annonçant gnagnagna l'abstraction et le cubisme, qui plus est, rappelons-le, dans une exposition consacrée au Rêve ? Bref. Tout cela, décidément, n'est pas très clair, «noirs» de Redon,  Millet et Seurat ou pas. Mais n'y revenons plus, magnanimes que nous sommes. Beauté concrète et intérêt des oeuvres présentées, éclatement du discours et choix parfois absurde des sous-thèmes, dont certains ont déjà été évoqués - ajoutons, dans un court prolongement de la salle 7, L'Histoire (!) qui donne tout de même à voir trois merveilles anticléricales du Frantisek Kupka anarchisant-période Assiette au Beurre ou, salle 6, Nus féminins, Degas (!) - telle sera donc l'impression mixte qu'auront laissé en notre mémoire ces «Archives» du Musée de l'Orangerie.
Mais, à la vérité vraie, ami Lecter, électrices, et vous autres-tous, ce sont précisément pour nous les trois dernières oeuvres exposées qui constituent le sommet plaisant de l'événement : deux pastels, l'un de Degouve de Nuncques (Nocturne au parc Royal de Bruxelles, croisement d'allées, 1897), l'autre de Rippl-Rónai (Un parc dans la nuit, 1892-1895), et un fusain et pierre sur papier de notre cher Spilliaert (dont un splendide autoportrait est également présenté dans la première salle) : Digue la nuit, reflets de lumière (1908). Le chemin bleu de Degouve, encadré d'arbres-fantômes, et où se perd notre regard plus hébété qu'angoissé, n'a pas fini de nous mener vers quelque paradis de temps et de laideur suspendus. Mais il nous reconduit aussi - deuxième temps - à nous-mêmes, au seuil des questions de l'enfance dont nous devons bien convenir, alors avec une inquiétude soudain croissante, qu'elles ne nous ont jamais quitté, que nous n'aurons fait, au seuil de la vieillesse, que tourner en rond dans le bleu, guidés de ces luminaires étranges prétendant pourtant indiquer des voies sûres, nous rassurer des certitudes qu'elles dégageraient. Ces nuits de Belgique, l'hiver surtout, qu'ont-elles au juste comme lumière permettant à ce point de voir en soi comme au profond d'un gouffre de frustration, fondant seul - morne bilan effectué - notre misérable identité ? Juste à côté s'impose, dans la mélancolie, l'insolé de la Nuit (dans la partie supérieure du Rippl-Rónai), son négatif touffu, milieu élémentaire où s'épanouissent les vifs tranchants d'arbres naturels et électriques.  
Et que dire de l'ultime Spilliaert (ci-dessous) ?
Rien.
Voyez-le.
Puis mourons, comme soupirerait le Marquis de l'Orée.















samedi 21 juin 2014

Non à la politique dans le sport !


Existe également en version chinoise, russe, arabe, portugaise, etc.

mercredi 18 juin 2014

Gambit du Cavalier

 
J.-P. Witkin, A day in the country (1998).

« Je ne crois pas à la psychologie, 
je crois aux bons coups. » 
(Bobby Fischer, champion du monde d'échecs, 1972).

mardi 17 juin 2014

Coprologie


Des vauriens et du Nombre

Futur W.-C. Fields (à gauche) momentanément entravé par un vieux con (à droite).

«Quand Socrate demanda à Thalès pourquoi il ne se mariait pas, celui-ci répondit qu'il évitait ainsi les angoisses des parents devant les malheurs et les dangers qui guettent leurs enfants. Il serait à mon sens plus juste et plus sensé de répondre en alléguant qu'on ne veut pas augmenter le nombre des vauriens.»

(Giacomo Leopardi, Pensées).

lundi 16 juin 2014

Rita Streich

Rita Streich, Einst träumte meiner sel'gen Base... (Der Freischütz, Acte III),
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Eugen Jochum, 1959.

vendredi 13 juin 2014

Ce que nous aurons eu de meilleur

                                            Chris Steele-Perkins, Barry Ransome (1976).

- «C'est là ce que nous avons eu de meilleur !» dit Frédéric.
- «Oui, peut-être bien ? C'est là ce que nous avons eu de meilleur !» dit Deslauriers.

(Flaubert, L'éducation sentimentale)

Sieg EIIL !


lundi 9 juin 2014

La destruction des monstres

                  Un néo-malthusien radical s'est dissimulé dans cette image. Sauras-tu le reconnaître ?


I mostri, de Dino Risi (1963).
Profonde jouissance.
Profonde vengeance.
Est-il un autre rire, au fait, que celui qui venge de semblable façon, détruit en sa brutalité presque homicide, révèle la gravité extrême d’un ressentiment – le nôtre – crevant de lui-même, confinant par pléthore au désespoir, prenant de celui-ci, de son énormité absolue, quelque Dieu – impossible  – à témoin  ?

Proximité des deux sketches La bonne éducation et Le monstre, dans leur successivité et articulation même, avec une nouvelle de Pirandello, datant de 1921 : La destruction de l’homme. Significativement, Pirandello y délaisse sa mélancolie coutumière légère, teintée d’humour régional (et lexical), pour la haine sans merci, la rage. Un jeune type y finit, à force d’oisiveté sociale (et, conséquemment, de développement aigu de sa conscience philosophique) par massacrer une bonne femme enceinte ayant déjà laissé derrière elle une quinzaine de fausses couches, et dont – pour cette raison même – tous les habitants de la Cité dégueulasse où les personnages de l’histoire se trouvent entassés par la spéculation immobilière, ont parié, cette fois-ci, sur la viabilité du futur lardon.
Quelle vie pour lui, quelle vie pour eux ? :
« La vue quotidienne des cent locataires, et plus, de cette infecte et triste bâtisse, de ces gens qui vivaient pour vivre sans savoir qu’ils vivaient, sinon pour ce peu de chose qu’ils semblaient condamnés, tous les jours, à faire – toujours les mêmes choses –, commença bientôt à lui inspirer de l’aversion, une intolérance maniaque qui, de jour en jour, s’exaspérait davantage. Plus intolérables que tout étaient la vue et le vacarme de tous les gamins grouillant dans la cour, et dans les escaliers (…) Et les crachats qu’ils s’envoyaient, les coups de pied, les griffures qu’ils se donnaient, les cheveux qu’ils se tiraient et les hurlements qui s’ensuivaient, auxquels se joignaient les mamans à toutes les fenêtres des cinq étages, tandis que, regardez !, la demoiselle institutrice, petit visage fané et cheveux tombants, traverse la cour avec un gros bouquet de fleurs, cadeau de son fiancé qui, à côté d’elle, lui sourit. Petix [le héros meurtrier, le monstre de cette histoire] était tenté de se ruer sur le tiroir de la commode pour tirer un coup de revolver à cette maîtresse d’école, si forte était la fureur d’indignation que provoquaient en lui ces fleurs et ce sourire du fiancé, ces cajoleries d’amour au milieu de l’obscénité écoeurante de cette progéniture malpropre que, sous peu, cette maîtresse d’école s’emploierait, elle aussi, à accroître. »

Chez Risi, la fin de La bonne éducation et le début du Monstre coïncident, sous forme de deux manchettes de presse spectaculaires : «Il tue son père et le vole !» puis «Le monstre abat ses cinq fils et affronte la police, qui l’assiège».
De manière explicite, le monstrueux se trouve chaque fois associé à l’agent de la procréation, et de la civilisation, disons particulière – pour ne pas dire sublime – que la procréation en question contribue à perpétuer :
1°) soit son agent direct, sa cause efficiente (et c’est le géniteur Tognazzi, voyou libéral, autrement dit tautologie sur pattes désignant spécifiquement chez Risi la figure du débrouillard et truqueur italien, celui du « décollage économique » des années soixante),
2°) soit l’agent de sa conservation morale (son agent de police, en l’occurrence) : la cause finale de cette glorieuse perpétuation de l’espèce.
Et l’humanité, chez Pirandello comme chez Risi, se trouve par symétrie davantage accordée à celui ayant pris l’initiative, vigoureuse, d’une tentative d’interruption de ce cycle infernal. Sur la photographie ci-dessus, Gassmann et Tognazzi, paradant devant les objectifs de la presse tandis qu’ils escortent « le monstre » jusqu’à leur camionnette de fonction, ne font en effet que souligner la fragilité, l’épuisement, la dignité humaines de ce dernier. Ils pourraient être ses fils, se prend-on à noter, ou ressemblent en tout cas (tient-on à se figurer aussi, tout à fait haineusement et partialement) à ces fils-là qu’il a déjà refroidis dans l’intérêt de l’humanité, c’est-à-dire de la Beauté, de l’Intelligence (encore une fois : voyez la photographie) et de la Liberté conscientes d’elles-mêmes, ainsi que de leur mission programmatique absolument impérative, dont l’accomplissement ne saurait, certes, souffrir le moindre délai.

Le fils Tognazzi, lui, « tue son père et le vole », mettant ainsi un joli terme à la belle éducation assénée dans l’enfance par ce géniteur qui, devant sa répugnance spontanée à marcher dans ses pas, le traite à un moment, en présence de sa mère, de « lavette » suspecte de pécher par délicatesse, excès de  sensiblerie. Encore une fois, donc, et du point de vue du père : un monstre, la « lavette » représentant le parfait autre de l’autre, le monstre idéal du monstre. La difficulté réside, bien entendu, chez Risi, dans l’obscurité relative du mobile formel déclenchant les deux crimes (le parricide puis le quintuple infanticide), lequel mobile ne nous est pas exhaustivement exposé. On peut supposer – Risi se moquant, par exemple, éperdument d’insister sur le « vol » du premier sketch – que ce forfait commis par le fils de La bonne éducation sur la personne du père n’aura été qu’un prétexte commode à soulager une haine de « lavette » patiemment accumulée. Le souci de concision et d’efficacité comique (il est vrai important) n’explique pas tout.

Chez Pirandello, ici certes moins drôle que Risi (quoique !), ce mobile est en revanche absolument clair. Il renvoie à un choix froidement effectué, la décision consciente d’appliquer les dernières conséquences de tel arrêt philosophique (et politique) :
« Il ne s’agissait plus pour lui de l’accouchement imminent de Mme Porrella qui marquerait sa défaite : il s’agissait de l’homme – de l’homme que toutes les femmes voulaient voir naître du ventre de cette femme, de l’homme tel qu’il peut naître du besoin brutal des deux sexes qui se sont accouplés. Et bien Petix a voulu détruire l’homme quand il fut certain que finalement cette seizième grossesse viendrait à son terme. L’homme. Non pas un entre tant d’autres mais tous en cet homme, pour se venger, sur celui-ci, de tous ceux qu’il voyait là, petites brutes qui vivaient pour vivre, sans savoir qu’elles vivaient, sinon pour ce peu de choses qu’elles semblaient condamnées tous les jours à faire : toujours les mêmes choses. »

Chez Risi, l’ambiguïté demeure quant à ses sympathies dernières, c’est-à-dire relativement à la désignation finale, entre tous ses protagonistes, du monstre véritable.
D’une manière assez convenue, « rien de ce qui est humain ne m’étant étranger », etc, la dénonciation d’un système social et politique monstrueux, impliquant sa morale pratique – libérale – adéquate s’efface çà et là, sourdement, derrière une inévitable « nature humaine monstrueuse » suscitant autant la colère et la révolte qu’une irrésistible empathie. Nous sommes tous des monstres, en quelque sorte, ou plutôt des ventres, des estomacs et bien d’autres organes, bref des complexes d’impulsions animales, des bêtes. Pirandello ne serait-il pas autrement radical, qui ouvre sa Destruction de l’homme par une défense philosophico-juridique de la responsabilité du criminel ? C’est rendre l’honneur qui lui est dû, rappelle-t-il (vaguement hégélien) au criminel que de reconnaître, dans la sanction légale même qui lui sera appliquée, sa liberté à agir, son appartenance irrémissible au monde du Droit, des idées, de la conscience : de l’humanité. Pour réaffirmer cette dernière, en la personne de l’assassin Petix, ce n’est alors justement pas le terme de « monstre » que Pirandello récuse, mais celui – précisément – de «bête» (bestia) :
« On dit qu’en prison, Petix fait montre de l’indifférence oublieuse d’un chat qui, après avoir mis en pièces un rat ou un poussin, se prélasse béatement dans un rayon de soleil. Mais il est clair que ce bruit, qui tendrait à laisser entendre que Petix a perpétré son crime avec l’inconscience d’une bête, n’a pas été retenu par le juge d’instruction, s’il a cru bon d’admettre et de soutenir la préméditation. Les bêtes ne préméditent pas. Si elles se postent aux aguets, cet affût est la part instinctive et naturelle de leur chasse très naturelle qui ne les rend coupables ni de vol ni d’assassinat. Le renard est un voleur pour le propriétaire de la poule, mais à ses propres yeux il ne l’est pas : il a faim, et quand il a faim il attrape la poule et la dévore. Et une fois qu’il l’a dévorée, il n’y pense plus. Or, Petix n’est pas une bête. Et il faut voir avant tout si cette indifférence est réelle. Car si elle est réelle, il faudra également en tenir compte, tout comme de ce silence obstiné qui en serait – à mon avis – la conséquence la plus naturelle ; éléments l’un comme l’autre corroborés par le refus explicite d’un défenseur (…). Si M. le juge d’instruction pense qu’il faut punir Petix selon toutes les rigueurs de la loi, puisque, d’après lui, il n’est ni un féroce simple d’esprit comparable à une bête ni un fou furieux qui aurait tué pour rien une femme à quelques semaines de son accouchement, quelle peut bien avoir été la raison de ce crime, de ce meurtre prémédité ? ».
          

samedi 7 juin 2014

Papillons noirs

 Frantisek Kobliha, Le vampire (1909-10).

De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire,
Et l'horizon semble un grimoire
Barbouillé d'encre tous les soirs.

Il sort d'occultes encensoirs
Un parfum troublant la mémoire ;
De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire.

Des monstres aux gluants suçoirs
Recherchent du sang pour le boire,
Et du ciel, en poussière noire,
Descendent sur nos désespoirs,
De sinistres papillons noirs.

(Albert Giraud)

mercredi 4 juin 2014

Jouir sans entraves


«La passion heureuse elle-même engage un désordre si violent que le bonheur dont il s’agit, avant d’être un bonheur dont il est possible de jouir, est si grand qu’il est comparable à son contraire : à la souffrance

(Georges Bataille, L'érotisme)

lundi 2 juin 2014

De l'influence insoupçonnée d'Odilon Redon sur John Carpenter

Odilon Redon, L'Araignée souriante (1881)

... si, comme l'oeil du 
connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrosserie, 
il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
(Baudelaire)

Le symbolisme en peinture peut se définir de multiples façons. Mais ne pourrait-il, au fond, se rapporter à un certain égalitarisme, des plus radicaux : celui prêtant aux hommes, à tous les hommes, la faculté d'accoucher des mêmes rêves, et de s'effrayer des mêmes cauchemars ? Quelles différences de manière séparant Odilon Redon, Gustave Moreau, Kubin, Khnopff, les préraphaélites anglais... Et cependant. On connaît les Mythologies compliquées de Moreau, amalgames de pompes idéales barrant la route au cuistre historisant et herméneutiste, dont la très-précise vulgarité prétendrait interdire à l'analphabète de jouir esthétiquement ainsi que lui. Le connaisseur des civilisations, devant Moreau, se voit désarmé, renvoyé dans l'ombre des rognures savantes archéologiques dont il se nourrit d'ordinaire, par profession amère. Les figures simples et noires du cauchemar redonien, ces têtes vues comme des oeufs étranges, des araignées sans nomenclature, obéissent aux mêmes impulsions grandioses : nous sommes tous libres et égaux devant le Rêve. Les collages nocturnes spontanés du cerveau forment le dernier réduit devant lequel piétine encore la bassesse bourgeoise, avide de triturer du groin, à la recherche de truffes hideuses impossibles, les terres intellectuelles pour elle fécondes de l'inégalité génétique. L'imaginaire, ici, qui lui résiste, s'appuie souvent sur la précision la plus haute, ce que d'aucuns, par dépit, appellent le sordide. Or, le sordide, pour nous, renverrait davantage à ce qui ne bouge plus, telles les chairs flasques de l'hyperréalisme orthodoxe et soumis. Le cauchemar, lui, est toujours dynamique et évanescent, autant que convaincant de précision. Il désigne la mutabilité permanente de ses figures. Son inquiétude prospère sur l'inéluctabilité de ses métamorphoses, pas sur l'état plus ou moins brièvement et spectaculairement horrible de chacune d'entre elles. Certes, le cauchemar a formellement une puissance d'arrêt. Il stupéfie, interdit au rêveur le mouvement, celui, souvent, qui le tirerait d'affaire, lui permettrait de s'envoler, de s'enfuir à toutes jambes devant le surgissement d'un monstre, d'un vampire. Mais c'est précisément là reconnaître la suprématie du mouvement, la soumission du rêveur à ce dernier, à la nécessité que tout continue autour de lui, pour et contre lui, les choses se passant pour ainsi dire dans son dos quoique sous ses yeux terrifiés. D'où l'importance de cette scène - dite de la défibrillation - tirée du film The Thing de John Carpenter, et visible ci-dessous. Kurt Russel y apparaît justement endormi, sidéré, transi de ce froid glacé typique de la dernière fatigue. La tête arachnéenne s'enfuit derrière lui - ô trouvaille insensée et superbe !, on entend son horrible trot, on la voit s'évanouir dans son dos avant - semble-t-il au bout d'un temps infini - qu'il ne parvienne, enfin, à se retourner, à se ressaisir, à agir.
Un tel cauchemar est à la portée de tous. Il est proprement et salement démocratique. Et pour le «simple» Rêve symboliste, la luxuriance et l'amalgame de ses formes, références et décors procèdent à notre avis de la même source, soit la capacité poétique trans-classiste, anhistorique, bref transcendantale de résistance du Rêve. Celle-ci, bien entendu, est susceptible ensuite de remplissage, d'enrichissement, de culture, pour peu que ladite culture s'applique bien au concret de l'expérience, au souvenir, par exemple, de paysages traversés, de physionomies et de types humains les plus divers rencontrés au cours d'une existence de voyage. De sorte qu'un aristocrate de l'esprit, en qui la vision du paysage le plus dépouillé suscite aussitôt, à l'incompréhension du philistin, la dense cohue d'évocations spirituelles, ne sera rien de plus qu'un prolétaire ayant eu la bonne fortune - miraculeuse ! - d'être un beau jour sorti de son trou, à tous les sens du terme. En attendant la réalisation effective d'une telle finale coïncidence, le Rêve l'annonce, dès cette vie, chez certains mélancoliques ressassant, chaque jour, dans la vie consciente, leur impuissance et leur défaite gigantesques.