lundi 9 juin 2014

La destruction des monstres

                  Un néo-malthusien radical s'est dissimulé dans cette image. Sauras-tu le reconnaître ?


I mostri, de Dino Risi (1963).
Profonde jouissance.
Profonde vengeance.
Est-il un autre rire, au fait, que celui qui venge de semblable façon, détruit en sa brutalité presque homicide, révèle la gravité extrême d’un ressentiment – le nôtre – crevant de lui-même, confinant par pléthore au désespoir, prenant de celui-ci, de son énormité absolue, quelque Dieu – impossible  – à témoin  ?

Proximité des deux sketches La bonne éducation et Le monstre, dans leur successivité et articulation même, avec une nouvelle de Pirandello, datant de 1921 : La destruction de l’homme. Significativement, Pirandello y délaisse sa mélancolie coutumière légère, teintée d’humour régional (et lexical), pour la haine sans merci, la rage. Un jeune type y finit, à force d’oisiveté sociale (et, conséquemment, de développement aigu de sa conscience philosophique) par massacrer une bonne femme enceinte ayant déjà laissé derrière elle une quinzaine de fausses couches, et dont – pour cette raison même – tous les habitants de la Cité dégueulasse où les personnages de l’histoire se trouvent entassés par la spéculation immobilière, ont parié, cette fois-ci, sur la viabilité du futur lardon.
Quelle vie pour lui, quelle vie pour eux ? :
« La vue quotidienne des cent locataires, et plus, de cette infecte et triste bâtisse, de ces gens qui vivaient pour vivre sans savoir qu’ils vivaient, sinon pour ce peu de chose qu’ils semblaient condamnés, tous les jours, à faire – toujours les mêmes choses –, commença bientôt à lui inspirer de l’aversion, une intolérance maniaque qui, de jour en jour, s’exaspérait davantage. Plus intolérables que tout étaient la vue et le vacarme de tous les gamins grouillant dans la cour, et dans les escaliers (…) Et les crachats qu’ils s’envoyaient, les coups de pied, les griffures qu’ils se donnaient, les cheveux qu’ils se tiraient et les hurlements qui s’ensuivaient, auxquels se joignaient les mamans à toutes les fenêtres des cinq étages, tandis que, regardez !, la demoiselle institutrice, petit visage fané et cheveux tombants, traverse la cour avec un gros bouquet de fleurs, cadeau de son fiancé qui, à côté d’elle, lui sourit. Petix [le héros meurtrier, le monstre de cette histoire] était tenté de se ruer sur le tiroir de la commode pour tirer un coup de revolver à cette maîtresse d’école, si forte était la fureur d’indignation que provoquaient en lui ces fleurs et ce sourire du fiancé, ces cajoleries d’amour au milieu de l’obscénité écoeurante de cette progéniture malpropre que, sous peu, cette maîtresse d’école s’emploierait, elle aussi, à accroître. »

Chez Risi, la fin de La bonne éducation et le début du Monstre coïncident, sous forme de deux manchettes de presse spectaculaires : «Il tue son père et le vole !» puis «Le monstre abat ses cinq fils et affronte la police, qui l’assiège».
De manière explicite, le monstrueux se trouve chaque fois associé à l’agent de la procréation, et de la civilisation, disons particulière – pour ne pas dire sublime – que la procréation en question contribue à perpétuer :
1°) soit son agent direct, sa cause efficiente (et c’est le géniteur Tognazzi, voyou libéral, autrement dit tautologie sur pattes désignant spécifiquement chez Risi la figure du débrouillard et truqueur italien, celui du « décollage économique » des années soixante),
2°) soit l’agent de sa conservation morale (son agent de police, en l’occurrence) : la cause finale de cette glorieuse perpétuation de l’espèce.
Et l’humanité, chez Pirandello comme chez Risi, se trouve par symétrie davantage accordée à celui ayant pris l’initiative, vigoureuse, d’une tentative d’interruption de ce cycle infernal. Sur la photographie ci-dessus, Gassmann et Tognazzi, paradant devant les objectifs de la presse tandis qu’ils escortent « le monstre » jusqu’à leur camionnette de fonction, ne font en effet que souligner la fragilité, l’épuisement, la dignité humaines de ce dernier. Ils pourraient être ses fils, se prend-on à noter, ou ressemblent en tout cas (tient-on à se figurer aussi, tout à fait haineusement et partialement) à ces fils-là qu’il a déjà refroidis dans l’intérêt de l’humanité, c’est-à-dire de la Beauté, de l’Intelligence (encore une fois : voyez la photographie) et de la Liberté conscientes d’elles-mêmes, ainsi que de leur mission programmatique absolument impérative, dont l’accomplissement ne saurait, certes, souffrir le moindre délai.

Le fils Tognazzi, lui, « tue son père et le vole », mettant ainsi un joli terme à la belle éducation assénée dans l’enfance par ce géniteur qui, devant sa répugnance spontanée à marcher dans ses pas, le traite à un moment, en présence de sa mère, de « lavette » suspecte de pécher par délicatesse, excès de  sensiblerie. Encore une fois, donc, et du point de vue du père : un monstre, la « lavette » représentant le parfait autre de l’autre, le monstre idéal du monstre. La difficulté réside, bien entendu, chez Risi, dans l’obscurité relative du mobile formel déclenchant les deux crimes (le parricide puis le quintuple infanticide), lequel mobile ne nous est pas exhaustivement exposé. On peut supposer – Risi se moquant, par exemple, éperdument d’insister sur le « vol » du premier sketch – que ce forfait commis par le fils de La bonne éducation sur la personne du père n’aura été qu’un prétexte commode à soulager une haine de « lavette » patiemment accumulée. Le souci de concision et d’efficacité comique (il est vrai important) n’explique pas tout.

Chez Pirandello, ici certes moins drôle que Risi (quoique !), ce mobile est en revanche absolument clair. Il renvoie à un choix froidement effectué, la décision consciente d’appliquer les dernières conséquences de tel arrêt philosophique (et politique) :
« Il ne s’agissait plus pour lui de l’accouchement imminent de Mme Porrella qui marquerait sa défaite : il s’agissait de l’homme – de l’homme que toutes les femmes voulaient voir naître du ventre de cette femme, de l’homme tel qu’il peut naître du besoin brutal des deux sexes qui se sont accouplés. Et bien Petix a voulu détruire l’homme quand il fut certain que finalement cette seizième grossesse viendrait à son terme. L’homme. Non pas un entre tant d’autres mais tous en cet homme, pour se venger, sur celui-ci, de tous ceux qu’il voyait là, petites brutes qui vivaient pour vivre, sans savoir qu’elles vivaient, sinon pour ce peu de choses qu’elles semblaient condamnées tous les jours à faire : toujours les mêmes choses. »

Chez Risi, l’ambiguïté demeure quant à ses sympathies dernières, c’est-à-dire relativement à la désignation finale, entre tous ses protagonistes, du monstre véritable.
D’une manière assez convenue, « rien de ce qui est humain ne m’étant étranger », etc, la dénonciation d’un système social et politique monstrueux, impliquant sa morale pratique – libérale – adéquate s’efface çà et là, sourdement, derrière une inévitable « nature humaine monstrueuse » suscitant autant la colère et la révolte qu’une irrésistible empathie. Nous sommes tous des monstres, en quelque sorte, ou plutôt des ventres, des estomacs et bien d’autres organes, bref des complexes d’impulsions animales, des bêtes. Pirandello ne serait-il pas autrement radical, qui ouvre sa Destruction de l’homme par une défense philosophico-juridique de la responsabilité du criminel ? C’est rendre l’honneur qui lui est dû, rappelle-t-il (vaguement hégélien) au criminel que de reconnaître, dans la sanction légale même qui lui sera appliquée, sa liberté à agir, son appartenance irrémissible au monde du Droit, des idées, de la conscience : de l’humanité. Pour réaffirmer cette dernière, en la personne de l’assassin Petix, ce n’est alors justement pas le terme de « monstre » que Pirandello récuse, mais celui – précisément – de «bête» (bestia) :
« On dit qu’en prison, Petix fait montre de l’indifférence oublieuse d’un chat qui, après avoir mis en pièces un rat ou un poussin, se prélasse béatement dans un rayon de soleil. Mais il est clair que ce bruit, qui tendrait à laisser entendre que Petix a perpétré son crime avec l’inconscience d’une bête, n’a pas été retenu par le juge d’instruction, s’il a cru bon d’admettre et de soutenir la préméditation. Les bêtes ne préméditent pas. Si elles se postent aux aguets, cet affût est la part instinctive et naturelle de leur chasse très naturelle qui ne les rend coupables ni de vol ni d’assassinat. Le renard est un voleur pour le propriétaire de la poule, mais à ses propres yeux il ne l’est pas : il a faim, et quand il a faim il attrape la poule et la dévore. Et une fois qu’il l’a dévorée, il n’y pense plus. Or, Petix n’est pas une bête. Et il faut voir avant tout si cette indifférence est réelle. Car si elle est réelle, il faudra également en tenir compte, tout comme de ce silence obstiné qui en serait – à mon avis – la conséquence la plus naturelle ; éléments l’un comme l’autre corroborés par le refus explicite d’un défenseur (…). Si M. le juge d’instruction pense qu’il faut punir Petix selon toutes les rigueurs de la loi, puisque, d’après lui, il n’est ni un féroce simple d’esprit comparable à une bête ni un fou furieux qui aurait tué pour rien une femme à quelques semaines de son accouchement, quelle peut bien avoir été la raison de ce crime, de ce meurtre prémédité ? ».
          

2 commentaires:

  1. On attend donc avec une certaine impatience le billet à venir sur "Les nouveaux monstres" du même galopin.
    On y trouve une romance entre un beau gosse et une hôtesse de l'air particulièrement réjouissante.
    Bien à vous

    RépondreSupprimer
  2. Vous imaginez le produit des amours de ces deux-là ? De l'hôtesse débile et du terroriste retors ?
    Les "nouveaux monstres" aussi, du coup, peuvent faire l'effet d'une propagande efficace pour le plus extrémiste contrôle des naissances qui soit.

    RépondreSupprimer