vendredi 27 décembre 2013

Économie libidinale

 « L'inversion de la courbe du chômage, elle est là. »
 (Michel Sapin, Ministre du Travail, 27/12/2013).




 

mercredi 25 décembre 2013

Après une naissance difficile...


Ah, la clope du premier matin...

lundi 23 décembre 2013

Pour les fêtes : l'explosion finale !

Plus que deux jours, amis, camarades. Deux malheureux jours, quarante-huit pitoyables petites heures avant cette révélation, ce retour sur soi toujours féconds, cette perpétuelle redécouverte du miracle de Noël.
Or, donc, toujours pas de cadeaux : plus grave, encore, toujours pas d’idées-cadeaux ?
C’est la fin des haricots.
C’est aussi, du coup, amis, camarades, la fin des spécialistes que vous propose aujourd’hui le Moine Bleu, afin de remédier à ce triste état de fait.
Après, on abandonne.
Plus rien à faire, ni rien à espérer.

The Face, by Neville Brody
Les heideggeriens, les cadres, les wagnériens ayant déjà été servis, il apparaissait bien légitime, à ce stade de notre progression phénoménologique, que les punks le fussent aussi. Mais qu’est-ce qu’un punk, au juste ? Un complexe historique, sans doute, ramifié après son apparition – au mitan des années 1970 – en de personnelles trajectoires, plus ou moins rattachées à de grandes familles, sommaires, de pensées et de pratiques.
À des spécialités, en somme.
Chacun son punk.
Ceux qu’excite ainsi, par exemple, la pure postérité artistique, graphique et design du punk pourront (après une visite émue de certaine exposition archéologique à la Cité de la musique) apprécier le retour nostalgique opéré là-dessus par Gilles Sebhan dans son roman London WC2 (Les Impressions Nouvelles). Le narrateur, un jeune pré-adolescent à l’homosexualité naissante, quoique déjà impérieuse, découvre, suite à l’exil de sa grande sœur (dont il est fou amoureux) à Londres durant les années 1970/80, un milieu punk culturalo-arty s’apparentant déjà fortement à un simple marché (fringues, musiques, objets trouvés-travaillés-chinés), cela quoique les protagonistes y vivent souvent dans des squats, et vaguement en marge. C’est de l’un d’eux, le London WC2, celui où loge la sœurette exilée à Covent Garden, qu’il est surtout question, ces deux dernières lettres – « WC » – troublant immédiatement, à ce qu’il en raconte, le narrateur : « Je ne pouvais m’empêcher d’associer ce sigle à des choses un peu honteuses et malodorantes (…) Je me demande si cette adresse a pu m’influencer au point de faire naître en moi le tic, ce tic au sexe qui m’obligeait à me retenir, qui semblait vouloir m’indiquer que je voulais ne pas oublier ce que j’avais entre les jambes, ou bien qui me punissait en permanence de l’avoir, une espèce de bégaiement du bas, comme certains gosses en ont pour le haut. Un tic qui se serait porté sur la parole de mon sexe, en somme ».
Le livre n’est pas désagréable en tant que roman d’apprentissage. Il est même traversé de doux moments d’onirisme, d’intéressantes phases de tension fantasmatique marquées par des descriptions sensorielles, efficaces, des lieux-types où s’éveille le désir du jeune narrateur, en particulier – donc – les chiottes anglaises, qu’elles soient publiques ou privées, auxquelles London WC2 semble tout entier dédié, tel un long chant d’amour (Sebhan a consacré à Genet un essai, publié chez Denoël) : « De ma place, je pouvais observer les portes des toilettes et les gens qui y entraient. Ces portes saloon avec leur double emblème, ladies and gentlemen, me tournaient la tête, m’obsédaient, claquaient en permanence dans mon esprit. J’avais l’impression qu’elles me dérobaient des visions d’enfer et j’aurais tout donné pour être damné. À deux ou trois reprises au cours de la soirée, il fallait donc que je me rende, ensorcelé et les yeux papillonnant de fatigue, dans ce lieu le plus souvent vide et pourtant empli de présences, de toutes les présences de tous les hommes qui au-dehors étaient si boutonnés et qui ici avaient laissé dans trois urinoirs alignés et luisants quelques traces de leur intimité, poils bouclés, crachats et cendres, peluches provenant sans doute de slips en coton bon marché sur lesquels je dirigeais voluptueusement mon jet ». Andrew – c’est le prénom, et le double rêvé de l’auteur – éprouve ainsi les émotions particulières déjà décrites dans les années 1960 par l’écrivain Joe Orton notant « sarcastiquement » au sujet des pissotières du Swinging London que « certains types finissent par confondre le plaisir de l’amour avec l’odeur de la pisse, sous prétexte que leur vie se passe à forniquer dans des sous-sols de gare et des arrière-salles de café, dans la poésie verdâtre d’urinoirs entartrés ».  
Cela constitue indubitablement l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage. Le reste, soit l’évolution du plan de carrière du célébrissime designer Neville Brody (le petit ami de la sœur d’Andrew), issu du punk et bientôt collaborateur au « mythique » journal « fournisseur de tendances » The Face, bref l’évolution du plan de carrière du mouvement punk lui-même, est plus trivialement désespérant. Sebhan-Andrew, issu d’une famille juive de gauche en perçoit d’ailleurs parfaitement la nature, même s’il ne s’y attarde guère : « En peu de temps, The Face était devenu la référence culturelle qui irradiait  sur toute l’Angleterre et au-delà. C’était, sur les ruines du punk, l’invention des années 80 et c’était pour une large part le travail de Brody qui en avait fait le symbole de l’ère nouvelle ». Le thatchérisme déboule et triomphe. Et quant au squat ayant vu et permis l’essor originel d’artistes tels que Neville Brody, « l’idéal de vie en communauté pour ma sœur venait de faire long feu. En théorie la communauté, ce devait être le partage des tâches et une entraide au quotidien, dans la réalité tout le monde se méfiait de tout le monde, il fallait fermer sa porte ou au moins son armoire avec un lot de cadenas, sinon vous preniez le risque d’être délogé de votre chambre, de votre lit, de votre étagère, par un autre squatter arrivé pendant que vous avaliez votre pinte au pub du coin. Le squat avait réinventé la propriété en deux temps trois mouvements, et cela avait signé pour ma sœur la fin de l’idylle kibboutzienne, le glas de l’illusion marxiste-léniniste, elle qui partageait avec mon père des convictions communistes qui ont fini par s’effondrer comme la plupart de nos rêves le font quand le temps et la réalité ont trop pesé sur eux ».
Ce ne serait certes pas aujourd’hui, dieu merci ! que de tels agissements en viendraient à miner le quotidien des squats d’artistes, à Londres, Paris ou ailleurs. La simple alternative ici présentée, néanmoins, entre artisme et marxisme-léninisme a de quoi laisser songeur. Pour ce qui est à la fois des punks et des squats, certains seraient sans doute d’un avis légèrement différent. 

Bière sociale, ton univers impitoyable...
Il n’est qu’à citer, par exemple, celui des divers membres des groupes musicaux Bière sociale et Kamioners du Suicide, dont on trouvera une interview édifiante (« Il faut se garder d’être édifiant » disait Hegel) dans le n°29 du magazine Rotten eggs smell terrible. Voilà des gens pour qui la punkitude limitée à un look, un travail graphique et musical, une position politique, même, proclamée à longueur de morceaux mais démentie par la mesquinerie, l’arrivisme, le mercantilisme ordinaires de ses sujets, ne demeurerait autre chose, précisément, qu’une attitude de plus, spectaculaire et insupportable. Au reste, l’expression « adverse » de « street punk » qu’on serait tenté de leur accoler (par opposition à un punk propret, niaisement artistico-bourgeois, mais tout aussi imaginaire) révèlerait, elle aussi, rapidement son ineptie, renvoyant simplement à une attitude annexe. De fait, après avoir noté que « le punk, mouvement tellement vaste » gagnerait à être « redéfini » et qu’il ne voyait, pour sa part « pas trop de différence entre le milieu punk et anar », le chanteur « punk » de Bière sociale, questionné sur ce sujet du « punk de rue », pose franchement les choses : « Pour moi, les gens qui sont dans la rue ils font du rap. Les gens qui font du punk ont peut-être un rapport à la rue qui passe par leur vécu… après : « street punk »… quand tu vois les mecs, ça me fait rigoler, t’en as un qui tient un magasin de tatouages, l’autre un magasin bio rue de la roquette, le rue s’en passe, des « streets » comme ça… nous, la rue, on la respecte, on s’y retrouve mais on traîne pas dans la rue et la zique qu’on fait c’est du punk-rock avec une conscience de classe… »
Le (gros) mot est lâché. Conscience de classe. Pourquoi pas « anarchie » ou « communisme », tant qu’on y est. Un communisme, d’ailleurs, dont Bière Sociale (en tout cas son chanteur) ne fait pas mystère, passant justement chez eux par une curiosité, une attention à ce qui aura nourri universellement leur « idée du punk », que ce soit dans le domaine de la théorie et des pratiques, « de quelque chose qui se suit entre les paroles et les actes », de l’Histoire, des arts, etc : « Nous, on ouvrait des squats, et dedans, il y avait des concerts punks, mais aussi plein d’autres choses (…) en une semaine, tu pouvais aller quatre fois dans un squat parce qu’il y avait une projection de film, un restau, un concert, une discussion… les gens se voyaient, se retrouvaient, se confrontaient et punk ou pas punk… squatteur ou autre… ça brassait très large ».
Le communisme bien compris procède toujours, chez les non-propriétaires, d’une volonté instinctive de comprendre un peu les choses, notamment quant à sa propre situation, dans le but (intéressé) d’arrêter de se faire défoncer par l’ennemi de classe. Par là même, ce communisme est curiosité permanente envers son époque et tout ce qui fait progresser celle-ci, en bien ou en mal, à savoir ses marges. D’où l’intérêt, par exemple, de notre chanteur de Bière sociale pour le milieu punk et skinhead des années 1980, où les ambiguïtés, les positionnements et même les affrontements politiques extrêmement violents n’empêchaient pas, cependant, le sentiment confus d’appartenance à une même nécessité historique, une nécessité orpheline de nom : « Je pense que les gens qui ont bien fait le lien entre ces cultures de rue, c’est la souris déglinguée quand ils ont fait en 90 leur concert à Paris. Leur première partie c’était NTM qui étaient pas du tout connus à l’époque, ils ont dit voilà il y a des groupes qui arrivent derrière nous, qui ne font plus de la zique binaire pas du rock’n’roll qui cause de la rue et de la jeunesse… et la souris qu’on a traité de fafs et tout ça c’est pour moi le groupe qui représente la jeunesse, toutes les contradictions et merde qu’impliquait la rue à l’époque. Les concerts keupons avaient lieu dans les squats avec la bande des skins de Luxembourg ou evil skins craignos qui se pointaient avec la bande à bérus, plein de gens qui se mélangeaient et se tapaient sur la gueule… ça faisait des mecs un peu chelous qui avaient des potes dans plusieurs bandes et qui savaient pas trop… »
Cette racine commune définissant le « punk » entendu comme tel est évidemment malaisée à définir. On peut décider d’en rester à ce mystérieux Parti de la Jeunesse de LSD, aussi riche que diffus. Mais, à célébrer ainsi la perpétuelle jeunesse, le pouvoir a priori incontestable des « jeunes cons » de toutes époques, on risque de mépriser par principe les vieux, la mémoire, donc l’Histoire et l’avenir. On doit alors s’attendre à se retrouver bientôt dans une position inconfortable d’ancien chasseur devenu proie (comme dans la nouvelle Chasse aux vieux, de Buzzati) : la proie d’un jeunisme ambiant dont l’esprit libéral, avide de décerveler, et d’installer tout le monde dans un présent éternel, sans références et sans issue, fait chaque seconde l’apologie nécessaire.
On peut préférer l’appeler aventure, au sens où détruire, tout au moins combattre, nuire d’une quelconque manière à ce monde proscrivant l’aventure, constitue bien ici-bas la dernière aventure possible. OTH qualifiait autrefois le rock’n’roll, après bien d’autres, de « dernière aventure du monde civilisé ». Bière sociale et ceux qui leur ressemblent auront donc été à la fois plus précis et moins fétichistes. Il appartenait à des punks de ce genre (qu’on les appelle communistes, anarchistes, autonomes, quoi que ce soit d’autre…), du fait d’une capacité dialectique certainement un poil supérieure non seulement aux autres punks, mais aux millions de citoyens normalisés promenant leur charrette journalière parmi cette époque répugnante, d’accepter de se fondre dans l’Histoire avec ce dernier bout de spécialité (la « punkitude ») les ayant éveillés à la révolte, à la lutte, à la vie.
L’intégralité, en tous cas, de cette interview de Bière sociale (reprise, et précieusement transcrite, de l’émission de radio Konstroy) est à retrouver dans la revue que nous avons citée plus haut : Rotten eggs smell terrible. On y lira également, devant la cheminée, au pied du Michel Sapin, un entretien avec les Kamioners du suicide, ainsi que le grand voyageur d’Asie, Fred « Le Râleur », fondateur très célinien de toute une série de fanzines célèbres (L’amiral Bragueton, Fort-Gono, etc) témoignant de cette même fringale « punk » de nouveautés et découvertes subversives.
Last but not least, la revue propose à ses lecteurs une cassette regroupant divers morceaux des deux groupes musicaux susmentionnés. Tout cela est trouvable en infokiosk et autres librairies gauchistes, ou commandable à la rigueur (5 euros, frais de port compris) à l’adresse suivante : mundodrama@wanadoo.fr

Les âmes d'Atala sur l'Achéron, en plein taf.
Voici donc qu’avec les punks, les spécialistes explosent, volent en éclats subtils.
Et ce n’est pas fini, lectrices, Lecter, Hannibal, puisque il nous faut vous parler, à présent, d’un homme ayant jadis uni ces qualités diverses d’homosexuel, d’artiste, d’anarchiste-voyoucrate et bien d’autres encore, un punk autrement dit, des temps jadis, un punk belge, qui plus est (ce qui, de notre point de vue, évidemment, ne gâte rien) : le très « rauque », finiséculaire et flamand Georges Eekhoud (1854-1927).
« Il meurt, amer, en 1927 », écrit Mirande Lucien, introduisant le beau recueil de nouvelles que nos amis des Âmes d’Atala consacrent ces temps derniers au personnage, et intitulé Une mauvaise rencontre. Relevons, d’entrée de jeu, sous ces mots, la malice évoquant la « mort » récente (et suggérant, peut-être, d’ailleurs, une renaissance possible) d’AMER, l’indispensable revue littéraire et ultra, éditée par ces mêmes précieuses et lilloises Âmes d’Atala, dont c’est peu dire que Georges Eekhoud avait tout ce qu’il fallait, où il fallait, pour s’attirer leur sympathie profonde.
Né petit-bourgeois à Anvers, le bougre, devenu orphelin, se voit envoyé en Suisse, dans un pensionnat d’élite, par les soins de l’oncle pété de thunes auquel il est confié (cet épisode suisse est brièvement évoqué dans son roman wagnérien Escal-Vigor, seul de ses ouvrages dont nous eussions connaissance, avant cette Mauvaise rencontre). Très tôt, Eekhoud découvre son attirance pour les garçons, et sa répugnance symétrique pour les valeurs globales de la société pourrie lui interdisant une telle préférence. Le procès et le sort carcéral fait à Oscar Wilde (à qui l’une des nouvelles du recueil fut dédié, et dont Wilde prit d’ailleurs une connaissance admirative), ayant ému une grande part de l’opinion littéraire de l’époque, sont antérieurs, d’une poignée d’années, aux propres déboires judiciaires d’Eekhoud, traîné pour homosexualité (ou, plus précisément : « outrage aux bonnes mœurs ») devant les tribunaux de Bruges, après la publication (1899) de cet Escal-Vigor susmentionné, premier roman francophone célébrant l’amour masculin. Pour cette raison même, Eekhoud s’engage très vite « politiquement » aux côtés des anarchistes, la Belgique comme la France offrant alors la caractéristique d’une alliance unissant les milieux littéraires et politiques d’avant-garde. C’est ce qui pousse Eekhoud, membre fondateur, et collaborateur au long cours, de la revue réputée La Jeune Belgique, à quitter finalement celle-ci, jugée trop conservatrice, en 1895, pour fonder Le Coq rouge, au ton franchement anarchisant, regroupant Maeterlinck, Verhaeren et d’autres de ses amis. Sa participation au Coq rouge n’empêche pas Eekhoud d’écrire ailleurs pour gagner sa vie, dans des journaux « normaux », populaires et/ou conservateurs, pas plus que sa sympathie pour l’Anarchie anti-électoraliste ne lui interdit de se rapprocher à l’occasion des socialistes du Parti Ouvrier Belge. C’est qu’Eekhoud fonctionne à l’affectif, comme on dit chez les cadres, à la (mauvaise) rencontre, et ses amitiés, particulières, sont très souvent rien moins que politiques (encore faudrait-il s’entendre sur ce dernier terme). Nous voulons dire qu’il aime les voyous, les prolétaires concrets de sa région d’Anvers, les pauvres de Flandre tenant toujours vivantes, au fond de leur calbute, des traditions médiévales païennes de jouissance, et d’insoumission aux valeurs chrétiennes dominantes. Il aime leurs corps, qu’il décrit à merveille, jusque dans le trouble qu’ils provoquent, autant que leurs combines et leur fausseté de petites gouapes arnaqueuses. Le recueil Une mauvaise rencontre (dont les nouvelles qu’il contient datent des années 1895-96) célèbre, un demi-siècle avant Genet, le bonheur sensuel mixte de céder autant à la force brute qu’à la douceur, à la fragilité, en l’occurrence celle  des pauvres. Les saynètes qui s’y succèdent montrent ces deux visages de la séduction masculine : virilité des voyous organisés, fondus dans un corps collectif auquel leur corps propre empruntera ses caractéristiques de morgue, de vantardise nonchalante, et l’enfance maintenue, dans la pureté des intentions, dans l’honnêteté invincible de ces prolétaires flamands soumis à l’ignoble exploitation bourgeoise. Burch Mitsu, par exemple, dépeint la vie misérable de pêcheurs ostendais saignés par une litanie de parasites et intermédiaires capitalistes maritimes les contraignant à affronter la mer à perte, sans pouvoir se nourrir ni nourrir leur famille, cependant que des concurrents – britanniques – travailleurs « détachés » cassant encore les prix, se voient « favorisés », déclenchant une révolte finale, au cours de laquelle le héros (dont le narrateur, et à travers lui, Eekhoud, est amoureux) est tué par les gendarmes. Le marin de Burch Mitsu n’est pas un voyou, c’est un travailleur. Mais Eekhoud l’aime autant que les taulards peuplant cette merveille de conte qu’est Le Tribunal au Chauffoir (sans doute, avec le titre éponyme, le plus poignant d’une Mauvaise rencontre) et dont l’hétérogénéité de classe ne contredit pas, à ses yeux, l’unicité désirable. Le rapport à l’enfance, et à l’adolescence, est ici fondamental. L’homme empêché, dans la réalisation de ses désirs, qu’ils soient homosexuels et/ou illégalistes, est maintenu, pour Eekhoud, sous les coups de la Loi, en situation de minorité. L’innocence, la fraîcheur, alors, de la révolte qui s’y oppose symbolisera, dans la beauté même des corps qui la portent, le surgissement du possible. Telle est l’anarchie d’Eekhoud, hors tout programme et tout dogme. Elle apparaît, vis-à-vis d’une société croulante et verrouillée, comme l’admiration de ce surgissement nouveau, érogène, vital. « Vital » est d’ailleurs le nom du héros d’un autre conte, tiré de ce recueil : celui d’un jeune idéaliste passé par les horreurs du service militaire, et révoqué pour avoir, selon ses moyens, contrevenu aux ordres iniques qui lui étaient donnés (faire condamner un troufion au bénéfice d’une crapule de sous-off, faire tirer sur une foule de grévistes…) et qui finira, désespérant de rien pouvoir changer à cette société lamentable, par balancer une bombe au beau milieu de la Chambre des députés.
Le vitalisme d’Eekhoud, saluant la vigueur des corps ouvriers autant que leur malice, leur capacité de dissimulation face aux brutalités de l’adversaire, est ailleurs présenté comme un problème, une énigme, une aporie bouleversante, dans la nouvelle ouvrant Une mauvaise rencontre. Un jeune aristocrate décadent – sorte de Des Esseintes (libertaire) saisi juste avant les consomption et décomposition finales, écrasé par le spleen et la détestation de son milieu rupin d’origine, se perd sciemment dans quelque bouge malfamé de banlieue, paré de tous ses bijoux et signes extérieurs de richesse, en cherchant l’agression, le braquage et finalement la mort, en manière de suicide par procuration. Il croise toute une bande de mauvais garçons auxquels il paie tournée sur tournée, sachant, devinant, et jouissant par avance des regards concupiscents prometteurs que les voyous lui jettent, en s’en cachant à peine. Sitôt le bal fini, et le café vidé, ils le dépouilleront et le tueront ou plutôt chargeront, ce soir-là, de la besogne, un jeune affranchi chargé de faire ses preuves. Cela tombe bien, si l’on peut dire. La petite gouape en question est précisément le mignon que le narrateur a repéré depuis le début, et qui l’émeut fortement, synthèse eekhoudienne parfaite – ou imparfaite – d’innocence enfantine et (vernis qui la recouvre, l’absorbe superficiellement) de rouerie insolente, de crâneuse morgue pré-délinquante. Les voilà mis en présence, seuls à seuls. Le narrateur attend, longtemps, de son apprenti bourreau, tout en lui ouvrant son cœur et lui révélant l’étendue de son admiration, de son désir admiratif, un coup de couteau qui ne viendra jamais. Gagné à ses convictions anarchistes, de justice et de beauté universelles, que l’aristo lui a joliment prêchées, le jeune voyou se refuse à le détrousser, et à l’occire. À l’issue de trop brefs élans amoureux, les deux hommes, tombés en pleurs dans les bras l’un de l’autre, doivent hélas ! se séparer, suite à un inopiné passage de flics, au désespoir du narrateur, qui recherchera partout, ensuite, durant des mois, son jeune amant. En vain. Le coup de couteau auquel il aura échappé sera en définitive administré au jeune homme, enfin retrouvé, mais juste au moment de mourir, au pied même de la guillotine l’attendant pour expier quelque attentat commis cette fois au nom de l’Anarchie. La leçon aura porté, c’est sûr. Mais c’est pour Eekhoud, et son narrateur amoureux, le déchirement qu’on imagine, l’occasion de cette réflexion, de cette ambivalence : contrarier le vice des voyous, les éduquer, à l’anarchiste ou à la bourgeoise, ne serait-ce aussi risquer de les fragiliser, de ronger au profit des riches cette carapace très sûre qui les protégeait ? « En apercevant Mauxgraves, le visage déjà marmoréen de Daniel s’illumina, se rosit d’émotion, d’un orgueil candide, ses yeux enthousiastes et fervents semblant dire à l’initiateur : « Es-tu content de ton œuvre ? ». Cette expression de félicité et de triomphe déchira le prince au lieu de le consoler (…) C’était l’effet même de ses paroles d’autrefois que le prince lisait dans les grands yeux de l’adolescent, mais à cette exaltation de martyr et d’illuminé se mêlait une ombre de reproche, très doux – oh si caressant ! – au maître qui lui survivrait après l’avoir poussé vers l’échafaud. »
Une mauvaise rencontre, donc. Assurément. Mais pour qui, au juste ? Quand la révolution éclatera, et qu’elle sera, sans nul doute possible, émaillée d’atrocités, d’injustices envers des bourgeois ayant auparavant, contrairement au troupeau de leurs semblables, fait preuve d’humanité, d’amour envers les parias, comment faudra-t-il réagir ? Eekoud confesse ailleurs, là-dessus, préférer le martyre inconnu au danger de laisser échapper, à la suprême saignée finale, le moindre cochon bourgeois : « Les meilleurs, les plus jeunes d’entre les bourgeois sont inaptes aux récoltes des jours prochains (…). Trop de bonheurs et de privilèges nous entachent et nous dégénèrent pour que nous soyons dignes de communier dans la mort avec les doux et sublimes parias ! Résignons-nous, au jour des représailles et des cataclysmes, à tomber confondus avec les mauvais riches. C’est pour donner aux aimés la plus intense preuve de notre tendresse que nous devons consentir à cette méconnaissance, à cette méprise. Il nous faut accepter toute la cruauté de ce sort, et cela sans espérer que jamais nos justiciers nous pleurent ; au contraire, avec le désir que jamais – pour qu’ils n’en éprouvent d’oiseux et inutiles remords – ils sachent à quelle extrémité, à quel paroxysme nous les chérissons ! Il faut, afin que rien ne trouble leur œuvre sereine et régénératrice, qu’ils continuent de nous croire coupables. »
 
Georges Eekhoud, aubadinier. Riche Belgique !
Ian Geay signe, de l’ouvrage, une postface, comme à son habitude, « sinueuse et toute traversée d’éclairs », en d’autres termes irréprochable. Ce qui l’intéresse, chez Eekhoud, c’est la fusion de l’homosexuel et de l’anarchiste, n’en déplaise aux militants de tout poil, et toute spécialité, avides de placer le rauque écrivain flamand dans une case plutôt qu’une autre. Il reprend, d’ailleurs, une phrase d’Hubert Juin signalant en 1976 : « libertaire pour les uns, socialiste pour les autres, il semblerait que chacun tourne autour d’une évidence que la biographie même d’Eekhoud conjure et éloigne alors même que l’œuvre tend vers l’impossible aveu, dessinant un « masque » qui en est le moteur secret. » Libre alors, pour Ian Geay, « aux curés de toutes chapelles », aux « polices politiques de tout bord d’établir leur propre vérité. » Et quant à l’uranisme d’Eekhoud, « il faut lire l’expression homosexuel et anarchiste non pas comme la proposition fermée d’une identité figée mais comme une inclusion ouverte sur l’infini des possibles », « [Eekhoud] était « homosexuel et anarchiste », car il avait l’étoffe d’un lutteur et qu’il ne frémissait que dans le contact, la préhension et l’assemblage des mots et des corps. » S’ensuivent, un peu plus loin, de très féconds développements sur la lutte – la lutte libre, l’art martial, qui passionnait Eekhoud, autant que Cladel et d’autres – comme occasion suprême (relativement à d’autres pratiques martiales, convoquées pour l’exemple) d’incarnation érotique d’une même pulsion présidant, pour Ian Geay, à la vie et à l’écriture, ceci impliquant au passage que les écrivains sérieux se trouvent également souvent être, de son point de vue, des bastonneurs impénitents, prestement mis en appétit par la « préhension » castagneuse (quoique la percussion semble en l’espèce davantage à l’œuvre. Essayez de saisir un gus à l’aide d’une canne plombée, vous galèrerez quelque peu, du moins au début). Cette opinion semble chez lui bien ancrée, comme en témoigne, entre autres multiples exemples (on relira le n°4 d’AMER, consacré tout entier au pugilat, sous toutes ses formes) un article récemment publié par le sieur Geay sur le très martial (et spécialisé) site des cannes et bâtons de combat, un article consacré aux règlements de compte musclés inter-écrivains dans l’Histoire. On écrit, pour M. Geay, comme on se bat. Et l’on vit de même. Eekhoud ruina un jour la gueule, à coups de canne plombée, suite à une chicane littéraire quelconque, au malheureux parnassien Albert Giraud, auteur des très beaux Papillons noirs et Absinthe, et ancien condisciple d’Eekhoud à la Jeune Belgique. Un événement notable, sur lequel Ian Geay ne manque pas de revenir. L’« anarchiste » Eekhoud se trouve en réalité tiraillé entre les exigences d’intensité et de libération. Son goût érotique pour la canaille populaire témoigne d’une défiance certaine envers toute positivité, fût-elle révolutionnaire. Une humanité pacifiée équivaudrait à une humanité vaincue, embourgeoisée, trivialisée, désérotisée. C’est cette tendance que Ian Geay identifie chez lui au moyen de l’expression « lutte pour la lutte », recouvrant tant ses préférences sexuelles que ses habitudes littéraires, et stylistiques. En sorte que la « lutte pour la lutte » eekhoudienne serait simplement l’autre nom possible d’une « conception homosexuelle du monde » préfigurant celle présentée, en son temps, par le FHAR dans son célèbre Rapport contre la normalité (réédité dernièrement par les pionnières éditions Questions de genre/GKC) englobant tous les aspects de la vie, conçue généralement comme combat et affrontement, ce que les gender studies, ayant remis Eekhoud, très oublié depuis sa mort, au goût du jour, n’auront manqué de souligner.

Pour le style même, justement, du rauque « poldérien », comme on le surnommait parfois, un style dont on a pu avoir ici même déjà quelques aperçus, il fut décidément conforme aux exigences posées par Anatole Baju, dans le n°28 du Décadent, c’est-à-dire « tourmenté parce que la banalité est l’épouvantail de cette fin de siècle, et nous devons rajeunir les vocables tombés en désuétude ou en créer de nouveaux pour noter l’idée dans la complexité de ses nuances les plus fugaces. » Les néologismes, donc, et substantivations, y abondent, non moins que les images et symboles évocateurs. D’une part, Eekhoud écrit en artisan, ou alchimiste et « juxtapose, accole, soude deux mots pour en former un troisième où se mélangent équivoquement leurs valeurs » (selon le mot de Fénéon relevant les divers « sexciproque », « violupté », « crucifiger » ou autre « éternullité » employés par Laforgue autour de 1890). Secondement, Eekhoud se met en quelque sorte au diapason du monde, se « borne », en dépit de son côté actif et lutteur, à en enregistrer, décrire et valider les mouvements objectifs, les correspondances. C’est le cas, en particulier, de ses descriptions marines dans sa nouvelle Burch Mitsu, sur les pêcheurs d’Ostende. « Il est plus ou moins puissant, non pas en raison de ce qu’il fait lui-même, mais en raison de ce qu’il parvient à faire exécuter par les autres, et par l’ordre mystérieux et la force occulte des choses », pour reprendre les mots de Maeterlinck, décrivant le poète moderne idéal au Jules Huret de l’Enquête sur l’évolution littéraire.
On pense, à lire Eekhoud, à quelque Huysmans encore compliqué, au Camille Mauclair du Soleil des morts, pour le tarabiscotage ordinaire des expressions (plus vivifiant, certes, et tonique chez Eekhoud) et, ailleurs – violence anarchique oblige – à Louis Dumur décrivant comme lui, dans Albert, ses tourbes contemporaines en de riches, impossibles et haineuses allégories. Comme chez Dumur et Mauclair, on relève souvent, chez Eekhoud les traces d’un antisémitisme sensible et prégnant. Ian Geay invitant, à ce sujet, à ne pas se méprendre, à ne pas commettre d’anachronisme, et rappelant la surdétermination, par le contexte particulier, finiséculaire, d’un tel antisémitisme, nous ne le suivrons pas nécessairement sur ce point. L’antisémitisme, comme expression pathologique parfaite de la confusion politique, nous semble opératoire aujourd’hui encore suivant des modes approchants. Et si nous apprécions Eekhoud, Dumur, Villiers de l’Isle-Adam ou Wagner, c’est précisément en dépit de cette pathologie chez eux très contemporaine, malgré cet antisémitisme occupant et troublant aujourd’hui encore notre oxygène, notre environnement politique immédiat. D’ailleurs, dans l’introduction du petit papillon eekhoudien diffusé (il s’agissait de la nouvelle Bernard Vital), avant Une mauvaise rencontre, par les Âmes d’Atala, on pouvait lire certain passage, auquel nous ne changerions pas une ligne, faisant état d’un temps où les figures « honnies » du juif et du capitaliste coïncidaient parfois, dans les consciences. « On peut le regretter, d’autant que rien n’a vraiment changé depuis ce temps » concluait-on, pour nous à juste titre. Rien n’a encore changé, chantaient les Poppys (et chante encore Taï-Luc, à l’occasion). Le temps d’Eekhoud, celui, aussi, de lire et d’apprécier Eekoud sans illusions, en parfaite connaissance de cause, ce temps-là est aussi le nôtre.
Un dernier sujet de désaccord éventuel – amical – concernerait le statut du kumi kata, et la mise à distance qu’impliquerait pour Ian Geay, en regard de la lutte, le port du gi dans certains arts martiaux (le judo, par exemple). 
Mais ceci est une autre histoire.
Dont nous reparlerons avec lui, avec plaisir, en cette nouvelle année 2014, laquelle s’annonce radieuse.
Longue vie aux Âmes d’Atala.


Les femmes auront la lourde tâche de clore cette glorieuse session « idées-cadeaux » de Noël.
À toute saigneuse, après tout, tout honneur. 
Mais quelles femmes ? Et puis, d’ailleurs, comme le demandait, voilà quelques années, un poète symboliste suisse éthéré, injustement sombré dans l’oubli : où sont les femmes ?
Si les femmes sont à gauche, et même révolutionnaires, voire même encore, comble d’extrémisme ! lectrices des excellentes productions de la maison Hazan, pourquoi alors, ô maris, ne pas leur offrir Les féministes blanches et l’Empire, délicieux et instructif pamphlet, où l’on apprend une foultitude de choses sur les ravages irréparables causés, dessus la psyché essentielle du tiers-monde, par l’impérialisme culturalo-islamophobe féministe, gay, et lesbien concentré et diffus ? Ajoutons que pour l’achat de dix exemplaires des Féministes blanches et l’Empire, un fouet de cuir en vachette durable, destiné à battre plaisamment sa coulpe ad vitam aeternam sera fourni sur simple demande à toute doctorante en sociologie présentant un titre universitaire valide.  
D’autres féministes (c’est notre cas, mais enfin, voyons la sinistre vérité en face : nous ne sommes pas des femmes) préfèreront, pour un prix comparable, le Manifeste de Morgane Merteuil, à moins qu’elles ne s’abîment, en conscience, avec l’Emeutia Erotika de notre chère Lilith Jaywalker, dans quelque charmante horreur pornographique à dominante riot-fellatrice, entomolo-sexuelle mâtinée d’ondinisme. Lilith Jaywalker écrit comme une chatte, quand Sasha Sher produit, hélas ! du pied gauche.
Sachez-le, pour Sasha.
Et à l’année prochaine !

samedi 21 décembre 2013

On les tient !


« Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses ». 

(Karl Marx)

mardi 17 décembre 2013

Pour les fêtes (troisième journée)

                     

Vous êtes toujours là ? Réunis devant nous, dans l’attente excitée, à huit jours de la date fatale, de quelque imparable suggestion culturelle ? Noël est là. C’est la fête. C’est la trêve. Fini, le chômage. Oubliés, la destruction programmée de la planète, l’explosion des cas de cancer et diabète compliqué, les accidents cardio-vasculaires irrémissibles… Remisé, jusqu’au premier janvier 2014 anthropocénique, le désespoir qui devrait pourtant étreindre, à l’instant même, jusqu’à écrasement hydraulico-définitif, tout être humain normalement constitué, et sommairement conscient…
Après les heideggeriens et les cadres, quelles sections de population, quels cœurs de cible privilégiés allons-nous gâter aujourd’hui ?
Un peu de patience.
C’est parti.

Nous ne deviendrons pas ce que nous pouvons et devons être avant que la féminité n'ait été réveillée (Wagner).


Ainsi donc, vous êtes wagnérien.
Décidément une espèce rare, surtout en France.
Votre Noël, à vous, tombe en avril prochain, moment prévu de l’exécution (ma foi, nous verrons bien) de Tristan und Isolde à Bastille. L’occasion de rappeler aux prolétaristes invétérés que non ! les billets d’opéra ne coûtent pas forcément plus cher que ceux permettant d’accéder aux délices d’un concert de rap de teuss à Bercy, ou d’un match de football au Parc des Princes (ou à Bauer). Pour une quinzaine d’euros – parfois moins – on peut ainsi choper une place qu’on délaissera ensuite sans trop de difficultés pour une autre – bien meilleure et inoccupée – à la faveur d’un de ces multiples, providentiels et débiles entractes dont la direction de Bastille aime à poinçonner les oeuvres immortelles (celles de Wagner, en particulier) qu’elle distille au public. Le tout, bien entendu, pour attraper la place en question, c’est de s’y prendre à l’heure, les amis de Pierre Bergé et autres canailles subalternes de comité d’entreprise se trouvant là, vis-à-vis de vous, en position de concurrence aiguë. La mise en vente, pour ce Tristan 2014 auquel collaborera, paraît-il, le vidéaste Bill Viola (qu’on eût plutôt attendu, muni d’un blaze pareil, dans le Crépuscule des dieux) est fixée au 13 janvier de l’année nouvelle.
O sink hernieder, Nacht der Liebe…

                             

On se rabattra, en attendant, sur ces Airs de Wagner, disque à succès de 2013 de la maison Decca (souvenez-vous : l’ancien comparse de Black), porté par le charisme un rien julio-iglésien du Heldenténor néo-chouchou et ultra célébré des bourgeoises bellamo-ruggiéristes : l’incontournable Jonas Kaufmann.
Rien que de très correct, il est vrai, rien que de (trop) sage sur ce disque Decca, l’ex-copain de Black : en particulier, à l’attaque des fameux Murmures de la forêt, dont les romantiques innocents ne retiennent souvent que ce qu’ils veulent bien (soit la seconde partie consacrée aux interrogations de Siegfried sur l’allure de son infortunée maman, avant l’arrivée de l’oiseau), faisant l’impasse sur les sarcasmes violemment antisémites immédiatement auparavant dirigés contre Mime, le père adoptif (« Daß der mein Vater nicht ist, wie fühl ich mich drob so froh ! ») de l’odieuse brute aryenne. La note, ici, sur tout le passage hystérique (depuis « Denn wär wo von Mime ein Sohn » jusqu’à la fin de la description physique cauchemardesque du Nibelung), est chez Kaufmann, comme chez moult interprètes embarrassés, extrêmement timorée. La mission était pourtant d’importance, à choisir un morceau pareil, un morceau aussi signifiant. Il n’y a, à vrai dire, que Wolfgang Windgassen qui s’en soit sorti (dans le Ring de Clemens Krauss, en 1953) et ait réussi à camper une ignoble crapule sadique capable de nous émouvoir l’instant d’après, en nous causant de sa mère.
Träume (tiré des Wesendonck-Lieder), étude préparatoire à Tristan, est sans conteste une grande réussite.
On trouve aussi, dans l’album Kaufmann, un placide quoique fort acceptable In Fernem Land (acte III de Lohengrin) dont Kaufmann nous avait déjà régalé muni d’un « costume » ridicule (c’est-à-dire en jean et tee-shirt bleu) à Munich, en 2009. Son Lohengrin ne vaut pas en intensité, entre autres exemple, celui, jadis, de Domingo et Solti, du Philharmonique de Vienne. Mais le passage en question, In Fernem Land, le plus important de l’œuvre, mérite toujours l’intérêt.
Au plan musical, il reprend la sublimité lumineuse et chromatique du prélude que nous avons déjà évoquée ailleurs. Le chevalier du Graal, Lohengrin, s’y découvre, révèle son identité à une Elsa ayant pourtant promis de ne jamais lui en faire la demande, de l’aimer sans le connaître, de ne jamais lui demander d’où il venait. Après cela, Elsa s’étant parjurée, le chevalier disparaîtra. Tant de richesse symbolique dans ce désespoir montré de l’identité (Wagner préfigurant ici Alain Finkielkraut), qui est aussi, à l’origine, celui d’avoir dû quitter l’Idéal (Montsalvat) pour débouler, vengeur, au sein d’un monde dont les résidents, croupissants de misère et de tristesse, attendaient une main, un cœur confiant, un amour secourable. L’artiste pur, décidé à se maintenir dans une parfaite autonomie pour s’être déjà vu berné et déçu par maints soubresauts absurdes, maintes révolutions chimériques de l’humanité, ne sait pourtant demeurer insensible au grand triomphe mondain de l’Injustice et de la Laideur. Lohengrin, chevalier hard-boiled, débarque donc, traîné par son Cygne, pour assister Elsa dans son insoluble embrouille anversoise.
Les sollicitations politiques exercées à cette époque sur l’âme de Wagner (entre 1845, date de la première conception de Lohengrin à Marienbad, et 1850 : Première de l’opéra à Weimar, sous la direction de Liszt) sont facilement décelables.
Juste après Tannhäuser, interprétable comme désir de solitude spirituelle, de fuite, loin des appels frivoles de la chair, vers quelque absolu artistique, le besoin inverse de rencontre amoureuse s’impose à présent chez Wagner, lequel résume la chose ainsi dans Une communication à mes amis (1851) : « Du sommet où j’étais, mon regard chargé de désir vit – la Femme : la femme, vers laquelle le Hollandais volant, du fond de son océan de misère, levait les yeux, la femme qui, comme une étoile au ciel indiquait à Tannhäuser le chemin qui conduisait de l’antre voluptueux du Venusberg vers le haut, voilà maintenant qu’elle ramenait Lohengrin de la hauteur ensoleillée vers la chaleur de la terre ».
La découverte de l’histoire de Lohengrin sera surtout pour Wagner l’occasion de fixer sa conception de l’amour, et la prédominance en celle-ci de l’élément féminin, viril et essentiel, en la personne d’Elsa. L’idée wagnérienne primitive était celle d’une répartition de principe des rôles sexuels confinant certes à l’androgynie, la grande fusion hermaphrodite dont Lohengrin et Elsa constituaient ici les deux pôles fonctionnels, quoique provisoires : « Dans Elsa, j’aperçus dès l’abord l’opposé de Lohengrin que je recherchais : non pas, bien sûr, l’opposé absolu, sans rapport avec lui, mais bien plutôt l’autre partie de son être à lui, l’opposé contenu dans sa propre nature, le complément nécessairement désirable de sa propre nature, masculine. »
Lohengrin, à ce stade, en tant qu’homme, dans une société régie par et pour l’homme, se croit encore vaguement le maître du jeu amoureux, au nom de ce rôle « conscient » et « actif » qui serait le sien, qu’il se prête à lui-même (que Wagner lui prête) : « Elsa, écrit Wagner, est l’inconscient, l’involontaire, dans lequel l’être conscient, volontaire désire se résoudre ; mais ce désir est à son tour nécessité inconsciente, sentiment involontaire. »
Lohengrin, principe mâle ou « égoïste » (selon l’expression employée plus loin par Wagner), bascule, de là, peu à peu, en dépit de ses prétentions de départ, dans l’ineffectivité. Ou plutôt, de ces deux inconsciences portées vers l’amour, l’inconscience féminine (présente chez Lohengrin) se révèle enfin la plus haute, l’essentielle : « Ce pouvoir d’une conscience ainsi inconsciente que je ressentais moi-même à travers Lohengrin, me donna de la nature féminine une compréhension toujours plus intérieure, conjointe au désir de la représenter le plus fidèlement possible. Je réussis, grâce à ce pouvoir, à m’introduire si complètement dans cette nature féminine que je me sentis entièrement en accord avec l’expression que j’en donnais dans mon Elsa amoureuse. » (ibid.)
En sorte qu’à l’idée première de répartition toujours « genrée » de principes et de rôles, s’en superpose une autre dans la conscience de Wagner, dans le processus même d’achèvement de son opéra : Elsa, la Femme, incarne désormais (par son exigence non-négociable de totalité amoureuse, à laquelle elle acceptera volontiers ensuite, dès qu’on l’aura satisfaite, de sacrifier toute son individualité) la part essentielle non seulement du rapport amoureux, mais de l’humanité entière, de l’homme lui-même, à qui elle offre rien de moins que le secret de son destin suprême. La femme amoureuse, capable comme Elsa de sacrifier son amour si celui-ci n’est pas l’absolu qu’elle exige, tel sera l’homme accompli : « Cette femme magnifique, devant laquelle Lohengrin ne pouvait encore que se retirer, sa nature particulière lui interdisant de la comprendre, je l’avais maintenant découverte ; et Lohengrin, c’était la flèche perdue, tirée dans la direction de ce trésor que j’avais seulement pressenti. » (ibid.)
Le féminin est l’avenir de l’homme.
En termes politiques, ce féminin représente le Monde, la Société, le Peuple extirpant, en dépit de toutes ses protestations ou retenues possibles, le trop faible artiste (Lohengrin) hors de sa retraite, de sa solitaire tour d’ivoire, l’appelant à lui, l’intéressant bon gré mal gré à ses affaires, la libération de l’Artiste passant ainsi par la libération collective révolutionnaire de tout le Peuple, et cette libération étant aussi – donc – celle du Féminin dans l’homme : « J’échangeais, dit Wagner, contre sa perte [celle de Lohengrin, ou du principe mâle] la certitude d’avoir découvert à présent le véritable féminin, celui qui doit m’apporter ainsi qu’au monde entier la libération, une fois que l’égoïsme masculin, fût-ce sous sa figure la plus noble, se sera brisé devant lui. Elsa, la femme – que je n’avais pas comprise jusqu’alors –, cette expression la plus pure de l’Involontaire, a fait de moi un révolutionnaire achevé. Elle était l’esprit du peuple, dont j’attendais, aussi en tant qu’artiste, ma libération. » (ibid.)
Le féminisme et la Révolution fusionnent littéralement, l’appel d’Elsa (la Marianne, pourrait-on dire, de Wagner) – bien qu’ « inconscient », « involontaire » selon ses propres termes – se voyant surtout présenté comme absolument nécessaire et irrésistible.

Une interprétation un peu différente pourrait aussi questionner, dans l’attitude d’une Elsa désireuse de tout savoir de son amant, la part nécessaire d’inconnu, et de fantasme sous-jacent, à l’œuvre dans une construction amoureuse (conjugale) passionnelle, autrement dit pour Wagner – ennemi de la seule institution maritale – authentique. Combien féconde se révèlerait évidemment une telle intuition, jusqu’à nos jours. A History of Violence, de David Cronenberg fut peut-être au cinéma la dernière grande peinture notable d’un tel questionnement identitaire souvent fatal au couple : ultime épreuve, dernier raidissement de l’ego en proie aux terreurs (légitimes) de dissolution avant la confluence définitive, dans l’acceptation assumée de vieillir ensemble, sans retour, de s’abolir dans l’aimé(e). Elsa aurait alors, dans une telle perspective, parfaitement conscience de l’inessentialité de son interrogation concernant l’origine de Lohengrin, ce peu qui lui manque suffisant néanmoins à définir chez elle un reste d’individualité bientôt appelé à succomber, excitant, ainsi que chez le cygne chantant avant de mourir, sa fierté, sa jalousie, quelque nom positif qu’on lui donne.
Lohengrin, quoi qu’il en soit, rentrera chez lui.
Ouste !
               

Après ce disque du sieur Kaufmann, chez Decca (l’ex-amant de Black), tellement goldifié et oscarisé au cours de cette année mélomane, pourquoi ne pas prendre un peu de recul et se replonger dans les souvenirs du regretté (de nous) Patrice Chéreau, narrant dans le détail son aventure du Ring du Centenaire (le cycle tétralogique bayreuthien courant de 1976 à 1980) ? L’ouvrage s’intitule Lorsque cinq ans seront passés (Éditions Ombres, Toulouse), a paru en 1994 et est toujours disponible à qui se donne un minimum de peine.
Chéreau y revient exhaustivement sur l’affrontement personnel l’ayant opposé à cette œuvre légendaire, vis-à-vis de laquelle il n’était au départ pas favorablement disposé, appartenant en effet « à l’une de ces familles françaises dans lesquelles on décrétait, par tradition, que Wagner n’était qu’ennuyeux et pesant. »
C’est Boulez, dans un taxi, sur le Sébasto, en janvier 1974, qui proposa à Chéreau de monter le Ring à Bayreuth deux ans plus tard. Chéreau, alors, ne connaissait rien, ou presque, au Ring, mais accepta. Sa pratique même de la mise en scène d’opéra était fort réduite. Il avait monté les contes d’Hoffmann, pour Hoffmann, et non pour la musique d’Offenbach qui l’agaçait suprêmement. Il devait découvrir peu après tout l’amour que portait Wagner à l’auteur du Petit Zacharie et du Chat Murr.
Le problème, « dès les premiers jours », raconte Chéreau, était donc « d’entrer dans cette œuvre que je ne connaissais pas, que je ne soupçonnais pas, mesurer peu à peu l’ampleur formidable de l’enjeu, reconnaître que cet enjeu était politique – ô combien – et découvrir, morceau par morceau, qu’il y avait là une histoire, une fable faisant partie des grandes choses qu’on peut raconter sur un plateau, des récits auxquels il est peut-être important de s’attaquer dans sa courte et frivole vie de metteur en scène ; se perdre d’abord corps et biens dans cette approche, puis se retrouver peut-être. »
L’inconscience, l’ignorance de Chéreau quant au monde wagnérien, et cette polyphonie de surinterprétations le caractérisant généralement, auront souvent été (il le reconnaît) sa chance et son bonheur : « Au fond, ma virginité devant Wagner aura constitué un privilège. Je n’ai pas été handicapé par le poids d’une tradition, d’une expérience, j’ai pris dans l’expérience des autres ce que j’avais envie d’y prendre ; je n’ai pas senti le poids de ce savoir que tant de gens croient avoir des opéras de Wagner, et du Ring en particulier. Le fait de ne pas être Allemand a eu, bien sûr, son importance, même si je ne m’en suis rendu compte que plus tard : n’ayant aucun compte à régler, ni avec Wagner, ni avec Bayreuth, ni avec l’Allemagne, j’ai sans doute pu toucher du doigt avec plus de liberté ce qu’un Allemand, plus ou moins consciemment, aurait probablement évité ou aurait réglé dans un corps à corps avec les idéologies haïes. Et grâce à Pierre Boulez, je n’ai jamais ressenti comme une infirmité mon ignorance de la musique. »
Chéreau ne lit, en effet, pas la musique. Et cela ne lui pose aucun souci majeur, au moment d’aborder l’œuvre. Georges-Bernard Shaw, lui-même autodidacte dans le domaine du langage musical, avait fait en son temps un constat identique. Le Ring, poème politique révolutionnaire décrivant l’évolution du système capitaliste au milieu du dix-neuvième siècle, ne pouvait être abandonné aux seuls spécialistes du contrepoint, de l’harmonie ou de la forme-sonate, bref aux maquereaux ordinaires de la culture, dont Shaw ridiculise souvent, en termes terribles, l’outrecuidance, le lexique et les prétentions savantes. À ce sujet, le rapport de Chéreau à Shaw (à qui il doit tant) est ambigu. On présente souvent le Ring du centenaire comme une interprétation fidèle de la vision développée par Shaw dans Le parfait wagnérien, soit un retour triomphal, en somme, du Wagner des années 1840-50, rebelle, anarchiste, politique. Et l’on explique ainsi pour une bonne part les protestations scandalisées (au début) de la Réaction bayreutienne devant, par exemple, des filles du Rhin transformées en putes, tapinant sur les pentes de quelque gigantesque barrage. La chose est juste. C’est pourquoi, d’ailleurs, ce Ring nous plaît tant. D’où un certain agacement, à lire parfois sous la plume de Chéreau, en 1980 (date de la première publication de ce texte Lorsque cinq ans seront passés) certaine velléité, semble-t-il, de distanciation à l’égard de Shaw, et de mystérieuses « réinterprétations » gauchistes de Wagner, lesquelles  n’embarrassaient pourtant certes pas, visiblement, Chéreau en 1976, qui lui offrirent même, plutôt, dirions-nous, Wagner sur un plateau. La vérité est bien triste, bien prosaïque. Elle est celle du temps qui passe, voilà tout. L’air du temps a changé. Il est alors, après le gauchisme, à la sublime Nouvelle philosophie et Chéreau suit, un peu bêtement, un peu lâchement, le troupeau : « J’avais découvert qu’il [André Glucksmann] connaissait bien Wagner et qu’il y avait réfléchi (Wagner est notre Homère, disait-il), je lui ai demandé de m’en parler (…). D’une certaine façon, Glucksmann remettait le Ring sur ses pieds. Loin de l’humanisme, des vaines discussions sur amour et liberté, loin des récupérations anarchistes, marxistes ou plus généralement révolutionnaires, il le recentrait : pour lui, le discours de Wagner portait sur le mécanisme du pouvoir et sur l’idée même de l’État moderne : le problème central n’est pas l’or, mais Wotan. »
Mouais.
Nous ne tenons pas pour impossible que M. Glucksmann ait, un jour ou l’autre, des choses à nous enseigner. Sans doute nous indiquerait-il, par exemple, avec quelque chance de succès le chemin d’une boulangerie, d’une université de pointe ou même d’un Palais des sports où l’on jouerait Wagner. Mais si nous nous fûmes trouvés, en le rencontrant, comme Chéreau à cette époque, c’est-à-dire ignorant tout du Ring, ce n’est d’instinct pas auprès de M. Glucksmann, avant tout autre interprète, que nous nous fussions blottis, histoire de glaner trois idées. Il y a là pour le moins, dans cette façon de congédier Shaw et les « récupérations anarchistes, marxistes ou plus généralement révolutionnaires » de Wagner (constituant, au surplus, l’antipode politique de Shaw) au profit de la récupération de Glucksmann, une légèreté, chez Chéreau, plus encore que coupable : embarrassante, et énervante.
Ce petit détail mis à part, nous rejoignons nombre de ses lectures de l’œuvre : son antipathie profonde, par exemple, pour cette brute de Siegfried, « simple factotum » d’un Wotan impuissant, et manipulateur, alors que Siegmund figure, lui, l’authentique rebelle, conscient, libre, rejetant dans son amour révolutionnaire incestueux pour Sieglinde toutes les propositions, tous les compromis, tous les avantages des dieux.
Le récit par Chéreau de la mise en place progressive du Ring à Bayreuth est, en outre, passionnant de bout en bout : les problèmes et les intuitions de décors, de costumes, d’éclairages, d’effets spéciaux, que le metteur en scène se coltine avec ses assistants (Richard Peduzzi, Jacques Schmidt, Manfred Voss), les relations complexes de Chéreau aux divers(e)s chanteur(se)s et techniciens se succédant jusqu’à la fin, ainsi qu’à ses commanditaires (au premier rang desquels, un peu inquiet, Wolfgang Wagner), l’attente se faisant de plus en plus sensible du public, la pression implacable du temps (deux mois et demi de répétition, pure folie !)… La situation oppressante de ce metteur en scène de théâtre si brutalement plongé, pourrait-on dire, dans l’obligation opératique fournit l’occasion de maintes réflexions passionnantes : « Depuis longtemps, je m’interrogeais sur la musique : je refusais de la prendre comme un fond sur lequel on brode et on fait des images. Pour éviter le pléonasme, la redondance, mon rêve était plutôt de la provoquer : dans mon esprit, je l’assimilais un peu à l’intonation du comédien, et je me disais qu’il y aurait toujours à la rendre nécessaire. On me dira : « Pourquoi la rendre nécessaire puisqu’elle est là ? ». C’est justement tout le problème : elle est là. Le chant est déjà là. Ce qui signifie que le rythme est déjà là, les intervalles entre les répliques sont déjà là : il faut les habiter, et non les inventer comme au théâtre, où l’on cherche avec les acteurs en chemin, une musique qui n’est pas tracée d’avance. Un opéra, c’est comme un adulte déjà : on peut aimer cet adulte et se sentir en connivence avec lui, mais on ne l’a pas élevé, on ne lui a pas tenu la main. Autrement dit, le résultat étant donné, il faut repartir en arrière et refaire le trajet, trouver les motifs et les secrets qui amèneront le chanteur à chanter de cette façon-là, à ce moment-là. »
On se souvient que cette attitude généalogique, ce besoin de repartir en arrière pour raconter au mieux toute l’histoire, fut celle de Wagner lui-même, partant en 1848 de la Mort de Siegfried (futur Crépuscule des dieux) pour arriver à L’Or du Rhin, et son chaos primitif.
Ce n’est pas là l’unique occasion où Chéreau se trouva en phase, comme on dit. Un Chéreau, donc, qui nous manquera, que l’on regrette déjà.
Glucksmann ou pas.


                      

Terminons ici, camarades wagnériens, sur cette curiosité hilarante qu’est L’anneau du Nibelung de Richard Wagner à la lumière du droit pénal allemand, de Ernst von Pidde (Fayard, 2013). Hilarant, au fait est-ce le mot convenable ? On rit, assurément. Très fort, même. La chose, pourtant, ne serait-elle pas en même temps hautement désappointante, incompréhensible, scandaleuse ?
Certes, et alors ? nous demanderez-vous.
Ernst von Pidde, musicien (violoncelliste) à la carrière contrarié par un bête accident de chasse, entra au service de l’état prussien en 1916, en qualité de juge au tribunal d’arrondissement de Gifhorn. Spécialiste de droit pénal, c’est de ce moment que, rempli d’une haine sourde envers Wagner, il commence son recensement méthodique des divers crimes et délits contenus dans la Tétralogie !
Lourdé par les nazis dès 1933, justement, pour prix de cette colère anti-wagnérienne (ce qui donne à réfléchir), sa haine tourne alors à l’obsession méticuleuse. On retrouvera son œuvre (clandestine) dispersée parmi ses papiers posthumes (von Pidde meurt en 1966). 
Peut-être certains de nos lecteurs connaissent-ils le texte dans lequel Hannah Arendt défendait Ernst Jünger, tracassé par les forces d’occupation en Allemagne, car soupçonné, au sortir de la guerre, d’avoir adhéré au nazisme. Les subtilités importaient peu, alors (les choses changeraient rapidement avec l’irruption de la guerre froide) aux yeux de vainqueurs alliés confrontés aux cas problématiques d’anciens officiers supérieurs de la Wehrmacht, ou d’ex-nationalistes-révolutionnaires du temps de Weimar (Jünger, von Salomon, etc). Arendt, elle, avait précisément parfaitement vu que le prussianisme transcendantal de Jünger, son identité d’homme de droite, de conservateur sanglé, corseté dans ce vêtement psychologique ou mental inimitable, intégralement tressé de logique juridico-militaire, interdisait au contraire toute sympathie véritable envers le nazisme, considéré par le prussien de base comme une simple variété crapuleuse, populeuse et bestiale d’anarchisme.
Toutes proportions gardées, l’opposition du juge von Pidde et du wagnérisme recouvre un tel rejet. Wagner l’anarchiste sauvageon réduisant en cendres les dogmes sexuels et sociaux, montrant le mensonge d’un État (Wotan) s’étant chargé dès l’origine par envie pure de promulguer à son profit des lois présentées comme objectivement justes, intangibles et sacrées, rencontre donc, sur ce chemin de révolte et de désordre, la figure prussienne incorruptible d’un juge d’arrondissement de 1916.
À chaque crime – originalité suprême – commis, donc, dans la Tétralogie par un humain ou un dieu (en vertu de ce principe que « qui peut le plus peut le moins » ou, si l’on préfère, de la responsabilité proportionnelle), von Pidde attribue une peine, un châtiment exemplaire.
Que penser de ce progressisme, de ce légalisme hallucinant fixant ainsi sans coup férir leurs limites à la Nature et aux Dieux ? Ne verrait-on pas à bon droit (c’est le cas de le dire) une espèce spéciale de prométhéisme, et qui sait ! de grandeur, dans cette attitude inflexible ne s’en laissant conter par rien, ni personne ? On célébra, en son temps, dans certains cercles, cette rigidité prussienne interdisant formellement aux conscrits de 14-18 jusqu’à la possibilité de mourir au front avant d’en avoir référé à un supérieur. Nietzsche trouvait dans certains de ses aspects extérieurs, hygiénistes, une source, disait-il, de renforcement et de discipline. On sait ce qu’il advint, finalement, de la santé mentale du pauvre Nietzsche.
En attendant, nous avons bien rigolé.
Et nous ne résistons pas au plaisir de vous livrer illico quelques extraits de ce texte incroyable :

« Revenons à notre propos. Il ne vise à rien de moins qu’à démasquer sans complaisance dans les drames de Richard Wagner une série d’actes délictueux enjolivée par l’orchestration, ce qui en fait un cas criminologique emblématique de l’école dite sérielle (…) C’est dans L’anneau du Nibelung que les agissements tombant sous le coup de sanctions pénales atteignent leur comble. Les violations du droit que dieux, mortels, géants et nains s’y permettent sont sans équivalents, même en dehors de l’histoire de la musique. »

L’analyse de von Pidde commence avec l’enlèvement de Freia par les géants, floués de leur salaire de bâtisseurs du Walhalla par Wotan au début de L’or du Rhin, et s’emparant de Freia comme d’une otage, en représailles :

« Le recouvrement par la coercition d’une rémunération convenue est-il antijuridique ? les géants ne manqueront pas d’objecter que, dans la mesure où Freia représente la rémunération initialement convenue, il ne saurait être question ici ni d’une entrave illégale à la liberté individuelle, ni d’un enrichissement illicite :

Il est stipulé
Ce qui nous semble juste :
Freia la gracieuse
Grâce, la libre –
Nous l’emmenons chez nous.
(L’or du rhin - texte de Wagner)

À cette argumentation, Wotan oppose que le contrat d’entreprise conclu en son temps n’était qu’un simulacre, et qu’il est donc sans valeur :

Quelle bêtise de prendre au sérieux
Ce que nous n’avons conclu que par jeu !
Freia, la suave,
Je ne l’abandonne point :
Jamais cette pensée ne fut mienne sérieusement.

Il ne montre par là que sa profonde méconnaissance du Code civil, dont le § 116 énonce expressément : Une déclaration d’intention ne peut être tenue pour nulle du fait que, par restriction mentale, le déclarant renie ce qu’il a déclaré.
Wotan a certes la chance qu’un autre principe vienne à son secours : Un acte juridique qui contrevient aux bonnes meurs est réputé nul (§ 138 du Bürgerliches Gesetzbuch, ou BGB [le Code civil Allemand]. La traite des dieux, comme celle des êtres humains, est contraire aux bonnes mœurs ; cela se comprend de soi. N’oublions pas que si la revendication des géants portant sur la rétribution originellement convenue est légitime, son recouvrement par la coercition est « antijuridique » ou « illicite » au sens du § 253 du Code pénal ».

Freia est en outre victime d’entrave à la liberté d’aller et venir, ainsi que le note von Pidde dans la foulée :

« Le fait que Freia ne suive les géants que contre son gré résulte déjà des faits susmentionnés ; il se déduit aussi des mots prononcés par Loge [le dieu du feu] tandis qu’il suit des yeux le trio :

Sans plaisir,
Freia pend
Sur le dos de ces brutes.

« Freia la gracieuse » est donc manifestement privée de l’usage de sa liberté personnelle, au sens du § 239 du Code pénal (…). Bien que le § 239 vise les êtres humains, ce qui vaut pour le rapt d’êtres humains vaut à plus forte raison pour les dieux (argumentum a minore ad majus). »

Le juge von Pidde aura la main lourde.
Pour la séquestration de Freia, les géants Fasolt et Fafner écoperont de cinq ans de prison, peut-être aménageables (bracelet électronique, semi-liberté). Mais Fafner (le futur dragon de Siegfried) ayant ensuite assassiné son frère, afin de lui dérober l’anneau, sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité ainsi, du reste, que le sinistre Hagen (jugé coupable d’empoisonnement et des assassinats de Siegfried et Gunther) et – significativement – que Fricka, cette dernière pour incitation à l’assassinat de Siegmund, lequel n’aura ramassé – lui – que cinq ans de chtar, pour inceste caractérisé. L’infortuné Loge écope de douze ans pour complicité d’incendie (faut croire que son passif d’anarcho-autonome aura joué contre lui), là où le notable Wotan – certainement défendu par Dupont-Moretti ou quelque autre ténor du barreau – ne prend que cinq ans pour le même crime (auquel s’ajoutaient, en plus, d’autres charges gravissimes, telles que subreption d’anneau, complicité d’assassinat, meurtre et même endormissement forcé)… 

Justice de classe, nom de Dieu !
À la prochaine.