samedi 30 septembre 2017

Typologie


« Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la Terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et très bien payé. Le second type de travail peut s’étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d’ordres à donner. Normalement, deux sortes de conseils sont donnés simultanément par deux groupes organisés : c’est ce qu’on appelle la politique.» 

(Bertrand Russel, Éloge de l'oisiveté)

vendredi 29 septembre 2017

Géographie


Pour Alex


On a appris la mort récente, et accidentelle, d'Alex LC, partenaire de jeux resté incorrompu de l'enfance lointaine. Souvenir encore très vif d'une certaine crise de rires aux larmes, avec lui, à neuf ans, dix ans peut-être, parmi les fraîcheur et beauté de Bretagne, du côté de Plougrescant, du Gouffre, du Sillon de Talbert et autres merveilles (les chouettes hullulantes, quand nous rentrions la nuit, entourés de spectres, et le vent, qui soufflait mot de notre fragilité, les ornières, l'eau qui sentait, à ce point bon, la terre). Notre monde est mort, de longue date. Nous ne reconnaissons ici désormais (et n'aimons) que fort peu de choses. Et à mesure de cette disparition progressive inéluctable, le passé, la mémoire se substituent, dans leurs productions, aux objets soi-disant présents. C'est sans doute à ce titre-là (une de nos lubies) que nous n'avons jamais été, à ce qu'il paraît, aussi contemporains à force d'éloignement absolu. La mort traîne, elle nous fait signe de loin en loin. Un grand baiser pour Alex. Paix à tes cendres répandues en mer par ton père. Paix et amour à R. et P., tes parents. La tristesse est sur nous. Qui nous prépare. Doucement.

jeudi 28 septembre 2017

Tiens, ta démocratie !


Le jour où les bourgeois de gauche (à Montreuil et ailleurs) comprendront enfin que la police ne peut jamais être autre chose, nulle part, que l'instrument suprêmement irrationnel de l'irrationalité marchande elle-même cristallisée en Etat, que la police représente à ce titre par principe un crime contre l'humanité, contre l'intelligence et la réflexion : contre la démocratie, en somme, dès lors qu'on conçoit celle-ci (en-deçà de toute signification politique organisationnelle) comme simple libre exercice collectif expérimental des facultés mentales, nous aurons, alors, fait un grand pas en avant. Il n'est pas totalement exclu que ce jour arrive plus vite que prévu - adéquatement accompagné, hélas ! de quelque catastrophe notable, sinon irréversible. Nous serons alors, à dire vrai, presque déjà débarrassés des bourgeois de gauche en question, lesquels auront, de fait, rejoint les rangs de ceux et celles jetant, au quotidien, sur l'uniforme, ce regard circulaire à la fois négligent et définitif qui lui convient a priori.   

mercredi 27 septembre 2017

Culture


Notes pour Mezioud


« Dans le spectacle, une société de classes a voulu, très systématiquement, éliminer l'histoire. Et maintenant on prétend regretter ce seul résultat particulier de la présence de tant d'immigrés, parce que la France "disparaît" ainsi ? Comique. Elle disparaît pour bien d'autres causes et, plus ou moins rapidement, sur presque tous les terrains.

Les immigrés ont le plus beau droit pour vivre en France. Ils sont les représentants de la dépossession ; et la dépossession est chez elle en France, tant elle y est majoritaire, et presque universelle. Les immigrés ont perdu leur culture et leurs pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d'autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement.

Avec l'égalisation de toute la planète dans la misère d'un environnement nouveau et d'une intelligence purement mensongère de tout, les Français, qui ont accepté cela sans beaucoup de révolte (sauf en 1968) sont malvenus à dire qu'ils ne se sentent plus chez eux à cause des immigrés ! Ils ont tout lieu de ne plus se sentir chez eux, c'est très vrai. C'est parce qu'il n'y a plus personne d'autre, dans cet horrible nouveau monde de l'aliénation, que des immigrés.

Il vivra des gens sur la surface de la Terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d'une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu'aujourd'hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains. »

(Guy Debord, Notes sur la « question des immigrés » - des notes rédigées fin 1985, puis transmises à Mezioud Ouldamer, lequel publia, l'année suivante, aux Éditions Gérard Lebovici, Le Cauchemar immigré dans la décomposition de la France. Mezioud Ouldamer est mort le 12 juillet dernier).


Histoire et Logistique

The Good Book 
(Cherche pas ! On attend toujours la traduction française...)

« La dynamique conceptuelle de Geschichte und Eigensinn peut être illustrée à travers une confrontation avec Mille plateaux de Deleuze et Guattari, ouvrage entièrement construit autour de terrains et de structures sans sujet, et publié au même moment. Les intellectuels français et allemands, de concert, cherchent à déconstruire la modernité du XXème siècle, avec son cortège de guerres d'extermination, de révolutions, de tentatives totalitaires et d'effondrements, d'expérimentations démocratiques inassouvies et d'imaginaires protecteurs. Tout semble [les ]opposer (...) d'un point de vue strictement conceptuel. La principale divergence porte sur la théorie du sujet et l'histoire, elle engage des affrontements dans le champs psychanalytique, des désaccords philosophiques ou sociologiques, et in fine des approches esthétiques distinctes. Le titre de chacun des deux ouvrages témoigne des dimensions conceptuelles profondes dans lesquelles les auteurs vont s'engouffrer. Si Kluge et Negt explorent la catégorie philosophique du temps, à travers Geschichte und Eigensinn, Deleuze et Guattari ont déployé une pensée consacrée à l'espace dans Mille plateaux. L'inspiration spinoziste de Deleuze, qui présente son Spinoza, philosophie pratique (Minuit, 1981) au moment de la composition de Mille plateaux, tend à écarter le temps comme entrée principale, dans la mesure où le temps n'est pas défini comme une catégorie fondamentale chez le philosophe hollandais. Il y dérive plutôt d'une compréhension du pouvoir qui existe dans la durée. Le souverain et la souveraineté se fondent sur un territoire et une multitude qui n'existent que pendant un laps de temps limité, pour une certaine durée (cf Nicolas Israel, Temps et Politique dans l'oeuvre de Spinoza, Multitudes 2, Paris, 2000). Le territoire, donc l'espace, prime le mouvement temporel. En revanche, Geschichte und Eigensinn évoque l'héritage de la philosophie de l'histoire, depuis Hegel, et sa prolongation critique à travers Marx ou Lukács. Si, chez Hegel, le concept, et notamment le concept de l'État, se réalise à travers le temps et l'histoire, Adorno et Horkheimer avaient cherché à montrer que pareille approche totalisante tend à écarter les moments singuliers, les résistances, le travail des sujets, le particulier, du mouvement qui constitue la société. Le général écrase le particulier. Alors que Hegel imagine une possible fin de l'histoire, ces moments occultés finissent en réalité, tôt ou tard, par faire irruption sur la scène historique. Elles existent sous la forme de subjectivités rebelles [ou "consciences têtues" : Eigensinn], tantôt de manière manifeste, tantôt de façon souterraine, en tant que seconde histoire, ce dont parlent Negt et Kluge. Le titre, Geschichte und Eigensinn, que nous avons traduit par Histoire et subjectivité rebelle, est aussi une allusion ironique à Histoire et conscience de classe de Lukács, qui reformule la problématique hégélienne et son approche téléologique dans l'espoir de voir la conscience incarnée dans le parti ouvrier, à défaut de la reconnaître dans l'État bourgeois. A contrario, les Thèses sur l'Histoire de Walter Benjamin - qui cherche à défaire le matérialisme historique de facture marxiste - sont une référence centrale dans Geschichte und Eigensinn.   

Deleuze/Guattari n'abordent pas la construction de l'État à travers le temps et l'histoire, car cela ne représenterait pour eux qu'une "vision évolutionniste", malgré son caractère conflictuel et contradictoire, mais ils postulent qu'une forme d'État aurait existé depuis les origines de l'humanité. Ce qui les intéresse est la concurrence, au sein de chaque société, entre la reproduction à l'identique de l'État, d'une part, et, d'autre part, un principe d'improvisation ou d'innovation qui organise des flux et fait feu de tout bois, à la manière d'une machine de guerre. Leur approche anhistorique bute sur ses propres limites, lorsque [ils] tentent de s'approprier l'oeuvre de Pierre Clastres, qui distingue des sociétés à État d'autres sociétés sauvages, sans État. Dans Mille plateaux, le lecteur peut avoir l'impression que l'on passe de l'une à l'autre à travers une sorte de saut épistémologique, lorsque Athéna est invoquée divinement pour justifier le surgissement inopiné de l'État (op. cit., p. 444). En réalité, Clastres montre que les sociétés sans État luttent contre l'État en organisant la politique en dehors [de lui], ce qui crée une histoire en dehors de toute historiographie institutionnelle (cf La société contre l'État, Minuit, 1979). Les sociétés "à État" se caractérisent, au contraire, par un principe d'accumulation historique, selon Clastres, ce qui contredit une affirmation dans Mille plateaux, selon laquelle on ne pourrait plus du tout comprendre comment les sociétés à État, dites monstrueuses, auraient pu se former. "Pourquoi l'État a-t-il triomphé ?" demandent Deleuze/Guattari, avec une certaine candeur. Prenons un exemple historique, invoqué par Negt/Kluge dans Geschichte und Eigensinn (p. 561) : la formation de l'appareil d'État français s'est réalisée à travers l'organisation de l'Armée en tant que corps séparé, de Fleurus à Thermidor jusqu'à la constitution du premier Empire sous Napoléon. Ici, la machine de guerre aurait donc préparé la reproduction étatique. Cette lecture que les auteurs de Mille plateaux ne reprennent pas à leur compte (mais qui est aussi celle de Daniel Guérin, qu'ils citent par ailleurs) est sans doute empêchée par le fait qu'ils fuient tout ce qui peut ressembler au matérialisme historique (...) que Clastres discute ouvertement. L'alternative benjaminienne disparaît ici du tableau, comme si la critique explicite du marxisme doctrinaire devait rester un non-dit. Enfin, si, chez Deleuze/Guattari à la suite de Spinoza, le temps se définit objectivement par la durée du pouvoir et de la soumission d'une multitude, la manière dont Kluge/Negt pensent la permanence d'une subjectivité rebelle implique un renversement de perspective. La persévérance des sujets dans leurs tentatives d'auto-affirmation et d'émancipation crée l'histoire à l'encontre de l'État, en contradiction avec la durée objective du pouvoir. Cette problématique apparaît encore lorsque Deleuze/Guattari tentent de définir la tâche de l'historien en tant que décodeur des mouvements contraires de territorialisation, [déterritorialisation], reterritorialisation. (...). Ils cherchent à réduire la question du spontanéisme des "masses" à des actions objectives de flux et de reflux, c'est-à-dire à des "variables historiques" (Mille plateaux, p. 269-70). S'ils reprochent à Rosa Luxemburg de poser la question d'un point de vue "encore subjectif",  Oskar Negt reconnaît au contraire dans cette conception l'ébauche d'un principe opposé à l'action instrumentale, pouvant nourrir la conceptualisation de l'espace public oppositionnel. Chez Negt/Kluge, la tentative de décrire les motivations de sujets, ou l'action collective d'une masse, d'une multitude, selon une modalité qui se veut scientifiquement objective, témoigne d'une "pensée de la gestion" (cf le chapitre Automaten in der Theorie, in Geschichte und Eigensinn, p. 294-305).

Ce reproche, qui s'adresse directement à Deleuze/Guattari, s'élève en particulier contre leur idée anti-freudienne qui consiste à penser que les motivations pulsionnelles sont réductibles à des actions machinales, automatiques, à l'intérieur de machines qui organisent des flux. "Freud n'aurait pas confondu un patient avec un automate", répliquent Negt/Kluge, non sans sarcasme. Ce qui peut surprendre est la tentative de Deleuze et Guattari d'associer à leur schizo-analyse la caractérologie de Reich, qui découle directement de la théorie freudienne du caractère et de ses descriptions de la construction de la personnalité (cf L'Anti-Oedipe, Minuit, p. 230). La théorie de Reich, similaire aux premiers travaux de Fromm, est une théorie du sujet qui se réfère clairement au cadre conceptuel de la psychologie de masse de Freud. La construction du sujet se fait ici selon un mode cumulatif, qui agrège des expériences issues de phases de socialisation successives et qui peuvent se superposer ou se contredire en partie. Il s'agit en tout état de cause d'un processus temporel qui confère une grande importance à l'interprétation du passé, choix qui ne concorde pas avec la pensée anhistorique du présent des auteurs de Capitalisme et Schizophrénie. »

(Alexander Neumann, Après Habermas)

mardi 26 septembre 2017

Du pouvoir (3) La société contre l'État


« L'entretien avec L'Anti-mythes est, à vrai dire, un texte polémique. Pierre Clastres ne réfute pas, il affirme. Qu'affirme-t-il ? Que la société contre l'État ne comporte pas en tant que telle des "morceaux de pouvoir" ou des "séquences de pouvoir" qui seraient susceptibles de devenir l'embryon d'un pouvoir d'État. Ce faisant Pierre Clastres lutte contre ce que j'appellerais le foucaldisme ambiant. La thèse de Michel Foucault quant à l'existence des micro-pouvoirs a conduit, à tort, à voir du pouvoir partout. Ainsi Félix Guattari, malgré son admiration pour l'oeuvre de Pierre Clastres, repousse comme trop brutale l'opposition entre société à État et société contre l'État, car selon lui il y aurait toujours dans la société sans État des formes de pouvoir. C'est pourquoi Pierre Clastres dans l'entretien se montre déterminé à rejeter la tendance à discerner du pouvoir partout. Aussi va-t-il prendre soin d'insister sur les critères du pouvoir et, du même coup, s'efforcer à plusieurs reprises de bien distinguer entre les situations de pouvoir et celles qui ne le sont pas.
Pour qu'il y ait pouvoir, il faut qu'il y ait division de la société à partir de la relation commandement-obéissance. Il faut que la société se divise entre un haut - les dominants - qui commandent et un bas - les dominés - qui obéissent. Un pouvoir qui ne s'exerce pas n'est pas un pouvoir. L'exercice du pouvoir se manifeste par le fait que ceux d'en-haut font obligation à ceux d'en-bas de payer le tribut sous forme de travail aliéné ou sous toute autre forme. Pierre Clastres professe donc une conception restrictive du pouvoir en ce qu'elle est spécifiquement politique et que la relation de pouvoir se manifeste par la division, et à partir de cette division politique par l'obligation de s'acquitter de la dette à l'égard du chef ou du groupe dominant. »

(Miguel Abensour, Avant-dire à l'Entretien avec l'Anti-mythes (1974), Sens & Tonka, Paris, 2011).   

vendredi 22 septembre 2017

Citizen Konne


jeudi 21 septembre 2017

Vers l'hégémonie culturelle


Un inédit de Bernanos


Du pouvoir (2) Désert de la critique

(Renaud Garcia : un peu d'air frais, nom de Dieu !)

« Omniprésence du pouvoir : non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout [...] Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée. »

(Michel Foucault, La Volonté de savoir, 1976)

***

« En somme, non seulement le pouvoir est omniprésent, mais encore il s'agit d'en finir avec une représentation confortable qui le confinerait à une fonction négative et répressive : 

"d'une façon générale, je dirais que l'interdit, le refus, la prohibition, loin d'être les formes essentielles du pouvoir, n'en sont que les limites, les formes frustes ou extrêmes. Les relations de pouvoir sont, avant tout, productives", déclarait Foucault à Bernard-Henri Lévy dans un entretien de 1977 pour le Nouvel Observateur

Dans le contexte de La Volonté de savoir, Foucault souhaitait contester, par ces deux thèses sur le pouvoir, une forme de régression rousseauiste représentée selon lui par le "freudo-marxisme" (Wilhelm Reich, Erich Fromm, Herbert Marcuse), prompt à déceler sous l'organisation bourgeoise et patriarcale des rapports sociaux la spontanéité réprimée du désir. Considérer qu'il subsisterait un site de résistance absolument pur de toute intrusion du pouvoir, voilà la naïveté critique suprême, à la recherche d'un "lieu du Grand Refus [paragraphe de Marcuse] - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire" (La Volonté de savoir, p. 126). En réalité, pour Foucault, le caractère diffus du pouvoir implique de fait la présence d'autant de points de résistance, qui permettent l'application du pouvoir, mais également sa possible réversibilité.

(...)

L'une des conséquences immédiate de la théorie foucaldienne fut de discréditer non seulement l'analyse marxiste centrée sur l'État, mais encore la pensée anarchiste, représentant peut-être le plus fidèlement - selon cette théorie - une conception naïve du pouvoir. Il ne restait donc, sur les cendres d'une tradition erronée, qu'à solder l'héritage ou bien à fusionner une inspiration antiautoritaire avec les théories foucaldiennes, la deuxième option donnant naissance (...) au post-anarchisme et à la constellation des nouvelles luttes "minoritaires". Mais à bien reprendre les thèses de Foucault, il n'est pas difficile d'établir qu'elles sont entachées d'une assez grande méconnaissance des textes anarchistes et de la réflexion sur le pouvoir qu'ils mettent en avant. À chaque fois que l'on a voulu faire de Foucault un anarchiste, il s'est dépris de l'épithète en arguant d'une différence fondamentale dans la façon de se représenter le pouvoir : 

"Je ne suis pas anarchiste au sens où je n'admets pas [cette] conception entièrement négative du pouvoir" (Dits et écrits I, p. 1510). 

Le même jugement sera repris dans le cours de 1980 sur le Gouvernement des vivants. Dans la leçon du 30 janvier, Foucault distingue son hypothèse heuristique de la "non-nécessité de tout pouvoir quel qu'il soit" de la thèse anarchiste selon laquelle le pouvoir en son essence serait mauvais, ce qui aurait pour effet de viser une société entièrement débarrassée de tout rapport de pouvoir. Bien que Foucault admette lui-même qu'il propose cette comparaison à la hâte, d'une façon très grossière, le point est d'importance, car des légions de disciples l'ont reprise à leur compte.

Il est clair, pourtant, qu'aucun anarchiste n'a jamais considéré que le pouvoir était par "essence" mauvais. Il faut en réalité établir préalablement ce dont on parle. Si l'on envisage les formes institutionnelles du pouvoir politique, alors on peut en effet souscrire sans réserve à l'idée de Bakounine, selon qui "c'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes". L'homme privilégié, dit-il, "soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé" (Oeuvres complètes VIII, Champ Libre, p. 104). Mais si l'on envisage le pouvoir en situation, alors il faut bien se demander, à la manière d'Eduardo Colombo : "Quel est l'anarchiste aussi limité qui aurait pu penser une société sans l'action réciproque des uns sur les autres ? Et imaginer que ces relations réciproques ne seraient pas un mélange d'entraide et de coercition, d'amour et de haine, d'auctoritas (faire croître) et de domination ?" (Une controverse des temps modernes : la post-modernité, Acratie, p. 29). Sans aller beaucoup plus loin dans cette critique interne de la thèse de Foucault, on signalera aussi que dans un ouvrage de 1938 intitulé Power. A New Social Analysis, Bertrand Russel avait proposé une présentation complète des diverses modalités du pouvoir, qu'il tenait pour le concept central de toute science sociale (voir la traduction française de ce texte : Le Pouvoir, Syllepse, 2003). Du pouvoir sacerdotal au pouvoir économique, en passant par la centralisation monarchique, la suggestion propagandiste, le phénomène bureaucratique et la force nue, l'ouvrage ne manquait pas d'explorer les multiples relations dans lesquelles peut se couler le pouvoir. Les groupes anarchistes pourraient du reste l'utiliser pour bien distinguer entre le pouvoir-de (initier une action par sa propre puissance), le pouvoir-avec (influencer par l'entraide) et le pouvoir-sur (exercer une domination). Quant à Gustav Landauer, il n'avait pas attendu le modèle de la micro-physique du pouvoir développé dans Surveiller et Punir pour considérer que l'État est moins une institution verticale oppressive qu'une façon d'être quotidienne impliquant "l'auto-servitude" ou encore la "suspicion que nourrissent les hommes non seulement contre les autres hommes, mais de plus contre eux-mêmes". L'État désigne donc chez Landauer cette présence diffuse coupant la vie communautaire (ce qu'il appelle la vie de "l'esprit") de ce qu'elle peut, en la remplaçant par d'autres modes de relations, hiérarchiques et formels (voir Landauer : La Révolution, Champ Libre, p. 116).

Il est encore plus important à nos yeux d'indiquer ce que la théorie foucaldienne du pouvoir implique pour les pratiques de résistance. En déconstruisant l'opposition - venue de Marcuse - entre un site du Grand Refus et l'univers du pouvoir, Foucault récusait toute critique de l'ordre établi qui prétendrait s'effectuer depuis un point de vue extérieur ou transcendant. À l'inverse, la thèse de l'omniprésence du pouvoir (au sens des relations de pouvoir) recommandait une acceptation de son immanence : non seulement nous y sommes toujours déjà pris, mais il est illusoire de chercher un dépassement de cette situation. Au contraire, cette velléité ne serait qu'une manifestation de ce à quoi elle prétend échapper. Sur ce versant-là, Foucault s'est attiré les reproches de nihilisme et de complaisance à l'égard d'une vision pessimiste de la vie sociale et politique, marquée par une insupportable négativité. Ainsi, aux yeux de l'anthropologue David Graeber, dont l'action militante s'inscrit dans un cadre anarchiste, la littérature de la déconstruction, et Foucault en particulier, nous laissent dans un singulier état :

" On se retrouve presque avec l'impression gnostique d'un monde déchu, dans lequel chaque aspect de la vie humaine passe par la violence et la domination. La théorie critique a ainsi fini par saboter ses meilleures intentions, en rendant le pouvoir et la domination si fondamentaux pour la nature même de la vie sociale qu'il est devenu impossible d'imaginer un monde qui en serait dépourvu. Car si personne n'en est capable, alors la critique perd plutôt de sa pertinence. Très vite, nous avons vu des figures comme Foucault ou Baudrillard soutenir que la résistance est futile (ou, du moins, que la résistance politique organisée est futile), que le pouvoir est simplement l'ingrédient de base de toute chose et assez souvent, qu'il n'existe aucune échappatoire à un système totalisant, de sorte que nous devrions simplement apprendre à l'accepter avec un certain détachement ironique." (Toward an Anthropological Theory of Value, New York, Palgrave, p. 30)

(...)

Des motifs critiques tels que l'aliénation, la dépossession, la réification, la répression ne sauraient plus organiser de résistance valable, car tous supposent, selon Foucault, un substrat, une nature, une vie capable de se déployer harmonieusement dans un autre système social, et empêchée de le faire dans ce système-ci. Or, dit Foucault :

"Cette résistance dont je parle n'est pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine. (...) Pour résister, il faut qu'elle soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui. (...). Je ne pose pas une substance de la résistance en face de la substance du pouvoir. Je dis simplement : dès lors qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a aussi une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie précise." (Dits et écrits I, p. 267)

Là réside sans doute l'origine de la fortune critique de la théorie englobante du pouvoir. À l'inverse, pour qui aurait-elle pu s'avérer peu porteuse et finalement restrictive ? Seulement pour les nostalgiques de la politique organisée et du sujet révolutionnaire de l'histoire, luttant contre l'ennemi de classe. »

(Renaud Garcia, Le désert de la critiqueéditions de L'Échappée, pp. 117-124)

mercredi 20 septembre 2017

Du pouvoir (1)


De gauche à droite : Christine Delphy,  Michel Foucault (avec des cheveux) et un assistant non-identifié, Séminaire du Collège de France © 1977.


« I got nothin' to lose, much to gain, 
In my brain, I got a capitalist migraine. » 
(Ice-T, New Jack Hustler)

« Money controls the world and that's it. 
And once you got it, then you can talk shit Power. »
(Ice-T, Power)