lundi 11 septembre 2017

Éros et civilisation française (2) Love and pisse



Lorsque nous étions jeunes, deux expressions ordurières contradictoires, régulièrement proférées dans notre entourage, nous plongeaient au plus noir d'abîmes de réflexion, dont nous n'émergerons sans doute jamais. Ces deux expressions étaient les suivantes : 

1°) [Pour moi], disait untel, « peu importe avec qui je baise, du moment qu'il y ait un trou, des poils et que ça pue.»

2°) [en parlant d'un ou d'une imbécile, de quelqu'un d'intellectuellement déficient]  : « Celui-là / celle-ci a dû être fini(e) à la pisse. »

Ces mots, balancés tranquillement à la cantonade (et pas seulement en toute fin de repas) non seulement ne faisaient alors l'objet d'aucune réprobation notable, d'aucune stigmatisation particulière, mais déclenchaient plutôt, à l'instant, l'hilarité enthousiaste, voire clairement approbatrice de l'assemblée, spécialement dans sa composante féminine. On nous parlera, non sans raisons valables, de pression masculiniste subliminale. Les femmes présentes se devaient-elles de simuler, sur le moment, contraintes et forcées, un tel accord profond, dans la lourdingue présence des hommes ? Peut-être. Peut-être pas. On nous parlera, surtout, de beauferie standardisée généralisée. Mais peut-être convient-il également de dépasser cette lecture trop simple. L'hypothèse (première expression) de l'extase sexuelle accolée, analytiquement, à la puanteur organique ; la pisse (deuxième expression) conçue (négativement, certes) comme facteur d'achèvement humain : de touche finale mise à la conception d'un intellect ordinaire semblaient, à nos oreilles incrédules, faire consensus. Dans ce dernier cas, donc, le corps et l'esprit se trouvaient, au moins, homogènes, ou commensurables (fini à la pisse). Oserons-nous soupçonner (à présent que nous ne sommes plus si jeunes) que loin d'être seulement général, le consensus en ces matières, si l'on peut dire, demeure universel, quoique contraint à la clandestinité, à l'expression discrète et travestie ? Quant à notre opinion primitive et personnelle, à nous, en toute franchise, relativement à ce sujet délicat, nous ne pouvions contredire nos sens jusqu'à tâcher de les réfléchir. D'où notre embarras consécutif à cette lutte du plaisir et de la répression, déchirant notre esprit. Oui, il était parfaitement vrai (sentions-nous étant petits) que les odeurs de pisse et de merde étaient autant plaisantes que bien d'autres sensations (visuelles, tactiles) associées à bien d'autres matières ignobles (ou, du moins, socialement répugnantes) la réflexion - cependant - exercée sur ces plaisirs premiers, bref : leur dépassement civilisé nous convainquant, par contraste (face à celle de la merde, par exemple, l'odeur adverse d'une bribe de mousse au petit matin, d'une sauce à l'oseille ruisselant sur un filet de Saint-Pierre, d'une trace de Shalimar imprégnant un corps lavé et propre) du contraire. Il n'empêche. Certaines intuitions freudiennes ont la vie dure, celle, notamment, liant constipation et plaisir sodomite chez le petit enfant (Trois essais sur la théorie de la sexualité), qui se trouve bien moins aisément réfutable que cet Homme au loup (unique) dont se gaussent sans fin Deux-gueuzes-là-taries dans leur très utilement oubliable Anti-Oedipe. Que chacun, chacune fasse, ici, retour sur son expérience personnelle, et puis passons. Car quoi qu'il en soit, donc, quelque plaisir éventuel qu'on puisse leur associer (ou pas), la pisse et la merde, autant que la sueur ou le foutre doivent partout a priori se voir impitoyablement dépassées, niées, ravalées, oubliées. Il le faut. La civilisation, la culture sont simplement deux autres noms désignant cet oubli fondateur de l'attachement humain au plaisir organique des fluides. Pas de culture qui ne soit à quelque degré cette répression même de l'essentiel : à savoir le naturel, l'animal en nous. Freud, toujours lui, évoque quelque part ce plaisir archaïque - spécifique à l'être humain en formation (l'enfant) - qu'il prendrait à diriger son jet d'urine dans telle ou telle direction. Un plaisir ludique de maîtrise (pisser contre le vent, ou dans le vent, viser une mouche, etc) probablement lié, originellement, à l'exercice de certaines tâches ménagères préhistoriques, telle la nécessité impondérable d'éteindre urgemment un feu en pissant dessus, de protéger ou marquer un territoire... Il n'en reste pas moins que l'essentiel (le naturel, l'animal) persiste à faire son chemin en nous, et que la puissance répressive (culturelle) exercée sur le corps biologique n'a d'égal que le retour, non moins nécessaire, de ce dernier. Dans son ouvrage Psychanalyse et pornographie, Éric Bidaud rapproche cette pulsion première d'habitudes pornographiques contemporaines étrangement impérieuses : éjaculations faciales, ou (ailleurs sur le corps) nécessairement spectaculaires. Il faudrait montrer sa giclance pour prouver - ainsi seulement - que l'on jouit : que l'on faisait là, au fond, en jouissant, absolument ce qu'on voulait faire, que l'on était pleinement sujet, que l'on agissait en toute liberté. Serait requise, en quelque sorte, une validation rituelle de l'extase : la preuve de l'extase par le foutre. Que penser d'une telle hypothèse ? Ce besoin serait-il à ce point lié à celui de l'exhibition d'une puissance de gestion de flux, de gestion logistique abandonnée à elle-même : démobilisée, mise au chômage technique par la civilisation et - du coup - contrainte de trouver des voies détournées pour s'exercer ? Et la station debout chez l'homme, l'acquisition de celle-ci, trouverait-elle son origine culturelle dans le congé, violemment signifié, au plaisir animal de flairer à ras de terre, et à ras de cul ? Pensons à ce film (Didier) où Alain Chabat interprète un labrador soudain exilé dans un corps d'homme, et à qui sa maîtresse assène de fréquents et tonitruants rappels à l'ordre : Didier ! on ne sent pas le cul ! On ne sent plus le cul, non, dès lors qu'on est un homme digne de ce nom et plus un chien. On ne sent plus le cul (ni la pisse) en remuant la queue. Fini de rire, de s'informer, fini de faire connaissance avec son milieu de chiens et de chiennes. Lilith Jaywalker rendait compte voilà peu d'un autre ouvrage consacré à ces questions. Snoop Dogg en avait fait jadis un hit planétaire, assumant complètement cette chiennerie radicale (et prolétarienne). Succès planétaire, donc signifiant et évocateur. Un extrait aperçu, quant à lui (voir ci-dessus) d'une certaine oeuvre - capitale - de Joël Séria relançait encore ces jours-ci notre interrogation. Il suggère, une fois encore, la possibilité d'un usage dialectique non-répressif - civilisé - de l'Éros. Mieux : la réalité très ancienne massive (païenne, proverbiale, populaire) d'un tel usage libérateur. Face à lui, la fonction historique du christianisme disciplinaire nous est symétriquement, opportunément, rappelée : conjurer impérativement une telle alliance, spontanément concevable, entre l'état d'un corps extatique rendu à ses saveurs biologique, d'une part, et les progrès libérateurs de l'intellect susceptibles de lui correspondre (autant que l'esprit, de manière générale, correspond à la matière).



12 commentaires:

  1. Cher moine.
    Quitte à (vous)paraître très bête, ce qui d'ailleurs ne me gêne pas plus que ça, je ne comprends que très difficilement vos analyses philosophiques. Je puis seulement vous dire que j'ai éprouvé un rejet instinctif du structuralisme et de toutes les théories anti-humanistes universitaires.
    Pour ce dernier billet que je n'entrave que très partiellement comme d'hab, ça me rappelle un souvenir d'enfance.
    Je faisais partie d'une petite bande d'enfants des bas quartiers de la petite ville que j'habitais et nous nous affrontions régulièrement avec une autre bande des moyens quartiers qui nous appelaient les "crasseux", compte tenu je suppose de notre situation géographique et sociale (dont les demeures ne disposaient pas encore de salles de bain). Quant aux gosses des hauts (beaux) quartiers, ils ne se réunissaient pas en bande. Faute d'autorisation de sortir.
    Alors nous les crasseux avions trouvé une arme redoutable les sacs à pisse et les sacs à merde. En fonction de l'importance du conflit. Et cette bien pauvre découverte nous a ravi jusqu'à la fin de l'enfance et réconcilié avec les odeurs du corps.
    Ça n'a pas peut-être rien à voir avec votre propos mais ça m'a évoqué ça.
    Bien à vous.
    Blaireau 58

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  2. En fait j'aurais dû dire "matières" plutôt qu'"odeurs" corporelles.
    Blaireau 58

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  3. Salut Blaireau 58. Vous savez : on ne se comprend déjà pas nous mêmes, alors se faire comprendre par les autres ! Pour le reste, c'est toujours un plaisir de vous lire ici. Bien à vous.

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  4. Nous connaissons d'exquises complices inventant les préliminaires les plus déroutants, et il est exquis d'être dérouté.

    Les contraires, Ô vénéré, nous enjouent également, mais nous sommes jouette, naturellement.

    À vous qui parfois ne vous comprenez pas vous-même, nous envoyons nos plus caprines et amicales pensées, depuis les steppes en voie de vitrification.


    Le contre-président.

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  5. Mais, mon très estimé moine, ce qui ressort du compte rendu de lilith ne serait-ce pas aussi un intérêt tactique de l'église à s'occuper de l'urine, à la mettre même sur un piédestal pourquoi pas ! La puanteur et ses plaisirs sont-ils tellement inconnus aux curés ? vous-mêmes ne seriez pas en odeur de sainteté ? certains soirs ou matins (pas le lundi !!!). Ceci dit merci pour votre beau billet. Plaisir toujours de vous lire

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    1. Vous avez raison. Mais on pourrait aussi réfléchir ça comme une tentative opportuniste de coller aux pulsions de ses ouailles, de les coller au train. Cf les adaptations doctrinales multiples de l'Eglise aux pratiques païennes indéboulonnables qu'elle trouve en premier lieu. Que l'Eglise s'intéresse au corps ne surprend pas : elle ne s'intéresse, à vrai dire, qu'à cela : jusqu'à l'obsession. Par ailleurs, dans les textes et photos de Lilith, la perspective est plus médicale qu'hédoniste, l'Eglise nouant aussi à la science une attitude ambivalente, de rejet hautain et d'utilisation pragmatique pouvant viser (quand c'est possible) à illustrer ou confirmer ses positions. Pensons à l'organisation interne des corps naturels, par exemple : cette perfection-là pouvant nourrir l'argument d'un dessein intelligent à l'oeuvre dans l'univers.

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  6. Concernant la pornographie, c'est peut-être paradoxalement la pauvreté de l'expérience sensorielle qui oblige à la surenchère. Sans l'odorat, ni le goût, ni le toucher, ne restent que l'ouïe et la vue, soit les sens les plus distanciers. N'est à portée alors que le plaisir du voyeur, sitôt envolé du fait qu'il s'agit-là d'une mise en scène, d'un objet entièrement conçu pour être vu. À ce niveau de falsification, on est quasiment condamné à en faire des tonnes, la seule vérité admise étant l'absence de trucage, ce curieux caractère « non-simulé » qui agite tant le cinéma dit conventionnel. Et que je te dilate à deux, à trois, à quatre, et que je te pollue au litre, en application ou en bain de bouche, et que la chair claque comme le fouet, et que tu gueules comme au supplice. Ça ressemble en fait beaucoup aux émissions culinaires, où force pâmoisons « Ho ! Ah ! Hmmm ! que c'est boÔonn ! » doivent faire oublier au spectateur qu'il est en tant que tel totalement privé de l'essentiel (même le chien qui hume et salive au coin de la table, mendiant du regard un hypothétique morceau, est à une meilleure place).

    Pour ce qui est d'être fini à la pisse, j'ai toujours compris cela comme une forme de pis-aller : il n'y avait pas assez de sperme, on a donc dû compléter à l'arrache, c'est à dire contrefaire, avec ce qu'on pouvait encore tirer de la bite, un peu de pisse. Peut-être est-ce lié à une anecdote du collège qui m'a marqué. Y étaient deux sœurs, dont l'une était remarquablement mignonne et l'autre, par contraste, remarquablement grossière. Un camarade, pointant la seconde qui, plus jeune, débarquait quelques années après son illustre aînée, avança doctement l'explication que pour cette dernière le père avait dû mettre bien plus de sperme que pour sa cadette. Une idée dont l'étrangeté me poursuivra sans doute jusque dans la tombe, mais qui reste une clé à mon trousseau interprétatif. Après, il est vrai qu'on dit aussi être « fini à la pisse d'âne », qui suppose bien un lien direct, par transfert de qualité et non simplement défaut de quantité, entre déficience intellectuelle et nature du fluide auxiliaire.

    À noter que la citation exacte de Didier est un peu différente de celle rapportée ici : « on ne sent pas le cul quand on connaît pas » — https://www.youtube.com/watch?v=fCe8nya5L0c. Qui nous ramène cependant encore au lien entre rapports sociaux et usage des sens…

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    1. Grandeur, en tous les cas, de cette continuité psycho-physique inaugurée par Aristote (et dénommée par lui, faute de mieux : "âme"). Continuisme poursuivi par Freud pour qui pulsion et production intellectuelle (ou, en tout cas : discursive) sont les deux moments d'une même chose. De même, chez Aristote (à ce compte de "l'âme"), l'homme n'est qu'"un autre animal" et partage avec le labrador de Didier, par exemple, tout un tas de caractéristiques fondamentales. C'est cette continuité - ou cette commensurabilité, homogénéité de principe du corps et de l'esprit, ici de la pisse et de la pensée discursive - que nous croyons retrouver dans cette expression troublante.

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    2. Certainement. D'ailleurs, il suffit de voir le conditionnement pavlovien auquel les sain(t)s Éducateurs du Peuple de la gauche post-modernisée tentent de soumettre le langage pour réaliser qu'il s'agit bien en définitive de dresser l'animal. Comme si leur phobie de l'ambiguïté (voir toutes leurs salades de langage « inclusif ») recoupait leur haine profonde des instincts, du non-verbal sous et (horreur !) dans le verbe. Ces gens-là travaillent à un monde de machines qui pleurent. Meilleur sera notre jeu d'instructions, moins nous souffrirons (la seule part d'humanité qui obsède ces dépravés — « pleure, tu pisseras moins », en somme).

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  7. Je me souviens lors d'un cours de linguistique historique, il y a fort longtemps, une expression citée par le prof avait retenue mon attention : dans le domaine occitan, on dirait, pour une boisson sans saveur ou une eau de piètre qualité, que c'est de la "pisse d'aigue" ( ou pisse d'eau). Ce qui fait penser qu'en effet, dans le langage occidental, le terme pisse ou pipi comme qualificatif est plutôt dévalorisant. Cependant, on remarquera l'expression "c'est du pipi de chat" : ici tout de même, l'homme ne se rabaisse pas au point de dire "c'est du pipi d'homme". Quand même, pas si "bête" que ça l'homme cultivé.

    Bref, cela dit, je remarque dans votre texte, du reste très intéressant, que vous écrivez : "la pisse et la merde, autant que la sueur ou le foutre doivent partout a priori se voir impitoyablement dépassées, niées, ravalées, oubliées." Croyez-vous que l'on puisse utiliser le terme "ravalées" au même titre que les autres (dépassées, niées, oubliées)?

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    1. Très juste et fin, le coup du "pipi de chat".
      Quant au "ravalement", nous convenons en effet qu'une certaine ambivalence risque de menacer ce terme précis. Mais comme on aime, précisément, l'ambivalence...

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