mercredi 28 avril 2021

Venons-en Ophite !


«Le christianisme contient le dogme, révélé aux hommes par le Christ, de l'unité de la nature divine et de la nature humaine ; ici, homme et Dieu, l'idée objective et l'idée subjective ne font qu'un. Sous une autre forme cette idée se trouve dans l'antique récit de la chute originelle : sur ce point le serpent n'a pas trompé l'homme».

(G.-W.-F. Hegel)

***

«La Bible, rassemblée et rédigée plus tard par les prêtres de manière si orthodoxe, n'affirme aucunement que le fruit ait été une illusion. L'arbre s'appelle bien arbre de la connaissance, non de l'erreur ; aussi bien le serpent, qui d'après la Bible fut envoyé par le père du mensonge, n'a pas été trompeur dans sa promesse, car Yahvé lui-même dit ensuite : Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous, car il sait ce qui est bien et ce qui est mal (Genèse, 3, 22). Hegel insiste particulièrement sur ce verset, et cela dans les contextes les plus variés ; de cette vieille histoire, ce qu'il apprécie n'est en aucune manière l'interprétation purement et simplement négative, celle du péché originel. Avec l'exégèse commune de ce mythe étonnant il ne s'accorde que dans la mesure où il impute au serpent luciférien l'impudence, la chute, le défi, par conséquent ce qui est pour Hegel le mal moral (à un mal réel dans le monde l'optimiste spirituel ne consent pas). Mais en ce qui concerne la liberté comme humanisation, Hegel est du côté du serpent, non du côté de l'aveuglement, de la confortable innocence où le Yahvé biblique prétend maintenir les hommes (...) : "Le difficile est qu'il soit dit que Dieu a interdit aux hommes d'accéder à cette connaissance ; car la connaissance est justement ce qui constitue le caractère même de l'esprit ; l'esprit n'est esprit que par la conscience, et la plus haute conscience est justement dans cette connaissance-là." 

(...)

La comparaison que fait Jésus en personne entre lui-même et le serpent sacré (Jean, 3, 14), les sectes l'ont très largement référée à leur propre sujet. Et à travers la théologie, jusque dans le relatif sauvetage chez Hegel des paroles du serpent, on retrouve une très ancienne trace, la trace de la secte des Ophites, dans l'Antiquité tardive. Les Ophites avaient tout d'abord inversé entièrement le mythe biblique du serpent, identifiant la tentation du Paradis à la tentation par Jésus ; le Christ est pour eux le retour du serpent ; le Christ donne son achèvement à l'Eritis sicut Deus [«Vous serez comme Dieu» : promesse du serpent à Ève, effectuée pour inciter celle-ci à consommer le fameux fruit, pendu à l'arbre de connaissance]. L'homme n'est plus un être asservi au créateur de ce monde mauvais ; une fois sauvé, il devient cet être libéré du monde dont ont parlé tant le serpent que Jésus, tant Jésus que le serpent. La trace, affaiblie, de ce parallèle inouï reparaît dans le pathos du sujet chez les baptistes, dans la pieuse hybris qui les jette au centre même de l'intimité divine de peur que Dieu ne soit pour eux comme un étranger ; le baptisme rejette toute réalité supérieure où l'homme ne serait pas présent. Et, totalement sécularisée, cette trace autonome se manifeste dans un événement qui souterrainement est encore en corrélation avec les mouvements hérétiques : la Révolution française. Cette hybris, par conséquent, que Hegel ne se lassa de définir comme la puissance qui a remis le monde sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée. Passage de la servitude, sous toutes ses formes, fût-ce dans ses reflets transcendants, à la libération, au génie de la liberté. Du cri Sus aux tyrans, le jeune Hegel a presque tiré un nouveau calendrier des saints, orienté vers les tyrannicides athéniens Harmodius et Aristogiton, vers Brutus dont Beethoven gardait le buste devant les yeux. D'où cette phrase de serpent : "On enseigne à nos enfants le bénédicité, les grâces du matin et celles du soir. ― Ce n'est pas un Harmodius, un Aristogiton, ceux qui eurent l'éternelle gloire de frapper les tyrans et d'assurer  à leurs concitoyens droits égaux et lois égales, ce ne sont pas eux qui ont vécu dans la bouche de notre peuple, dans ses chants" (Écrits théologiques de jeunesse). Partout se pressent là de tout autres hommages qu'à la béatitude de l'esclave, et ces hommages entretiennent avec le mythe du serpent une relation qui n'a pas échappé à Hegel».  

(Ernst Bloch, Sujet-Objet, Éclaircissements sur Hegel)

lundi 26 avril 2021

Adieu Christa !

dimanche 25 avril 2021

Toute conscience est conscience de quelque chose de perdu.


«Mourir, c'est perdre son individualité pour rejoindre le reste. Il s'était conservé, et avait perdu le reste.»

(Ursula K. Le Guin, Les dépossédés)

vendredi 23 avril 2021

Comme une bête

«Je perçois que des phénomènes se succèdent, c'est-à-dire qu'il y a à un certain moment un état des choses dont le contraire se présentait dans l'état précédent. Je relie donc proprement  deux perceptions dans le temps. Or, une telle liaison n'est pas l'ouvrage du simple sens et de l'intuition, mais elle est ici le produit d'un pouvoir synthétique de l'imagination, laquelle détermine le sens interne relativement au rapport chronologique».

    (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure
«deuxième analogie de l'expérience») 

Afghanistan

Ci-dessus : Jeune femme fouettée en public pour avoir parlé au téléphone avec un garçon, conformément aux normes en vigueur (district de Hérat, Afghanistan, fin 2020). 

jeudi 22 avril 2021

«La Fatwa de la tétée des grands» (soutien à Saïd Djabelkhir)


Hier, l'intellectuel algérien Saïd Djabelkhir a été condamné à 3 ans de prison ferme pour "offense à l'islam". La loi actuelle de son pays (via, en particulier, son sinistre article 144 bis du Code Pénal) punit en effet de trois à cinq ans d'emprisonnement et/ou d'une amende de 50 000 à 100 000 dinars (309 à 618 euros) "quiconque offense le Prophète ou dénigre le dogme ou les préceptes de l'islam, que ce soit par voie d'écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen".

Saïd Djabelkhir ne recevra sans doute pas, de ce côté de la Méditerranée, en France, un soutien excessivement massif de la part de celles et ceux trop affairéEs, au quotidien, du haut de leur chaire universitaire de sociologie, à fustiger plutôt tous «les arabes de service néo-orientalistes» (ou «néo-colonialistes», au choix) coupables d'oser défendre au bled la liberté de penser et de conscience (on se souviendra, avec rage, à ce sujet, des mésaventures récentes de Kamel Daoud). Nous tenions, donc, modestement, à l'assurer ici de notre soutien et de notre admiration, notamment pour le courage physique et intellectuel (ce qui est la même chose) dont il aura fait preuve en cette affaire. Nous tenions également à revenir, pour clarifier les choses aux yeux du public français, sur cette fameuse histoire dite de la Fatwa de la tétée des grands, ayant eu en son temps un tel écho en terre d'islam, et dont le traitement critique, par Saïd Djabelkhir, aura justement (voir la vidéo ci-dessus) constitué l'un des quatre motifs explicites de la persécution judiciaire s'abattant aujourd'hui sur lui. 

                    ***

«Le 22 mai 2007, le monde musulman a été frappé de stupeur et d'hilarité par une fatwa, diffusée depuis l'université Al-azhar au Caire, le plus grand centre de théologie sunnite, appelée la fatwa de la tétée des grands. Deux imams parmi les professeurs ont émis un avis selon lequel la femme pourrait désormais enlever son voile et être seule avec un collègue dans un bureau, à condition de l'avoir allaité à cinq reprises en lui donnant "directement son sein". Les auteurs expliquent que "le fait qu'elle lui donne le sein est considéré comme un acte maternel qui empêcherait tout acte sexuel entre les deux."

Il faut rappeler, en effet, qu'en islam l'allaitement crée un lien de parenté justiciable de l'interdit de l'inceste, autrement dit deux enfants allaités par la même femme deviennent frères et sœurs, et l'allaitante leur mère. Dès lors, l'interdit de l'inceste s'applique entre eux, au même titre que s'il y avait parenté par le sang.

Cette fatwa de la tétée des grands, lancée depuis un lieu de haute autorité de l'islam, a provoqué pendant des semaines, chez les musulmans sur toute l'étendue du globe, dans les médias et sur les réseaux sociaux, des flots de commentaires indignés et moqueurs, des protestations et des déplorations, y compris venant d'autres institutions islamiques. Il y eut même le projet d'une campagne menée par des femmes ― on ne sait si c'est pour rire ou s'insurger ― présentant des slogans tels que I don't give my milk ("Je ne donne pas mon lait") ou bien No milk for guys ("Pas de lait pour les mecs").
Les humoristes s'en sont bien sûr donné à cœur joie, mais pas seulement eux, des journaux sérieux ayant témoigné des efforts de cette fatwa, par exemple : "En vous rendant dans une administration publique, vous ne devriez pas être surpris si vous tombez sur un fonctionnaire de 50 ans en train de téter sa collègue." (cité dans "Fatwa de la tétée", islam.faq.free.fr). Ou bien : "Aujourd'hui, un employé a déclaré à l'une de ses collègues qu'il voulait sa tétée avec du café." Ou encore : "On ne peut téter en open space, il faut créer des salles de tétée dans les entreprises."
Un quotidien algérien rapporte : "Des époux exigent de leurs épouses d'allaiter les amis, pour éviter toute relation ambiguë. Ils les forcent à leur donner le sein pour nouer une affiliation familiale par le lait, empêchant ainsi toute relation illicite" (cité dans "Algérie : la fatwa sur "l'allaitement des grands", forum-religion.org, 4 janvier 2014). Des imams vont se porter au secours de ces femmes par des contre-fatwas opposées à l'allaitement des grands.
Un autre journal rapporte le cas "d'un homme d'affaires, qui a demandé conseil quant à la légalité de cette fatwa, car il voulait l'exploiter pour téter son employée. Faut-il donc modifier le code du travail ?" (cité dans "Une fatwa incroyable", bladi.info, 28 septembre 2007).
Selon un théologien d'Al-azhar, cette fatwa ne serait qu'une mauvaise interprétation d'un "cas particulier" au temps du Prophète, lequel aurait en effet conseillé à une femme d'allaiter son fils adoptif, alors adulte, pour devenir ainsi sa mère de lait, après l'interdiction de l'adoption dans l'islam.
D'où le fait qu'un cheikh plus moderne, ou comme on dit aujourd'hui un "musulman modéré", a proposé qu'on ne boive pas le lait directement au sein, mais dans un verre, ce qui suppose de traire mécaniquement les femmes. Cependant, l'objection à cette proposition est que le hadith (parole rapportée du Prohète) ne mentionne pas cette possibilité, étant donné que, dans l'Arabie du VIIè siècle, il n'existait pas de pompes à lait.
Le Haut Conseil d'Al-azhar, réuni en urgence, avait beau suspendre les auteurs de la fatwa, qui se sont rétractés entre-temps, de leurs fonctions d'enseignant, cela n'a pas mis fin pour autant à l'affaire. Des sites salafistes qui délivent des fatwas à flux tendu s'étaient déjà emparés du problème, depuis longtemps. Ainsi, sur le site "La Mouslima Salafiya", relayant un organisme appelé "Comité permanent des recherches scientifiques islamiques et de l'Iftâ’ ", on trouve, parmi des dizaines de milliers de fatwas en libre accès, celles-ci (cf "Quelques fatwas sur l'allaitement", lafemmesalafiya.eklablog.com, 29 avril 2013) :
―Fatwa 4668. Question : "L'échange d'allaitement entre musulmans et chrétiens est-il permis ?" Réponse : "Cela est permis." Voilà donc un beau procédé pour élargir la fraternité monothéiste.
―Fatwa 16932. Question : "Il a tété la grand-mère avec le père de son épouse ?" Réponse : "Cela n'est pas permis".
―Fatwa 16644. Question : "Son mari la tète par force, quel est l'avis religieux sur cela ?" Réponse : "Elle ne devient pas illicite pour son mari".
―Fatwa 1719. Question : "Une femme a trait du lait de son sein dans l'oreille d'un petit garçon ; il désire épouser la fille de cette femme : cela est-il permis ?" Réponse : "Cela est permis."
On ne sait pas ce que cette femme voulait faire entendre à ce petit garçon, mais toujours est-il que l'on reste dans la logique qui gouverne le déchaînement des fatwas dans le monde musulman contemporain, car l'oreille est un orifice ; or un grand nombre de fatwas, parmi les centaines de milliers qui sont reprises par les médias et sur Internet, concernent les orifices corporels et les femmes. (...)


Une fatwa-folie s'est donc déchaînée partout, sans limites, touchant les questions les plus graves et les plus futiles, et même des personnages fictifs. Ainsi Mickey Mouse, le personnage des enfants de toute ma génération, dont nous pouvions lire les bandes dessinées en arabe sans problème, a fait l'objet d'une fatwa émise par un prédicateur, Al-Mounajid, qui apparaît souvent sur les chaînes de télévision saoudiennes et sur Al-Jazira. Dans sa condamnation de Mickey, il dit : "La charia requiert l'extermination de toutes les souris, y compris les rongeurs et la célèbre souris du dessin animé " (cf "Égypte : Mickey Mouse n'est pas un agent de Satan", www.lapresse.ca, 26 septembre 2008). Le prédicateur a lancé cette fatwa contre la souris de Walt Disney, considérée comme un "agent de Satan". Cette espèce animale étant considéré comme "impure", il a étendu la condamnation à Jerry qui échappe toujours à Tom.
Une souris qui échappe toujours au contrôle, cela ne nous éloigne pas de l'enjeu autour des orifices, comme nous le savons depuis le cas princeps de "l'homme aux rats", à partir duquel Freud dégagera les mécanismes obsessionnels, dont le fantasme d'intrusion anale des souris. Dire de la souris de Walt Disney qu'elle est "un agent de Satan" confirme ces fantasmes d'intrusion et d'impureté, puisque les orifices corporels sont les lieux privilégiés de la circulation satanique dans la mythologie islamique ; et si on se rappelle que Satan est un être de feu, il devient évident que cette circulation énergétique orificielle correspond bien à ce que nous appelons en psychanalyse "pulsions".
On trouve chez les auteurs musulmans une parfaite illustration de cette théorie démonologique des pulsions (dont Freud disait qu'elle était plus proche de la psychanalyse que les théories scientifiques des instincts) à travers cette littérature très populaire qu'on appelle "la littérature jaune" (à cause de la couleur du papier utilisé pour son impression). Ainsi, al-Hanafi (XVIè siècle) écrit dans l'un de ses opuscules : "Lorsque Dieu créa l'homme d'argile, en attendant qu'il lui insuffle une âme, Satan se moquait de lui en jouant à pénétrer par sa bouche, à sortir par son anus et l'inverse. Il empruntait de la même manière d'autres orifices : oreilles, nez, etc, tout en disant à Dieu : "Voyez ce que je fais de la créature que vous m'avez préférée et devant laquelle vous me demandez de me prosterner." 
Ainsi, originairement, la corporéité humaine est exposée à l'effraction démoniaque et à sa moquerie, et le restera tant que l'âme n'en contrôle pas les accès que sont les orifices de telle façon que l'on peut dire que les pulsions constituent mythologiquement l'ironie du corps humain et de sa dignité d'élection divine. C'est ce qui appelle la purification scrupuleuse, telle que l'islam en a fait une conquête incessante, au point que ce monothéisme nous paraît se distinguer des autres par une obsession de la pureté excessive, sous le versant de la propreté exigée dans les cinq prières qui balisent la journée. De très nombreux traités ont été consacrés aux moindres faits corporels susceptibles de créer un état d'impureté.»

(Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, 2016) 

mercredi 21 avril 2021

Conceptualiser l'expérience ?

« L’expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un langage strictement approprié. Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l’image. Mais alors il faudra qu’elle élargisse le concept, qu’elle l’assouplisse, et qu’elle annonce, par la frange colorée dont elle l’entourera, qu’il ne contient pas l’expérience tout entière. » 

                                               (Bergson)

***

L'intuition et l'intelligence divergent-elles à ce point ? Seraient-elles à ce point distinctes ? L'expérience ne serait-elle point, plutôt, du concept en puissance ? En sorte qu'on penserait déjà en ressentant, la pensée apparaissant, pointant, teintant déjà, de moins en moins loin, une sensation consistant tout entière dans son propre raffinement progressif : en idée. En sorte, ainsi, que la pensée (qui n'est que de juger, de classer, de ramener des expériences l'une à l'autre pour les comparer et les trouver, au moins potentiellement, commensurables d'une manière quelconque) procéderait de la sensation, et donc de la matière, comme de sa virtualité essentielle : d'une virtualité que la pensée développerait non comme on développe rétrospectivement, un possible déjà-tout-fait-tout-prêt et qui, d'une mystérieuse pichenette, passerait ainsi (déjà préformé) sans plus de difficultés à l'existence réelle, mais comme existent plutôt, diversement, des représentants différents d'une même réalité vivante et matérielle : plantes, animaux, idées. L'intelligence conceptuelle serait donc de l'intuition, de l'expérience individuelle, en simple voie de traduction, ou d'expression différenciée.

vendredi 16 avril 2021

Un émouvant message du fasciste Bernard Lugan adressé à ses frères de gauche

« à de tout autres fins »

Monstration pure découplée par principe de toute émission éventuelle d'image logique simplement extérieurement (et incompréhensiblement) associable à un fait, au terme d'une rigoureuse clarification des énoncés, très avantageusement substituable à un nuisible dogmatisme philosophique d'ancien régimeà dépasser (date inconnue).

«La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l'on ne peut, d'après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu'il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins qu'à celle de faire connaître la forme du corps.»

(Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus)

jeudi 15 avril 2021

Aucune raison que ça se passe pas très très bien

(Le Monde, 15-04-21)

mercredi 14 avril 2021

Du bon usage (policier) des algorithmes

«Marsan utilise cette méthode pour modéliser la manière dont les secousses principales d’un séisme déclenchent des répliques qui, en retour, déclenchent leurs propres séquences de tremblements de terre, et ainsi de suite selon un processus de cascade stochastique. Si les criminologues de Los Angeles s’intéressent à l’algorithme de Marsan, c’est parce qu’ils voient dans les recherches sismologiques une similarité de forme avec les problématisations criminologiques : de même que les séismes répliquent, les crimes se répètent».

(Bilel Bendouzid, «Des crimes et des séismes»)

Carole Roussopoulos & Delphine Seyrig

samedi 10 avril 2021

Un d'Estaing plus rock'n'roll

«S'aimaient à l'arrière des taxis...»

«Lundi 31 janvier 1977 - (...). En ce moment, Loose Heart est complètement branché sur Talking Heads et ça s'entend dans leur musique. Mais je ne peux pas assister au concert, d'autres mondanités m'attendent : c'est en effet aujourd'hui que Valéry Giscard d'Estaing inaugure le Centre Georges-Pompidou. Une date importante de l'année culturelle.
On est lundi soir, je rêvasse dans le taxi qui me conduit à Beaubourg. Pour cette occasion, j'ai mis ma veste Renoma et un nœud papillon tout ce qu'il y a de plus chic. "Vous allez à la raffinerie de pétrole ?" me demande le chauffeur de taxi. "Oui, c'est à peu près ça." Dès l'arrivée, des flics partout, et il faut jouer des coudes pour arriver à la hauteur du président de la République. M. Giscard d'Estaing porte un veston de bonne coupe en tergal laine et cravate stricte. Il est accompagné de Mme Georges Pompidou en manteau de lainage clair, qui a ressorti pour l'occasion toute sa quincaillerie de chez Cartier. Le président est allé chercher Madame à son domicile du quai de Béthune. Autour d'eux, une cour bruyante et chamarrée : Beaudoin et Fabiola, le grand-duc et la duchesse de Luxembourg, Rainier et Grace de Monaco, le président du Zaïre, le général Mobutu, le président du Sénégal, Senghor, le président de la Côte d'Ivoire, Houphouët-Boigny, Raymond Barre en blazer croisé, Olivier Guichard, Michel Poniatowski, Jean Lecanuet, Jacques Chirac, des généraux inconnus, le torse couvert de décorations, Mme Françoise Giroud un peu pompette, Mme Claustre, Vivienne de chez "Sex", Johnny Rotten, Dave Vanian et Barrie Masters, les architectes italiens et britanniques, Piano, Rogers, Franchini et Sir Ove Arup.
Le service d'ordre est considérable : les gardes républicains, sabres au clair et casques dorés, surmontés d'un plumet rouge flamboyant, une vingtaine de motards qui font vroom vroom sur leurs engins comme des Hell's Angels, et des barbouzes dans tous les coins.
Maxime et Loulou de la Falaise sont en robes longues et boas de couleur vive. Joël Le Bon est très chic, en Saint Laurent comme d'habitude, Olivier Mosset pour une fois n'a pas mis son blouson de cuir mais une veste en velours, Robert Cordier est très sport. Les quatre mille invités se croisent dans les escalators, s'emmêlent les pieds dans les fils électriques qui traînent un peu partout et passent devant des travailleurs immigrés qui n'en finissent plus de faire rugir leurs aspirateurs.»

(Alain Pacadis, Un jeune homme chic)

En vacance

vendredi 9 avril 2021

Marshall Sahlins et le cauchemar sociobiologique



Marshall Sahlins vient de mourir. Sans nourrir vis-à-vis de son œuvre (c'est le moins qu'on puisse dire) de sympathie particulière, nous aimerions rappeler ici le rôle extrêmement sain qu'il joua, lors d'un des derniers contrecoups récents de ce que certains nommèrent une guerre d'anthropologues (titre français du documentaire brésilien Segredos Da Tribo, réalisé par José Padilha, sorti en 2010, ET DONT ON RETROUVERA ICI LA VERSION INTÉGRALE). 

Un scandale considérable éclata au tournant du siècle dernier, impliquant une bande d'anthropologues, d'ethnologues et généticiens sociobiologistes fanatiques, ayant trouvé en Amazonie de quoi satisfaire ensemble leurs besoins pulsionnels et épistémologiques. Les plus tristement célèbres d'entre eux restent sans doute aujourd'hui James Neel et Napoleon Chagnon, dont les agissements ignobles parmi le peuple des Yanomami firent l'objet du livre de Patrick Tierney, publié aux USA en 2000 et intitulé Darkness in Eldorado (traduction française : Au nom de la civilisation, Grasset, 2002). Le récit de Tierney est peut-être exagéré. Il a déclenché immédiatement de terribles controverses dans le milieu scientifique et, évidemment, au-delà. Il est, en attendant, absolument terrifiant. Nous sommes dans les années 1960. Les susmentionnés Chagnon et Neel, tout occupés à valider in situ leur hypothèse délirante d'un fondement génétique au Leadership social, à la domination finale et nécessaire des individus les plus agressifs et violents au sein d'une population humaine donnée, auraient, durant des années, occupé l'espace social des Yanomami : leurs villages, leurs tribus, dans le but méthodologique d'y déclencher des guerres, des conflits, des querelles artificielles, souvent mortelles et à fort pouvoir spectaculaire (complaisamment, bien entendu, filmées par leurs équipes à fin de propagande, parfois dans des «villages-témoin» entièrement reconstitués pour l'occasion), mais aussi, prétend Tierney, des épidémies mortelles de masse (rougeole, en 1968) sciemment et même méticuleusement diffusées, ainsi que des prélèvements sauvages de sang et d'ADN (destinés, eux, à nourrir des bases de données nord-américaines à usage militaire ou techno-scientifique) sur la masse indigène. Toutes ces horreurs n'auraient eu, au fond et encore une fois, qu'un seul et même objectif : établir et documenter un lien entre une soi-disant agressivité native des Yanomami (présenté par Chagnon comme un «peuple spontanément féroce» : en témoigne le titre de son ouvrage The Fierce People, paru en 1968) et leur capacité supérieure de survie, de reproduction optimale de leur patrimoine génétique (les plus violents des individus mâles accédant de fait, selon Chagnon, au plus grand nombre de femmes, etc). En d'autres termes, Chagnon visait le triomphe d'une version contemporaine de la guerre générale naturelle de tous contre tous, de cet «état de nature» belliqueux défini, pour la première fois par Thomas Hobbes au 17ème siècle et n'ayant jamais fini d'exciter les libéraux intégristes férus d'un Darwin qu'ils ont toujours tellement mal lus. Mais c'est, à dire vrai, l'attitude de l'anthropologie elle-même, de manière (beaucoup plus) générale, qui se trouve dénoncée par Tierney, dans son brulot, comme intrinsèquement invasive, nuisible aux indigènes (via l'introduction, qu'elle rechercherait plus ou moins volontairement, à fin plus ou moins consciente, de mise en situation de crise extrême de sociétés coupées du monde et d'autant plus intéressantes à ce titre dans leurs réactions «authentiques»). On observe surtout, chez ces anthropologues, un effondrement apocalyptique de toute retenue surmoïque, de toute inhibition civilisée, et une émancipation à peu près totale (presque sadienne) des instincts, au nom même de la civilisation (titre français du livre), devant une population considérée comme entièrement «neuve», vierge, enfantine, et transformée, à ce titre, en terrain de jeux et de plaisirs primaires épouvantablement régressifs. L'élève de Lévi-Strauss, Jacques Lizot, lié à Chagnon et Neel, spécialiste internationalement reconnu des Yanomami, y est ainsi présenté comme un prédateur pédophile essentiellement préoccupé de se constituer et renouveler, en permanence, un réservoir de jeunes garçons disponibles. Aucun des protagonistes de ce scandale ne fut jamais, notons-le bien, ni en France ni aux USA ni ailleurs, inquiété le moins du monde par la Justice. Au contraire, les récompenses académiques et symboliques prestigieuses ne leur firent jamais défaut.

Le 23 février 2013, Marshall Sahlins démissionne ainsi de la National Academy of Sciences (Académie Nationale des Sciences) pour protester, pêle-mêle, contre «l’élection de Napoléon Chagnon et les projets de recherche militaire de l’Académie.» Voici la déclaration qu’il publia alors pour expliquer sa démission :

«Comme le prouvent ses propres écrits ainsi que le témoignage d’autres personnes, y compris celui des peuples amazoniens et des spécialistes qui observent cette région, Chagnon a fait beaucoup de mal aux communautés indigènes au sein desquelles il a effectué ses recherches. Parallèlement, ses déclarations "scientifiques" concernant l’évolution humaine et la sélection génétique en faveur de la violence masculine – comme dans l’étude célèbre qu’il a publiée dans Science en 1988 – s’avèrent superficielles et sans fondement, ce qui n’est pas à l’honneur de l’anthropologie. Son élection à l’Académie Nationale des Sciences est, au mieux, une énorme bévue morale et intellectuelle de la part de ses membres. À tel point que ma propre participation à l’Académie est devenue gênante. Je ne souhaite pas non plus me rendre complice de l’assistance, de l’encouragement et du soutien que l’Académie nationale des sciences procure à la recherche en sciences sociales afin d’améliorer les performances de l’armée américaine, étant donné tout ce que cette armée a coûté de sang, de richesse et de bonheur au peuple américain, et les souffrances qu’elle a infligées à d’autres peuples au cours des guerres inutiles de ce siècle. Je crois que l’Académie Nationale des Sciences, si elle s’engage dans cette recherche connexe, devrait réfléchir au moyen de promouvoir la paix et non de faire la guerre.»

jeudi 8 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (6) : au sein d'une même matière...


«§ 9. On voit alors comme notre problème est au centre de la philosophie en ce qu'elle a non seulement de plus vivant, mais peut-être de plus tendancieux. Sur cette seule proposition : "il y a plus d'un genre d'existence" ; ou inversement : "le mot d'existence est univoque", s'affronteront non seulement les conceptions métaphysiques, mais, comme il est juste, les conceptions pratiques de l'existence les plus opposées. Selon la réponse, tout l'univers et toute la destinée humaine changent d'aspect ; surtout si on les combine en les croisant avec ces deux propositions : "Il y a plus d'un être", ou bien "l'être est unique". Portes de bronze ouvrant et fermant, de leur battement fatidique, dans la philosophie de grands espoirs, dans l'univers de vastes régions.
§ 10. C'est que le monde entier est bien vaste, s'il y a plus d'un genre d'existence ; s'il est vrai qu'on ne l'a pas épuisé, quand on a parcouru tout ce qui existe selon un de ses modes, celui par exemple de l'existence physique, ou celui de l'existence psychique ; s'il est vrai qu'il faille encore pour le comprendre l'englober dans tout ce qui lui confère ses significations ou ses valeurs ; s'il est vrai qu'en chacun de ses points, intersections d'un réseau déterminé de relations constituantes (par exemple spatio-temporelles) il faille aboucher, comme un soupirail ouvrant sur un autre monde, tout un nouvel ensemble de déterminations de l'être, intemporelles, non spatiales, subjectives peut-êtres, ou qualitatives, ou virtuelles, ou transcendantes ; de celles peut-être où l'existence ne se saisit qu'en des expériences fugaces, presque indicibles, ou qui demandent à l'intelligence un effort terrible pour saisir ce à quoi elle n'est pas encore faite, et qu'une pensée plus large pourrait seule embrasser ; s'il est vrai même qu'il faille, pour appréhender l'univers dans sa complexité, non seulement rendre la pensée capable de tous les rayons multicolores de l'existence, mais même d'une lumière nouvelle, d'une lumière blanche les unissant dans la clarté d'une surexistence qui surpasse tous ces modes sans en subvertir la réalité.
§ 11. Et inversement, le monde est bien intelligible et bien rationnel, si un seul mode d'existence peut rendre raison de tout ce qu'il contient, s'il est possible de le mettre en ordre selon une seule détermination fondamentale, ou un seul réseau relationnel. Mais qu'on ne s'y trompe pas : pour que cette simplification méthodique devienne illégitime, il suffit d'un seul craquement de ce réseau. Il suffit, par exemple, si tous les êtres ont été décrits en relations quantitatives, que le qualitatif s'avère indispensable pour rendre raison d'existants véritables, ou de variations dans les degrés de leur existence.
§ 12. Et la réalité humaine aussi deviendra bien riche, s'il apparaît qu'elle implique plusieurs genres d'existence ; qu'un homme pour exister pleinement, pour conquérir toute sa vérité d'être, doit occuper aussi bien (pour suivre l'analyse biranienne) son existence biologique que son existence sensitive, perceptive et réflexive, puis enfin son existence spirituelle. Elle apparaîtra au contraire bien simple et bien rationalisable si, de ces genres d'existence, un seul est bien réel ; si, par exemple, une dialectique matérialiste suffit à poser l'existence totale ; ou si l'individu n'a à se composer qu'une existence temporelle, sans se préoccuper des "points à l'infini" (pour ainsi parler) de son être ; s'il n'y a pour lui aucune existence hors du temps que son ignorance à cet égard puisse méconnaître ou laisser vacante. Et une seule petite phrase : "il n'y a qu'une seule manière d'exister" ; ou bien "il y en a plusieurs", décidera de tout cela.
§ 13. J'ai observé, dit le physicien ou l'astronome, des positons et des neutrons, des électrons représentables par intermittence, et qui dansaient le Ballet des Quanta sur la scène de l'espace et du temps, en rentrant parfois dans les coulisses de l'indéterminé ; j'ai vu des galaxies en expansion, de dimensions épouvantables à ma petite pensée humaine. Mais tout ceci avait-il une existence physique, objective et cosmique ; ou une existence de raison et de représentation ; ou enfin une existence microscopique et télescopique ; je dis, qui soit substantiellement liée à celle de la chose microscope ou de la chose télescope ?
J'ai rêvé de toi, disent Goethe à Ennoia-Hélène ou Vigny à Éva. Mais (devront-ils dire encore), y a-t-il place pour toi dans le monde réel, ou bien l'être qui t'incarnerait ne serait-il pas, par sa manière essentielle d'être, indigne de toi ? Es-tu, dans ta substance, un être de rêve, et "fait de l'étoffe dont sont faits les rêves", comme dit Shakespeare, donc labile et précaire ; ou bien, procédant en moi de causes profondes et de raisons véritables, es-tu un être nécessaire ? Est-ce simplement une fermentation physiologique qui te soutient ? Es-tu l'Éternel Féminin, l'Éternel Idéal, ou l'Eternel Mensonge ? Es-tu une nécessaire et constante présence, ou faut-il te chercher du côté de ce que jamais on ne verra deux fois ?
J'ai rêvé de moi, meilleur que moi-même, plus sublime. Et cependant c'était moi, moi plus réel. Ce moi sublime est-il un être de vérité ou d'illusion ; de vie objective transcendante ou de vie psychique contingente et subjective ? Une essence, une entéléchie ; ou l'extrapolation illégitime d'une tendance ? Et de quelle manière serai-je le plus sage et le plus positif ; en disant : cela n'existe pas ; ou en m'attachant à cela pour en vivre ?
§ 14. Tel est le problème. Ou plutôt telles sont les questions auxquelles une droite discussion du problème devrait permettre au philosophe de répondre avec tranquillité.
Question-clé, disions-nous tout à l'heure ; point crucial où convergent les plus grands problèmes. Quels êtres prendrons-nous en charge par l'esprit ? La connaissance devra-t-elle sacrifier à la Vérité des populations entières d'êtres, rayées de toute positivité existentielle ; ou devra-t-elle, pour les admettre, dédoubler, détripler le monde ?
Question pratique aussi. Tant il est de grande conséquence pour chacun de nous de savoir si les êtres qu'il pose ou qu'il suppose, qu'il rêve ou qu'il désire, existent d'une existence de rêve et de réalité, et de quelle réalité ; quel genre d'existence est préparé pour les recevoir, présent pour les soutenir, ou absent, pour les anéantir ; ou si, n'en considérant, à tort, qu'un seul genre, sa pensée laisse en friche et sa vie en déshérence de riches et vastes possibilités existentielles.
Question, d'autre part, remarquablement limitée. Elle tient bien, nous le voyons, dans celle de savoir si ce mot : exister, a ou non le même sens dans tous ses emplois ; si les différents modes d'existence qu'ont pu signaler et distinguer les philosophes méritent pleinement et également ce nom d'existence». 

(Étienne Souriau, Les différents modes d'existence, 1943)   

mercredi 7 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (5) : une historiette de Freddy Gomez

Au bar-resto clandestin (détail)
 
*** 

 

Texte trouvé et lu sur le précieux blogue  

 «C’est au bar des amis, un soir d’embuscade, qu’une pique lancée par Ada me remit en état d’alerte conceptuelle alors que je récupérais à peine de la longue marche que nous avions accomplie en groupe à travers Paris par un chaud samedi de Gilets jaunes. Elle fondit sur moi, cette saillie, comme une offense à l’intelligence. Or je savais Ada intelligente, et plutôt subtile dans ses jugements. La phrase claqua au vent des passions tristes Elle m’était adressée les yeux dans les yeux : «Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi une identité.» Comment traduire par écrit le ton d’une voix ? Par convention, je choisis ici l’italique qui n’est qu’une manière de souligner ce qui le mérite. L’inflexion de sa voix se voulait ironiquement dépréciative. J’y ressentis, en tout cas, une claire volonté d’en découdre : dans sa bouche, le noble nom de «camarade», connotée possessivement, n’annonçait rien d’autre qu’une volonté d’ouvrir les hostilités. Elle venait de m’entendre dire, dans le cadre d’une conversation générale sur laquelle je reviendrai, que je me méfiais de toutes les identités et que je conférais aux Gilets jaunes l’avantage d’avoir parié sur la désidentification. Sachant que les membres de l’assemblée se réapproprieraient la réplique pour y aller chacun de son commentaire, je décidais de passer mon tour en savourant à petites lampées mon verre de brouilly bio. À chacun son vice.

Une marxiste du cheptel, sous vague influence opéraïste, ponctua, apparemment sure d’elle, que la classe n’était pas une identité, mais un processus en formation, composition (et décomposition) permanentes. Un communisateur de derrière les fagots de la Théorie prétendit, lui, qu’elle était une substance, voire une essence, n’ayant d’existence concrète que dans l’action de communisation. Une libertaire bon teint affirma que la classe pouvait être une identité, mais anti-identitaire (peut-être voulait-elle dire anti-autoritaire), une sorte de particularisme en marche vers l’universel. Un déconstruit de la dernière averse déclara qu’elle n’existait, cette classe, que comme antagonisme impuissant puisqu’elle avait cessé d’être le sujet de quoi que ce fût à partir du moment où le sujet avait cessé lui-même d’être. Ce à quoi, mon verre vidé et le déconstruit me sommant d’avoir un avis, je répliquais, un peu bougon, que sa particularité tenait au fait d’avoir toujours été trahie par ses pseudo-représentants et sa prédisposition à l’«antagonisme» d’avoir toujours été matée dans le sang par ses adversaires «de classe». En ajoutant, la voix un peu lasse : «Votre problème réside, camarades, dans votre déficit d’histoire.» Un grand froid plana sur l’assemblée que Mourad, attentif au bien-être de ses hôtes, tenta de réchauffer en annonçant, dans l’allégresse générale, que la tournée suivante serait pour lui.


La question restait ouverte du pourquoi, désormais silencieuse, Ada, ex-adepte d’une «ligne de classe» sans concession, en était venue, par glissements progressifs de perspectives, à ne voir dans «la Classe» qu’une «identité». C’est là qu’il convient d’être à peu près précis sur l’avant. La discussion, à bâtons rompus, s’était ouverte, quelques heures plus tôt, sur la question du «retour des identités» dans la sphère disons radicale pour faire court. Autrement dit, par quels déplacements de la pensée critique, ce qui, un temps, avait été jugé – à tort – dialectiquement dépassable par intégration du particulier à l’universel, nous revenait en boomerang dans la tronche. Et pour quelles raisons, cela n’ayant visiblement pas fonctionné, le projet d’émancipation avait fini par se diluer, par morcellement de fronts de lutte tous sûrs de la justesse de leur cause, dans une «archipellisation» illimitée de combats séparés et parfois concurrents contre «les dominations». On conviendra que, même un soir d’après-manif plutôt chaude, le bistrot n’est pas forcément le meilleur endroit pour faire agora sur un tel sujet, mais on fait ce qu’on peut, là où on peut.

Parce qu’elle est éclairante, l’histoire, qu’il faudrait toujours convoquer à la table du banquet, même comme témoin muet, occupa à vrai dire peu de place dans cette discussion heurtée d’une nuit de printemps tardif. On pourrait s’en étonner, mais c’est ainsi. L’assemblée, plutôt trentenaire à quelques exceptions près, était de son temps, ce présent perpétuel que l’histoire n’irrigue plus que comme acte de naissance, le leur. C’est là un trait d’époque : même chez les radicaux, on est d’un hasard temporel vécu comme constitutif de ce qui ferait génération, une manière d’être au monde, des habitus, des tics et des tocs. Le reste, c’est du passé, un passé dont la postmodernité triomphante, cette idéologie régnante, a fait «table rase», mais pas comme le souhaitait la chanson, comme le souhaite le Capital. À partir du moment où l’on a perdu le fil de l’histoire, celle du projet d’émancipation précisément, et que, par paresse, on ne cherche pas à renouer avec lui, les bases manquent évidemment pour comprendre pourquoi ce retour des identités devenu triomphe des particularités ne marque pas une avancée, mais un net recul. La raison en est pourtant simple : ce qui était supposé relever, du point de vue de la particularité, d’une volonté assumée et revendiquée de se situer contre le mouvement du capital s’est vu, dès les années 1970, très majoritairement intégré à son mouvement infini. Ce fut vrai, sauf cas de résistance peu nombreux, pour le féminisme, pour le mouvement homosexuel et pour l’écologie. Depuis, et jusqu’à maintenant, c’est dans et non pas contre le mouvement du capital que se mène le combat sociétal des post-particularismes : accéder à tous les droits dont il s’estime privé – à la parité, au mariage, à la famille, à la reproduction, et j’en passe – en travaillant à l’institutionnalisation de toutes les identités particulières, dont pourtant certaines s’assumèrent longtemps comme désidentifiables et en rupture radicale avec la famille, la reproduction, l’institution et le capitalisme.

À partir d’un certain niveau d’argumentation, le risque est toujours grand de n’être pas entendu. On le sait et on s’y fait d’avance. Car on connaît les effets qu’ont pu avoir, sur une assemblée plutôt jeune, mixte et intersectionnelle, les effets de la postmodernité. Le plus notable, c’est l’effilochement de tout esprit réellement critique, c’est-à-dire capable d’entrevoir la complexe réalité d’un monde artificialisé et déréalisé où le mouvement du capital n’éprouve aucune gêne, au contraire, à participer du mécanisme général d’émancipation institutionnalisée des «minorités opprimées». Surtout quand, «émancipées», elles jouent à plein le jeu du marché, ce qu’elles font en général. Après tout, il n’y a rien de mieux que l’inclusif pour éviter la sécession, qui reste, pour le capital, un risque majeur.

Dire cela, ce n’est pas s’opposer à la conquête de nouveaux droits, mais simplement faire remarquer, en bonne logique, que la déconstruction illimitée de la sphère privée ouvre un champ infini au mouvement du capital et que, portées à un militantisme de lobbying, toutes les identités sexuelles se sentant ségréguées, aussi variées et changeantes fussent-elles, bénéficieront toujours de son soutien moral – c’est-à-dire, pour lui, qui ne sait que compter, de l’augmentation des prébendes qu’il sait pouvoir en tirer.

Toujours à ce moment-là pointe l’accusation de passéisme. Il faut la prendre pour ce qu’elle est : le point zéro de l’indignation morale, celle qui s’applique à tout désormais, aux animaux qu’on mange encore, aux arbres qu’on abat sans qu’on les protège, à la clope qu’on fume, aux déchets qu’on ne trie pas, à l’écriture inclusive qu’on n’inclut pas à notre logiciel forcément patriarcal, à notre manque d’empathie pour le dolorisme de réseau, à nos moqueries sur l’alternatif bio (mais surtout marchand).


La question de l’identité continuait de titiller l’assistance quand un ami de libation, un peu allumé il est vrai et moins jeune que la moyenne, en vint, pour s’amuser sans doute, à mettre un peu d’huile sur le feu en soulevant la question on ne peut plus épidermique de son variant «racisé». «C’est drôle, dit-il avant de reprendre une goulée de bière, mâles ou femelles, il n’y a que des Blancs ici…» Effet garanti. «On pourrait faire un jeu de rôles…», plaisanta l’insoumise Lise. «C’est un sujet sérieux», répliqua Aristote en tirant sur sa flumette. «On pourrait demander à Mourad de se joindre à nous», dit, mi-plaisantin mi-sérieux, le substantiel Théo. «C’est un vrai sujet», réitéra Aristote, en expulsant un nuage odorant de vapeur de ses narines. On sentait qu’un certain malaise commençait à planer sur les esprits.

Un semblant d’échanges eut, néanmoins, lieu. C’est quoi un «racisé» ? C’est un dérivé du concept sociologique de «racialisation», forgé en 1972 par Colette Guillaumin dans L’Idéologie raciste. L’idée qui le fonde pourrait s’énoncer ainsi : si le racisme repose sur un postulat dénué de toute pertinence biologique d’une division de l’espèce humaine en races distinctes et hiérarchisables, sa disqualification n’a pas entraîné sa fin comme construction sociale imaginaire de groupes ethniquement «majoritaires» qui utilisent la notion de «race» pour «racialiser» leur racisme. Dit par Colette Guillaumin, ça donne ça : «Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités.» En clair, le «racisé», c’est, à l’origine, celui que le supposé majoritaire «racialise» de manière à s’auto-identifier, lui, comme majoritaire et à se justifier comme raciste. C’est donc avant tout le regard du raciste qui fait le racisé.

L’affirmation disqualifiante pouvant muter en fière affirmation d’identité – l’histoire, encore elle, est pleine d’exemples de ce type –, c’est aux Indigènes de la République qu’on doit, au début de la décennie 2010, ce retournement de sens. Dès lors, «racisé» est censé désigner toute victime réelle ou potentielle d’un racisme «systémique», dont il doit faire son front prioritaire d’intervention. Ainsi assigné à sa couleur, à sa culture, à son mode de vie, à sa différence, le racisé est essentialisé comme sujet-victime et sujet-sujet. Le mot est entré, en 2018, dans le Robert sous cette définition : «Personne touchée par le racisme, la discrimination». Depuis, jugé politiquement correct par les milieux activistes alors qu’il pue le racisme inversé, il a intégré, en bonne place, comme «non-mixité» et «intersectionnalité», la novlangue inclusive des radicalités d’époque. Au risque, vérifié, de redonner de l’air aux racistes «de souche». Car, dans l’infini combat des identités, la surenchère est sans limites et ses effets toujours mortifères.

Lassé de devoir subir les circonvolutions conceptuelles ou moralisantes d’une partie de l’assemblée bistrotière justifiant, au nom des identités, la police de la pensée qui était en train d’atrophier nos esprits critiques, c’est là que j’ai fait remarquer que les glorieux Gilets jaunes avaient au moins l’insigne avantage de jouer sur le terrain de la désidentification. Quant aux stigmatisations dont on les avait accablés, y compris dans les milieux déconstruits de la militance, ils s’en foutaient comme d’une guigne pour la bonne raison qu’ils ne les fréquentaient pas.

Quand Ada tira sa dernière cartouche – «Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi une identité…» –, je me dis que je connaissais des misères et des désespoirs qui n’avaient ni le choix des mots ni le loisir de faire des phrases. Et puis qu’est-ce que j’en avais à foutre de cette «Classe» à majuscule, si longtemps magnifiée par des avant-gardes autoproclamées qui, de révolution en révolution triomphantes, la réduisirent à l’esclavage et éradiquèrent pour longtemps l’idée même d’un communisme désirable. Cette «Classe» fut au mieux, minoritairement et plutôt rarement, une conscience d’elle-même et de sa force, ne pariant que sur son auto-émancipation. Le reste du temps, elle fut le champ de manœuvre de partis qui, en son nom, jouèrent, contre elle, leur propre jeu. Alors, «la Classe» comme identité, Ada, tu m’excuseras… C’était juste une hypothèse, et pas des plus sûres. Désormais, c’est un souvenir. Restent les prolétaires, chaque fois plus nombreux et résolument sauvages. Comme des Gilets jaunes. Une promesse, en somme. À condition de se reconstruire. C’est-à-dire d’être en état de comprendre qu’il n’est aucune émancipation sans désidentification des identités premières».


(Freddy GOMEZ, 5 avril 2021)

mardi 6 avril 2021

Misère du philologisme (la méthode à Martin)


«Bien que Heidegger ait parfaitement perçu le moment rationaliste, éclairé chez Aristote, il cherche, dans des proportions qu'on a du mal à se représenter, à le rendre présentable. Avant de passer à Aristote, je crois qu'il me faut encore vous dire quelques mots critiques à propos de cette lecture. J'aimerais le faire, même si en procédant ainsi je m'engage dans une interprétation très précise, parce que je crois que ce genre de choses se révèle mieux dans les détails concrets qu'au niveau des propositions générales. Il s'agit donc ici d'une interprétation de la première phrase de la Métaphysique d'Aristote. Je ne m'intéresse qu'à cette phrase. Je vais l'écrire en grec au tableau. Je suis bien conscient que beaucoup d'entre vous ne connaissent pas le grec, mais il n'y a pas d'autres façons de procéder. Je vais vous expliquer tout ce que vous avez besoin de savoir pour la comprendre. Cette phrase est la suivante :
Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει (Métaphysique Α1, 980a21).
D'après les traductions courantes, cela signifie : "Tous les hommes désirent par nature savoir." Dans la traduction la plus récente, il est écrit : "Tous les hommes s'efforcent naturellement avec ardeur de savoir". Cette phrase est citée dans Être et Temps de Heidegger de la façon suivante (retenez bien, s'il vous plaît, la traduction courante : Tous les hommes désirent par nature et avec ardeur savoir). Heidegger dit - avec précaution, puisqu'il ne présente pas cette phrase comme une citation : "Le traité qui se trouve en tête du recueil qu'Aristote a consacré à l'ontologie commence par la phrase : Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει. Dans l'être de l'homme réside essentiellement le souci de voir" (traduction française : E. Martineau, Authentica, 1985). Je n'ai pas l'intention de ridiculiser cette traduction à cause de sa préciosité, car donner à un texte étranger un côté affecté et étrange peut aussi avoir une fonction très salutaire. En procédant ainsi, Heidegger oppose une résistance au style brillant dans lequel on restitue les textes grecs dans notre langue moderne, car il existe bien une telle tradition entre l'Antiquité et nous. Mais son interprétation ne produit pas un effet de distanciation salutaire : elle se contente de passer à côté du texte. Quand il dit, par exemple, "dans l'être de l'homme", il met l'homme au singulier et suppose ce faisant une priorité de l'essence de l'homme, c'est-à-dire une sorte d'ontologie anthropologique, dont il est question thématiquement [sous-entendu : à titre de thème seulement, de thème non-développé conceptuellement-note du MB] pour la première fois chez Aristote. Aristote ne dit jamais "l'homme" ou "l'être-là" ou "l'existence". Il dit "tous les hommes", "les hommes" et non "l'homme isolé". Ensuite, "εἰδέναι" signifie tout simplement "savoir" et "ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται", "les hommes désirent savoir". Maintenant, il est juste, comme j'ai eu l'occasion de vous l'indiquer, que cet "εἰδέναι" contient la racine -ιδ qui figure aussi dans ιδεα et caractérise cette relation sensible qu'est la vue. Mais dans son interprétation, Heidegger refuse de tenir compte de l'histoire d'une langue qui, partie des représentations sensibles et pleines associées à l'origine aux mots, les a peu à peu conceptuellement sublimées. Il en est allé de la langue grecque comme de la nôtre. Il ne peut y avoir aucun doute : au degré d'évolution où était parvenue la langue à l'époque d'Aristote, "εἰδέναι" voulait déjà dire "savoir" au sens d'une conscience émancipée de la présence sensible. Mais puisque, dans un geste destiné à le rendre présentable, on suppose constituée chez lui une ontologie qui ne s'y trouve qu'à titre de thème, l'être ou les essences ― peu importe le nom qu'on leur donne ― doivent être physiquement présents devant les yeux de la conscience comme une chose existant en soi. Voilà pourquoi Heidegger retraduit cet "εἰδέναι" par sa racine, une racine faisant référence à la présence sensible, alors que, au degré d'évolution où était arrivée la langue à l'époque d'Aristote, "εἰδέναι" avait déjà complètement perdu cette signification.
Il dit donc que "dans l'être de l'homme réside essentiellement le souci de voir." Ce que fait ici Heidegger est énorme. N'importe qui ayant la moindre familiarité avec la philosophie antique et possédant, disons, les plus élémentaires rudiments de grec, sait que le mot "φύσει" est un terme philosophique qui, à l'époque de Socrate et des sophistes ― cent ans environ avant Aristote ; je ne peux pas vous donner la date exacte , a joué un rôle important en s'opposant à "θέσει", c'est-à-dire en désignant "ce qui est par nature" par opposition à "ce qui est simplement institué". Le mot grec pour "essentiellement" serait très différent, ce serait peut-être "ὄντως" ou "ὄντως ὄν" comme dit Platon, mais certainement pas "φύσει", parce que dans "φύσει" résonne le mot "φύσις" et, avec lui, le souvenir de la nature physique de la vieille époque hylozoïste. Aristote veut tout simplement dire que ― et cela correspond parfaitement à sa tournure d'esprit, à lui qui est un remarquable mélange d'ontologue et de professeur de physique  que les hommes, tels qu'ils sont, désirent par nature savoir. Il n'y a pas la moindre zone d'ombre chez Aristote permettant de dire qu'il aurait en fait voulu parler ici d'une pré-structure ontologiquement déterminée de l'être-là à laquelle l'être apparaît. ― Pour finir, le mot "ὀρέγεσθται" ne veut rien dire d'autre que "faire un effort pour...", "aspirer à...", "désirer"  et n'a pas le moindre rapport avec le concept de "souci" qui, comme tout le monde le sait, est l'une des catégories centrales de Heidegger. Il substitue ici purement et simplement à cet "amour de la sagesse"  et c'est un grossier mensonge ― une interprétation existentiale, une interprétation englobant le souci de l'être-là pour son être. Aucun philologue, aucun linguiste ― consultez n'importe quel dictionnaire ― ne met cet "ὀρέγεσθται" en relation avec le concept de souci.
Je crois qu'en m'attardant un peu sur cette phrase, je vous ai montré  et c'est l'idée que je voudrais principalement développer dans ce cours ― qu'Aristote part d'une conscience sensible, quotidienne et déjà éclairée, et essaie, en réfléchissant sur ce qui lui est immédiatement donné par les sens, de comprendre l'étant véritable ― au lieu de présupposer des essences, comme dans la pensée archaïque. S'il en allait autrement, si cette phrase avait le sens que Heidegger lui donne, Aristote ne serait pas un métaphysicien mais précisément l'ontologue que Heidegger conteste par ailleurs qu'il est. La métaphysique a précisément son moment de tension dans cette phrase qui semble fermement empirique où le désir de savoir et, avec lui, de la vérité absolue est posé comme un besoin ― de telle façon que tout cela se passe finalement du côté de la vérité. Voilà, clairement décrit, le climat intellectuel dans lequel la Métaphysique d'Aristote prend place.»
(T.―.W― Adorno, cours sur Aristote du 25 mai 1965)   

samedi 3 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (4)

«Ainsi en est-il, en règle générale, en philosophie : l'individuel se révèle toujours comme étant sans importance, mais la possibilité de chaque cas individuel nous révèle quelque chose sur l'essence du monde».

(Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

jeudi 1 avril 2021