jeudi 30 avril 2015

Nom de Dieu !


« Si tu veux être heureux, 
 Nom de dieu ! 
Pends ton propriétaire, 
Coupe les curés en deux, 
 Nom de dieu ! 
Fous les églises par terre, 
 Sang-dieu ! 
Et l'bon dieu dans la merde, 
 Nom de dieu ! 
Et l'bon dieu dans la merde.

Peuple trop oublieux, 
 Nom de dieu ! 
Si jamais tu te lèves, 
Ne sois pas généreux, 
 Nom de dieu ! 
Patrons, bourgeois et prêtres, 
 Sang-dieu ! 
Méritent la lanterne, 
 Nom de dieu ! 
Méritent la lanterne. »


***

Il paraît qu'en marchant à la guillotine un certain jour de juillet 1892, le prénommé Ravachol eut juste le temps de gueuler les choses ci-dessus à la face de l'assistance, médusée, avant de se trouver interrompu - fort vulgairement, d'ailleurs - par la lame de l'honnête artisan Deibler. 
Pour tout vous dire, on ne sait pas. On ne peut pas l'assurer vraiment. On n'était pas là. Ce qu'on sait, en revanche, c'est qu'à l'époque, en France, la religion des pauvres, comme disent les sociologues libertaires contemporains, c'était le christianisme. Et que, à l'époque, toujours, et en France, toujours aussi, eh ben les anarchistes en avaient rien à foutre de la religion des pauvres, et pis aussi du patriotisme des pauvres, ou même de quelque autre aliénation des pauvres que ce soit. Si ce n'est, peut-être, justement, que ces aliénations-là, toutes ces croyances imbéciles et débilitantes, constituaient précisément à leurs yeux le premier obstacle, et le dernier empêchement sur le chemin de la libération de conscience, d'une conscience de classe. 
Ces temps-là sont bien loin où l'on tenait, avec de parfaitement bonnes raisons, qu'aimer les pauvres réels revient précisément à exécrer leur existence de classe, autrement dit toutes leurs aliénations, toutes leurs misères les plus concrètes, les unes derrière les autres, en enfilade dégueulasse : soit ce que le capital fit, et fait aujourd'hui, et puis fera d'eux, encore, pour des siècles et des siècles, des pauvres, durant toute leur chienne de vie, en les empêchant d'être tout ce qu'ils promettent, ce qu'ils eussent promis d'être, en termes d'humanité achevée, c'est-à-dire de bonheur. En les tuant dans l'oeuf, en somme. Dès cette vie misérable. 

Résumons-nous. Du fond des crâne et cerveau des anarchistes d'alors, qui avaient oublié d'être cons, décidément, et auxquels nous resterons, nous,  indéfectiblement fidèles, autant que d'autres le demeurent sans gêner grand-monde, visiblement, à leurs pathétiques histoires de prophètes imbéciles quoique pluri-séculaires, du fond de leur caboche, donc, aux compagnons, germa là en vérité cette idée sublime et fatale : lesdites aliénations dont nous causons ici depuis tantôt toujours demeureront des pauvres l'ennemi principal, avec leur poisse maudite de sectateurs associés, d'escrocs divers organisés ! Jusqu'à la fin des temps, oui, jusqu'à la fin du monde, leur monde, lequel est malgré tout le seul réel dont nous disposons, en propre et en sale, parce qu'il n'y en a pas d'autre. Or, savoir qu'il n'y en a pas d'autre, amis, aussi peu d'autre monde, en vérité, qu'il existe de Dieu dans l'univers, voilà bien le seul secret méritant jamais d'être su, et hautement révélé, d'autant qu'il est très aisément public et accessible strictement de par soi. D'autant, surtout, qu'il est un autre secret suivant aussitôt celui-ci, déboulant même juste derrière, à très courte distance : celui, obligatoire, de la révolution, eh ouais ! dès lors en effet nécessaire à celui qui n'a rien puisque il n'y a pas de vie outre la mort, et qu'il n'y a pas de dieu. 

Mais baste. Chut ! On vous sent fatigués. Ne cassons pas l'ambiance. Foin de sectarisme ou d'idéologie. Foin d'intolérance. Du calme. Ne nous payons plus de mot. Et place à la musique. Nom de Dieu.

mercredi 29 avril 2015

E la nave va !


Un amical salut à L'Herbe tendre...

lundi 27 avril 2015

Communiqué de l'AAAAAH (Alliance Anarchiste-Autonome pour un Anti-Autoritarisme Harmonien)

Anti-autoritaire harmonien d'origine belge (vingtième siècle).

« La pensée de l'anti-autoritaire harmonien sera la suivante : intrinsèquement, la rébellion absolue contre le Droit ne doit pas être entachée de défoulement du refoulé dans la mesure où ce refoulé est la cuirasse au sens de Reich, la révolte constituée socialement, introjectée socialement (l'imaginaire constitué). Extrinsèquement, la tactique de la révolte n'a pas à se soucier de la politique, mais elle a à se soucier de la conscience de classe révolutionnaire. Tout acte de révolte de l'individu doit être évalué en fonction certes pas du bloc des Gauches, mais de l'aliénation qu'il ajoute ou qu'il retranche à l'Esprit-Monde du prolétariat, à son Devenir-Monde plus exactement, qui est en même temps sa tendance à s'abolir. La modération consiste à modérer les pulsions de destruction qui ne sont que le retour (en pleine gueule) du refoulement, non le retour du refoulé. »

(J.-P. Manchette, Journal, 27 mai 1972).

samedi 25 avril 2015

Du gauchisme (2) : logique formaliste gauchiste et logique dialectique

Je t'apprendrai, moi, crapule sataniste, 
à respecter un ordre du jour 
et un tour de parole d'AG...

Le gauchisme peut bien encore emprunter nombre de mots et de visages, il n'est jamais au fond que dans ce silence de lui-même sur lui-même. Nous ne parlons même pas ici de son inconscience profonde quant à sa propre réalité sociale, mais de sa position contemporaine (et post-moderne) assumée, consistant à toujours s'ignorer, voire se nier publiquement quelque perspective politique générale que ce soit. Le gauchiste d'aujourd'hui n'a, en effet, plus guère de doctrine précise. Il est - de ce point de vue-là du moins - farouchement anti-intégriste. C'est à cela qu'on le reconnaît. Il n'est plus anarchiste ni communiste, tout au plus « libertaire »,  sans que l'on sache vraiment ce que cela signifie au juste, ce qui est pour le mieux. Et s'il consent, donc, du moins, à se reconnaître tel (« libertaire »), c'est encore contraint et forcé, d'un air de confesser quelque crime impardonnable, en n'accordant, bruyamment et à tout moment, aux mots et aux concepts, que le minimum de dignité possible. On fait des choses avec des gens, voilà tout. C'est Robert Hue, penseur du siècle dernier, qui aura ainsi donné le grand signal de transition des classes sociales aux gens. Les gauchistes lui ont emprunté le pas, comme ils auront emprunté le pas de beaucoup d'autres personnages d'obédiences diverses, que les gauchistes du dix-neuvième siècle, pour ne citer qu'eux, eussent été bien étonnés, et sans doute bien marris, de les voir suivre comme un seul homme. Toujours est-il que : fini les phrases, fini les formules fumeuses. On prend, désormais, chez les gauchistes du moment, les gens tels qu'ils sont, et pas question de vouloir les endoctriner, de changer les hommes ni les femmes. Il serait fasciste de vouloir contrarier ainsi, à long terme, une identité humaine que le gauchisme actuel entend respecter dans son intangibilité même, loin (dit-il) de tout essentialisme (le gauchiste ayant là-dessus énormément de mal à apercevoir le caractère précisément, et tragiquement, contradictoire de ses présupposés « anti-essentialistes » !). On aurait d'ailleurs bien du mal, dit le gauchiste, à changer les gens, à les transformer, d'aliénation sur pattes qu'ils seraient, en communistes conscients, par exemple, tant les gens, dès lors qu'ils sont suffisamment pauvres sont déjà spontanément conscients de tout. Rien à voir avec ces sales idéologues honnis du gauchiste (lequel les lit tout de même, à l'occasion, pour des raisons pratiques et sans le crier sur les toits) ayant pour certains d'entre eux décidé, relativement au monde capitaliste, d'adopter, quelle horreur ! un point de vue totalisant, un point de vue systématique, voire universaliste. Que le gauchisme, en effet, ait toujours été spécifiquement substitutiste (quoiqu'il prétende ne pas exister pour lui-même mais à l'unisson de l'ensemble indistinct de la société) ne fait aucun doute. Son grand projet pré-conscient demeure de porter le voeu de l'élite sociale particulière diversement reconnue par chacune de ses écoles (la classe ouvrière qualifiée, ou immigrée, ou voyoucrate, etc) et célébrée par son discours ordinaire,  et même ordinariste : le discours facile, exotérique, humble, bref : «naturelCe sont les gens qui ont raison. Il nous faut donc parler comme eux, devenir comme eux, s'efforcer de leur ressembler en tout point, s'oublier enfin, dans un frisson  masochiste d'humiliation intellectuelle, comme subjectivité libre, afin d'espérer approcher - un tant soit peu - une vérité sinon lointaine, en tous les cas extérieure. 

Entre gauchistes, le débat théorique retrouve toute légitimité. Il est même violemment encouragé, avec les règles formalistes qui le sous-tendent et l'organisent. Son autre absolu, à vrai dire, soit l'attitude naturelle, décontractée, populaire et quotidienne, évoquée ci-dessus, vis-à-vis des formalités politiques de l'existence, se voit d'un coup fustigé, moqué, combattu de la plus vigoureuse des façons. On s'autorise, là, mille circonvolutions, on s'impose mille obligations qui ne conviendraient pas ailleurs. L'aliénation, soudain, vous cerne, imprégnant le langage, qu'il convient de surveiller, de purger, du moindre de ses lieux communs tendancieux ou gravement signifiants. Mais cela n'a qu'un temps. Car bientôt, revoilà le Peuple, la Classe, le Lumpen, l'élite qu'on s'efforce d'approcher et de séduire. Et, de nouveau, tout s'arrête. La rigueur s'effondre. La normalité rentre en grâce. La tolérance redevient générale, et nécessaire. Cela même ne serait qu'une stratégie de pénétration des masses, ainsi que le gauchisme le disait autrefois, que la chose serait détestable. Mais la réalité est plus grave encore. Ce que le gauchiste expérimente là sur lui-même, au gré des exigences contraires de la vie naturelle et du formalisme militant, c'est la douleur d'une phénoménologie scissionnant, dans le langage, tout son être, en un intérieur authentique (avec les autres gauchistes) et une extériorité illusoire (avec les gens), passant alternativement et brutalement l'une dans l'autre. En sorte que le gauchiste, à des degrés divers, évoque cet être schizophrène maniant une forme de pensée non-dialectique, réifiée, ayant spontanément à voir avec le mensonge, cet être malheureux dont Gabel rappelait naguère le caractère psychopathologique de la fausse conscience.
Snif.

Du gauchisme (1) : de sa part bénie


Ne jamais parler des choses qui fâchent (principe familial).
Tout ce qui divise la classe ouvrière est mauvais (principe gauchiste).
Un se divise en deux (principe pro-chinois pré-situationniste).

Il nous faut affronter en face, une bonne fois pour toutes, cette sinistre vérité : nous sommes des gauchistes !
Ou plutôt, ce qui est bien pire encore, nous sommes restés des gauchistes, en dépit de ce que le gauchisme, d'évidence, est devenu aujourd'hui, soit un automatisme psychologico-culturel à vocation institutionnelle, aussitôt compatible, et bientôt liquéfiable dans la social-démocratie radicale. 
En son coeur multi-séculaire divisé, pourtant, en ses courants immémorialement chaud et froid (comme disait Ernst Bloch), le gauchisme n'a pas toujours présenté cet aspect misérable et déprimé. Il fut un temps, celui de notre jeunesse, où ce jugement de valeur (gauchiste !), jailli de gosiers et/ou de cerveaux droitier, policier, fasciste, alter-gauchiste... nous paraissait, somme toute, extrêmement adéquat, et où le recevoir, et le subir subrepticement ne nous causait aucun déplaisir notable. Non que nous nous reconnussions davantage qu'aujourd'hui, alors, comme des gauchistes (le gauchiste authentique - nous en étions, donc, et nous en sommes encore - fustigeant immanquablement en toute rigueur atomistique les autres gauchistes, pour lui les seuls réels). Mais enfin bon, les choses étaient ainsi, et nos adversaires le voyaient. C'est bien en effet parmi le gauchisme que depuis l'enfance, nous avions appris à lire, penser, haïr et aimer, c'est-à-dire à vouloir. Car le gauchisme conservera jusqu'au bout (du gauchisme) cette qualité et ce défaut principal de vouloir et prétendre qu'au beau milieu du désert, sans attendre, immédiatement, quelque chose se passe, quelque chose bouge, quelque chose vienne à advenir. Peu importe quoi, au juste. 
De ce fait, certes, le dernier des gauchistes vaudra toujours mieux que le plus érotique des prêcheurs de la grande harmonie de classe, ou des pessimistes désincarnés. Reste tout de même le problème, fâcheux, de la distance ainsi accumulée entre le gauchiste volontariste et sa propre vérité historique, d'abord, celle de l'univers qui l'environne d'autre part (et de la marche objective de ce dernier) sans parler, last but not least, de son bête intérêt stratégique à lui (au gauchiste) : trois éléments qui, en principe, ne devraient faire qu'un, au plan du communisme, c'est-à-dire de l'humanité et de la question de son bonheur collectif. 
Le gauchiste contemporain, cependant, ne relevant en bout de course que de l'accumulation primitive stratifiée d'innombrables renoncements théoriques, pragmatistes et moraux antérieurs ayant émaillé son histoire (ceux-là même ayant déjà procédé, par le passé, de cette volonté que quelque chose se passe, quelque chose bouge, etc, sans se voir jamais ni estimé ni relativisé ni contrarié par rien), l'effacement progressif de ce courant chaud le caractérisant pour moitié (soit la très haute sensibilité, parfois, que le gauchisme pouvait incontestablement développer par nécessité dans un monde rendu au cours des siècles de plus en plus insensible et atone, la qualité sophistiquée, souvent, de sa critique totale - ou totalisante - ne s'en laissant formellement conter par rien) au profit du courant froid culturo-institutionnel l'ayant pour l'heure emporté, atteint désormais, relativement à l'ensemble du phénomène, un seuil terminal critique. 
Le gauchisme, aujourd'hui, achève partout de s'essouffler pratiquement à mesure qu'il renonce encore dans la théorie. 
Le gauchisme agonise de ses adieux suicidaires délibérément adressés à l'ambition irréaliste, aux prétentions universelles, prométhéennes et arrogantes ayant pourtant, de toute éternité, constitué sa seule part bénie. 
Oui, oui.

jeudi 23 avril 2015

Sous les bombes

 

L'interview de RUINE, c'est ICI !
ainsi que LÀ !

mardi 21 avril 2015

Lustprinzip



« Le premier obstacle auquel se heurte le principe du plaisir nous est connu depuis longtemps comme un obstacle pour ainsi dire normal et régulier. Nous savons notamment que notre appareil psychique cherche tout naturellement, et en vertu de sa constitution même, à se conformer au principe du plaisir, mais qu'en présence des difficultés ayant leur source dans le monde extérieur, son affirmation pure et simple, et en toutes circonstances, se révèle comme impossible, comme dangereuse même pour la conservation de l'organisme. »

(Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir



... CQFD

mardi 14 avril 2015

Entretien avec Ruine (2) : Artothèque-the-money-and-run !

Et la première partie, c'est ICI !

 
Ruine, Art dealer (2010).

LE MOINE BLEU : Avant de poursuivre notre discussion sur le parcours de certains artistes caractéristiques ou "emblématiques" de ce qu'on appelle, sans doute à défaut d'autre chose, l'art de rue, le street art, pourrais-tu revenir rapidement sur la question des "artothèques" et le conflit que tu as eu là-dessus avec certains milieux artistiques à Paris vers les années 1990 ? En rappelant vite fait ce qu'est une artothèque, dans ses projets et principes ?

RUINE : À mon arrivée à Paris, par un pur hasard dont on pourra reparler plus tard, je fais la rencontre d'un habitant d'un " squatt artistique " dans le métro, il m'adresse la parole car j'ai avec moi une basse customisée avec des phares de vélo et des clignotants de voitures collés dessus. Je me rendais à une audition pour un groupe de musique qui cherchait un bassiste, et ne connaissant personne à la capitale, je m'étais dit que c'était une bonne façon de faire des rencontres. Et je voulais aussi faire de la musique. Donc le squatteur m'accoste, on discute, et il finit par me dire que dans son squatt, il y' a une troupe de théâtre de rue qui recherche un musicien pour leur prochain spectacle. Quelques arrêts plus loin, on descend et il m'amène dans son teuskwa. J'y rencontre la troupe, prend rencard pour le lendemain, et je ne suis jamais allé à l'audition... De fils en aiguilles, j'ai hérité d'une piaule et d'un petit coin d'atelier, et me suis mis à peindre de plus en plus. J'avais 18 ans. À cette époque (tout début des années 90, 1991 précisément...) le marché de l'art contemporain cherchait sa nouvelle proie, son nouveau joujou, sa nouvelle poule aux oeufs d'or. Après avoir volé et récupéré le graffiti et la figuration libre, une fois bien épuisé le filon de l'arte povera, de Fluxus, et des nouveau réalistes, pour ne citer que ceux-là. Et donc, quelques éclaireurs au flair de renard et aux goûts variables comme la bourse, pensant être au bon endroit et au bon moment (c'est à dire avant les autres chacals, et ainsi pouvoir les humilier en les plumant plus tard !), faisaient des expéditions d'achat groupé dans certains squatts artistique peu hostiles au commerce... Et du coup, dans celui où se trouvait mon " atelier " (5m2 de bordel et de toiles pas finies !), un grand format attira son attention, et peut-être  pensa-t-il qu'une plus-value était envisageable dans les années futures... Quoi qu'il en soit, lorsque je rentrais à la case, mon " voisin d'atelier " m'apprit qu'un mec de Drouot, un gars qui participe et organise des ventes aux enchères, m'avait " acheté " un tableau, en me laissant, comme dans les films, sa carte de visite. Et qu'il n'avait pas laissé de thune. C'est surtout ce détail qui me fit attraper le premier téléphone de la première cabine (et oui à l'époque nous n'avions pas de portables !), et appeler le mec : il m'expliqua que la toile allait être mise aux enchères (au prix que je "décidais", aidé par le fait que lui prenait 35%...). J'ai dit : "1000 francs", la toile a été vendu à 1997, donc c'est ma côte Drouot, même si c'est pas ce que j'ai touché. Mais à l'époque, même 500 francs c'était une somme assez importante pour se la faire tranquille avec deux ou trois copains pendant une semaine. Et ces bâtards le savaient et exploitaient les peintres et sculpteurs de ce milieux, en lâchant quelques miettes assez pour acheter docilité et fidélité... Triste sort. Et suite à ces charognards, une nouvelle sorte de colons pointa son nez dans les squatts dits d'artistes, pour y faire leurs courses et leur fond de commerce : les représentants des " artothèques ". Même si l'idée originale partait d'une volonté de diffuser plus largement et gratuitement, au sein du peuple, l'art contemporain à la manière des médiathèques des banlieues rouges, cela changea vite ! Et  des le début des années 80 et le règne du socialisme à la Française, ce fut du ministère de la culture dont furent dépendantes les artothèques. Et les attrape-fric étaient là, qui guettaient, avides de prendre de la caillasse, voire de faire fortune avec un jeune squatteur à la gorge, mais qui aura peut être l'occasion de vendre cher son cul dans les années à venir. Un nouveau lieu ouvrit à Rambuteau, en plein milieux des galeries et autres boutiques branchouillardes. La prétention du squatt était de faire concurrence à ces galeries, et ils annonçaient vendre de la peinture au m2 et de la sculpture au kilo. On m'avait proposé de prendre un mur dans l'espace d'exposition, et d'y mettre ce que je voulais, en me précisant tout de même que le lieu, tout comme les galeries, prenait 30 % du produit des ventes, mais pour faire vivre l'espace, et non par enrichissement personnel, bien entendu. Et certains étaient sincères. 


LMB : Et alors, alors... SUSPENSE... que se passa-t-il ?

RUINE : Et bien j'ai investi environ 5-6 m2 d'un mur de ce squatt, dans le fond de l'espace d'exposition. Faut dire que j'étais un des derniers à m'installer, beaucoup d' "artistes" ayant rien ou peu à voir avec la scène des squatts (même artistiques), attirés par l'opportunité d'exposer dans ce quartier qui les fait tant fantasmer et baver, ce triste décor, symbole arrogant de l'art uniquement pour les riches, dont ils voudraient tellement faire partie... Donc j'ai accroché une dizaine de toiles et objets, et j'ai comblé tous les vides sur le mur avec des petits mots écrits sur du carton ou du papier, principalement des insultes et des critiques de l'art et des galeries. Quelques jours plus tard, un des animateurs de ce lieu vient me trouver à notre squatt "Le Pied de Biche", qui se trouvait relativement près, rue des Lombards, pas loin du centre Pompidou. Il m'annonce que j'ai vendu 5 ou 6 tableaux au prix que j'avais affiché (genre 2000 francs le 100 X 100) et que deux types ont laissé leurs cartes pour moi pour que je les recontacte. Des gestionnaires d'artothèques privées intéressés par des jeunes artistes afin de les accompagner vers la gloire, tout en se remplissant les poches au passage, et en spéculant sur leur future carrière dans le " white cube ", le monde de l'Aaart... Bon t'imagine bien que quand t'as à peine vingt ans, une embellie de plus de 10.000 fr (1500 euros) qui te tombe dessus, ça peut légèrement te perturber ! Premièrement je me suis senti super malin, et j'ai eu la sensation d'avoir fait le hold-up de l'année ! Tu te retrouves avec tout cet argent tout d'un coup, t'arrives même à en oublier les 30 % pris par le lieu et que tu as sûrement vendu bien au-dessous du prix que tu aurais pu obtenir si... mais voilà, aucune envie de fréquenter ce milieu, la fougue de la jeunesse qui te glisse à l'oreille qu'il sera toujours temps de réfléchir à tout ça le moment venu, plus tard ! Mais bon, j'appelle quand même les personnes, et leur demande quelques explications sur le fonctionnement de leurs artothèques et à qui ils louent les tableaux... Là je comprends que c'est eux qui sont gagnants dans cette histoire, et que ce n'est nullement parce qu'ils aiment ce que je fais qu'ils m'ont choisi, mais plus par esprit de spéculation... Et je comprends également que mes tableaux vont être principalement loués par des apprentis-parvenus afin d'en mettre plein les yeux à leur patron lorsqu'ils l'inviteront à diner chez eux afin d'envisager une future promotion ! Triste sort, pour un peintre qui voulait, comme en musique, réveiller quelques consciences et dénoncer quelques saloperies, que de se retrouver à décorer la salle à manger de la soumission salariale ! Là tu te poses des questions, tu analyses, et tu comprends que quoi qu'il en soit, c'est toi le dindon de la farce... Alors, de mon côté, la seule solution que j'ai trouvé fut de tout arrêter ! D'attendre que s'écroule le marché de l'art et cette attitude pédante qui consiste à séparer l'art de la vie, au profit de quelques charlatans bien soumis aux lois et aux règles du marché, mais n'ayant rien à dire à part " donnez, donnez-moi... ". Il est vrai qu'à cette période, j'avais de nombreux autres centres d'intérêt qui touchaient plus à la guerre sociale et à l'impératif de libérer un lieu vide afin d'en faire notre base/logement pour quelque temps. Cette existence précaire, mais choisie, m'a peu à peu éloigné de la peinture, et je me suis tourné vers la musique, pensant naïvement trouver là un milieu moins compromis et plus ouvert au peuple... J'ai donc remballé mes tubes d'acrylique, mes bombes de peinture et mes affiches arrachées, et j'ai offert la plupart de mes tableaux à des ami(e)s et j'en ai jeté aussi une partie ! Gros moment de remise en question et de réflexion : pourquoi/pour qui tu peins ? Qu'en attends-tu ? Trop de contradictions à ce moment-là dans ma tête, et aussi une haine de plus en plus viscérale de tout ce milieu qui nous avait rejeté, moi et mes amis, car on ne correspondait pas au standard des marionnettes qu'il avait l'habitude de manipuler et d'exploiter! Et je n'ai pas repeint de toile avant 2010... mais j'ai bien regretté avec le recul de ne pas avoir persévéré et m'être dit que c'était pas à eux de fixer les règles. Mais ne t'inquiète pas, j'ai quand même vécu de grands moments artistiques avec mes camarades anti-artistes ! En tous cas voilà comment s'est finie ma carrière de futur " jeune peintre français..." 

 
Ruine, EPM Blues (2012).

LMB :  Venons-en maintenant à ces figures contemporaines du street art, davantage connues du grand public, comme on dit. On aimerait avoir ton point de vue sur certaines d'entre elles, et sur leur rapport (peut-être) différent à l'inévitable, l'inéluctable maquerautage de leurs travaux et activités par le marché de l'Art. À première vue, comme ça, grossièrement, une première ligne de fracture évidente séparerait artistes intègres (ou degôche) attachés à un certain esprit critique, à certaine pratique disons consciente (et que le vilain Capital tenterait d'annexer), et, en face, d'autres artistes plus directement commerçants, et présentant moins de complexes à l'être. Buff Monster bosse pour Vuitton, Nick Walker pour Kangol, on a déjà évoqué le cas d'André, etc. De l'autre côté, donc, voilà qu'on retrouverait un Banksy. Une énigme, malgré tout, que cet homme-là, au sujet de qui on aimerait bien avoir ton avis : 1, 87 millions de dollars pour l'estimation de son oeuvre la plus cotée, des oeuvres que s'arrachent stars et people les plus basiques, mais aussi ce festival Cans qu'il organise dans une gare londonienne Eurostar désaffectée, sans rien mettre en vente, en bannissant tout commerce et en conviant, dans un secret de conspirateur, les artistes du monde entier qu'il choisit d'exposer. A-t-on affaire ici à une apologie classiquement hypocrite ou à une critique plus ou moins radicale de l'art comme simple marchandise ?

RUINE : J'avoue que, là-dessus, j'aurais du mal à trancher complètement. Bon, Banksy, aujourd'hui, faut savoir qu'il approche la cinquantième place (ou à peu près) chez les artistes contemporains qui font le plus de thunes (en rappelant que le premier, c'est Basquiat, le deuxième Jeff Koons, et que Banksy n'arrive donc pas très très loin derrière ces gens-là). Le mec arrive quand même à vendre des pochoirs à quinze exemplaires ou des sérigraphies à des 50 000 dollars, à tel point que des tableaux ou des oeuvres de lui sont volés dans la rue puis revendus en galerie dans la foulée, à des prix complètement hallucinants. Sur le fond, moi, ça me dérange pas. Après, ce qu'il fait au juste... 

LMB : Ses opérations d'accrochage sauvage, dans les musées ?

                                 
                                                                      Banksy dans ses oeuvres. 

RUINE : C'est comme ça que je l'ai connu. Ses accrochages au Louvre, à la Tate, au New York Museum... J'ai trouvé ça super-classe. Son idée ? Pour moi, il s'imposait tout simplement dans des endroits où l'art de la rue n'avait pas lieu d'être. J'ai trouvé ça bien. Même s'il s'est évidemment servi de ce truc-là pour se faire mousser ensuite, et qu'une bonne partie de sa notoriété vient de là, parce que le côté bad boy représente décidément toujours une plus-value. Je pense que Banksy a quand même une approche politique, même s'il n'a jamais rien écrit de clair sur la question (contrairement à Shepard Fairey). La grosse critique qu'il porte touche à cette question de savoir qui a et qui n'a pas la légitimité d'être exposé dans les musées. Pourquoi nous n'y serions pas, nous, au musée ? Cette critique est valable. Même si Banksy se trouve ensuite lui-même exposé au musée sans y faire grand-chose. Reste ce qu'il a organisé, par exemple, à New York, il y a de ça quelques mois : un pied-de-nez assez sympathique. Il a branché dans la rue un petit vendeur ambulant de tableaux, de glaces, de conneries et lui a dit : tiens ! tu voudrais pas me monter un petit stand, que je te file des petites choses à écouler pour moi ? Et puis il lui a ramené une vingtaine d'oeuvres originales de lui, à vendre soixante dollars, alors qu'elles partent normalement à 500 000... Voilà comment des gens se sont comme ça retrouvés propriétaires d'oeuvres de Banksy qu'ils pouvaient revendre aussi sec...

LMB : ... en changeant de statut social du jour au lendemain...

RUINE : Ouais. Le tout étant de savoir, bien sûr, s'ils pourront les revendre. La même histoire que Basquiat qui filait des tableaux à ses dealers, qu'essayaient de les refourguer derrière à 20 000 dollars.

 
Ruine, Boxe le capital (2012).

LMB : Le film sur Mr Brainwash, t'en penses quoi ? Là, justement, dans cette histoire, on est en plein dans l'ambiguïté. Le but est-il, chez Banksy, de montrer que l'Art, malgré toute sa grandiloquence, ne se ramène au fond qu'à cela : tu seras connu et reconnu comme artiste si tu as le temps et la mise de départ pour bâtir la seule chose qui compte : un réseau, qui te fera exister et sortir du néant, le talent ou l'intérêt objectifs de ton travail n'ayant, eux, aucune importance ?

Mr Brainwash

RUINE : Si on prend ce film réalisé sur Mr Brainwash, que Banksy a financé, on se rapproche là à mon sens beaucoup du délire de Warhol. Pour moi, Mr Brainwash, c'est la pure négation de la créativité. Le mec a rien. Rien de rien. Il a fait 3 sérigraphies, il a des assistants en pagaille, et un bon réseau, en effet. Et ça marche. Et je pense, effectivement, que l'Art avec un a majuscule, c'est ça. Plus t'es coté, plus tu vendras cher, plus tu seras coté.... et ainsi de suite. Une espèce de cercle vicieux, dont tu ne peux sortir vraiment qu'en te posant la question de savoir à qui tu veux vendre tes tableaux au juste. Moi, j'ai envie de les vendre au peuple, aux prolos, aux gens qui m'entourent. Pas à un patron du CAC 40 ou je ne sais quoi. Il y a des gens qui, eux, ne se posent plus cette question-là. Ils vendent, point barre. Après, il faut regarder ce qu'ils font de leur argent. C'est vrai que Banksy, pendant longtemps, a présenté les choses comme ça : tout mon oseille, je le recycle pour financer de nouvelles interventions. Ce que Shepard " Obey" Fairey faisait aussi, jusqu'à une certaine période. Ou encore les brésiliens d'Os Gêmeos : malheureusement, pour ce qui est d'eux, pendant la dernière coupe du monde de foot, alors que des favelas se faisaient expulser et défoncer par les keufs pour faire place nette, les Os Gêmeos n'ont eu aucun problème, alors, à réaliser des fresques en l'honneur de l'événement... 
 
Os Gêmeos, Brasilia, 2010.

C'est donc à ce niveau-là que tu vas pouvoir compter les amis et les ennemis. Shepard Fairey, par exemple, qui autrefois s'inspirait dans son travail de John Carpenter et de tout un tas de personnes intéressantes, c'est typiquement pour moi le gars qu'est devenu une salope, à base de marque de fringues et compagnie. Surtout, un gars qui n'a plus rien à voir avec son ancien milieu, alors qu'il vient du punk-rock, du skate-punk et tout ça, qu'il bossait au début dans un magasin de tee-shirts, en faisant ses photocopies la nuit pour fabriquer ses autocollants... 

 

La dernière merveille de Shepard Fairey.
 
Qu'un mec devienne riche du fait de sa créativité, que ce soit un musicien, un peintre ou autre chose, encore une fois, ça me pose pas de problèmes. Mais après, qu'est-ce qu'il va faire de sa thune, ensuite ? C'est ça, l'histoire. Beaucoup de gens vont tourner leur dos à leur milieu d'origine et devenir des crapules. Regarde C215, qui vient de lancer une pétition du côté de Vitry pour se plaindre de ce que des pochoirs à lui y ont été taggés, et demander à la police d'intervenir pour surveiller, pour protéger ses oeuvres. Voilà un gars qu'a fait de la prison, apparemment, dans sa jeunesse, et qui aujourd'hui, pour moi, représente simplement le top du street art qui n'a rien à dire, genre je te montre pendant cinq ans la gueule de ma fille sur les murs. Quand tu fais des choses dans la rue, il faut quand même un minimum de message. Ou de belles choses. Mais faire la gueule de ta fille pendant cinq ou dix piges et aller se plaindre ensuite auprès des keufs que des mecs viennent tagger dessus, les embrouiller parce qu'ils en ont marre de la voir partout, la gueule de ta fille, bon...

LMB : La famille et la propriété, en même temps, ça va ensemble.

RUINE : Exactement (rires).

 
 C 215 à Vitry (olé !).

LMB : Au-delà du street art - et avant - mais sans complètement quitter le sujet, quelqu'un comme Duchamp, par exemple, tu le considères fondamentalement plus comme un critique anti-artistique que comme un apologète ?

RUINE : Je suis vraiment pas fan de ce que Duchamp fait artistiquement. Y a pas un tableau de lui qui me plaît. Après, j'aime bien sa pratique : les ready made, l'idée de désacraliser, déclasser un objet pour en faire une "oeuvre d'art". Par contre, empêcher ensuite qu'on vienne pisser dans ton urinoir ou même chier dessus, là ça me va plus. C'est facile de dire : je change un objet en oeuvre d'art tout en le collant dans un musée. Viens plutôt le mettre dans le métro, ton truc, ou dans un bar : là où sont et passent les gens. Parce que le peuple va pas dans les galeries, comme il va pas trop dans les librairies, d'ailleurs. C'est pas que ces endroits soient complètement inaccessibles, c'est juste que c'est pas leur monde, et voilà. Et tous ces pseudo-artistes qui devaient soi-disant ramener l'art au niveau de la vie et du machin..., qu'est-ce qu'ils auront fait au juste, au total, à part avoir pris un maximum de caillasse ? Hé ben, pas grand-chose. Et un Banksy, il a pas fait grand-chose.

 
Ruine, Misery (2010).


LMB : Visitons encore un peu cette belle galerie de portraits de nos vedettes graffiteuses contemporaines. Invader, qui déclare tranquillement : " Si je posais pas mes trucs dans la rue, il n'y aurait que de la pub sur les murs des villes ", ça t'inspire quoi ?

RUINE : Mouais... Il se trouve que lui, malheureusement, si tu veux, c'est un peu le premier vendeur de pub de l'univers. Il a même envoyé une de ses mosaïques dans l'espace avec un cosmonaute... Un prototype du genre....


Ruine, Urban drama (2010).


LMB : Epsylon Point

Epsylon point, Paris, 2006.


RUINE : Je connais moins. Moi, le gars qui me plaît vraiment bien, c'est Farewell. Un type qui s'est débrouillé pour se procurer tous les costumes pro, type SNCF, RATP et compagnie pour pouvoir s'incruster partout, et qui, du coup, a fait quelques très très belles actions, notamment une dans le métro parisien, sur je sais plus quelle ligne. Juste avec du gaffer noir, le gars commence par poser des lignes genre barreaux de prison sur les voitures. Et puis après, il bloque les portes pour que les mecs se retrouvent photographiés "enfermés", à taper comme des fous sur les barreaux ! En parallèle de ça, l'an dernier, du côté de Nantes, il est monté sur le toit d'un immeuble pile en face d'une taule et puis il a posé des énormes lettres en carton soutenues par des parpaings, qui disaient : " Je vous aime ! Vive la liberté ! " Des lettres oranges énormes, visibles depuis les cellules ! Encore un autre truc qu'il a fait : il a ouvert un panneau de pub tournante, il a glissé là-dedans une petite planche équipée de lames de cutter tous les centimètres. Les affiches tournent automatiquement, et plus elles tournent, plus elles sont lacérées, et finissent par tomber en morceaux... La vidéo qu'il a faite du truc est géniale. Plein de gens qui passaient s'arrêtent tout d'un coup. Les gamins bloquent, devant ces monceaux d'affiches qui tombent. C'est merveilleux. Tout ça sans discours spécialement offensif ou quoi que ce soit. Je pense que chez lui, derrière, y a juste une critique en acte de ces villes dans lesquelles on se reconnaît plus. À part lui, sinon, en ce moment, plus au niveau tag - et à part ceux que j'ai cités tout à l'heure (uv-tpk et autres) - parmi les crews que j'aime bien, y a aussi le GAP (Gang anti-police) avec Wo, Orphée, etc : des trucs simples mais toujours avec le petit message bienvenu qui va avec. Les gens de PAL aussi (Peace and love) qui, eux, sont complètement sortis du graffiti new yorkais de base, et qui se sont fait beaucoup critiquer pour ça, qui se sont fait traiter de petit-bourges et tout ça. Je sais pas si c'est vrai ou pas, en l'occurrence, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont vraiment essayé de casser tout ce côté classique du truc parisien. Et puis un dernier que j'apprécie, c'est KIDULT (mix de Kid et d'adulte) qui s'est tapé un maximum d'institutions ayant cherché un jour ou l'autre à récupérer le street art (Chanel et compagnie). À l'extincteur ! Genre : ils veulent du vandalisme, on va leur en donner... Tout ça pour dire qu'il y a un renouvellement des générations et surtout - je pense - un renouvellement de la réflexion de la part des plus jeunes acteurs du vandalisme, qui se projettent maintenant sur un truc plus offensif et arrêtent de se complaire dans les vieilles illusions. Ils ont compris, les gars, qu'il n'y aurait pas assez de place dans les galeries, ni de la thune à distribuer pour tout le monde. Et le plus étonnant, avec les bourges et les marchands du temple, c'est que par contrecoup, eux ont plutôt toujours tendance à apprécier les plus virulents, ceux qui leur crachent le plus à la gueule. Toujours cette envie, d'une certaine façon, de pouvoir se les payer, se les acheter. Et on retrouve encore la question Banksy : le mec le plus radical - au début - finalement accueilli à bras ouverts. Ce qu'il a complètement accepté lui-même, du reste, même s'il a un peu tergiversé. Il a pris un million de dollars pour faire son film, là et...

 
Métro, boulot, barreaux, par Farewell. 

LMB : ... moi, j'aurais jamais accepté ! On m'aurait proposé un million de dollars, j'aurais dit : non, je mange pas de ce pain-là (rires).

RUINE : Mais ouais : tu manges pas de ce pain-là ! Ou alors, tu manges de ce pain-là mais t'en fais autre chose. Comme Basquiat qui disait : " Vous comprenez, je me retrouve avec les poches pleines de billets de cent dollars, donc je vais en filer aux clochards dans la rue, ça les empêchera pas de continuer à me cracher dessus... "

LMB : Voilà comment le collectif anglais (de Newcastle) Prefab 77 présente, lui, son boulot :  " Notre travail est sombre, drôle, beau, à mi-chemin entre le fantastique et la critique sociale, institutions en déclin et avenir naissant..." Un commentaire ? 

 
                Prefab 77 (Newcastle, 2010).


RUINE : Bof. Le fantastique, je m'en fous complètement. Je m'en tiens à la critique sociale, rien qu'à elle. Je préfère marquer en gros : Un flic, une balle ! au fatcap plutôt que de m'intéresser au fantastique ou à ce genre de truc. L'idée n'est pas d'éloigner les gens de la réalité et de leur raconter que la vie est belle. La vie est pourrie. Ce monde est pourri. Et il faudrait peut-être faire quelque chose pour qu'il change. C'est ça, l'idée.

LMB : Pour terminer, justement, toujours sur ce rapport à l'art : on est dans une période... assez sombre, disons, sans beaucoup de perspectives en termes de rapport de force. Du coup, certains s'interrogent plus que jamais, ne serait-ce que pour tenir, sans même parler de faire face, sur la pratique artistique et sa nécessité éventuelle, comme recours. Comment te positionnes-tu par rapport à ça : l'idée de l'art comme dernier réduit possible en attendant des jours meilleurs ?

RUINE : Je pense que l'art est resté tellement éloigné du peuple pendant des décennies que le peuple n'en a plus rien à foutre de lui.  L'art contemporain, concrètement, ça coûte cher, et ça n'est pas compatible avec la vie quotidienne. Quand je parle avec des potes de mes activités, souvent leur réaction spontanée c'est "Ah ouais, tu fais de la peinture, t'es artissss... ?" Je réponds que non, je suis pas artiste, je fais de la peinture, et que je suis pas musicien, non plus, je fais de la musique. De toute façon, comme le disait si bien Hafed (Benotman) dans sa dernière interview à Chéri-bibi, un écrivain qui n'est pas publié reste malgré tout un écrivain. Il y a toujours, à un moment donné, cet espèce de décalage qui s'impose, du fait de toutes les trahisons et mesquineries diverses qu'ont pu commettre les artistes. Même ceux issus de la classe ouvrière, d'ailleurs...

LMB : ... oui, parce que les autres, eux, ne trahissent pas : ils ont jamais changé !

RUINE : C'est sûr... moi, ce que j'aimerais, en tout cas, un vrai projet, c'est ce truc qu'imagine je sais plus quel auteur (Fajardie, je crois, dans La nuit des Chats bottés) : des gars qui vont à Beaubourg et puis dans d'autres musées, qui y prennent des oeuvres, ouvrent un squat et les collent toutes là - sur leurs murs - de façon que tu puisses plus les en arracher sans les détruire, en créant un musée gratuit où les gens pourraient venir les admirer. Voilà ce que j'aimerais faire.

LMB : La dernière expo que tu viens de mettre en place (note du MB : elle a pris fin le 14 mars dernier) chez Fatalitas, et qui s'appelle Putain de zone, référence à une chanson de l'album de 1979 de La Souris Déglinguée, concerne plus des pièces séparées, sur des supports mixtes. Tu peux nous en parler vite fait ?

RUINE : Ben, d'abord, qui dit expo dans une galerie, dit forcément pratique plus sage, d'une certaine manière, que ce que je peux faire dans la rue, même si, bien sûr, ça reste chez des camarades et amis. Le sens général, c'est celui d'une dérive entre mouvement skinhead, tatouages et tout ce qui s'ensuit. Et en gros, la base du truc consiste à figer un peu une certaine époque : les années 80, les années neusk, quelque chose qui m'entoure depuis très longtemps auquel j'aimerais bien voir enlever aussi bien le côté politiquement correct que le côté facho. Le skinhead, pour moi, avant tout, c'est quelqu'un d'antisocial, qui n'aime ni la justice ni la police ni les partis politiques. Que certains d'entre eux se soient fait récupérer par la droite ou la gauche, je pense que c'est bien dommage pour eux... Moi, je m'en suis tenu à ramener un peu cette histoire, montrer des gueules, des mecs, des meufs. L'idée, aussi, vu qu'on est dans un quartier populaire, c'était de rendre accessibles ces oeuvres à un public populaire qui n'en sera pas réduit à baver devant pendant des siècles si ça leur plaît. D'où des petits prix, même si c'est pas au sens Leader price. Du coup, beaucoup de trucs sont partis, et chez des gens du peuple. Donc, je suis content pour ça. 

 








 



lundi 13 avril 2015

dimanche 12 avril 2015

Notes sur Ernst Bloch, Freud et la philosophie

  
 Ernst Bloch

N'être jamais présent : c'est donc cela la vie "réelle" de cette femme, de cet homme, encore vingt ans et toute la réalisation serait chose faite ? Quand donc vit-on authentiquement, quand est-on soi-même consciemment présent dans la région de ses propres instants ? Mais, si intensément que ceci nous empoigne, encore et toujours nous échappe le fugace,  l'obscur de chaque vécu, tout comme le fond de la pensée. 
  
(L'esprit de l'utopie)


Quiconque a pris un jour, ne serait-ce que de façon minimale, connaissance de l'oeuvre de Ernst Bloch conviendra que la catégorie de Non-encore-conscient occupe au sein de celle-ci une place fondamentale. Ce Non-encore-conscient inédit s'invite dans l'oeuvre blochienne au sein d'une constellation de catégories philosophiques plus traditionnelles dont Bloch revisite la pertinence plastique, et féconde, au regard du mépris relatif - signifiant - dans lequel la Philosophie les aura toujours, selon lui, confinées. Il en va ainsi, entre autres exemples, de la Matière ou de la Possibilité, deux champs de difficultés insurmontables rencontrées par la Philosophie au moment de penser le Nouveau, le procès intérieur structurant l'objet même, définissant celui-ci comme possible-objectif, réalité-latence, essence à l'apparaître divers, intermittent, voire uniquement possible. Même chez un penseur du mouvant comme Hegel, l'objet n'est ainsi jamais pensable que réalisé, son intérêt logique s'évanouissant comme être de possibilité, comme dynamis. Or, selon Bloch, le rapport est manifeste entre impuissance philosophique de saisie de l'objet processus et inachèvement radical - processuel - de ce dernier. De même que le monde n'est pas encore parvenu au stade final de son développement, lequel sera aussi celui de sa genèse, de son commencement réel, de même notre essence de sujet humain ne s'est encore jamais manifestée adéquatement. Nous ignorons encore notre vrai visage, notre vraie figure (ces deux termes revenant très souvent sous la plume de Bloch). En sorte que nous demeurons largement, dans cette attente eschatologique, définis, voire agis par une inconscience nécessaire procédant de ce hiatus perpétuel séparant chez Bloch le sujet de l'objet, le projet du but, le paradoxe étant ainsi que tout projet supérieur parce que concret, et tendant donc vers l'accomplissement, recèle aussi vis-à-vis de ce dernier certain excédent, qualifié ontologiquement par Bloch d'utopique, jamais épuisé dans l'accomplissement, celui-ci se présentât-il formellement comme le plus adéquat (le succès pratique d’une conquête amoureuse, par exemple, ou d’une révolution politique poursuivie par tel militant depuis des décennies), cet excédent indiquant irrésistiblement, à nouveau, la trace d'une nouvelle tension, d'une nouvelle pulsion, et peut-être d'une nouvelle et éternelle insatisfaction vers un nouveau but, lui-même bientôt dépassé au gré d'une transcendance du besoin vers l'avant.

Ce Non-encore-conscient serait-il assimilable, sous certaines conditions, à une forme d'Inconscient telle que la psychanalyse en aura présenté des figures diverses ? Pour étayer cette hypothèse, il conviendrait d'abord justement de rappeler (en y insistant bien) cette diversité psychanalytique de positions vis-à-vis du problème de l'Inconscient, que ce soit au sein de la réflexion de Freud ou chez ses disciples et successeurs, ceux-là se fussent-ils maintenus, ou non, dans la stricte « orthodoxie ». L’inconscient ne saurait être considéré a priori comme une propriété freudienne, ni même « psychanalytique », une deuxième réalité avérée voulant en effet que Freud se considérât lui-même, d'un certain point de vue, comme l'exécuteur scientifique d'une vérité déjà idéologiquement aperçue avant lui par certains écrivains, poètes ou philosophes (Shakespeare, Hoffmann, Schiller, Schopenhauer, etc) : soit le fait même d'un partage de la vie psychique entre deux instances hétérogènes régies par des buts, des lois, une économie énergétique absolument différents, Freud situant plutôt sa nouveauté radicale dans la délimitation précise des caractéristiques d'un appareil psychique déterminé, dont l'étude des rapports et influences dynamiques réciproques d'une partie (l'Inconscient) sur l'autre (le Conscient) fonderait l'objet de sa métapsychologie. De là, souvent, chez lui, une nécessité polémique conjoncturelle autour des mots et des termes (l'Inconscient, en particulier) visant à circonscrire, avec la dernière vigueur, le domaine encore incertain et fragile de sa psychanalyse attaquée de toutes parts : entre (et contre) la rigueur biologique des sciences de la nature (et de la médecine), d'un côté, et l'idéologie philosophique, de l'autre. Freud - dont la carrière philosophique était pourtant le grand rêve de jeunesse, comme en témoigne sa correspondance - parle ainsi souvent, de manière violemment ironique, plus tard, en plein conflit l'opposant à l'attitude « conscientialiste » de la Philosophie dominante de son temps (confrontée à cet Inconscient qu'elle ne saurait reconnaître et face auquel elle cherche à biaiser en catastrophe) de ce fameux « Inconscient des philosophes » n'ayant (répète-t-il à satiété, notamment dans son Interprétation des rêves) rien ou pas grand-chose à voir avec le sien. Cette outrance « tactique » mise à part, l'affrontement de Freud aux philosophes demeure fécond (qu’on se rappelle la préface de Marcuse à Éros et Civilisation, où au Freud thérapeute se voit clairement préféré le Freud philosophe), surtout lorsque lesdits philosophes se sont déjà portés (par leurs propres moyens, pourrait-on dire) au point-limite de leur discipline, touchant souvent à l'incapacité proprement philosophique de restituer toute l'épaisseur et la mobilité du réel : la plasticité de la vie. Ernst Bloch est évidemment de ceux-là.

Ce moment général de doute et d'ébranlement philosophique devant l'émergence irrésistible de l'Inconscient freudien, est sans nul doute constitutif pour la pensée de Bloch, alors témoin embarqué, ou engagé (puisque lié à Teodor Lipps, auprès de qui il étudie de 1905 à 1908, et dont Freud rappelle, dans sa Traumdeutung, qu'il est le philosophe ayant précisément fait de l'inconscient « le fondement général de la vie psychique ») de ces luttes pionnières de la psychanalyse. On sait en outre, sur un plan factuel, comment Bloch prétendit, auprès de Simmel (dont il cherchait, certes, à obtenir pragmatiquement le droit d'assister à son séminaire à Berlin) que le Non-encore-conscient constituait l'une de ses « grandes découvertes » récentes (Bloch jouant de cette manière sur la proximité séduisante de ladite « découverte » et de l'Inconscient freudien). La réalité est que le bouleversement freudien de l'Inconscient, tout anti-philosophique qu'il se soit présenté, aura malgré tout accompagné, voire stimulé, une recherche philosophique contemporaine déjà aux prises depuis quelques décennies (et l'oeuvre de von Hartmann, bien sûr, en particulier, précédant de beaucoup celle de Freud), avec un « autre » Inconscient, procédant :
- soit d'un principe métaphysique unique, organisateur et informateur, lui-même inaccessible au plan conceptuel, et dont les différents niveaux de réalité ontologiques se trouveraient ensuite en quelque sorte émanés, comme chez Plotin ou, d'une manière différente, chez Schopenhauer (dont on connaît l'influence en retour sur Freud) et Schelling (dont la connaissance immédiate de Dieu aura, elle, tant nourri Bloch : contre et avec la médiation hégélienne),
- soit de la nécessaire et profonde opacité du moment vécu, selon une autre expression blochienne typique, de cette problématique participant autant la pensée - alors dominante en psychologie - de Bergson (laquelle admet explicitement l'existence d'un inconscient psychique, que ce soit dans Matière et Mémoire ou L'évolution créatrice) que celle des petites perceptions leibniziennes : deux influences majeures pour Bloch (quoiqu'il ne le reconnaisse guère pour la première).

Dans les deux cas, c'est indéniablement la virtualité de la perception qui retient Bloch, la virtualité d'une prise de conscience possible de tel donné simplement encore relégué, par l'attention, à l'arrière-plan (expression de Freud) du conscient - ou, au contraire : à son avant-plan (expression de Bloch) suivant une métaphore picturale assimilant, notamment au chapitre 20 du Principe Espérance, cet inconscient encore inaperçu à la zone nécessairement indistincte, non-soumise encore aux lois de la perspective, entourant immédiatement le peintre exécutant son tableau. Chez Bergson, c'est la tension psychologique vers l'action biologique, la vie, qui retarde cette perception actuelle inutile en quelque sorte : non productive, tandis que chez Leibniz, une harmonie préexiste, dont le projet d'ensemble se découvrira dès lors qu'une prise de distance suffisante sera intervenue vis-à-vis de lui. Ce qui nous ramène au « premier » de ces deux inconscients philosophiques (l'inconscient métaphysique) que nous venons de présenter, Bloch assumant, entre les deux, une position somme toute intermédiaire, dont l'originalité consistera ensuite en une mise en mouvement historique de la virtualité, du fait de la pratique critique et marxiste qu'il adopte ontologiquement. Pas question pour lui de se fixer dans cette obscurité du moment vécu, de fonder sur celle-ci une ontologie existentielle, éternisant, au plan de la compréhension, la contingence de la très spécifique aliénation capitaliste. Cette mise en mouvement, cette téléologie de la matière réalisant ses formes, porte chez lui le nom d’utopie.

Quoi qu'il en soit, et sans connaître Bloch, Freud distingue parfaitement dans ce bergsonisme, ce leibnizisme, l'exemple du dernier recours circonstanciel d'une philosophie - caractérisée par lui comme Weltanschauung ou idéologie nécessaire, volonté de système d'idées, d'unité idéelle appliquée, ensuite, à toute force, à un concret que Freud, lui (clamant haut et fort la scientificité de son projet) ne peut penser que parcellaire : pure somme de faits et de conclusions dégagés expérimentalement - tentée de se survivre comme telle sans renoncer à l'inconscient : son inconscient philosophique. Et il indique tout ce qui sépare sa propre position de celle-ci : « Il [Freud] montre qu'il y a une manière tronquée de penser l'inconscient sans le penser réellement, en le posant comme " quelque chose susceptible de conscience ", mais " auquel on n'avait pas pensé sur le moment ", parce qu'il " ne se trouvait pas dans le champ visuel de l'attention ". D'où ce monstre théorique qu'est l'inconscient conscientialiste, conscient virtuel, ponctuellement et provisoirement rejeté aux limites immédiates de la sphère de l'attention vigile. Là se rejoignent la psychologie classique et la philosophie des " perceptions insensibles."» (P. L. Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, PUF, 1976, p. 78). À la vérité, il y a bien (comme suggéré plus haut) deux inconscients philosophiques tendant à n'en faire qu'un. L'impasse dans laquelle se retrouve la philosophie de l'inconscient refusant l'inconscient psychanalytique, assume en effet une forme double : « La théorie analytique a pour effet profondément original de récuser simultanément deux thèses philosophiques opposées et complémentaires : d'une part, le conscientialisme, qui exclut l'inconscient de la vie psychique ; d'autre part, le transcendantalisme de l'Inconscient (ici : la majuscule a un sens) qui hypostasie l'Inconscient en entité métaphysique. Cet effet révélateur porte donc contre une thèse unique : le divorce de l'inconscient et du psychique. Ce divorce se traduit par deux issues solidaires : ou bien réaliser l'inconscient, qui, de structure prédicative du psychisme, devient Sujet ; ou bien s'en tenir au psychisme, mais à condition d'en exclure l'inconscient, comme structure extra-psychique - ce qui revient à l'exclure de la psychologie, dont l'application immanente porte sur les phénomènes intrapsychiques. Ce sont là, aux yeux de Freud, deux façons de vivre une seule et même contradiction. » (P.-L. Assoun, op. cit., p. 83).

L'hétérogénéité des pensées de Freud et Bloch recouvre donc assez typiquement l’opposition de la psychanalyse et de la philosophie « inconscientialiste » dominante du moment. Ici, il convient cependant de rappeler à nouveau d'une part le caractère largement conjoncturel des polémiques anti-philosophiques de Freud, alors désireux d'établir le caractère scientifique (et novateur, inédit) de sa spécialité, d'autre part l'attitude spécifiquement critique de Bloch vis-à-vis de la philosophie elle-même, bientôt jugée nécessairement, irrémédiablement inconsciente de ses propres limites et impuissances. À l'obscurité génétique du moment vécu se superpose en effet pour lui (et Bloch ne varie guère sur ce point, de L'esprit de l'utopie au Principe Espérance) le problème de la condition – insuffisante – de toute pensée philosophique de l'objet : sa stabilité catégorique héritée. À la fixité nécessaire des idées (Platon) et des catégories (Kant) correspond nécessairement le caractère anamnétique de re-connaissance de toute « connaissance », le primat logique du déjà-là, du déjà-constitué, en d'autres termes de l'advenu simplement oublié, interdisant de penser la matière comme potentialité, la vie autrement que post festum (Hegel). Freud lui-même se voit reproché par Bloch cette inconscience idéologique, liée pour Bloch à un spontanéisme régressif dominant de la pensée. Pour le reste, et le fait est notable, la sympathie de Bloch pour Freud, l'ouverture à ses grandes intuitions critiques (le refoulement lié à la censure bourgeoise, l'importance du rêve, des désirs infantiles jamais assouvis, même si le traitement qu'il applique à ces problèmes est évidemment différent) sont absolument incontestables. Les premiers chapitres du Principe Espérance, consacrés aux pulsions ainsi, justement, qu'aux discussions « psychanalytiques » sur l’Inconscient (Freud y étant là défendu par Bloch contre Jung et Adler) sont à cet égard extrêmement parlants, surtout si l'on se rappelle l'hostilité stalinienne ambiante à la psychanalyse, hostilité à laquelle Bloch se vit sans doute contraint, à l'époque et eu égard à son propre parcours politique, de fournir quelques gages. Le grand problème de l'Inconscient freudien, selon Bloch, demeure cette logique régressive que Freud partage en grande partie avec la philosophie : sa « philosophie spontanée » de savant, en quelque sorte, Bloch renvoyant ainsi simplement la politesse anti-philosophique (ou anti-idéologique) à l'envoyeur. Tout ce qui est connu est au fond toujours seulement reconnu par la philosophie, exactement comme ce qui est inconscient, chez Freud, a dû autrefois être concient avant de se voir refoulé hors du système préconscient-conscient, la préhistoire d'un individu dominant toujours en dernière analyse, que ce soit en philosophie ou en psychanalyse, son avenir à l'aune du pouvoir de stratification (régnant irrésistiblement sur la définition de sa liberté, de son indétermination subjective) de catégories forcément accouchées du passé : « L'inconscient tel qu'il se fraye ainsi une voie dans le rêve et dans mainte psychose, tel qu'il se rend apte à la conscience, a pour ressort, pour moteur, l'instinct sexuel, ou la volonté de puissance, ou quelque autre encore, peu importe dans quelle catégorie on a classé les modes en eux-mêmes déjà hérités, mémorisés, encore propres à la créature, de notre comportement moteur dans le monde. Les désirs de l'enfance, chacun le sait, comblent généralement l'abîme de nos rêves. Grâce à quoi l'on démontre que, s'agissant aussi bien de ce qu'on y veut que de ce qu'on y voit, il ne loge rien dans cette région qui n'ait déjà été quelque jour présent dans l'enfance et la préhistoire, puis a sombré et fut refoulé, enseveli. » (Bloch, L'esprit de l'utopie, Gallimard, p. 230). C'est aussi, de fait, à l'impuissance radicale du sujet à ressaisir sa propre essence humaine qu'aboutit la psychanalyse freudienne. Car les catégories freudiennes tendent non seulement, pour Bloch, à l'inflation existentielle, de la première à la seconde topique, mais surtout à une domination quasi-totale, automatique, sur sa capacité de se connaître, qui est aussi capacité d'agir. Le Ça, le Moi, le Surmoi acquièrent une forme d'autonomie accélérant, par contraste, la dislocation de l'individu, réduit, en face de ce fourmillement digne d'une escouade d'insectes nécrophages, à quelque position misérable de spectateur vaincu. La perte d'unité humaine, induite par le régime d'aliénation capitaliste et déplorée par Bloch est, au contraire, d'une certaine manière, célébrée par un Freud partisan des faits, ennemi de toute métaphysique et de tout projet de système, visant à restaurer ladite unité, pour Freud purement idéologique, au sens de fausse conscience. C'est là ce qui pousse Bloch à employer l'expression de « nihilisme analytique » (op. cit, p. 206) et de préciser : « quant à la donnée psychanalytique elle-même : découverte par le Moi qui en est détaché, déroulée en-deça de lui et s'y déroulant elle-même dans un automatisme abandonné de Dieu, indépendante du sujet actuel qui éprouve et qui comprend, - elle n'est même pas chiffre, mais simple schématisme, où les morts enterrent ce qui est mort, lui prescrivant ses règles et ses lois. » (op. cit., p. 232).

Dieu, donc, est pour Bloch le lieu de restauration d'une telle unité du sujet et de l'objet, étant entendu que ce Dieu se trouve sécularisé, que cette restauration dont nous parlons, ou son projet, aura pour cadre non un au-delà transcendant, mais un futur de ce monde, déjà annoncé et perceptible en son présent, et constituant la définition ontologique de l'homme tendu, par essence, vers la réalisation de celle-ci comme possibilité-latence. Notre propre visage ou figure (Bloch employant, rappelons-le, indifféremment et massivement les deux termes) coïncident avec le visage de Dieu, occasion symbolique finale de leur dévoilement, et du dévoilement de ce dernier, de la figuration du dernier Messie, dont l'on attend un retour qui sera aussi notre vraie naissance : le véritable commencement d'un monde authentique, non-séparé. La naturalisation finale de l’essence de l’homme passe ainsi par le maintien d’une ouverture au sein du système blochien, lequel se distingue ici d’un Hegel fermant au contraire le sien sur la séquence ultime d’un Savoir Absolu, à partir duquel recommencer uniquement un parcours de figures, d’incarnations de l’idée, au fond déjà présent et déterminé en soi. Raison pourquoi la religion, chez Bloch, se substitue au Savoir Absolu hégélien comme maintien de cette ouverture d’espérance, cette ouverture critique d’attente – motivée scientifiquement (telle est la docta spes blochienne) – dont le marxisme (comme pensée dialectique, irréductible, du toujours-nouveau radical) constitue tant la forme que le cœur concret.

En sorte que ce que Freud analyse en termes d'idéologie, ou de créations superstructurelles inconscientes : religion, art, magie, etc, Bloch entend, lui, souvent, le défendre comme autant d'annonces symboliques fécondes (autrement dit largement inconscientes à elles mêmes comme participant d'un dévoilement progressif du visage de Dieu, autre nom du Royaume de la liberté, ou communisme) du Paradis final. Là où Freud entend partout réduire cette incidence idéologique sur la vie des hommes, Bloch veut au contraire en exhiber glorieusement l'excédent utopique signifiant : dans l'architecture gothique, le Fidelio de Beethoven, toutes les grandes oeuvres de l'esprit du passé toujours agissantes sur notre présent au nom du futur qu'elles portaient, et dont les droits à la réalisation n'ont pas encore été satisfaits. Cette dialectique du nécessaire dévoilement voilé de Dieu (ou du communisme) est capitale chez Bloch : elle le conduit, bien avant Mannheim, à conclure à une coexistence presque génétique de l'utopie et de l'idéologie, toute idéologie dominante recelant, à dire vrai, à telle ou telle époque, un excédent utopique absolument invincible, et prétendant, face au conservatisme de l'idéologie, à la réalisation. Cet inconscient idéologique nécessaire n'est donc pas collectif, au sens jungien, puisque son élément n'est ni instinctuel ni biologique quoiqu'il puisse procéder, chez Bloch, d'archétypes régulièrement manifestés dans l'histoire. Il a, au fond, beaucoup à voir avec le franchissement phénoménologique d'étapes autant individuelles que phylogénétiques, suivant la transition ménagée par Hegel entre la Conscience de soi et le Nous historique, à grands renforts d'incarnations mythologiques ou littéraires, ces diverses étapes de la Conscience se révélant avoir été (et c'est, encore une fois, cette dimension de passé que Bloch déplore évidemment chez Hegel) illusoires, d'une certaine façon, puisque relativisées par la Conscience elle-même poursuivant son chemin de calvaire en direction du Savoir Absolu (auquel Bloch substitue son très problématique, car indéfinissable, Optimum : sa perfection utopique, ce moment dont Faust, enfin, exigera qu'il s'arrête, car il est si beau). Ce caractère illusoirement absolu de chaque étape du mouvement de conscience, ne pourrait-on le définir comme nécessité idéologique même du dévoilement de la vérité, inconscience sise au coeur même de la conscience ? Les travaux visant à rapprocher Freud de Hegel (malgré l'aversion proclamée du premier pour la systématicité unitaire du second), depuis le premier Lacan, avec Hyppolite, jusqu'à John Mils (aujourd'hui), en passant par André Green (le Travail du négatif) offrent aussi l'intérêt de penser ce rapport de Bloch à l'idéologie comme inconscient historique nécessaire. Bloch indiquant, en outre, suivant une formule restée célèbre, que « Penser, c'est transgresser (ou : aller de l'avant, vers l'avant) », sa pensée pouvant ainsi se voir définie essentiellement comme une méta-physique critique, cette attitude n'est pas sans affinités avec les dispositions méta-psychologiques de Freud, si l'on accepte de voir, dans les deux cas, la nécessité posée d'une existence voilée de la vérité, d'une manifestation obscure à elle-même de celle-ci, ladite obscurité déterminant, dans sa forclusion prétendue, son autonomisation formelle vis-à-vis des processus psychiques et sociaux conscients, le degré de force même de son influence inconsciente sur le conscient. Tout ce qui est réel est rationnel, peut-être, mais non nécessairement connaissable comme tel conceptuellement, voire même, dans une certaine mesure, décisive, d'autant plus effectif et agissant qu'il demeure inconnu et inconnaissable : voilé à soi-même. C'est ce qui fait dire à P.-L. Assoun que chez Freud : « c'est parce que le donné immanent tend à se sublimer en s'incarnant dans un artefact transcendant (über-sinnliche Realität) que la métapsychologie est possible. La métaphysique subit donc une réduction de sa prétention à la transcendance : elle n'est plus que le langage, en un autre code, du message psychologique. La métapsychologie est le langage médiateur qui, en retraduisant ce message, en livre la véritable signification, mais riche de ses médiations symboliques (métaphysiques). La métaphysique rend donc possible la métapsychologie en ce sens qu'elle permet d'exhiber, en une formation structurée et en un langage déterminé, le programme psychique, qui se met à exister à travers elle en tant qu'objectivité. Seulement, il convient de retraduire le signifié psychique qui s'est une première fois exprimé dans le signifiant logico-métaphysique. » (P.-L. Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, PUF, 1976, p. 120).

C'est ce type de « traduction » du « signifié psychique » en ontologie utopique que vise la pensée d'Ernst Bloch. D'où l'importance, en son sein, de ces notions de « chiffre » ou de « symbolique-ontique », et son auto-définition comme « gnose révolutionnaire » dans la remarque terminale (1963) à la réédition de l'Esprit de l'utopie. Le dernier paradoxe d'une telle pensée révolutionnaire, viscéralement hostile à toute attitude régressive - philosophique ou psychanalytique - en matière de connaissance, étant qu'elle nous semble relayer, contre sa lettre elle-même, à son corps défendant, la position (consciemment pessimiste) freudienne la plus radicale pour qui, au fond, le passé – de l'enfance et de ses traumatismes - ne passe pas, ne passe jamais, ne montre jamais, chez l'individu que ce passé écrase sans merci, de suite réelle authentique. Michaël Löwy, dans un passage admirable de clarté, juge ainsi que : « Le paradoxe central du Principe Espérance (sinon de toute l'oeuvre de Bloch), c'est que ce texte monumental, entièrement tourné vers l'horizon de l'avenir, vers le Front, le Novum, le Non-encore-être, ne dit presque rien sur le... futur. Il n'essaie pratiquement jamais d'imaginer, de prévoir ou de préfigurer le visage prochain de la société humaine – sauf dans les termes classiques de la perspective marxiste : une société sans classes ni oppression. La science-fiction ou la futurologie moderne ne l'intéressent nullement. En réalité - mis à part les chapitres plus théoriques - le livre est un immense voyage à travers le passé, à la recherche des images de désir, des rêves éveillés et des paysages de l'espoir, dispersés dans les utopies sociales, médicales, architecturales, techniques, philosophiques, religieuses, géographiques, musicales et artistiques. Dans cette modalité spécifique de la dialectique romantique, l'enjeu est la découverte de l'avenir dans les aspirations du passé - sous forme de promesse non-accomplie. » (in Révolte et Mélancolie, Payot, 1992, p. 272).

Pourrait-on parler ici d'une forme d'éléatisme ? En réalité, à l'achèvement du voyage de la Conscience hégélienne dans le Savoir absolu, Bloch substitue un système ouvert, dont la Possibilité installée au tréfond de l'objet constitue le coeur. Cet inachèvement nécessaire renvoie au caractère essentiellement à venir de la matière. L'inconscient est perpétuel de même que Faust, ou la Phénoménologie de l'Esprit relativisent perpétuellement le statut de la réalité qu'ils n'atteignent que comme étape transitoire. Le meilleur est toujours devant nous, et le meilleur, c'est nous-mêmes. L'inconscient de nous-mêmes, de fait, subsistera toujours, réduit seulement par cette compréhension de sa manifestation régulière, nécessaire, dans le passé. Nous comprenons que nous sommes essentiellement la répétition d'un passé tendu vers l'avenir, par le désir d'un Avenir qui ne serait jamais de l'advenu.