Hier soir, La Révolte, de notre cher, notre adoré Villiers de l'Isle-Adam, aux Bouffes du Nord.
On pourra discuter la pertinence du choix d'Anouk Grinberg, très émouvante,
sans doute, mais dont le timbre adolescent, presque hystérique, se serait
peut-être effacé avec bonheur derrière la gravité de quelque voix cassée
d'adulte, à la fois résolue et nostalgique de son foyer inconnu. En même temps,
bien sûr, le fait que nous la trouvions hystérique nous juge
assez - nous ! - et pose l'état même d'hystérie féminine dans sa vérité sociale et
politique, ce qui est un résultat non-négligeable. Sous la voix qui
tremble couve en effet un discours extrêmement ferme, que nos préjugés nous masquent
alors certainement, ne serait-ce que l'espace d'une seconde. Et c'est en cela que la position féminine, ramenée par
nous, hommes, à ce genre de mesquineries et de subtilités honteusement
physiologiques, est ici intelligemment présentée. Quant à Hervé Briaux, l'antagoniste
mâle, il est tout simplement extraordinaire.
Vit-on jamais triomphe plus intensément, plus douloureusement,
plus ignoblement ressenti du principe philistin de réalité, du principe de rendement
? Et - sans paradoxe aucun - fut-il, avec cela, jamais produit justification
moins outrancière de cette nécessité
historique, objective que constituera, jusqu'au bout, la dissidence romantique
vis-à-vis de la bassesse bourgeoise ? Qu'on la brime, qu'on la moque, qu'on la
juge impossible, la révolte trouvera son chemin, voilà tout. Que nous importe
qu'elle soit encore invictorieuse, pour être survenue, peut-être, à la fois
trop tard et trop tôt ? Son heure demeure notre heure, toujours. Nous ne la
découragerons jamais. Ce serait railler, avec l'ignoble Félix, ce salopard de
mari qui exulte ici au retour de la fugitive, ridicule à ses yeux d'avoir cru à « l'applicabilité des rêves » : des rêves de fuite, en l'occurrence.
Certes, cette femme (Elisabeth) qui commence par quitter son mari sur
un coup de tête, autant que lui et ses semblables, de toute éternité, auront
laborieusement déserté la vie, cette femme, donc, revient en fin de compte au foyer, au mari, à l'enfant et à toute la norme
pourrie : vaincue, désabusée, définitivement morte à l'espoir. Trop
tard, lâche-t-elle. C'était trop tard. Pour partir. Le porc
l'avait déjà castrée, et de cette castration imaginaire et sensible, elle
n'avait pas pris la mesure tragiquement exacte. Le porc avait en vérité achevé
le lent travail de ses père et mère, lesquels lui enjoignaient - petite fille -
de ne reconnaître que l'argent, de n'admirer dans le monde que les fils
électriques et les ouvrages de génie civil, qui sont la seule beauté
bourgeoise. Comment revenir de pareil traumatisme, de semblable déracinement a
priori ? Comment commencer enfin à
vivre derrière un traitement primo-orthopédique de cette qualité, bannissant le
rêve dans son Tartare d'improductivité et de vice ? Élisabeth n'aura ainsi
d'abord pas su où aller, où passer la première nuit du grand
refus, puis les suivantes immédiates, ni (au-delà de cela) où retrouver, refonder
le simple désir de vivre et de respirer en liberté, dont le vide de terreur,
soudain, l'aura assaillie, comme il saisit parfois ces chevaux affolés par l'immensité des
plages, et qui se cabrent, alors, en panique. Quelle liberté ? La
liberté, pour une femme de la fin du dix-neuvième siècle ? Tu veux rire, mon frère.
C'est, encore une fois, un rêve, à tous les sens du
terme. Tel est le discours ambivalent, révolté et réaliste, que nous tient
Villiers de l'Isle-Adam. Existe-t-elle aujourd'hui, cette liberté, de tout
plaquer, tout lâcher, comme suggéraient naguère poétiquement les bons
conseilleurs surréalistes, pour partir sur les routes ? Cette liberté, qui,
d'évidence, n'existe aujourd'hui pour personne, ou si
peu, existait bien sûr encore moins à l'époque, pour ce sous-sujet, mineur
juridique, qu'Élisabeth représente ici. L'aliénation, le malheur, la solitude
mortelle, ici ou ailleurs, de fait, pour elle ce sera pareil. Il n'y a pas d'ailleurs de la
bourgeoisie. Le seul ailleurs de la bourgeoisie, c'est son plus
tard, sa disparition inéluctable dans le temps, sa volatilisation
sociale hors de l'univers, laquelle débarrassera de sa présence infâme l'humanité
entière ou personne, et sûrement pas telle ou telle femme, ou tel autre
porteur de (mauvais) rêve identitaire : le noir, le jaune, le juif, le
musulman, l'homosexuel ou le végétarien. C'est nous tous ou personne, nous dit
Villiers de l'Isle-Adam. C'est nous tous - y compris ce con de Félix, le
mari - ou rien. Pauvre homme, murmure
Élisabeth en ponctuant, de ces derniers mots terribles, le triomphe
inquestionnable de son ennemi mortel.
NOTE TERMINALE DU MOINE BLEU
On ne comprendra pas la haine spécifique vouée par
Villiers à la bourgeoisie, si l'on ne se rappelle pas le destin particulier de
cette pièce : La Révolte, littéralement assassinée, en
1870, par les critiques plumitifs aux ordres. La Commune de Paris, à peine
postérieure, pour laquelle Villiers s'engagera assumera ainsi, à ses yeux, une
fonction de grande justice divine dont il remercie le Peuple de Paris, célébré
dans son Tableau de Paris sous la Commune (éd. Sao
Maï, 2008), à l'occasion duquel nous écrivions voilà quelques années, dans nos
notes explicatives, les lignes suivantes :
« En
mai 1870, un souci égal de reconnaissance et de mise en pièces des valeurs de
son temps le pousse à présenter au public la Révolte, drame en un acte
évoquant pour certains [Richard et Cosima Wagner, entre autres] Ibsen
et sa Maison de poupée. Une jeune femme dissidente, et rêveuse, y
refuse le sort – l’ennui comptable à perpétuité - auquel
son mariage la destine, cette critique implacable de l’emmurement conjugal se
déroulant - tel est son intérêt piquant - dans le cadre formel du
théâtre de boulevard, dont Villiers détourne pour l’occasion les codes,
subvertissant ainsi l’espace d’ordinaire apprécié, et hanté, de ses
adversaires. Ceux-ci ne le lui pardonnent pas : la pièce, qui n’aura
au total que cinq représentations, est étrillée par la critique, un certain
Francisque Sarcey en tête, auquel Villiers vouera dès lors une haine tenace, et
fameuse. Son humiliation, cependant, et sa tristesse sont immenses. De
même que son désir de vengeance. C’est justement fort peu de temps
après que surviennent la guerre de 1870 avec la Prusse, l’effondrement -
provoqué par celle-ci - du ridicule Second-Empire, puis l’avènement de la
République, et enfin la Commune, proclamée le 28 mars 1871. »
Le Tableau
de Paris proprement dit commençant presque par ces mots :
« Le soleil brille sur la Révolte », l'allusion était, du point de
vue de Villiers, parfaitement transparente. Voilà pourquoi nous précisions
alors un peu plus loin que se jouait là une :
« référence évidente à la
pièce, maudite, du même nom, écrasée par la critique et qui eut en mai 1870
cinq représentations, lesquelles rapportèrent à son auteur, Villiers, la somme
dérisoire de trente francs. Le soir de la dernière, demeuré « seul
avec un ami éprouvé, il éclata en sanglots. » (Henry Roujon). À
la chute de l’Empire, déjà quelque peu vengé, il écrivit à François
Oswald : « La Révolte était simplement une prédiction
qui s’est réalisée deux mois plus tard, voilà tout. »
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