mardi 14 avril 2015

Entretien avec Ruine (2) : Artothèque-the-money-and-run !

Et la première partie, c'est ICI !

 
Ruine, Art dealer (2010).

LE MOINE BLEU : Avant de poursuivre notre discussion sur le parcours de certains artistes caractéristiques ou "emblématiques" de ce qu'on appelle, sans doute à défaut d'autre chose, l'art de rue, le street art, pourrais-tu revenir rapidement sur la question des "artothèques" et le conflit que tu as eu là-dessus avec certains milieux artistiques à Paris vers les années 1990 ? En rappelant vite fait ce qu'est une artothèque, dans ses projets et principes ?

RUINE : À mon arrivée à Paris, par un pur hasard dont on pourra reparler plus tard, je fais la rencontre d'un habitant d'un " squatt artistique " dans le métro, il m'adresse la parole car j'ai avec moi une basse customisée avec des phares de vélo et des clignotants de voitures collés dessus. Je me rendais à une audition pour un groupe de musique qui cherchait un bassiste, et ne connaissant personne à la capitale, je m'étais dit que c'était une bonne façon de faire des rencontres. Et je voulais aussi faire de la musique. Donc le squatteur m'accoste, on discute, et il finit par me dire que dans son squatt, il y' a une troupe de théâtre de rue qui recherche un musicien pour leur prochain spectacle. Quelques arrêts plus loin, on descend et il m'amène dans son teuskwa. J'y rencontre la troupe, prend rencard pour le lendemain, et je ne suis jamais allé à l'audition... De fils en aiguilles, j'ai hérité d'une piaule et d'un petit coin d'atelier, et me suis mis à peindre de plus en plus. J'avais 18 ans. À cette époque (tout début des années 90, 1991 précisément...) le marché de l'art contemporain cherchait sa nouvelle proie, son nouveau joujou, sa nouvelle poule aux oeufs d'or. Après avoir volé et récupéré le graffiti et la figuration libre, une fois bien épuisé le filon de l'arte povera, de Fluxus, et des nouveau réalistes, pour ne citer que ceux-là. Et donc, quelques éclaireurs au flair de renard et aux goûts variables comme la bourse, pensant être au bon endroit et au bon moment (c'est à dire avant les autres chacals, et ainsi pouvoir les humilier en les plumant plus tard !), faisaient des expéditions d'achat groupé dans certains squatts artistique peu hostiles au commerce... Et du coup, dans celui où se trouvait mon " atelier " (5m2 de bordel et de toiles pas finies !), un grand format attira son attention, et peut-être  pensa-t-il qu'une plus-value était envisageable dans les années futures... Quoi qu'il en soit, lorsque je rentrais à la case, mon " voisin d'atelier " m'apprit qu'un mec de Drouot, un gars qui participe et organise des ventes aux enchères, m'avait " acheté " un tableau, en me laissant, comme dans les films, sa carte de visite. Et qu'il n'avait pas laissé de thune. C'est surtout ce détail qui me fit attraper le premier téléphone de la première cabine (et oui à l'époque nous n'avions pas de portables !), et appeler le mec : il m'expliqua que la toile allait être mise aux enchères (au prix que je "décidais", aidé par le fait que lui prenait 35%...). J'ai dit : "1000 francs", la toile a été vendu à 1997, donc c'est ma côte Drouot, même si c'est pas ce que j'ai touché. Mais à l'époque, même 500 francs c'était une somme assez importante pour se la faire tranquille avec deux ou trois copains pendant une semaine. Et ces bâtards le savaient et exploitaient les peintres et sculpteurs de ce milieux, en lâchant quelques miettes assez pour acheter docilité et fidélité... Triste sort. Et suite à ces charognards, une nouvelle sorte de colons pointa son nez dans les squatts dits d'artistes, pour y faire leurs courses et leur fond de commerce : les représentants des " artothèques ". Même si l'idée originale partait d'une volonté de diffuser plus largement et gratuitement, au sein du peuple, l'art contemporain à la manière des médiathèques des banlieues rouges, cela changea vite ! Et  des le début des années 80 et le règne du socialisme à la Française, ce fut du ministère de la culture dont furent dépendantes les artothèques. Et les attrape-fric étaient là, qui guettaient, avides de prendre de la caillasse, voire de faire fortune avec un jeune squatteur à la gorge, mais qui aura peut être l'occasion de vendre cher son cul dans les années à venir. Un nouveau lieu ouvrit à Rambuteau, en plein milieux des galeries et autres boutiques branchouillardes. La prétention du squatt était de faire concurrence à ces galeries, et ils annonçaient vendre de la peinture au m2 et de la sculpture au kilo. On m'avait proposé de prendre un mur dans l'espace d'exposition, et d'y mettre ce que je voulais, en me précisant tout de même que le lieu, tout comme les galeries, prenait 30 % du produit des ventes, mais pour faire vivre l'espace, et non par enrichissement personnel, bien entendu. Et certains étaient sincères. 


LMB : Et alors, alors... SUSPENSE... que se passa-t-il ?

RUINE : Et bien j'ai investi environ 5-6 m2 d'un mur de ce squatt, dans le fond de l'espace d'exposition. Faut dire que j'étais un des derniers à m'installer, beaucoup d' "artistes" ayant rien ou peu à voir avec la scène des squatts (même artistiques), attirés par l'opportunité d'exposer dans ce quartier qui les fait tant fantasmer et baver, ce triste décor, symbole arrogant de l'art uniquement pour les riches, dont ils voudraient tellement faire partie... Donc j'ai accroché une dizaine de toiles et objets, et j'ai comblé tous les vides sur le mur avec des petits mots écrits sur du carton ou du papier, principalement des insultes et des critiques de l'art et des galeries. Quelques jours plus tard, un des animateurs de ce lieu vient me trouver à notre squatt "Le Pied de Biche", qui se trouvait relativement près, rue des Lombards, pas loin du centre Pompidou. Il m'annonce que j'ai vendu 5 ou 6 tableaux au prix que j'avais affiché (genre 2000 francs le 100 X 100) et que deux types ont laissé leurs cartes pour moi pour que je les recontacte. Des gestionnaires d'artothèques privées intéressés par des jeunes artistes afin de les accompagner vers la gloire, tout en se remplissant les poches au passage, et en spéculant sur leur future carrière dans le " white cube ", le monde de l'Aaart... Bon t'imagine bien que quand t'as à peine vingt ans, une embellie de plus de 10.000 fr (1500 euros) qui te tombe dessus, ça peut légèrement te perturber ! Premièrement je me suis senti super malin, et j'ai eu la sensation d'avoir fait le hold-up de l'année ! Tu te retrouves avec tout cet argent tout d'un coup, t'arrives même à en oublier les 30 % pris par le lieu et que tu as sûrement vendu bien au-dessous du prix que tu aurais pu obtenir si... mais voilà, aucune envie de fréquenter ce milieu, la fougue de la jeunesse qui te glisse à l'oreille qu'il sera toujours temps de réfléchir à tout ça le moment venu, plus tard ! Mais bon, j'appelle quand même les personnes, et leur demande quelques explications sur le fonctionnement de leurs artothèques et à qui ils louent les tableaux... Là je comprends que c'est eux qui sont gagnants dans cette histoire, et que ce n'est nullement parce qu'ils aiment ce que je fais qu'ils m'ont choisi, mais plus par esprit de spéculation... Et je comprends également que mes tableaux vont être principalement loués par des apprentis-parvenus afin d'en mettre plein les yeux à leur patron lorsqu'ils l'inviteront à diner chez eux afin d'envisager une future promotion ! Triste sort, pour un peintre qui voulait, comme en musique, réveiller quelques consciences et dénoncer quelques saloperies, que de se retrouver à décorer la salle à manger de la soumission salariale ! Là tu te poses des questions, tu analyses, et tu comprends que quoi qu'il en soit, c'est toi le dindon de la farce... Alors, de mon côté, la seule solution que j'ai trouvé fut de tout arrêter ! D'attendre que s'écroule le marché de l'art et cette attitude pédante qui consiste à séparer l'art de la vie, au profit de quelques charlatans bien soumis aux lois et aux règles du marché, mais n'ayant rien à dire à part " donnez, donnez-moi... ". Il est vrai qu'à cette période, j'avais de nombreux autres centres d'intérêt qui touchaient plus à la guerre sociale et à l'impératif de libérer un lieu vide afin d'en faire notre base/logement pour quelque temps. Cette existence précaire, mais choisie, m'a peu à peu éloigné de la peinture, et je me suis tourné vers la musique, pensant naïvement trouver là un milieu moins compromis et plus ouvert au peuple... J'ai donc remballé mes tubes d'acrylique, mes bombes de peinture et mes affiches arrachées, et j'ai offert la plupart de mes tableaux à des ami(e)s et j'en ai jeté aussi une partie ! Gros moment de remise en question et de réflexion : pourquoi/pour qui tu peins ? Qu'en attends-tu ? Trop de contradictions à ce moment-là dans ma tête, et aussi une haine de plus en plus viscérale de tout ce milieu qui nous avait rejeté, moi et mes amis, car on ne correspondait pas au standard des marionnettes qu'il avait l'habitude de manipuler et d'exploiter! Et je n'ai pas repeint de toile avant 2010... mais j'ai bien regretté avec le recul de ne pas avoir persévéré et m'être dit que c'était pas à eux de fixer les règles. Mais ne t'inquiète pas, j'ai quand même vécu de grands moments artistiques avec mes camarades anti-artistes ! En tous cas voilà comment s'est finie ma carrière de futur " jeune peintre français..." 

 
Ruine, EPM Blues (2012).

LMB :  Venons-en maintenant à ces figures contemporaines du street art, davantage connues du grand public, comme on dit. On aimerait avoir ton point de vue sur certaines d'entre elles, et sur leur rapport (peut-être) différent à l'inévitable, l'inéluctable maquerautage de leurs travaux et activités par le marché de l'Art. À première vue, comme ça, grossièrement, une première ligne de fracture évidente séparerait artistes intègres (ou degôche) attachés à un certain esprit critique, à certaine pratique disons consciente (et que le vilain Capital tenterait d'annexer), et, en face, d'autres artistes plus directement commerçants, et présentant moins de complexes à l'être. Buff Monster bosse pour Vuitton, Nick Walker pour Kangol, on a déjà évoqué le cas d'André, etc. De l'autre côté, donc, voilà qu'on retrouverait un Banksy. Une énigme, malgré tout, que cet homme-là, au sujet de qui on aimerait bien avoir ton avis : 1, 87 millions de dollars pour l'estimation de son oeuvre la plus cotée, des oeuvres que s'arrachent stars et people les plus basiques, mais aussi ce festival Cans qu'il organise dans une gare londonienne Eurostar désaffectée, sans rien mettre en vente, en bannissant tout commerce et en conviant, dans un secret de conspirateur, les artistes du monde entier qu'il choisit d'exposer. A-t-on affaire ici à une apologie classiquement hypocrite ou à une critique plus ou moins radicale de l'art comme simple marchandise ?

RUINE : J'avoue que, là-dessus, j'aurais du mal à trancher complètement. Bon, Banksy, aujourd'hui, faut savoir qu'il approche la cinquantième place (ou à peu près) chez les artistes contemporains qui font le plus de thunes (en rappelant que le premier, c'est Basquiat, le deuxième Jeff Koons, et que Banksy n'arrive donc pas très très loin derrière ces gens-là). Le mec arrive quand même à vendre des pochoirs à quinze exemplaires ou des sérigraphies à des 50 000 dollars, à tel point que des tableaux ou des oeuvres de lui sont volés dans la rue puis revendus en galerie dans la foulée, à des prix complètement hallucinants. Sur le fond, moi, ça me dérange pas. Après, ce qu'il fait au juste... 

LMB : Ses opérations d'accrochage sauvage, dans les musées ?

                                 
                                                                      Banksy dans ses oeuvres. 

RUINE : C'est comme ça que je l'ai connu. Ses accrochages au Louvre, à la Tate, au New York Museum... J'ai trouvé ça super-classe. Son idée ? Pour moi, il s'imposait tout simplement dans des endroits où l'art de la rue n'avait pas lieu d'être. J'ai trouvé ça bien. Même s'il s'est évidemment servi de ce truc-là pour se faire mousser ensuite, et qu'une bonne partie de sa notoriété vient de là, parce que le côté bad boy représente décidément toujours une plus-value. Je pense que Banksy a quand même une approche politique, même s'il n'a jamais rien écrit de clair sur la question (contrairement à Shepard Fairey). La grosse critique qu'il porte touche à cette question de savoir qui a et qui n'a pas la légitimité d'être exposé dans les musées. Pourquoi nous n'y serions pas, nous, au musée ? Cette critique est valable. Même si Banksy se trouve ensuite lui-même exposé au musée sans y faire grand-chose. Reste ce qu'il a organisé, par exemple, à New York, il y a de ça quelques mois : un pied-de-nez assez sympathique. Il a branché dans la rue un petit vendeur ambulant de tableaux, de glaces, de conneries et lui a dit : tiens ! tu voudrais pas me monter un petit stand, que je te file des petites choses à écouler pour moi ? Et puis il lui a ramené une vingtaine d'oeuvres originales de lui, à vendre soixante dollars, alors qu'elles partent normalement à 500 000... Voilà comment des gens se sont comme ça retrouvés propriétaires d'oeuvres de Banksy qu'ils pouvaient revendre aussi sec...

LMB : ... en changeant de statut social du jour au lendemain...

RUINE : Ouais. Le tout étant de savoir, bien sûr, s'ils pourront les revendre. La même histoire que Basquiat qui filait des tableaux à ses dealers, qu'essayaient de les refourguer derrière à 20 000 dollars.

 
Ruine, Boxe le capital (2012).

LMB : Le film sur Mr Brainwash, t'en penses quoi ? Là, justement, dans cette histoire, on est en plein dans l'ambiguïté. Le but est-il, chez Banksy, de montrer que l'Art, malgré toute sa grandiloquence, ne se ramène au fond qu'à cela : tu seras connu et reconnu comme artiste si tu as le temps et la mise de départ pour bâtir la seule chose qui compte : un réseau, qui te fera exister et sortir du néant, le talent ou l'intérêt objectifs de ton travail n'ayant, eux, aucune importance ?

Mr Brainwash

RUINE : Si on prend ce film réalisé sur Mr Brainwash, que Banksy a financé, on se rapproche là à mon sens beaucoup du délire de Warhol. Pour moi, Mr Brainwash, c'est la pure négation de la créativité. Le mec a rien. Rien de rien. Il a fait 3 sérigraphies, il a des assistants en pagaille, et un bon réseau, en effet. Et ça marche. Et je pense, effectivement, que l'Art avec un a majuscule, c'est ça. Plus t'es coté, plus tu vendras cher, plus tu seras coté.... et ainsi de suite. Une espèce de cercle vicieux, dont tu ne peux sortir vraiment qu'en te posant la question de savoir à qui tu veux vendre tes tableaux au juste. Moi, j'ai envie de les vendre au peuple, aux prolos, aux gens qui m'entourent. Pas à un patron du CAC 40 ou je ne sais quoi. Il y a des gens qui, eux, ne se posent plus cette question-là. Ils vendent, point barre. Après, il faut regarder ce qu'ils font de leur argent. C'est vrai que Banksy, pendant longtemps, a présenté les choses comme ça : tout mon oseille, je le recycle pour financer de nouvelles interventions. Ce que Shepard " Obey" Fairey faisait aussi, jusqu'à une certaine période. Ou encore les brésiliens d'Os Gêmeos : malheureusement, pour ce qui est d'eux, pendant la dernière coupe du monde de foot, alors que des favelas se faisaient expulser et défoncer par les keufs pour faire place nette, les Os Gêmeos n'ont eu aucun problème, alors, à réaliser des fresques en l'honneur de l'événement... 
 
Os Gêmeos, Brasilia, 2010.

C'est donc à ce niveau-là que tu vas pouvoir compter les amis et les ennemis. Shepard Fairey, par exemple, qui autrefois s'inspirait dans son travail de John Carpenter et de tout un tas de personnes intéressantes, c'est typiquement pour moi le gars qu'est devenu une salope, à base de marque de fringues et compagnie. Surtout, un gars qui n'a plus rien à voir avec son ancien milieu, alors qu'il vient du punk-rock, du skate-punk et tout ça, qu'il bossait au début dans un magasin de tee-shirts, en faisant ses photocopies la nuit pour fabriquer ses autocollants... 

 

La dernière merveille de Shepard Fairey.
 
Qu'un mec devienne riche du fait de sa créativité, que ce soit un musicien, un peintre ou autre chose, encore une fois, ça me pose pas de problèmes. Mais après, qu'est-ce qu'il va faire de sa thune, ensuite ? C'est ça, l'histoire. Beaucoup de gens vont tourner leur dos à leur milieu d'origine et devenir des crapules. Regarde C215, qui vient de lancer une pétition du côté de Vitry pour se plaindre de ce que des pochoirs à lui y ont été taggés, et demander à la police d'intervenir pour surveiller, pour protéger ses oeuvres. Voilà un gars qu'a fait de la prison, apparemment, dans sa jeunesse, et qui aujourd'hui, pour moi, représente simplement le top du street art qui n'a rien à dire, genre je te montre pendant cinq ans la gueule de ma fille sur les murs. Quand tu fais des choses dans la rue, il faut quand même un minimum de message. Ou de belles choses. Mais faire la gueule de ta fille pendant cinq ou dix piges et aller se plaindre ensuite auprès des keufs que des mecs viennent tagger dessus, les embrouiller parce qu'ils en ont marre de la voir partout, la gueule de ta fille, bon...

LMB : La famille et la propriété, en même temps, ça va ensemble.

RUINE : Exactement (rires).

 
 C 215 à Vitry (olé !).

LMB : Au-delà du street art - et avant - mais sans complètement quitter le sujet, quelqu'un comme Duchamp, par exemple, tu le considères fondamentalement plus comme un critique anti-artistique que comme un apologète ?

RUINE : Je suis vraiment pas fan de ce que Duchamp fait artistiquement. Y a pas un tableau de lui qui me plaît. Après, j'aime bien sa pratique : les ready made, l'idée de désacraliser, déclasser un objet pour en faire une "oeuvre d'art". Par contre, empêcher ensuite qu'on vienne pisser dans ton urinoir ou même chier dessus, là ça me va plus. C'est facile de dire : je change un objet en oeuvre d'art tout en le collant dans un musée. Viens plutôt le mettre dans le métro, ton truc, ou dans un bar : là où sont et passent les gens. Parce que le peuple va pas dans les galeries, comme il va pas trop dans les librairies, d'ailleurs. C'est pas que ces endroits soient complètement inaccessibles, c'est juste que c'est pas leur monde, et voilà. Et tous ces pseudo-artistes qui devaient soi-disant ramener l'art au niveau de la vie et du machin..., qu'est-ce qu'ils auront fait au juste, au total, à part avoir pris un maximum de caillasse ? Hé ben, pas grand-chose. Et un Banksy, il a pas fait grand-chose.

 
Ruine, Misery (2010).


LMB : Visitons encore un peu cette belle galerie de portraits de nos vedettes graffiteuses contemporaines. Invader, qui déclare tranquillement : " Si je posais pas mes trucs dans la rue, il n'y aurait que de la pub sur les murs des villes ", ça t'inspire quoi ?

RUINE : Mouais... Il se trouve que lui, malheureusement, si tu veux, c'est un peu le premier vendeur de pub de l'univers. Il a même envoyé une de ses mosaïques dans l'espace avec un cosmonaute... Un prototype du genre....


Ruine, Urban drama (2010).


LMB : Epsylon Point

Epsylon point, Paris, 2006.


RUINE : Je connais moins. Moi, le gars qui me plaît vraiment bien, c'est Farewell. Un type qui s'est débrouillé pour se procurer tous les costumes pro, type SNCF, RATP et compagnie pour pouvoir s'incruster partout, et qui, du coup, a fait quelques très très belles actions, notamment une dans le métro parisien, sur je sais plus quelle ligne. Juste avec du gaffer noir, le gars commence par poser des lignes genre barreaux de prison sur les voitures. Et puis après, il bloque les portes pour que les mecs se retrouvent photographiés "enfermés", à taper comme des fous sur les barreaux ! En parallèle de ça, l'an dernier, du côté de Nantes, il est monté sur le toit d'un immeuble pile en face d'une taule et puis il a posé des énormes lettres en carton soutenues par des parpaings, qui disaient : " Je vous aime ! Vive la liberté ! " Des lettres oranges énormes, visibles depuis les cellules ! Encore un autre truc qu'il a fait : il a ouvert un panneau de pub tournante, il a glissé là-dedans une petite planche équipée de lames de cutter tous les centimètres. Les affiches tournent automatiquement, et plus elles tournent, plus elles sont lacérées, et finissent par tomber en morceaux... La vidéo qu'il a faite du truc est géniale. Plein de gens qui passaient s'arrêtent tout d'un coup. Les gamins bloquent, devant ces monceaux d'affiches qui tombent. C'est merveilleux. Tout ça sans discours spécialement offensif ou quoi que ce soit. Je pense que chez lui, derrière, y a juste une critique en acte de ces villes dans lesquelles on se reconnaît plus. À part lui, sinon, en ce moment, plus au niveau tag - et à part ceux que j'ai cités tout à l'heure (uv-tpk et autres) - parmi les crews que j'aime bien, y a aussi le GAP (Gang anti-police) avec Wo, Orphée, etc : des trucs simples mais toujours avec le petit message bienvenu qui va avec. Les gens de PAL aussi (Peace and love) qui, eux, sont complètement sortis du graffiti new yorkais de base, et qui se sont fait beaucoup critiquer pour ça, qui se sont fait traiter de petit-bourges et tout ça. Je sais pas si c'est vrai ou pas, en l'occurrence, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont vraiment essayé de casser tout ce côté classique du truc parisien. Et puis un dernier que j'apprécie, c'est KIDULT (mix de Kid et d'adulte) qui s'est tapé un maximum d'institutions ayant cherché un jour ou l'autre à récupérer le street art (Chanel et compagnie). À l'extincteur ! Genre : ils veulent du vandalisme, on va leur en donner... Tout ça pour dire qu'il y a un renouvellement des générations et surtout - je pense - un renouvellement de la réflexion de la part des plus jeunes acteurs du vandalisme, qui se projettent maintenant sur un truc plus offensif et arrêtent de se complaire dans les vieilles illusions. Ils ont compris, les gars, qu'il n'y aurait pas assez de place dans les galeries, ni de la thune à distribuer pour tout le monde. Et le plus étonnant, avec les bourges et les marchands du temple, c'est que par contrecoup, eux ont plutôt toujours tendance à apprécier les plus virulents, ceux qui leur crachent le plus à la gueule. Toujours cette envie, d'une certaine façon, de pouvoir se les payer, se les acheter. Et on retrouve encore la question Banksy : le mec le plus radical - au début - finalement accueilli à bras ouverts. Ce qu'il a complètement accepté lui-même, du reste, même s'il a un peu tergiversé. Il a pris un million de dollars pour faire son film, là et...

 
Métro, boulot, barreaux, par Farewell. 

LMB : ... moi, j'aurais jamais accepté ! On m'aurait proposé un million de dollars, j'aurais dit : non, je mange pas de ce pain-là (rires).

RUINE : Mais ouais : tu manges pas de ce pain-là ! Ou alors, tu manges de ce pain-là mais t'en fais autre chose. Comme Basquiat qui disait : " Vous comprenez, je me retrouve avec les poches pleines de billets de cent dollars, donc je vais en filer aux clochards dans la rue, ça les empêchera pas de continuer à me cracher dessus... "

LMB : Voilà comment le collectif anglais (de Newcastle) Prefab 77 présente, lui, son boulot :  " Notre travail est sombre, drôle, beau, à mi-chemin entre le fantastique et la critique sociale, institutions en déclin et avenir naissant..." Un commentaire ? 

 
                Prefab 77 (Newcastle, 2010).


RUINE : Bof. Le fantastique, je m'en fous complètement. Je m'en tiens à la critique sociale, rien qu'à elle. Je préfère marquer en gros : Un flic, une balle ! au fatcap plutôt que de m'intéresser au fantastique ou à ce genre de truc. L'idée n'est pas d'éloigner les gens de la réalité et de leur raconter que la vie est belle. La vie est pourrie. Ce monde est pourri. Et il faudrait peut-être faire quelque chose pour qu'il change. C'est ça, l'idée.

LMB : Pour terminer, justement, toujours sur ce rapport à l'art : on est dans une période... assez sombre, disons, sans beaucoup de perspectives en termes de rapport de force. Du coup, certains s'interrogent plus que jamais, ne serait-ce que pour tenir, sans même parler de faire face, sur la pratique artistique et sa nécessité éventuelle, comme recours. Comment te positionnes-tu par rapport à ça : l'idée de l'art comme dernier réduit possible en attendant des jours meilleurs ?

RUINE : Je pense que l'art est resté tellement éloigné du peuple pendant des décennies que le peuple n'en a plus rien à foutre de lui.  L'art contemporain, concrètement, ça coûte cher, et ça n'est pas compatible avec la vie quotidienne. Quand je parle avec des potes de mes activités, souvent leur réaction spontanée c'est "Ah ouais, tu fais de la peinture, t'es artissss... ?" Je réponds que non, je suis pas artiste, je fais de la peinture, et que je suis pas musicien, non plus, je fais de la musique. De toute façon, comme le disait si bien Hafed (Benotman) dans sa dernière interview à Chéri-bibi, un écrivain qui n'est pas publié reste malgré tout un écrivain. Il y a toujours, à un moment donné, cet espèce de décalage qui s'impose, du fait de toutes les trahisons et mesquineries diverses qu'ont pu commettre les artistes. Même ceux issus de la classe ouvrière, d'ailleurs...

LMB : ... oui, parce que les autres, eux, ne trahissent pas : ils ont jamais changé !

RUINE : C'est sûr... moi, ce que j'aimerais, en tout cas, un vrai projet, c'est ce truc qu'imagine je sais plus quel auteur (Fajardie, je crois, dans La nuit des Chats bottés) : des gars qui vont à Beaubourg et puis dans d'autres musées, qui y prennent des oeuvres, ouvrent un squat et les collent toutes là - sur leurs murs - de façon que tu puisses plus les en arracher sans les détruire, en créant un musée gratuit où les gens pourraient venir les admirer. Voilà ce que j'aimerais faire.

LMB : La dernière expo que tu viens de mettre en place (note du MB : elle a pris fin le 14 mars dernier) chez Fatalitas, et qui s'appelle Putain de zone, référence à une chanson de l'album de 1979 de La Souris Déglinguée, concerne plus des pièces séparées, sur des supports mixtes. Tu peux nous en parler vite fait ?

RUINE : Ben, d'abord, qui dit expo dans une galerie, dit forcément pratique plus sage, d'une certaine manière, que ce que je peux faire dans la rue, même si, bien sûr, ça reste chez des camarades et amis. Le sens général, c'est celui d'une dérive entre mouvement skinhead, tatouages et tout ce qui s'ensuit. Et en gros, la base du truc consiste à figer un peu une certaine époque : les années 80, les années neusk, quelque chose qui m'entoure depuis très longtemps auquel j'aimerais bien voir enlever aussi bien le côté politiquement correct que le côté facho. Le skinhead, pour moi, avant tout, c'est quelqu'un d'antisocial, qui n'aime ni la justice ni la police ni les partis politiques. Que certains d'entre eux se soient fait récupérer par la droite ou la gauche, je pense que c'est bien dommage pour eux... Moi, je m'en suis tenu à ramener un peu cette histoire, montrer des gueules, des mecs, des meufs. L'idée, aussi, vu qu'on est dans un quartier populaire, c'était de rendre accessibles ces oeuvres à un public populaire qui n'en sera pas réduit à baver devant pendant des siècles si ça leur plaît. D'où des petits prix, même si c'est pas au sens Leader price. Du coup, beaucoup de trucs sont partis, et chez des gens du peuple. Donc, je suis content pour ça. 

 








 



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