mercredi 31 décembre 2014

Bonjour Tristesse

 
Bruno C. 
à jamais
dans les nuages
(? - 2014)
                    
          


On trouvera une évocation du personnage 

mardi 30 décembre 2014

L'ombilic du rêve



L'ombilic du rêve est la dernière exposition que nous conseilla de visiter l'un de nos plus grands et anciens amis, lequel ne trouva rien de mieux à faire - ensuite - que de mourir solitairement chez lui, à quelques jours de cette nouvelle année 2015 dont on imaginera ainsi la saveur particulière qu'elle revêt déjà pour nous. L'état de sidération dans lequel nous nous trouvions hier (dans lequel nous nous trouvons toujours) à l'annonce de l'horrible événement, ne nous empêcha point, cependant, de nous rendre au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, où L'ombilic du rêve est encore visible quelques jours, jusqu'au 4 janvier. Nous ne l'aurions à la vérité manqué pour rien au monde, désormais. Savoir que notre poteau était passé dans le coin juste avant nous, avait, juste avant nous, longé ces mêmes murs en rêvant : effrayé, séduit, interrogé par les oeuvres diverses qui les parsèment monstrueusement, nous en constituait une forme de devoir. Or, le devoir, contrairement au hasard, fait parfois bien les choses. Il se trouve, en effet, que L'ombilic du rêve est une belle et sobre réussite, tendant à établir que cette célèbre prédication philosophique : Je suis moi et ma circonstance, s'applique virtuellement autant à l'humanité qu'aux événements à vocation culturelle.

 Une foule en liesse devant le Centre Pompidou...

Lorsque nous arrivâmes en début de soirée, tout transis de froid et de tristesse onirique, en face du parvis Beaubourg, la première chose que nous perçûmes, c'est l'amas impossible, presque chimérique, d'êtres humains des deux sexes groupés en une interminable file, pressée d'aller rendre ses hommages admiratifs à MM. Duchamp, Koons ou tout autre fossoyeur non-communiste de l'Art, statut tellement insuffisant, ainsi que les situationnistes nous l'ont appris, plutôt annonciateur de la plus belle fusion qui soit : la fusion décomplexée entre objectivation esthétique et commerce universel. Et toute cette engeance pérégrinait lentement, en colonne par deux dans la caillante, nippée de la même fripe, porteuse des mêmes infâmes sneakers tiers-mondistes décalées, arboreuse des mêmes barbes néo-viriles, des mêmes prothèses téléphoniques intelligentes et appliquées, sans parler des mêmes poussettes MacLaren grouillant d'un nombreux contenu convivial, car il n'est pas de raison que l'engeance, décidément optimiste, ne se reproduise régulièrement à l'identique.

Max Klinger, La séduction (1880-84).

Va-t-en, là-dessus, estimer la valeur d'un rêve, d'un fantasme, d'un idéal... Ces choses-là n'existent plus. Personne fait plus ça, comme le chantait Boris Vian. Semblable notion ou sa voisine, dès lors qu'elle serait émise, secouerait, aujourd'hui, d'un rire embarrassé le fond clairet de ce troupeau de jeunes-vieux infiniment transparents, de Grées contemporaines, de djihadistes CSP + nihilistes-communicationnels. Ce rire serait, à la vérité, celui dont éclaterait le colvert innocent à qui certain ornithorynque naïf, fraîchement débarqué de son bush, eût jugé opportun de proposer la botte. S'étant examiné furtivement, puis l'indigne porteur d'appel d'offre, le colvert eût, certes, d'abord distingué quelques vagues traits physionomiques susceptibles de rapprocher leurs espèces, des traits relevant, malgré tout, se fût aussitôt repris notre sage volatile (il est vrai spontanément troublé), d'un simple vestige sanctionné par l'évolution. Raison pourquoi le colvert rigole à présent, dardant nerveusement à l'air libre, en tous sens, son inimitable et infatigable muqueuse. Toute proportion gardée, le même lien nous unit à ces hipsters puant, eux aussi, du bec, et que nous sommes néanmoins contraints de subir autour de nous, dans notre mare, chaque minute que Dieu fait, ou plutôt ne fait pas, ça se saurait. Nos mondes ne sont plus en rapport. Nous n'entendons goutte ni à leur langage, ni à leurs manières, ni, bien sûr, à leurs modes ordinaires ou extraordinaires. Et pour les nôtres, de leur point de vue, elles ne se peuvent, à l'identique, semble-t-il, plus guère concevoir. L'époque paraît en avoir débarrassé, rasé de fond en comble une âme humaine transformée in fine en parfait espace modulable, apte aux plus productives adjonctions cyborguesques et transhumanistes. Leur rêve, votre rêve, notre cauchemar intégral, celui-là même obsédant certains symbolistes déjà désespérés de sa survenue voilà plus d'un siècle, est devenu seule réalité possible. L'Art n'est rien de plus, en-soi-et-pour-soi (comme dirait l'autre), qu'un marché : le plus vaste et prometteur du monde, à en croire les spécialistes compétents. La vague idée de sa négation fournie par lui-même, de son futur en somme, ne saurait plus se débusquer que dans le passé, lorsque le Temps existait encore, avec ses avatars dérisoires, tels que, par exemple, les capacités de réflexe politique ou dialectique. C'est le fumet de ce cadavre que nous goûtions, nous-mêmes bien loin de nos corps, ce soir-là, dans la grande paix du Centre Wallonie-Bruxelles, lequel devait, à la louche, accueillir, à l'heure de notre passage, une misérable dizaine de visiteurs. Pas d'enfants, ô miracle. Point de bruit autre que ceux strictement requis par la situation, c'est-à-dire parfois, de loin en loin, le délicieux catarrhe d'un tubard, l'intervention à peine plus sonore d'un vieux, rongé, le malheureux, par quelque début tragique de surdité, mais persistant à héler sans gêne, par amour simple, sa moitié perdue, demeurée à l'autre bout de la salle, afin de partager avec elle une émotion bien compréhensible. Il y avait aussi, qui nous parvenaient hors les murs, la mélopée d'un chanteur africain faisant la manche dehors, et nous sentions sur lui, à l'état de menace absolue, le même froid, la même angoisse d'hiver éternel que celle dont ruisselaient les silhouettes de trois clochards mécaniquement maintenus en position verticale, pour combien de temps encore ? par la seule résistance objective de l'édifice artistique à l'intérieur duquel nous déambulions maintenant, hagards, et d'où nous les apercevions, au travers d'une vitre, nous tournant le dos en essayant de survivre, recouverts d'épaisses couches de vin et de couverture, à deux mètres, à peine, de L'horreur d'Alfred Kubin, qui se trouvait là, définitivement, parfaitement à sa place.



Kubin, Horreur (1901).

Tout ce que nous racontons ici depuis le début, c'est de l'art, vous savez. Cela présente avec l'Art, le problème général de l'Art, un rapport extrêmement étroit. Dans un souci d'apaisement, cependant, vis-à-vis d'une certaine frange de notre lectorat, chez qui nous sentons poindre un inexplicable début d'agacement spécialisé,  nous allons néanmoins nous efforcer de nous montrer à présent un peu plus précis quant à ce qu'il est loisible de voir au juste, dans le cadre de cette exposition, au Centre Wallonie-Bruxelles.
Des quatre graveurs (entre autres qualités) exposés : Rops, Kubin, Klinger, Armand Simon, reconnaissons que, pour ce qui concerne les deux premiers, nous connaissons assez bien leur oeuvre, et que celle-ci est relativement accessible. Rops est pour nous comme un grand frère salace, dont nous aimons nous rafraîchir à l'onde des plaisanteries furieuses, et avec qui nous partageons, avant tout, la même rage comique contre toutes les tartufferies castratrices. Le plaisir, la peinture du plaisir, chez Rops, est essentiellement combative. Il s'agit de montrer dans un même mouvement le ridicule de ce qui réprime l'instinct (ou de ce qui s'en accommode trivialement, telle la mère-maquerelle de L'examen, au regard expert de laquelle une jeune pute bientôt embauchée exhibe sa viande) et l'impérieux de l'instinct lui-même, de sa part non-éducable, insociable, prédatrice : le ça freudien, auquel l'expression Ombilic du rêve (tirée de L'interprétation des rêves) fait évidemment écho, même si l'apparition formelle du Es est plus tardive (concèderons-nous aux grosses têtes psychanalytiques). La répression des instincts, pour Rops, ce peut être aussi, sans doute, les doctrines instinctuelles elles-mêmes, tout discours se voulant organisé et rationnel quant aux problèmes du sexe. 



 Félicien Rops, Transformisme n°1 (série Les Darwiniques)

Le féminisme plus ou moins structuré de son époque tombe ainsi du coup sous sa critique plus ou moins consciente (on en a  ici un exemple avec La dame au pantin) laquelle fait simplement alors symptôme : celui, bien connu, de l'homme de la décadence aux prises avec le contrôle, la domination féminine ressentis sur l'âme et le corps masculins jugés également débiles. Car c'est surtout de cette faiblesse-là qu'il s'agit, et la misogynie de Rops s'effacerait plutôt devant un pessimisme général concevant, au fond, le monde comme simple cadre d'expansion, sans procès ni sujet, de la maladie, de la souffrance, bref de la déchéance à base instinctuelle (Mors Siphilitica, Satan semant l'ivraie...). En dépit de ses saisissantes qualités érotiques et graphiques (Transformisme n°1), de la hauteur de ses visions et questionnements paraphiles (Gaieté hermaphrodite), pas plus ici qu'ailleurs, Rops ne nous semble correspondre à cet effet d'Unheimliche (d'inquiétante étrangeté) sur laquelle porte, formellement, L'ombilic du rêve. Il n'y a point tant de décalage et d'étrangeté, chez Rops, que de développement irrésistible de l'instinct, sous le vernis craquelé de la civilisation, laquelle n'existe pas, à proprement parler, ne constitue que le vrai songe, la véritable illusion, grotesque. Les deux mondes ne  nous semblent pas pouvoir être superposés. Chacun se fera un avis. Notons ici que la dérive fournit agréablement, du côté de L'ombilic du rêve, la capacité d'interprétation la plus libre et la plus changeante, au contraire de tant d'autres expositions à commissaires, lourdement appareillées de  pénibles commentaires normatifs. Mis à part une présentation très succincte des parcours respectifs des uns et des autres, une nomenclature très efficace et légère, rien ne vient jamais dicter ni parasiter l'impression. Mais poursuivons. Nous ne connaissions pas Armand Simon, dont une bonne partie de l'interprétation des Chants de Maldoror se trouve là offerte à nos yeux. Oserons-nous confesser que nous n'avons guère apprécié son dessin, à l'exception notable de sa splendide Colère végétale (1948). Kubin, maintenant, est au-dessus de Rops en ce qu'il est moins clair, plus proche de ce Es freudien dans la difformation qu'il propose de ses sujets par ailleurs moins agissants qu'ils ne sont agis, dans ces scènes de grande violence. De sorte qu'au difforme s'ajoute le déplacement. Victimes et bourreaux, agents et objets se trouvent confondus dans de vastes étendues ouvertes et arasées, plus ou moins organiques, reflets élémentaires, souvent, de traumatismes de naissance à dominante aquatique, plus encore que végétale. Kubin montre une mer d'instincts formant eux-mêmes courants abyssaux, au sein fluctuant desquels se forment et se détruisent des strates vitales éphémères, ne parvenant pas à la stabilité organique. D'où la distorsion en cours de son style et de ses effets. La propre vie de cet immense poète, soumise au bouleversement, aux catastrophes et pertes sentimentales récurrentes, l'explique aisément. Lui s'approche, donc, davantage que Rops de l'Unheimliche authentique. Son unique - grand - livre fantastique, porte le nom, rappelons-le, de L'autre côté. C'est le portrait le plus fidèle de lui-même, autrement dit de son double et de sa mort. Ceux qui connaissent son oeuvre plastique terrifiante retrouveront à Wallonie-Bruxelles quelques-uns de ses fleurons les plus célèbres (Famine, La naissance, Horreur...). Il n'y a que l'effrayant boucher-éventreur de L'abatteur (Schlächter, 1897) que nous aurons là découvert avec angoisse. Le reste, tout le reste (y compris son Exécution capitale, bizarrement non-mentionnée comme telle), nous ne l'aurons que retrouvé avec angoisse : la même angoisse, toujours aussi féconde, année après année. 
Mais c'est l'oeuvre de Klinger qui représente assurément, pour nous, le grand intérêt de l'exposition. Klinger est un génie polymorphe mais inégal. Sa sculpture, tardive, s'égare parfois dans un chromatisme, et une outrance, qui manqueraient le faire apparaître à la limite du pompier, ou du grossier. Comme un Böcklin baroque, encore moins nuancé dans ses engouements mythologiques. Le bonheur, c'est qu'ici, c'est le début de son travail qu'on célèbre, son travail de graveur, contemporain de son extraordinaire cycle du gant (Fantaisie sur la découverte d'un gant,  1880-1881), hélas non-présenté céans, sommet psychanalytique absolu - fétichiste - de l'art pictural symboliste. Le dessin est, souvent, d'un ciselé merveilleux, encore plus précis que celui de Rops. Il s'approche, une certaine rudesse en plus, peut-être, d'un Kupka de la première époque (son Philosophe, par exemple, face au miroir et séparé de son reflet par un corps de femme, n'est pas sans évoquer la Méditation de Kupka). Sa Séduction (Verführung, 1880-84) est un sommet d'érotisme. Ailleurs, nombre d'autres oeuvres (rares : souvent issues du fonds du Musée de Poznan où nous ne sommes pas fourrés tous les quatre matins) sont bouleversantes justement par ce décalage que nous ne trouvions pas chez Rops entre la précision du trait, l'expression achevée d'une normalité figurative, et l'irruption promise d'un monstrueux instinctuel, pour l'heure simplement présent à l'état de trouble, dans les regards (Noyade) ou de subtiles ruptures progressives d'équilibre au sein de scènes improbables, de dispositifs symboliques acrobatiques, et incongrus (L'amour, la mort et l'au-delà).

                                          Max Klinger, L'amour, la mort et l'au-delà (1879).

Cela, chers amis, c'était de l'Art. Vers 19 heures, nous sommes ressortis du Centre Wallonie-Bruxelles avec le sentiment du devoir accompli. Nous avions éprouvé, et rencontré, les dernières émotions qu'il nous fût possible de partager au-delà de la barrière de la mort, avec notre cher B., qui avait vu ce que nous avions vu, et dont l'absence nous demeure inconcevable. Plus jamais, il n'y aurait entre nous, jamais, d'autres exemples de ces futilités aussi importantes que sont les discussions entre amis sur l'Art, les expositions artistiques, les dessins, les créations et la mort, et cette peur conjointe de mourir et de ne plus aimer, qui distingue toujours le meilleur parmi les oeuvres des hommes. Nous ne distinguions plus bien, devant nous, le chemin, et les hommes. Non que nous pleurions. C'était autre chose, de plus vaste, qui nous avait saisis. Sur le côté, y avait-il encore une queue pour aller nourrir Jeff Koons, et ses créatures ? Nous ne nous en souvenons pas. Nous avons marché, dans le souvenir du ronronnement léger qu'accusait la climatisation du centre Wallonie-Bruxelles, un ronronnement de frigidaire, un ronronnement de morgue. Nous étions malheureux. Nous le sommes pour longtemps.

 Max Klinger, Noyade.

jeudi 25 décembre 2014

Un message du Père Noël

Au pied du sapin...

Le bonheur. En quoi cette chose étrange pourrait-elle bien consister ? Ce monde tellement homogène et unitaire, tellement massif, complique encore, par le dégoût immédiat qu'il suscite, une question qui, ailleurs déjà, sous l'empire d'autres conditions, plus favorables, ne pourrait sans doute pas être réglée. Si toute civilisation ou culture implique, ainsi que certains esprits lucides l'auront subodoré, un niveau déterminé de répression des instincts, et du plaisir, à fin d'assurer une minimale réalité à telle forme modifiée de ce dernier, en l'occurrence - au surplus - c'est toujours d'un plaisir modifié futur qu'il s'agit alors. Sous le règne de l'argent et de la marchandise, l'impossibilité du bonheur réside, pour le pauvre obligé de travailler, dans la nécessité de différer perpétuellement l'accomplissement du bonheur, tout au moins de l'idée vague qu'il pourra s'en faire. Le bonheur résidera, plus tard, lorsqu'on en aura bien bavé, dans les limbes de situations imaginaires pour l'heure strictement impénétrables : la révolution d'un crédit de vingt-cinq ans, la timbale graalesque décrochée d'un appartement-terrier, d'un salaire à durée indéterminée, dont on se voit confusément satisfaire, dans une jouissance projective encore indéfinie, les dernières exigences, le moindre mandat, l'ultime racket, tous légitimes et incontestables. Si le bonheur, c'est l'argent, le bonheur, c'est plus tard. Or, le Temps-qui-passe est aussi, appliqué à la vie de l'esprit, l'élément de l'angoisse. Le vieillissement des cellules incarne aussi, en terrain capitaliste et prédateur, l'ennemi absolu, la source des angoisses les plus destructives. Différer le bonheur en attendant l'argent revient aussi du même coup à pécher contre le saint-esprit libéral de la jeunesse existentielle perpétuelle : à commettre certaine faute impardonnable dont, déjà, l'expiation commence de faire verser ses larmes de sang, creusant à vue dans les chairs flasqueuses ces rides et sillons qui, de vous, éloigneront le désir, éloignent déjà la satisfaction, conjurent dès aujourd'hui tout espoir de bonheur, à supposer qu'il fût possible. Le libéralisme tranche cette contradiction par sa valorisation éternelle du risque. Le risque est en effet sa seule morale, son unique credo. Le malheur aux vaincus, l'honneur à ceux qui auront pris leur risque et tenté victorieusement leur chance, à la faveur purement irrationnelle du hasard, telle est la seule justice distributive que le libéralisme se sache et admette. Ceux qui, toute leur pitoyable existence, devisent à perdre haleine, entre autres merveilles rationnelles, du retour de la croissance, tous les spécialistes rationnels de l'Économie, forme ultime de la pensée magique archaïque, nous sont évidemment bien méprisables et ridicules. Néanmoins, cette apologie du risque, laquelle va d'ordinaire de pair avec l'exaltation de la jeunesse, l'exaltation jeuniste, n'est hélas ! historiquement et génétiquement pas étrangère non plus à la pensée communiste, ou celle qui s'en approche ou se croit telle. Le communisme, jeunesse du monde. Certes. Mais l'essentiel reste à dire, et à faire. La conception d'un temps-qui-passe découplé (étant donné la fuite organique nécessaire de la beauté plastique qu'il présuppose) de cette course à la séduction libidinale qu'implique aujourd'hui le bonheur représente peut-être la seule tâche valable de toute pensée émancipatrice, avec l'accouchement du statut problématique, dans la société future, du laid, du difforme, du handicap moteur ou mental, de l'ennui et de la dépression, des états psychologiques improductifs. Que le vieux monde se trouve derrière soi ou devant, plus loin et plus tard, revient pour nous au même, l'exigence du bonheur ne pouvant être autre que contemporaine. La réponse au défi du temps, à l'effacement progressif universel de la beauté séductrice ne saurait plus tolérer l'outrance jeunisto-futuriste. Cette réponse, passant par la démystification de la prise de risque libérale hypostasiée, doit être à l'inverse la réponse érotique suprême, la réponse de l'Éros qui dure.

mercredi 24 décembre 2014

Sur la colline (2)

Sur la colline (Zaï zaï zaï zaï !)

Une «position» de l'État Islamique, Kobané, Syrie, fin 2014.

« Elle m'a dit d'aller siffler là haut sur la colline,
de l'attendre avec un petit bouquet d'églantines.
J'ai cueilli les fleurs et j'ai sifflé tant que j'ai pu,
J'ai attendu attendu : elle n'est jamais venue... 
Zaï zaï zaï zaï
Zaï zaï zaï zäi... »
(Joe Dassin, Siffler sur la colline)


 

mardi 23 décembre 2014

Entre frères de sang


« Peu après six heures du matin, les voilà de retour dans la Brunnenstrasse plongée dans l'obscurité. Le froid, qui ne les a pas quittés de la nuit, ils le ressentent à présent presque comme une souffrance physique. Le chétif Walter est secoué de tels frissons qu'il faut prendre ce petit paquet, tremblant de tous ses membres, au milieu de la bande pour lui donner un peu de chaleur en le faisant marcher au pas de gymnastique. Ils se dirigent en groupes séparés vers l'Alexanderplatz. Le Mexico. En activité dès six heures du matin. Un bouillon chaud, même peu consistant, représente parfois un inexprimable bienfait. Les mains crispées autour des tasses, les Frères de sang, assis dans un coin, absorbent la chaleur à petites gorgées...
De la musique dans les haut-parleurs à un volume qui ravirait n'importe quel orchestre philharmonique, de six heures du matin jusqu'au matin suivant, trois heures. Des proxénètes, des filles des rues, des membres de bandes et d'associations criminelles, des délinquants occasionnels et des sans-abri, des bourgeois attirés par le monde de la pègre et des enquêteurs de la police judiciaire. Voilà le Mexico. Il y a quelques années encore, une gargote qui périclitait, faute de fréquentation. Aujourd'hui, un établissement qui se présente fièrement dans les journaux comme le restaurant le plus connu d'Europe. Le nouveau propriétaire s'est inspiré de l'imagerie stéréotypée des Indiens pour badigeonner ses quatre murs avec force couleurs et dessins naïfs. Il a placé des palmiers artificiels, transformé sa vitrine en une surface bariolée et opaque et baptisé son oeuvre cabane mexicaine.
Les Frères de sang sont assis en silence à leur table. Une nouvelle journée les attend, pour laquelle ils n'ont rien prévu. Un homme entre dans le local, un étranger, pas un habitué. Regarde autour de lui et se dirige vers la table des Frères de sang. Fred, dix-huit ans, le pote de Jonny, se lève d'un bond, repousse un de ses camarades et se précipite dans la rue. L'étranger sur ses talons. Émotion dans l'établissement. Qui est l'homme ? Un policier ? Aucun client ne l'a jamais vu. Or ici, on connaît tous les fonctionnaires de la préfecture. La bande ne sait quoi penser. Et ne juge guère prudent de s'attarder. Jonny distribue le reste de l'argent en parts égales, forme quatre tandems qui ont pour tâche de chercher Fred dans les bistrots habituels, chez les bandes amies et dans toutes les planques. Même s'il ne s'est pas fait choper par l'inconnu, il n'osera pas reparaître au Mexico. Il faut donc qu'il sache où se trouve la bande. Rendez-vous à huit heures du soir, au café homosexuel Alte Post de la Lothringer Strasse. Les quatre tandems s'éloignent dans des directions différentes. »

(Ernst Haffner, Entre frères de sang, Presses de la téci, août 2014).

lundi 22 décembre 2014

Gözde Türkkan


Gözde Türkkan, extrait de la série Full Contact (2011).

dimanche 21 décembre 2014

Le Moine Bleu a trois ans

 

... et presque autant d'amis !

vendredi 19 décembre 2014

Marcelo et Ruslan

jeudi 18 décembre 2014

Plutôt content


« Je suis plutôt content d'avoir été touché par une balle parce que je pense que ça va nous arriver à tous dans un avenir proche, et je suis heureux de savoir que ça ne fait pas vraiment très mal. Ce que j'ai vu en Espagne ne m'a pas rendu cynique mais me fait penser que notre avenir est assez sombre. Il est évident que les gens peuvent se laisser duper par la propagande antifasciste exactement comme ils se sont laissés duper par ce qu'on disait de la courageuse petite Belgique, et quand viendra la guerre ils iront droit dans la gueule du loup. Cependant, je ne suis pas en accord avec l'attitude pacifiste. Je pense toujours qu'il faut se battre pour le socialisme et contre le fascisme, je veux dire se battre les armes à la main, mais il vaut mieux essayer de savoir qui est quoi. »

(George Orwell, Letters)

mardi 16 décembre 2014

La vérité punie

 
Tàssos Livaditis

« Toute ma vie aurait pu tourner autrement, mais j'avais beaucoup fatigué les anges dans mon enfance et devais maintenant partager les chrysanthèmes avec les autres condamnés - aussi me suis-je laissé convaincre d'accepter le cadeau de la tante fortunée : une place dans le caveau de famille, sauf que dès lors j'ai été impatient, préoccupé bien sûr des derniers mots (lesquels, je n'ai jamais su) d'Isidore Ducasse, frère de ma triste jeunesse, grand poète, qui vénérait les terreurs enfantines de la nuit et qui, mourant, ne trouva pour son sommeil qu'une immensité réduite et plus tard quand on m'a chassé, que je suis sorti par la porte, le soir tombait et la première étoile est apparue tel un petit heurtoir de l'infini et j'ai frappé - depuis le rêve n'en finit plus. »

(Tàssos Livaditis, La vérité punie)

Diversité

 



 



 




 



 

 

 




lundi 15 décembre 2014

Comme une bande d'enfants inconnus


« L'amour, les enfants, les beaux jours, les gaies compagnies, les voyages et un peu d'art : la bonne vie était simple (...). Mais si disposée qu'elle fût à se sentir inutile, Agathe portait néanmoins en elle tout le mépris de l'être né pour la révolte à l'égard de cette trop simple simplicité. Elle y reconnaissait l'imposture. La vie prétendue "pleinement vécue" est en vérité absurde comme un vers sans rime, il manque quelque chose au bout, au vrai bout, c'est-à-dire à la mort. C'est, se disait-elle en cherchant l'expression la plus juste, comme un entassement d'objets que n'organise aucune aspiration supérieure : une abondance sans plénitude, le contraire de la simplicité, une confusion que l'on accepte avec la joie de la routine ! Sans transition, elle pensa : C'est comme une bande d'enfants inconnus que l'on observe avec une gentillesse apprise et une angoisse grandissante parce qu'on n'arrive pas à y découvrir le sien. »

(L'homme sans qualités, II, 21)

Blue monk day


                  

dimanche 14 décembre 2014

Physionomie du Soleil

 
Jakob  Schikaneder, La fille noyée (1890).

« Vers midi, ou à peu près, autant que nous en pûmes juger, notre attention fut attirée de nouveau par la physionomie du soleil. Il n'émettait pas de lumière, à proprement parler, mais une espèce de feu sombre et triste, sans réflexion, comme si tous les rayons étaient polarisés. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu central disparut  soudainement, comme s'il était brusquement éteint par une puissance inexplicable. Ce n'était plus qu'une roue pâle et couleur d'argent, quand il se précipita dans l'insondable Océan. »

(Edgar Poe, Manuscrit trouvé dans une bouteille).

mardi 9 décembre 2014

Wagner, mode d'emploi

Un grand merci à Claude Guillon pour la brève présentation (voir ci-dessous) de nos travaux, à Richard et nous-mêmes, en toute simplicité et modestie, bien entendu... L'occasion de rappeler que le blogue dit généraliste du sieur Guillon déménage ces temps-ci, à fins de pérennisation. On retrouvera sous peu toute cette masse de travail accumulé, quoique non-mort, ICI !



« Les jeunes Éditions Sao Maï ont notamment publié Tableau de Paris sous la Commune, de Villiers de l’Isle-Adam, Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique,de Louis Adamic, et Emeutia Erotika, un texte de Lilith Jaywalker, qui prouve que l’érotisme peut être sensuel sans être consensuel.
Elles rééditent (j’utilise le présent pour dissimuler le retard pris dans mes recensions) un texte rédigé en 1849 par Richard Wagner : L’Art et la Révolution.

Le texte de Wagner est précédé d’un long et éclairant avant propos de Laurent Zaïche — « Richard Wagner, la confusion du sentiment » — qui rappelle les aspects troublants et attachants de la personnalité du musicien (sa féminité), et aussi bien ses aspects les moins ragoûtants (son antisémitisme), ainsi que son engagement physique dans les émeutes de Dresde en 1849.
À l’origine destiné au journal français Le National, où sa publication fut jugée inopportune, ce texte renseigne sans doute sur la personnalité et la vision du monde du musicien. Il présente en outre, et surtout à mes yeux, l’intérêt d’une tentative par un homme du XIXe siècle de repenser, à partir de l’histoire du théâtre, le rapport entre un bouleversement révolutionnaire de l’ordre social et les valeurs héritées de l’Antiquité, dont l’auteur est nourri. Inutile de dire aux amateurs et amatrices du XVIIIe siècle et de la Révolution française — même si Wagner n’y fait pas allusion — en quoi ces questionnements peuvent les intéresser.
Wagner s’en explique dans un autre texte (Lettre sur la musique) :
« L’Histoire m’offrait le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique telles que je les concevais. Je trouvais ce modèle dans le théâtre de l’ancienne Athènes. Là, le théâtre n’ouvrait son enceinte qu’à certaines solennités, où s’accomplissait une fête religieuse qu’accompagnaient les jouissances de l’Art ; les hommes les plus distingués de l’État prenaient à ces solennités une part directe, comme poètes ou acteurs ; ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays ; et cette population était remplie d’une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes d’un Eschyle ou d’un Sophocle pouvaient être proposés au peuple et assurés d’être parfaitement entendus. Alors s’offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet art incomparable ; mon attention s’arrêta, premièrement, sur les causes sociales de cette chute, que je crus trouver dans les raisons ayant amené celle de l’état antique lui-même. Puis, je cherchai à déduire de cet examen les principes d’une organisation politique de l’humanité qui, en corrigeant les imperfections de l’état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l’art et de la vie publique, telles qu’elles existaient à Athènes, renaîtraient, mais plus nobles, si cela est possible, en tout cas plus durables. Je déposai les pensées qui se présentèrent à moi sur ce sujet dans un petit écrit intitulé l’Art et la Révolution
Dans ce dernier texte, qui fait l’objet de la réédition chez Sao Maï, Wagner se livre à une critique féroce de l’art moderne (« Sa véritable nature est l’industrie, son but moral, l’argent, son prétexte esthétique, la distraction des ennuyés. ») et du salariat, véritable esclavage industriel. Même si ce mépris du travail est évidemment inspiré de l’aristocratie antique, il suggère à Wagner des formules corrosives qui font écho à d’autres, passées dans notre patrimoine politique depuis la fin des années 1960 :
« Et en effet, aujourd’hui encore, nous sommes esclaves, mais avec la consolation de savoir que nous sommes tous également esclaves : esclaves auxquels autrefois des apôtres chrétiens et l’empereur Constantin conseil­laient de sacrifier patiemment un misérable ici-bas à un au-delà meilleur ; esclaves auxquels aujourd’hui des banquiers et des propriétaires d’usines enseignent à chercher le but de l’existence dans le métier exercé pour gagner le pain quotidien. Seul, à son époque, se sentait libre de cet esclavage l’empereur Constantin, qui disposait, en sensuel despote païen, de la vie terrestre de ses sujets crédules, représentée à ceux-ci comme inutile ; seul libre, du moins au point de vue de l’esclavage public, se sent aujourd’hui celui qui a de l’argent, car il peut à son gré passer sa vie à faire autre chose que gagner sa vie. »
Sur le point central sur lequel j’ai souhaité attirer l’attention plus haut, la dialectique révolutionnaire entre l’Antiquité et la modernité, je donne la citation suivante :
« Non, nous ne voulons pas redevenir Grecs ; car, ce que les Grecs ne savaient pas, ce pourquoi ils devaient périr [nous] le savons, nous. Leur chute même dont, après une longue misère, nous découvrons la cause au plus profond de la souffrance universelle, nous montre avec précision ce que nous devons devenir : elle nous montre que nous devons aimer tous les hommes, afin de pouvoir nous aimer nous-mêmes de nouveau et retrouver pour nous la joie de vivre. Nous voulons nous délivrer du joug déshonorant de servage du machinisme universel, dont l’âme est blême comme l’argent, et nous élever à la libre humanité artistique dont l’âme rayonnera sur le monde ; de journaliers de l’industrie, accablés de travail, nous voulons tous devenir des hommes beaux, forts, auxquels le monde appartienne, comme une source éternellement inépuisable des plus hautes jouissances artistiques.
Dans ce but, nous avons besoin de la force toute­-puissante de la Révolution ; car, seule est nôtre la force de la Révolution poussant droit à ce but, dont elle peut justifier la réalisation uniquement parce qu’elle exerça en premier lieu son activité à disloquer la tragédie grecque, à dissoudre l’État athénien.
D’où devons-nous donc tirer cette force dans notre état de débilité profonde ? D’où [tirer] la force humaine contre la pression paralysante d’une civilisation qui dénie tout à l’homme ? Contre l’outrecuidance d’une civilisation qui ne se sert de l’esprit humain que comme de la force de la vapeur dans une machine ? D’où [tirer] la lumière capable de dissiper cette barbare superstition régnante voulant que cette civilisation, cette culture aient en soi une valeur plus grande que le véritable homme vivant ? Voulant que l’homme n’ait que la valeur et l’importance d’un instrument aux mains de ces abstraites puissances dominatrices, et non par soi-même : comme homme ? »

jeudi 4 décembre 2014

Conscience professionnelle

 
Nikos Romanos, profil de terroriste.

C'est désormais officiel : le gendarme ayant tué Rémi Fraisse, l'autre soir, à coups de grenade offensive dans la gueule a très correctement exécuté son travail. Il a fait montre à cette occasion des plus hautes compétence et conscience professionnelles. Il ne sera de ce fait, à ce titre, pas inquiété ni par sa hiérarchie ni, évidemment, par la Justice ordinaire, ce qui serait, convenons-en, un comble. Il est à noter que partout sur cette planète, d'ailleurs, le bon sens roule ces temps-ci, en la matière, son chemin limpide et impitoyable. Par exemple, les assassins policiers de Michael Brown et d'une poignée d'autres noirs nord-américains, tout récemment, auront eux aussi bien fait leur travail. Non moins que les tortionnaires policiers du jeune anarchiste grec Nikos Romanos, lequel s'est, paraît-il, engagé dernièrement dans certaine grève de la faim que toute personne sensée et raisonnable ne pourra qu'estimer outrancière, comme l'engagement habituel des gens qui se rebellent çà et là, microscopiquement, comme M. Romanos, contre le travail bien fait tel que défini paradigmatiquement par la démocratie menant ce monde qui est le nôtre, et qui est un paradis. Un paradis indépassable. A moins, bien sûr, d'accuser un profil de terroriste endurci. Et pour se faire une idée adéquate de ce type de profil, ainsi que du sort qui l'attend, on se reportera avec utilité à la photographie ci-dessus.
 _____________________________________________________

Rassemblement en solidarité avec Nikos Romanos Jeudi 4 décembre 19h
place St Michel (Paris)

Lettre de Nikos Romanos (traduite par Non-Fides d’Indymedia Athènes) :
Asphyxie pour une bouffée de liberté
J’ai passé les examens nationaux [d’entrée à l’université] l’été dernier en prison et j’ai été accepté dans une faculté d’Athènes. Sur la base de leurs lois, j’ai donc le droit de commencer à prendre des permissions depuis septembre pour des raisons éducatives afin de suivre le programme de l’université. Bien entendu, les demandes de permissions que j’ai remplies ont terminé au fond d’un tiroir, fait qui me conduit à exiger ce droit avec pour arme mon corps. Il est nécessaire que je clarifie ici mes motifs politiques afin de donner un cadre autour du choix que je fais. Les lois, en-dehors d’être des outils de contrôle et de répression, sont en même temps utilisées pour maintenir des équilibres, ce que l’on appelle aussi le contrat social, qui reflètent des rapports socio-politiques et forment en partie certaines positions dans le cours de la guerre sociale.
C’est pour cela que je veux que mon choix soit le plus clair possible : je ne défends pas leur légalité, au contraire, j’use un chantage politique pour gagner des bouffées de liberté à la condition dévastatrice de l’enfermement. S’ouvre ici une discussion quant à nos revendications dans la condition de captif. Il est acquis qu’il y a toujours eu des contradictions dans de telles conditions et qu’il en existera toujours. Par exemple, nous avons participé à la grande grève de la faim des détenus contre le nouveau projet de loi alors que nous sommes des ennemis fanatiques de toutes les lois. Nombre de compagnons ont respectivement négocié leurs conditions de détention avec pour armes leurs corps (mises en détention préventives "illégales", refus de se soumettre à la fouille corporelle, maintien en prison) et ils ont bien fait. La conclusion est donc que, dans la condition où nous nous trouvons, nous sommes obligés de nombreuses fois de rentrer dans une guerre stratégique de position, ce qui est un mal nécessaire dans notre situation. Avec le choix que je fais, et dont les caractéristiques politiques sont spécifiés dans le titre du texte, l’occasion est donnée d’ouvrir une lutte dans une conjoncture particulièrement cruciale pour nous tous.
« Précisément, la poésie est l’art du résiduel. Elle est l’insoumis quand l’ordre du diaphane a fait son compte de tous les discours. Quand chaque mot a été soigneusement désinfecté et apprêté comme une marquise de cour. Parce qu’ils échoueront sur la couche du prince, quoiqu’ils s’effarouchent, et, pudiques, se drapent de vertus que, depuis belle lurette, ils ont perdues ou bues jusqu’à la lie du compromis et de la putasserie. La poésie est incompatible ou elle n’est rien ! »
 (Jean-Marc Rouillan, Lettre à Jules, mercredi 14 janvier 2004).

Compagon-ne-s, ils nous enferment depuis maintenant un bout de temps. Des blocus de flics et des pogroms de l’antiterrorisme aux commissions d’économistes qui exterminent tous ceux qui ne rentrent pas dans leurs statistiques. Des grands industriels grec qui résistent aux offensives des multinationales géantes en soutenant le socialisme tardif de SYRIZA à l’état d’urgence où les politiciens s’essayent au costume de l’ultra-patriotisme toujours esclave du bien de la nation. Des flics et de l’armée qui s’équipent d’armes dernier cri pour la répression des insurgés aux prisons de haute sécurité.
Appelons les choses par leur nom : ce que l’Etat exploite n’est rien d’autre que l’inaction qui s’est désormais établie comme solution naturelle. Il sera bientôt trop tard, et le pouvoir avec son bâton magique ne montrera de la pitié seulement à ceux qui se mettront à genoux docilement devant sa toute-puissance. Le système prévoit un futur où les révolutionnaires seront enterrés vivants dans des "centres de détention de correction intensive" et où sera mené leur destruction physique, mentale et morale. Un musée innovant de l’horreur humaine où les pièces exposées vivantes auront écrit au-dessus d’eux "exemple à éviter", cobayes humains sur lesquels seront testées toutes les intentions sadiques du pouvoir. Chaque personne répond aux dilemmes et fait ses choix. Ou bien spectateurs assis dans des chaises isolées à la vie castrée, ou bien acteurs des événements qui font le cours de l’histoire. Les yeux fixés sur l’horizon, nous avons vu ce soir-là de nombreuses étoiles tomber en traçant leurs propres chemins chaotiques. Et nous les avons comptées, encore et encore, fait des vœux, calculé les chances. Nous savions que notre désir pour une vie libre devait passer sur tout ce qui nous opprime, assassine, détruit, et c’est pourquoi nous avons sauté dans le vide, exactement comme les étoiles que nous voyons tomber. D’innombrables étoiles sont tombées depuis, l’heure est peut-être venue pour la nôtre, qui sait ? Si nous avions réponse à tout nous ne serions pas devenus ce que nous sommes, mais des salopards égoïstes qui apprendraient aux gens des manières de devenir des rongeurs qui s’entre-dévorent ainsi qu’ils le font aujourd’hui. Au moins, nous restons encore fermes et obstinés tels ceux de notre genre. Et tous ceux d’entre-nous qui, de douleur, ont fermé leurs yeux et voyagé loin, restent avec le regard fixé sur ce ciel nocturne que nous avons nous aussi regardé. Et ils nous voient tomber, étoiles belles et brillantes. Notre tour est venu. Nous tombons maintenant sans hésiter.
Je commence une grève de la faim le 10 novembre sans faire un pas en arrière, avec l’anarchie toujours en mon cœur.
Le responsable pour chaque jour de grève de la faim et de tout ce qui peut se passer d’ici-là est le conseil de la prison constitué du procureur Nikolaos Poimenidis, de la directrice Charalambia Koutsomichali ainsi que l’assistante sociale.

La solidarité c’est l’attaque
P.S. : À tous les "militants" de salons, les humanistes professionnels, les personnages "sensibles" de l’intellect et de l’esprit : allez voir ailleurs d’avance.
Nikos Romanos (Prison de Korydallos).
Lettre de Nikos Romanos du 3 décembre :
J’essaie de saisir sur papier la dernière pensée cohérente à l’occasion des évolutions récentes et du deuxième rejet de la demande de congé sabbatique.
Dès les premiers jours de la grève, je l’ai dit dans mon discours à la réunion de solidarité qui a eu lieu à Athènes, que le rejet du juge Nikopoulos qui depuis longtemps se déclarait incompétent est le début d’une stratégie étatique dans le but de m’éliminer. Cette évaluation politique a été absolument confirmée.
Dans un premier temps, à travers le mandat du procureur de la prison de Korydallos, Evangelia Marsioni, pour l’alimentation forcée, acte de véritable viol ayant conduit à la mort, entre autres, de Holger Meins en Allemagne et des membres du GRAPO en Espagne . Les médecins de l’hôpital ont jeté à la poubelle l’ordonnance du tribunal et refusé de commettre un tel crime étatique, ce qui est à leur honneur.

Mon appel à un conseil juridique hors de la prison, (un acte légal auquel de nombreux prisonniers font recours, lorsque le conseil de la prison rejette leurs demandes) a été rejeté au motif que la décision engage Nikopoulos, la même décision sur laquelle l’appel avait été déposé.
Pour ceux qui ont une compréhension de base en politique, l’intervention du ministère de la Justice la veille de la réunion du conseil était un mandat clair pour le rejet de la demande et je vais expliquer pourquoi. L’avis émis par le ministère de la Justice affirme qu’Athanassiou n’est pas responsable de ce qui suit : « Les congés sabbatiques sont accordés exclusivement par le conseil approprié (de la prison), qui est dirigé par le procureur, tandis que pour les détenus l’avis d’accord de l’organe judiciaire qui a ordonné la détention est nécessaire. »
En bref, la validité de l’appel est annulée directement par le ministre. Tout cela habilement couvert par la proposition pleine de non-sens pour des leçons par vidéoconférence au lieu de congés, ce qui est illogique parce que les cours exigent une présence obligatoire.
D’ailleurs, cela ouvre la voie, pour les conseils de prison, d’abolir complètement les congés, connus pour leur peur de responsabilité et la solution de téléconférence s’appliquera à tous les prisonniers. Dans la même logique, les visites avec nos familles auront lieu à travers les écrans pour des raisons de sécurité tout comme dans nos tribunaux. La technologie au service de la « correction » et de la justice. Du progrès humain ou du fascisme... l’histoire jugera.
À ce stade, il convient de mentionner le rôle du magistrat d’appel spécial, Eytychiou Nikopoulos, qui, dès le début de la grève de la faim, avait pris des mandats politiques clairs de ses supérieurs politiques du ministère de la Justice, c’est pourquoi tout le monde le considère comme responsable. En échange, il recevra sa promotion à la Cour suprême, comme c’était le cas avec son prédécesseur Dimitris Mokas, leader des dizaines de campagnes anti-anarchistes et répressives. Depuis, ce dernier profite du gros salaire de l’élite judiciaire payé par la Cour suprême. Aléatoire ? Je ne pense pas. Pour ma part, je continue, en surpassant toute chance de prendre du recul et je réponds avec lutte jusqu’à la victoire ou lutte jusqu’à la mort.
En tout cas, si l’État m’assassine avec son attitude, M. Athanasios et sa bande resteront dans l’histoire comme une bande d’assassins, instigateurs de torture et assassins de prisonnier politique. Espérons seulement trouver ces esprits libres qui jugeront la loi de la justice à leur manière.
En terminant, je veux envoyer ma complicité et mon amitié à ceux qui sont à mes côtés par tous les moyens. Enfin, quelques mots sur mes frères, Giannis qui se trouve aussi à l’hôpital, Andreas, Dimitris et d’autres. La lutte est porte aussi des pertes puisqu’aux chemins pour une vie décente, on doit prendre la mort par la main, au risque de tout perdre pour tout gagner. La lutte se poursuit avec le couteau au poing, encore et encore.
Tout pour tous !
Tant qu’on vivra et qu’on respirera, vive l’anarchie !
6 décembre rendez-vous dans les rues de la rage
ma pensée trainera dans les rues habituelles
parce qu’il vaut de vivre pour un rêve, même si son feu nous brûle
et comme on dit, force.

NB : Il est évident que je ne peux pas contrôler les automatismes sociaux. Cependant, les membres de Syriza et tous les commerçants d’espoir (parus à l’hôpital) ont pris la porte sur la gueule SANS DIALOGUE. Je souligne que j’ai officiellement signé mon refus pour toute alimentation forcée.

Nikos Romanos
3 décembre 2014

mercredi 3 décembre 2014

A la demande générale...

(Principe numéro un du Moine Bleu : toujours céder à la foule...)

lundi 1 décembre 2014

Les luttes des putes

Comme quoi, y a pas que des religieux au grand coeur, des antiféministes ethno-différentialistes ou des anti-impérialistes suprêmement bas de plafond qui publient à La Fabrique. Tout vient à point à qui sait attendre...



Venez rencontrer et discuter avec Thierry Schaffauser, autour de son ouvrage récemment paru : Les luttes des putes, à la librairie Les mots à la bouche (6 rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris) : mercredi 3 décembre à 19h. 

***
Pénaliser, abolir, verbaliser, réprimer : tel est le bruit de fond commun aux discours sur «les putes», qu'ils émanent de députés, de féministes ou de maniaques de l'ordre moral et urbain. À contre-courant, ce livre défend l'idée de travail du sexe, idée scandaleuse entre toutes car elle implique une alliance entre le combat féministe, le combat ouvrier et celui des pauvres et des exclus. Se fondant sur son savoir historique et sur son expérience personnelle, Schaffauser dénonce les violences, décrypte les sollicitudes hypocrites et raconte l'histoire des luttes, en particulier la création du STRASS (Syndicat du travail sexuel), et ses rapports souvent conflictuels avec une «extrême gauche» confite dans la vertu. Un livre décapant et éclairant sur un sujet qu'il n'est plus possible d'éviter aujourd'hui.
 
Thierry Schaffauser, pédé, drogué, est travailleur du sexe et membre fondateur du STRASS (Syndicat du travail sexuel). 

Extrait : 

« Pourquoi le travail sexuel est-il réprimé ? Il ne s’agit pas uniquement, comme nous l’avons vu, d’une forme de contrôle patriarcal sur les femmes mais également d’une forme de contrôle social sur les plus pauvres qui sont maintenus dans  l’illégalité, en visant leurs moyens de vivre et de survivre. Ces moyens permettent parfois d’échapper au travail salarié, parfois d’en contourner les difficultés d’accès. La criminalisation du travail sexuel est à comprendre dans le prolongement du système carcéral et comme faisant partie d’un continuum de criminalisation des classes opprimées pauvres et tenues comme inférieures. À titre de comparaison, le recel, la mendicité et la vente de drogues sont aussi des métiers criminalisés parce que pratiqués par des pauvres. Ces métiers ne sont plus criminalisés et sont reconnus comme tels quand ils sont pratiqués par des puissants, qui se débrouillent pour que les drogues qu’ils vendent de façon industrielle soient légales (tabac et alcool notamment), pour renommer «fundraising» et «appel au mécénat» leurs collectes d’argent ou pour que leurs vols soient légalisés sous des formes acceptables de transactions et de spéculations financières, lors de crash boursiers ou de guerres, pour accaparer des ressources naturelles comme le pétrole. La prostitution fait partie de cette sphère des illégalismes, que l’on se situe en régime prohibitionniste, abolitionniste ou réglementariste (puisque sous ce dernier régime les formes de travail sexuel échappant au contrôle restent pénalisées). Certes, les prostituées sont, à l’initiative du féminisme d’État, progressivement assimilées à des victimes plutôt qu’à des criminelles. La loi de pénalisation des clients a par ailleurs prévu d’abolir le délit de « racolage passif ». Pourtant, dans la pratique, les arrêtés municipaux et préfectoraux sont encouragés par les mêmes féministes d’État en remplacement de la loi nationale sur le racolage (1). Ce nouveau discours officiel rend par ailleurs totalement invisible cet illégalisme, voire aggrave sa criminalisation. C’est très frappant avec la Suède ou la Norvège, pays défendus comme modèles où officiellement les prostituées ne sont jamais inquiétées par la police, mais où pourtant la police continue de jouer un rôle majeur dans la répression du travail sexuel, et de manière directe sur nombre de travailleuses du sexe, notamment les migrantes et les travailleuses séropositives en Suède. Un rapport de la police suédoise de 2012 déclare :
En février 2011, les autorités de police du comté de Halland ont décidé d’expulser une femme roumaine [...] Les autorités de police ont dit que la femme, qui gagnait sa vie par la prostitution, constituait une menace à l’ordre public et à la sécurité. La femme a fait appel au Bureau suédois de la Migration qui a rendu la même évaluation que l’autorité de police de Halland : nommément que la prostitution est en effet illégale en Suède, puisque l’achat de services sexuels est un délit. Cela signifie en pratique qu’un crime doit être commis selon la loi suédoise pour permettre à une personne engagée dans la prostitution de subvenir à ses besoins (2).
La décision a finalement été rejetée lors du procès car il s’agit d’une violation des directives européennes de liberté de mouvement. Cependant dans le cas d’une autre travailleuse du sexe issue de l’Union européenne la position du Bureau suédois de la Migration a été reprise : 
[...] la prostitution doit être vue comme un moyen malhonnête de subvenir à ses besoins selon la loi. La prostitution – qui ne peut pas avoir lieu sans qu’un crime soit commis – peut aussi être considérée comme une occurrence interdite d’un élément principal. Contrairement à un jugement précédent par le Ombudsman de la Justice, qui avait un lien avec la mendicité, l’expulsion dans cette affaire est considérée comme compatible avec la loi sur les étrangers (3).
L’absence de loi spécifique sur le racolage ne veut donc pas dire qu’aucune loi ne pénalise les travailleuses du sexe. En France, en plus des arrêtés municipaux et préfectoraux, les lois sur le proxénétisme qui, elles aussi, officiellement ne visent pas les prostituées mais les «protègent», sont très souvent, voire majoritairement, un moyen de criminaliser directement les travailleurSEs du sexe. En Norvège, des opérations de police ont été menées spécifiquement dans le but d’empêcher les travailleurSEs du sexe d’exercer dans des hôtels ou en intérieur. En Suède, la police explique qu’elle prévient les propriétaires des logements où vivent les travailleurSEs du sexe pour qu’ils les chassent de leur domicile. En France, il suffit qu’unE travailleurSE du sexe ait son nom sur le bail de l’appartement et en fasse profiter des collègues pour recevoir un client, et celle-ci est arrêtée pour proxénétisme. Concrètement, fin décembre 2013, c’est ce qui est arrivé à des travailleuses du sexe chinoises de Belleville et du XIIIe arrondissement. Celles qui ont un titre de séjour parviennent à louer une chambre qu’elles partagent à plusieurs et avec leurs enfants dans des conditions difficiles et, comme on l’imagine, dans une grande promiscuité. Elles n’utilisent pas ces chambres pour travailler mais pour y dormir puisqu’elles travaillent dans des caves. On ne peut donc pas dire qu’elles facilitent la prostitution d’autrui. Peu importe si aucun proxénète n’est trouvé, les femmes dont le nom est sur le bail des logements sont pourtant considérées comme proxénètes et celles qui sont sans papiers et qui contribuent elles aussi au loyer sont considérées comme victimes. Les «victimes» sont donc souvent embarquées par la police, avec leurs enfants, menottées, et détenues en centre de rétention pour entrave au droit au séjour. L’opération antitraite des êtres humains ne permet pas a priori d’arrestation de proxénète, mais déstructure l’organisation des travailleuses du sexe qui se retrouvent à la rue avec leur logement sous scellés ; cela facilite l’expulsion des migrantes, et satisfait les féministes et la gauche dans leur politique prétendument progressiste contre la prostitution et la traite. L’intérêt économique de cet illégalisme, c’est de maintenir et de reproduire un «salariat bridé», une main-d’œuvre très bon marché et asservie, pas seulement dans l’industrie du sexe, mais pour l’ensemble des métiers de service ou de travail domestique accessibles aux femmes migrantes. En cela, les abolitionnistes n’ont pas tout à fait tort de comparer la prostitution dans ses conditions actuelles d’exercice à de l’esclavage (4). Sauf que les abolitionnistes veulent dire par là que vendre des services sexuels, c’est par essence aliéner son corps à autrui. On peut se saisir autrement de cette comparaison – d’une manière bien plus exacte et efficace pour la lutte. L’esclavage de plantation aux États-Unis était caractérisé par un ensemble de mesures qui contraignaient à l’extrême la force de travail noire : aucune liberté pour choisir son employeur, aucune marge de manœuvre sur le temps de travail, aucun pouvoir de négociation, interdiction du port d’arme, condition héréditaire, etc. Ce sont ces conditions qui ont permis à l’esclavage colonial d’être une aubaine pour le capitalisme naissant. Les mesures de prohibition ou de prétendue «abolition» de la prostitution remplissent, toutes proportions gardées, une fonction similaire : construire un statut d’exception, en marge du salariat conventionnel, pour intensifier l’exploitation et réduire à néant le pouvoir de négociation des travailleurSEs. Les luttes des travailleurSEs du sexe visent, en première instance, à ébranler tout dispositif d’exception qui accentuerait le pouvoir des patrons et des clients. »
________________________________________
  • 1. Par exemple les arrêtés des communes de Lyon, d’Albi ou Toulouse. Najat Vallaud-Belkacem a voté celui de Lyon mais, officiellement, les féministes d’État ne soutiennent pas directement ces communes. Je fais référence à l’exposé des motifs de la proposition de loi Olivier/Coutelle qui rappelle aux maires leur pouvoir d’adopter des arrêtés.
  • 2. Rapport Polisen, Trafficking in Human Beings for Sexual and Other Purposes, 2012
  • 3 Ibid.
  • 4. Par exemple, Catherine Albertini, « Fantine ou la liberté de se prostituer », août 2014.

Volvik Dialektik

Les vacances de Hegel, 1959.

« Mon dernier tableau a commencé par la question : Comment peindre un tableau dont le verre d’eau est le sujet ? J’ai dessiné de nombreux verres d’eau. Une ligne se trouvait toujours dans ces dessins. Ensuite cette ligne s’est écrasée, et a pris la forme d’un parapluie, puis ce parapluie a été mis dans le verre, et pour finir le parapluie s’est ouvert et a été placé en dessous du verre d’eau : ce qui me semble répondre à la question initiale.
Le tableau ainsi conçu s’appelle : Les vacances de Hegel.
Je crois que Hegel aurait aimé cet objet qui a deux fonctions contraires : repousser et contenir de l’eau. Cela l’aurait sans doute amusé comme on le peut en vacances...
Bien amicalement à vous, 
René Magritte. »

(Lettre de René Magritte à Maurice Rapin, 22 mai 1958).