« Peu après six heures du matin, les voilà de retour dans la Brunnenstrasse plongée dans l'obscurité. Le froid, qui ne les a pas quittés de la nuit, ils le ressentent à présent presque comme une souffrance physique. Le chétif Walter est secoué de tels frissons qu'il faut prendre ce petit paquet, tremblant de tous ses membres, au milieu de la bande pour lui donner un peu de chaleur en le faisant marcher au pas de gymnastique. Ils se dirigent en groupes séparés vers l'Alexanderplatz. Le Mexico. En activité dès six heures du matin. Un bouillon chaud, même peu consistant, représente parfois un inexprimable bienfait. Les mains crispées autour des tasses, les Frères de sang, assis dans un coin, absorbent la chaleur à petites gorgées...
De la musique dans les haut-parleurs à un volume qui ravirait n'importe quel orchestre philharmonique, de six heures du matin jusqu'au matin suivant, trois heures. Des proxénètes, des filles des rues, des membres de bandes et d'associations criminelles, des délinquants occasionnels et des sans-abri, des bourgeois attirés par le monde de la pègre et des enquêteurs de la police judiciaire. Voilà le Mexico. Il y a quelques années encore, une gargote qui périclitait, faute de fréquentation. Aujourd'hui, un établissement qui se présente fièrement dans les journaux comme le restaurant le plus connu d'Europe. Le nouveau propriétaire s'est inspiré de l'imagerie stéréotypée des Indiens pour badigeonner ses quatre murs avec force couleurs et dessins naïfs. Il a placé des palmiers artificiels, transformé sa vitrine en une surface bariolée et opaque et baptisé son oeuvre cabane mexicaine.
Les Frères de sang sont assis en silence à leur table. Une nouvelle journée les attend, pour laquelle ils n'ont rien prévu. Un homme entre dans le local, un étranger, pas un habitué. Regarde autour de lui et se dirige vers la table des Frères de sang. Fred, dix-huit ans, le pote de Jonny, se lève d'un bond, repousse un de ses camarades et se précipite dans la rue. L'étranger sur ses talons. Émotion dans l'établissement. Qui est l'homme ? Un policier ? Aucun client ne l'a jamais vu. Or ici, on connaît tous les fonctionnaires de la préfecture. La bande ne sait quoi penser. Et ne juge guère prudent de s'attarder. Jonny distribue le reste de l'argent en parts égales, forme quatre tandems qui ont pour tâche de chercher Fred dans les bistrots habituels, chez les bandes amies et dans toutes les planques. Même s'il ne s'est pas fait choper par l'inconnu, il n'osera pas reparaître au Mexico. Il faut donc qu'il sache où se trouve la bande. Rendez-vous à huit heures du soir, au café homosexuel Alte Post de la Lothringer Strasse. Les quatre tandems s'éloignent dans des directions différentes. »
(Ernst Haffner, Entre frères de sang, Presses de la téci, août 2014).
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