mercredi 12 septembre 2012

Retour sur l'affaire Céline (1) Dessine-moi un collabo !

Les petits éloges littéraires rendus à cette grosse tapette d'Anders Breivik, ça va bien cinq minutes. Le Moine Bleu, aujourd'hui, vous propose beaucoup mieux : un voyage dans l'histoire de France et de la littérature, à la découverte d'un homme, un vrai, celui sans qui Richard Millet ne serait sans aucun doute jamais devenu ce gros vendeur viril à la Eric Zemmour faisant désormais le renom de la maison Gallimard.
Tout cela en vous amusant, bien entendu. 
Car instruire tout en distrayant, telle reste - plus que jamais - notre glorieuse devise.



« Je n’ai jamais dans mes livres recommandé aucune mesure antisémite, j’ai recommandé l’émulation, le réveil des aryens abrutis, et l’union franco-allemande pour la Paix. Enfin et surtout il n’y a jamais eu de persécution juive en France. Les juifs ont toujours été parfaitement libres (comme je ne le suis pas) de leur personne et de leurs biens dans la zone de Vichy pendant toute la guerre. Dans la zone nord ils ont dû arborer pendant quelques mois une petite étoile. (Quelle gloire ! je veux bien en arborer dix !) »

L-F Céline, Lettre à Thorvald Mikkelsen, 5 mars 1946

« En visitant votre exposition, j’ai été tout de même frappé et un peu peiné de voir qu’à la librairie ni Bagatelles ni l’École ne figurent, alors que l’on y favorise une nuée de petits salsifis, avortons forcés de la 14ème heure, cheveux sur la soupe. Je ne me plains pas. Je ne me plains jamais pour raisons matérielles, mais je constate là encore hélas, la carence effroyable (en ce lieu si sensible) d’intelligence et de solidarité aryenne. »

L-F Céline, Lettre à l’organisateur de l’exposition « Le Juif et la France », 21 octobre 1941

« À midi, chez Florence. J’y ai rencontré Heller qui revenait de Berlin ; son train avait été attaqué par les avions ennemis. Il m’a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé des papiers à l’ambassade et s’était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d’exiger de sang-froid la tête de millions d’hommes s’inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits doivent être liés. »

Ernst Jünger, Second journal parisien, 22 juin 1944.



Céline à l'inauguration de l'Institut des questions juives, 1941
     
Le 17 juin 1944, devant les progrès de l’avancée en France de l’alliance anglo-américaine, Céline et sa femme Lucette ont quitté Paris, avec un million de francs planqués dans un gilet, et l’intention de se rendre aussitôt que possible au Danemark, où Céline dispose d’une autre réserve d’argent substantielle, constituée quelques années auparavant. L’évacuation de Paris se fait bien entendu, toute individuelle quelle soit, avec le concours et l’appui complets des autorités allemandes, lesquelles manifestent encore, pour l’heure, le désir de placer en sûreté les personnalités les plus notoires – et à ce titre les plus menacées - du « rapprochisme » pro-hitlérien en déconfiture. Céline remercie d’ailleurs peu après avec émotion, dans une lettre de juillet 1944, pour son aide généreuse, Karl Epting, ex-directeur de l’Institut Allemand de Paris (un des hauts lieux de rencontre de la collaboration politico-littéraire) qu’il a fréquenté régulièrement sous l’occupation. Mais les intentions finales (danoises) des Céline se trouvent rapidement contrariées. Le couple doit séjourner, sous surveillance administrative, en Allemagne, à Baden-Baden d’abord, très confortablement, puis dans un petit village du Brandebourg, enfin à Sigmaringen, où Pétain et l’essentiel de son gouvernement déchu sont déjà installés. Céline, médecin, y prodigue ses soins aux exilés vichystes, tout en rongeant son frein. Il désespère de pouvoir passer (légalement ou non) à Copenhague, en Suisse ou ailleurs, faute de visa et de combine. Il s’ouvre de cette situation à Paul Bonny, pro-nazi suisse relativement influent, traducteur attitré, sous l’occupation, de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Pour faire avancer son dossier auprès des autorités, Céline argue alors sans aucun problème de son engagement passé, lequel lui paraît bien mériter, désormais, un petit renvoi d’ascenseur :

« Je peine et lourdement dans la vie. Je traîne 2 guerres après mes os. J’ai fait cadeau à la cause de tout ce qui me restait de validité, à présent un peu d’égard ne serait pas méséant. De la part de Mr Pétain aussi dont je suis un des vaillants rescapés. » 
(2 octobre 1944).

C’est tout sauf clandestinement (et laborieusement), contrairement à ses dires (« Nous avons, écrira en 1949 Céline à son avocat, le très droitier Tixier-Vignancour, avec ma femme traversé toute l’Allemagne à pied, en 18 jours – de Constance à Copenhague – où nous sommes arrivés en loques, morts de faim et de soif etc etc ») que les Destouches passent la frontière danoise.
Certes, Paul Bonny confirme la légende. Mais Marcel Déat note dans son journal la date précise du retour de l’infirmier Germinal Chamoin, ancien de la LVF et infirmier personnel de Céline, qui les accompagnait : la durée de son propre aller-retour n’avait pas excédé huit jours. Lucien Rebatet, d’autre part, confirme dans ses Mémoires d’un fasciste le fait qu’un Ausweis en bonne et due forme leur avait bien, finalement, été accordé par les services administratifs du Reich. Tout cela fleure donc la parfaite légalité, et l’affaire rondement expédiée. Ils débarquent, en tout les cas, à Copenhague à la fin mars 1945 et sont d’abord hébergés par une vieille amie de Céline : Karen Marie Jensen, celle qui, pour ses beaux yeux déjà, était allée sortir du coffre d’une banque allemande, pour le planquer au Danemark, le magot (en or) dont Céline est détenteur.
Le 19 avril est émis à Paris un mandat d’arrêt à l’encontre de Céline, pour trahison.
Le 17 décembre 1945, enfin, sur intervention officielle de la représentation de France au Danemark, Céline est incarcéré à la prison Vestre Faengsel de Copenhague, dans l’attente d’une éventuelle décision d’extradition. Il y passera quatorze mois dans des conditions difficiles, sa santé déjà fragile se dégradant à haute vitesse.
Entre-temps, Céline aura désigné son premier avocat, le danois Mikkelsen, qui fera beaucoup pour lui, le défendant, d’abord, bien sûr, quand personne ou presque n’entendait s’y coller (et alors même - ses lettres en témoignent - que Mikkelsen le tenait pour un antisémite et un barge absolu, totalement irrécupérable), puis le logeant et lui fournissant un petit pécule pour survivre. Nous verrons plus loin comment, de tout cela, Mikkelsen fut bien remercié par son client, comment le furent, de même, durant cet exil danois, d’autres sympathisants et défenseurs de Céline qui se fussent, semble-t-il, volontiers fait tailler en pièces, alors, pour les belles réputation et intégrité de l’impeccable docteur Destouches.
Quoi qu’il en soit, en attendant, « l’affaire Céline » est lancée.

Fiche d'identité judiciaire danoise, 1945

Le 31 janvier 1946, Guy de Girard de Charbonnières, représentant à Copenhague des intérêts français (et ancien vichyste honteux tentant, d’après Céline, de faire oublier dans l’opération ses propres turpitudes) écrit aux ministres danois de la Justice et des Affaires étrangères, dans le but d’obtenir l’extradition de Céline, qu’il est reproché à ce dernier « en particulier d’avoir été Membre d’Honneur du Cercle Européen, d’avoir publié des ouvrages favorables à l’Allemagne et d’avoir ainsi facilité la propagande germanique », les deux articles du Code Pénal sous le coup desquels il tomberait de fait étant alors les articles 75 et 76.
Tous deux prévoient la peine de mort pour trahison.
Au lendemain de la libération, par une première ordonnance du 26 juin 1944 avaient été constituées pour juger les crimes de collaboration, des Cours de Justice spéciales, juridictions d’exception dont les arrêts resteront, au gré des personnalités diversement suspectes amenées à défiler devant elles, un modèle de flou juridique impénétrable. Certains s’en sortent, d’autres pas. Un peu moins de huit cents exécutions, semble-t-il (le chiffre exact n’a jamais été établi). Face à l’épuration malpropre, dite « sauvage », en province surtout (quelques milliers d’exécutions sommaires, peut-être 20 000 « poules à boches » - selon l’expression immonde consacrée par la populace - tondues, etc) et dans la perspective, inquiétante pour la bourgeoisie, d’une vague de défiance et d’insoumission, voire d’une insurrection communiste prolongeant la Libération, les législateurs du Gouvernement Provisoire (Jeannerey en particulier) entendent rapidement poser les cadres d’une Épuration « digne » et « légitime ». Ces cadres initiaux, cependant, vu le besoin de vengeance de masse agitant - à juste titre - le pays, seront extrêmement rigoureux.
L’ordonnance du 28 novembre 1944, par exemple, modifie celle du 26 juin sur un point notable puisqu’elle étend la responsabilité des actes de collaboration à une période précédant le vote des pleins pouvoirs à Pétain par l’Assemblée élue, et la mise en place des structures gouvernementales vichystes. La Cour de Justice a désormais toute compétence pour statuer sur des actions révélant simplement « l’intention de leurs auteurs de favoriser les entreprises de toute nature de l’ennemi », et qui seraient antérieures au 16 juin 1940.
D’autres ordonnances précisent par ailleurs dans la foulée (le 26 août, puis le 26 décembre 1944) sans ambiguïté que de simples faits littéraires, à caractère « privé » ou artistique peuvent parfaitement, suivant les cas, se voir assimilés à des faits de collaboration. Sont ainsi susceptibles d’être concernés tout organisateur de « manifestations artistiques économiques ou politiques [...] en faveur de la collaboration », ainsi que toute personne ayant par écrit ou prise de parole en public fait l’apologie des Allemands, « du racisme ou des doctrines totalitaires ».
C’est ainsi sur cette base que Brasillach est condamné à mort, pour ses activités de presse à la tête du journal Je Suis Partout, et exécuté le 6 février 1945. La raison pour laquelle De Gaulle ne lui accorda pas sa grâce n’a, certes, jamais été clairement définie. Si l’on accorde qu’outre le but de ne point prêter le flanc aux accusations de mollesse venues du camp communiste, ce refus tint chez De Gaulle à une certaine position de fond, qu’il résume ainsi dans ses Mémoires : « Le talent est un titre de responsabilité », que dire, alors, de cette autre phrase émise en 1966 par le même de Gaulle à destination de Jacques Chardonne, farouche admirateur, sous l’occupation, de la Wehrmacht, et même des SS (en témoigne son livre inédit Le ciel de Nieflheim), et écrivain « rapprochiste » tout ce qu’il y a de plus notoire : « Quand un écrivain a du style, ce qu’il dit a peu d’importance » ?
Les voies de l’épuration restent impénétrables.
Quoi qu’il en soit, Maurras prend perpète. Sur sa seule réputation, serait-on tenté de dire (un peu aussi, tout de même pour la « divine surprise » qu’il exprime haut et fort en 1941 devant l’accession au pouvoir de Pétain). Luchaire, fondateur des Nouveaux Temps, est quant à lui truffé de plomb, tout comme Brinon, ex-ambassadeur de Vichy auprès des Allemands. Lucien Rebatet est condamné à mort (mais sera, lui, grâcié). Même régime pour Marcel Déat, qui parvient à se tirer à temps et finira sa cavale dans un couvent italien. D’autres, plus familiers encore à Céline que tous les braves gens qu’on vient de citer (si l’on excepte Maurras, bien sûr, auquel il vouait comme tout bon fasciste moderne une haine de jeune loup), certains membres, notamment, de la dernière rédaction de Je Suis Partout, se réfugieront en Espagne ou en Suisse, flanqués eux aussi d’une condamnation à mort.
Céline a donc de quoi s’inquiéter.
Car en dépit de tout ce qu’il pourra raconter ensuite, il représente bien, à Copenhague, en ce début d’année 1946, et à l’aune même du Droit le plus bourgeois, un parfait candidat à la Veuve, ou au poteau.
Le 4 septembre 1941, dans le journal collaborateur Notre combat pour la nouvelle France socialiste, publié par les Comités d’Action antibolchévique, soutien de la LVF qui combat sur le front de l’Est aux côtés des Allemands. 

Rapidement, sa ligne de défense est définie.
Elle est claire.
Elle ne variera jamais.

« Hors les Beaux Draps, je n’ai absolument rien écrit depuis la guerre sauf Guignol’s. Je n’ai d’ailleurs de ma vie publié un seul article, ni politique ni littéraire dans aucun journal ni français ni étranger. C’est une de mes caractéristiques bien connues. J’ai la presse en horreur et elle me le rend bien. Je n’ai jamais parlé de ma vie non plus en séance publique, privée ou a la radio. Tout le monde à Paris sait cela. J’ai refusé de ce côté des petites fortunes. Je n’ai jamais appartenu non plus à aucun parti politique ni français, ni étranger, à aucune société, à aucun club. Je n’ai jamais voté de ma vie (…) À aucun moment ni avant ni pendant la guerre, je n’ai été autre chose qu’un écrivain à l’état pur si j’ose dire, jamais journaliste, jamais propagandiste, jamais politicien, jamais militaire. Français, médecin et écrivain – voilà ce que je suis et rien d’autre. Aucun compromis. J’ai tiré mes revenus de mes livres, ils me suffisaient très largement. Je n’arrivais pas à dépenser le quart de ce que je gagnais. »
(Céline à l’avocat Mikkelsen, 5 mars 1946).

Certains de ses arguments font incontestablement mouche : quand Céline, par exemple, justifie sa fuite précipitée en Allemagne en rappelant le meurtre de son ex-éditeur Denoël, ou rappelle le sort autrement favorable à la Libération de célèbres plumes (on a déjà cité le cas de Chardonne, par exemple, dont Céline ne parvient jamais, dans sa correspondance, à se rappeler le nom correct) parfois engagées formellement, elles, sous l’occupation, dans telle ou telle activité littéraire dépendant directement, financièrement, des autorités allemandes.

« Que va faire à présent le Parquet de Paris ? me condamner par contumace ? Si j’étais resté en France, j’aurais été abattu comme Denoël. Sans plus. On peut encore me reprocher Les Beaux Draps… Ils sont bien anodins. Montherlant en a écrit bien davantage – et bien d’autres qui se portent fort bien. »
(Lettre à l’avocat Albert Naud, 19 avril 1947).




Déjà, cependant, on ressent une impression fort déplaisante à la fois de mensonge (Denoël n’a probablement pas été abattu par des communistes avides de justice expéditive, ou les activistes juifs de Bernard Lecache, qui terrifient tant Céline, mais plus certainement pour des histoires mafieuses de gros sous, à l’initiative de son ex-maîtresse, Jean Voilier (Jeanne Loviton) bientôt devenue, de fait, héritière des parts de sa société) et de propension à balancer, pour justifier sa propre position de rat, un certain nombre de petits copains.
Et comme toujours, chez Céline, la dénonciation de Tartuffe nous parle autant qu’elle pue la manipulation savante, consistant à se distancier d’une foule de gens sans aucun doute aussi mouillés que lui, pourtant restés inattaqués, donc protégés, dit-il, lors que lui demeure le faible, le bouc émissaire et le persécuté de l’histoire. Certes, le Montherlant des très nazis Cahiers franco-allemands et du Solstice de Juin (publié par la NRF de Drieu), déclarant dans une interview à La Gerbe son soutien à la croisade païenne des nazis, que « L’Europe allait mourir de médiocrité sans le sursaut qu’elle a eu en 1939 » et autres merveilles de semblable calibre, n’écopa finalement que d’une interdiction de publier pendant un an (la tuile, ça !). Rappelons qu’il avait été couché, sous l’occupation, sur la fameuse « liste noire » des écrivains considérés comme « traîtres » par le CNE (Comité National des Écrivains).
Marcel Jouhandeau, quant à lui, n’eut même pas à affronter de procès.
Un simple interrogatoire suffit à le mettre hors de cause.
Le voyage officiel des écrivains collaborateurs en Allemagne, auquel il avait participé à l’invitation du Reich en 1941 ? Jouhandeau, qui préfère les garçons, prétexta que c’est pour les seuls beaux yeux de Heller, agent de propagande intellectuelle du régime auprès des écrivains de France, qu’il l’avait accompli. Son livre de 1937, sobrement intitulé Le Péril juif, laisserait-il supposer autre chose ? Vieilles broutilles que tout cela. Quant à Paul Morand, ex-ambassadeur de Vichy en Roumanie, et simplement révoqué à la Libération, (ouh le vilain !) avant de passer dix ans d’un confortable exil en Suisse, convenons qu’il est toujours pénible de trop remuer le passé…
Voilà ce qui écoeurait Céline, et nous écoeure aussi, assurément.
De même que nous répugne la carrière bien tranquille perpétrée entre 40 et 45 par tous les Sartre, Elsa Triolet (carrément éditée, elle, par les bons soins de ce Heller qui faisait tant fantasmer Jouhandeau), Cocteau, Guitry et consorts, dont les écrits et pièces, quand ils n’étaient pas produits par les Allemands eux-mêmes, franchissaient tout de même l’épreuve de la censure sans aucun problème. Pendant le conflit, les affaires continuent. Il en va toujours ainsi, chez nos amis artistes. Le souci, bien entendu, est de voir après coup pérorer un Sartre, grand inquisiteur des Lettres à la Libération. L’antipathie viscérale qu’il manifeste à l’égard de Céline tiendrait surtout au fait, d’après Lucette Almanzor, que Céline lui ayant assuré - Sartre étant venu le supplier d’intervenir vers 1942 en faveur d’une de ses pièces auprès de la censure allemande - qu’une telle chose n’était point en son pouvoir, le petit Sartre ne l’avait point cru, et était reparti fort courroucé…

Roger Vailland, tentant lâchement d'écraser L-F Céline en marche arrière, 1950.
Le 13 janvier 1950, peu avant l’ouverture du procès parisien, maintes fois repoussée (il commence le 21 février), Roger Vailland publie dans La Tribune des nations, journal stalinien financé par le KGB, un texte intitulé Nous n’épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline, qui peut assurément être considéré comme une menace, voire un appel au meurtre. Vailland, communiste actif dans la Résistance, y prétend que le petit groupe de partisans auquel il appartenait avait en 1943 pour base opérationnelle l’appartement d’un certain Champfleury (vivant là avec sa compagne Simone) situé juste au-dessus de celui de Céline à Paris. Dans un tel contexte, quand on est communiste, il faut reconnaître que les idées vous viennent à une de ces vitesses :

« Un petit groupe de « collaborateurs » se réunissait une ou deux fois par semaine dans l’appartement du cinquième. Des rédacteurs de Je Suis Partout, des écrivains, des artistes, le dessus du panier de la « collaboration ». Vers onze heures, ils s’en allaient tous ensemble. Cela faisait une grande rumeur dans l’escalier. Céline les accompagnait jusque sur l’avenue Junot, puis ils restaient un moment à parler, à rire, à faire des jeux de mots, juste sous les fenêtres de Simone. Celui qui faisait le plus de bruit, c’était Ralph Soupault, l’humoriste hitlérien, le doriotiste de la Butte, l’homme qui, dès qu’il était soûl, brandissait son pistolet à tuer les gaullistes. Nous, nous les regardions, de derrière les rideaux de chez Simone. Puis, ils se dispersaient, Céline remontait ses cinq étages, cela faisait un tout petit bruit dans l’escalier. Un soir d’été, après avoir lu des échos de Je Suis Partout encore plus perfidement dénonciateurs que d’habitude, nous avons décidé de les exécuter.
Comme nous étions gens d’action, nous avons d’abord pensé aux moyens. Fred a proposé de laisser gentiment glisser une grenade de la fenêtre de Simone dans l’avenue Junot. Et boum ! pour parler comme Louis-Ferdinand Céline, le gros Laubreaux (Je Suis Partout) pissait ses intestins, le grand Ralph (Soupault) dégueulait sa petite cervelle ! Mais c’était obliger Simone à passer dans l’illégalité, et nous autres à lui procurer un état-civil, passe encore, mais un nouvel appartement, toute une histoire. Nous écartâmes la grenade.
Alcibiade fit la proposition la plus raisonnable. Deux d’entre nous s’embusqueraient dans le petit square de l’avenue Junot, et puis, à la mitraillette, hop ! là boum ! dans Je Suis Partout comme dans le jeu de quilles de Marianne Oswald. Deux vélos et les terroristes disparaissaient dans l’allée des Brouillards, dans le brouillard. Ce sera le plus beau « coup » de ma vie, disait Alcibiade, qui était agrégatif de philo (plusieurs de nos copains venaient d’être très sérieusement malmenés, rue des Saussaies [siège de la Gestapo à Paris]. Là-dessus, Jacques fit une objection de principe. – Laubreaux, bien sûr, dit-il. Ralph Soupault, certainement, c’est un pourri du PPF. Mais Céline ? C’est tout de même difficile d’abattre comme un chien l’auteur du Voyage au bout de la nuit.
La discussion fut âpre. Fred disait que la guerre était la guerre, et tant pis pour les cathédrales et pour les écrivains, s’ils se trouvaient sur la ligne de tir. Alcibiade défendait les cathédrales mais niait que Céline fût un grand écrivain : « le peintre pourri d’un monde pourri. Les points de suspension entre lesquels se délient ses phrases, c’est la définition même d’un style en décomposition. Abattre un cadavre, cela ne pose pas de cas de conscience. » Mais Simone qui, ce soir-là, était un peu bas-bleu, se rangea à l’avis de Jacques : l’avenir de la littérature française lui tenait à cœur. Et comme l’unanimité est préférable lorsqu’il s’agit d’une condamnation à mort, nous remîmes la décision. D’autres besognes reprirent notre attention. La répression nous dispersa (…) Il nous reste à faire le bilan de notre mansuétude d’un soir de Juillet : des dix que nous étions, ce soir-là, chez Simone, trois seulement survivent. L’un d’eux vient d’être réduit au chômage parce que ses opinions politiques déplaisent à son ministre socialiste. Mais Laubreaux complote à Madrid son retour et notre mort. Soupault survit et jure qu’il aura notre peau. Et Céline, de Copenhague, écrit des lettres d’injures aux écrivains qui ne « collaboraient » pas, et un mauvais livre [Casse-pipe, qui vient alors de paraître] que tous les « collabos » achètent parce qu’il collabora. Je crois que notre mansuétude fut un marché de dupes et par surplus une mauvaise action. »

Céline répondra à Vailland, dans un Petit Crapouillot de 1958, que l’activité de son groupe de résistants était alors connue « de tout le quartier », donc bien entendu de lui-même. Et il fait, entre deux injures, la précision suivante – glaçante – et qui nous semble pleinement confirmer l’objective dangerosité qu’il représentait alors, aux yeux des membres de la Résistance, des Juifs, de tous ses ennemis et adversaires en général :

« Je dis, j’affirme que ce Vailland (ma honte qu’il soit si dépourvu de tout style et forme !) me doit la vie… »

Cette ironie-là, extrêmement maladroite, est à rapprocher, comme trait symptomatique, de celle adoptée par Céline, quelque temps auparavant, pour décrire, avec délectation et sadisme, la terreur éprouvée sous l’occupation par certains de ses anciens ennemis des années 1930 (souvent communistes) à l’idée qu’il décide de se venger, à présent que les nazis triomphent. Les cas de Lucien Sampaix, qui l’avait accusé d’être un agent allemand rémunéré, et du Docteur Rouquès, communiste espagnol l’ayant traîné devant les tribunaux après que Céline l’eut attaqué nommément dans un de ses pamphlets, sont les plus emblématiques. Céline avait perdu ce dernier procès le 21 juin 1939.

« Le 2 mars 1946, le Dr Rouquès (…) avait écrit au juge d’instruction pour demander à être entendu en qualité de témoin, affirmant qu’à partir de la réimpression de l’École des cadavres en 1942, et en raison de la préface dans laquelle il avait été personnellement visé, la Gestapo avait commencé à s’intéresser à lui. Il aurait alors dû quitter Bagnols-sur-Cèze pour venir vivre à Paris dans la clandestinité : « Je considère cette préface comme une véritable provocation qui a failli me coûter ma liberté et peut-être ma vie. » Le docteur Rouquès renouvela sa demande le 16 mai 1947, et comme le juge ne s’était pas soucié de l’entendre, il lui adressa le 10 novembre 1949, alors que le dossier se trouvait déjà communiqué au Parquet, une lettre recommandée avec accusé de réception, à la suite de laquelle il fut entendu par procès-verbal le 22 novembre 1949 (…) »
(François Gibault, Céline, 1944-1961, Cavalier de l’Apocalypse).

« Ce saligot de médecin politicien pourri, actuellement conseiller municipal communiste, a bêlé pendant toute l’occupation auprès de mes amis, (tellement il avait la chiasse !) qu’il n’était pour rien dans le procès en diffamation qu’il m’avait intenté etc…et patati… qu’on l’avait contraint, son Parti etc… Et que je me fous, et suis toujours foutu d’un Rouquès ! Je n’ai même pas fait « appel » à son procès (que j’aurais sûrement gagné !). Si j’avais voulu me venger de ce chien me juge-t-on assez con pour avoir été l’annoncer dans une préface ! Je n’avais qu’à l’abattre par une nuit sans lune ! Et foutre tout était dit. »
(Céline, Lettre à Albert Naud, 17 octobre 1948).

Le dire à Albert Naud, c’est bien. Mais cela ne saurait complètement suffire. Albert Naud, Céline l’a justement choisi comme avocat parce qu’il venait de la Résistance. « Vous, maître, vous êtes la Résistance généreuse ! » lui répète-t-il dans ses lettres, de Copenhague à Paris, sans vergogne aucune. L’autre ne s’en formalise pas, pensant avec fierté que Céline l’aura désigné pour sa seule valeur personnelle. Il faut dire que Naud l’admire tellement. Imparable, cela, en vérité, de se trouver défendu par un ancien résistant, quand on est soi-même accusé d’avoir collaboré avec les boches. Il n’y a guère qu’être soutenu par un Juif, dans la même histoire, qui serait comparable, au plan comique (et au plan efficace). Pas de souci. C’est Milton Hindus, professeur de littérature nord-américain, extrêmement ignorant, niais et servile, qui s’y collera. Il fera, aux alentours du procès, de vibrants témoignages de moralité en sa faveur, un maximum de bruit médiatique (la préface, par exemple, de la traduction américaine de Mort à Crédit) pour dépatouiller l’injustement tracassé. Pourtant, quand, enfin, Milton Hindus rend visite à Céline pour de vrai, à Copenhague, un mois, alors, un minuscule petit mois ! passé en sa compagnie, au contact de ses conversation et habitudes quotidiennes, suffira à l’éloigner, pour jamais, dégoûté à vie, de son ancienne idole. « Céline, écrit alors Hindus, est aussi bourré de mensonge qu’un furoncle de pus. » (Rencontre à Copenhague).

Le professeur Milton Hindus
Il est donc malaisé d’entièrement faire confiance à ce type nous déclarant le plus tranquillement du monde que ses ennemis n’avaient rien à craindre de lui sous l’occupation. Le stalinien Sampaix, résistant de la première heure, sera en tout cas capturé par les troupes allemandes, sur dénonciation, et exécuté le 15 décembre 1941. Roger Vailland a peut-être eu une pensée pour lui, au moment d’écrire son article. Les staliniens de cette période précise avaient certes beaucoup de défauts, mais ce n’est pas chez eux qu’on trouvait alors les plus mauvais camarades. Ni les moins rancuniers. D’autant, tiens ! que Vailland en avait un autre, un camarade, qu’il adorait. Celui-là n’était même pas communiste. Il n’était pas juif, non plus, quoi qu’ait pu en penser (tout haut, tout fort) Louis-Ferdinand Céline. Voilà en quoi consista leur échange public, qui se suffit à lui-même. Attirons seulement, à nouveau, l’attention du lecteur sur la date particulière à laquelle il se déroule. Il s’en passait de belle, alors, dans notre beau pays :

« Le courrier qui, souvent, fait bien les choses [Robert Desnos est chroniqueur littéraire à "Aujourd’hui" : titre de presse collaborationniste et donc excellente couverture pour lui car Desnos est, par ailleurs, un résistant très actif] m’apporte en même temps deux volumes d’Henry Bordeaux et un livre de M. L.-F. Céline [son pamphlet Les Beaux Draps, publié par Denoël le 28 février 1941]. Ainsi ai-je le choix entre la restriction et l’indigestion. C’est qu’en effet ces deux auteurs ont plus d’un point commun. Leur clientèle est à peu près la même et l’excès de l’un correspond aux déficiences de l’autre. Je trouve chez tous deux le besoin d’écrire pour ne pas dire grand-chose. Mais que penser de la passion sans vertu que nous recommande M. Céline ? En vérité si le premier a le souffle court, le second n’a pas de souffle du tout : il est boursouflé et voilà tout. Ses colères sentent le bistrot et en cela, il est, comme beaucoup d’hommes de lettres, intoxiqué par la moleskine et le zinc. Tout ici est puéril chez l’académicien comme son confrère et ce sera un sujet utile de méditation pour nos descendants que la coexistence de ces deux écrivains identiques, d’expression différente. Je n’ai jamais, pour ma part, pu lire jusqu’au bout un seul de leurs livres. L’ennui, l’ennui total me force à dormir dès les premières pages. Et tous les deux représentent les éléments principaux de notre défaite par l’injustice même de leur succès. »

Robert Desnos, Aujourd’hui, 3 mars 1941.

Réponse de Céline, réponse officielle, publique et imprimée :

« Votre collaborateur Robert Desnos est venu (…) déposer sa petite ordure rituelle sur Les Beaux Draps. Ordure bien malhabile si je la compare à tant d’autres que mes livres ont déjà provoquées – un de mes amis détient toute une bibliothèque de ces gentillesses. Je ne m’en porte pas plus mal, au contraire, de mieux en mieux. M. Robert Desnos me trouve ivrogne « vautré sur la moleskine et sous comptoir », ennuyeux à bramer, moins que ceci… pire que cela… Soit ! Moi je veux bien, mais pourquoi M. Desnos ne hurle-t-il pas plutôt le cri de son cœur, celui dont il crève inhibé… « Mort à Céline et vivent les Juifs ! »
M. Desnos mène il me semble une campagne philoyoutre (et votre journal) inlassablement depuis juin. Le moment doit être venu de brandir enfin l’oriflamme. Tout est propice. Que s’engage-t-il, s’empêtre-t-il dans ce laborieux charabia ? Mieux encore, que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature face et profil, à la fin de tous ses articles ! La nature signe toutes ses œuvres – « Desnos », cela ne veut rien dire. »

(Droit de réponse de Céline, publié dans Aujourd’hui, 7 mars 1941).

Ultime réplique, le surlendemain, de Desnos :

« La réponse de M. Louis Destouches, dit « Louis-Ferdinand Céline », est trop claire pour qu’il soit nécessaire de commenter chaque phrase. Au surplus, les lecteurs n’auront qu’à se référer à mon article de lundi dernier. Je crois utile cependant de souligner la théorie originale suivant laquelle un « critique littéraire » n’a qu’une alternative : ou crier « Mort à Céline ! » ou crier : « Mort aux Juifs ! ». C’est là une formule curieuse et peu mathématique dont je tiens à laisser la responsabilité à M. Louis Destouches, dit « Louis-Ferdinand Céline ».

Signé : Robert Desnos, dit « Robert Desnos »

  « La nature signe toutes ses œuvres » (Céline)

Si Desnos n’était pas juif, on peut constater, ci-dessus, à quel point il pouvait néanmoins se montrer fort drôle et spirituel. Ajoutons qu’il sera arrêté sur dénonciation le 22 février 1944 par la Gestapo, déporté à Buchenwald, et qu’il mourra d’épuisement au camp de Terezin, situé au nord de Prague, le 8 juin 1945.
1945, vous vous rappelez ?
L’année où Céline fit ce terrible et épouvantable voyage à pied pour gagner le Danemark…
Concernant la veuve de Robert Desnos : Youki (quel nom de chien, tout de même !) notre ami George Weaver attira récemment notre attention sur certaine anecdote troublante. Il semblera à peu près normal, en effet, à tout lecteur point trop ramolli du bulbe, qu’après l’épisode que nous venons de présenter, une certaine inimitié, voire un certain ressentiment aient pu subsister chez elle envers le type d’individu, disons sympathique qu’était Louis-Ferdinand Céline.  Or, selon toute vraisemblance, il n’en fut rien, comme le prouve le petit récit que l’on trouvera ici (le lecteur se rendra directement au chapitre n°401 intitulé : « Louis-Ferdinand Céline ») sous la plume de Marino Zermac.

Céline dans Je suis Partout, 1944


Concrètement, c’est ainsi que Ferdinand s’y prend.
Il utilise, sous l’occupation, les journaux fascistes (La Gerbe, Au Pilori et Je Suis Partout, pour l’essentiel) comme une tribune tout à fait régulière (31 lettres, 11 interviews) d’où il lui est possible de laisser tomber toutes sortes de dénonciations précises : révéler, par exemple, aux lecteurs antisémites - qui feront ensuite ce qu’ils veulent, ou plutôt ce qu’ils doivent, de l’information - qui est Juif et qui ne l’est pas dans le monde politique, social, ou artistique. Manière de dire qu’en termes d’épuration, rien de nouveau sous le soleil, que la révolution raciale reste à faire, bref que tout continue comme avant, sous la même dictature juive, et que le boulot sérieux attend d’être réellement entrepris. Comme ici, par exemple, où il encourage Je Suis Partout à la plus grande vigilance et la plus grande intransigeance :

« Vous savez que Marie Dubas [chanteuse très connue de l’entre-deux guerres, présentée par Céline comme Juive dissimulée] catholique décidément rentre bientôt. Trenet [Charles, dont le patronyme est souvent soupçonné par les collabos de constituer l’anagramme de « Netter », nom juif] aussi. Tout va bien. Je Suis Partout, j’espère, va leur trouver des parallèles… Béranger, Jeanne d’Arc. Tant qu’un artiste n’a pas fait une déclaration nette, précise, irrévocable, publique [en marge et souligné trois fois] – antijuive, il doit être considéré comme Juif – ou pro-juif ce qui revient au même (telle est la loi des Loges à l’envers – pourquoi nous plus cons que les Loges ?) »
(Lettre à Henri Poulain, de Je Suis Partout, début 1942.)

Mais cette tribune que représentent les titres collaborationnistes est aussi une tribune idéologique, théorique. Céline se veut le seul et dernier authentique représentant de la pensée raciste aryenne en France, la presse fasciste et le Gouvernement de Pétain ne faisant l’objet que de son complet mépris (pour leur mollesse, à tous deux) et/ou de ses suspicions racistes. Le fait que ses Beaux Draps demeurent interdits par Vichy après la victoire allemande (non à cause de leur antisémitisme, évidemment, mais à cause des attaques répétées qu’on y trouve contre la collaboration « propre sur elle » et l’armée, décadente, responsable du désastre de 1940) est pour lui un signe :

« L’on me signifie assez bien, en tous lieux, que le national-socialisme n’est pas d’« exportation », que les lois de Nuremberg pour races nordiques n’ont aucune raison d’être en France. La France demeure donc juive. (Encore, il y a peu de jours, Maurice Donnay, dans Aujourd’hui, consacrait tout un article à Charles Cros, qui « parlait couramment l’hébreu, au teint olivâtre, à la tignasse noire, hérissée, crépue »). Je refuse d’être le pitre d’une nouvelle aventure. J’ai suffisamment amusé le tapis. J’ai tout dit, je pense. Action ? Quelle action ? Le maréchal Pétain, notre chef, est-il raciste, Aryen ? »
(Lettre à Pierre Costantini, du journal L’Appel, 9 avril 1942).

Quand les lettres sont publiées, il suffit alors ensuite, parfois, d’un petit stratagème pour se couvrir. Car on a beau nager dans le délire et insister - avec passion - sur des points de doctrine, on n’en perd pas moins de vue la possibilité vague de quelque avenir défavorable. Tel est le pessimisme de Céline (certains, y compris chez les fascistes post-épuration, du côté de Rivarol, par exemple, fustigeant sa duplicité, ou de Maurice Bardèche, suggèreront aussi, plus ou moins ouvertement : sa lâcheté crasse et son opportunisme !)
Le stratagème, donc, est enfantin.
 
« Cher Ami,

Je tiens à vous faire connaître que ma lettre publiée dans La Gerbe a été absolument tripatouillée, édulcorée, tronquée, falsifiée – que je ne la reconnais en rien – qu’elle ne me regarde pas – Ces procédés n’abîment que leurs auteurs, etc etc »
(Lettre de Céline  à Lucien Combelle, 14 février 1941)

Céline, qui a refusé l’embauche salariée auprès de journaux qui le sollicitaient, au nom de « l’indépendance » et en pensant que se trouvait par là même évacué, pour l’avenir, tout risque de responsabilité juridique (là, il se plante comme on a pu le constater) emploie, à deux reprises au moins, au sujet de la presse, l’expression intéressante de « Colonne Maurice (ou Morice) », une colonne dont il serait loisible d’user pour diffuser ses idées à grande échelle, et faire ainsi œuvre de propagande massive, et gratuite.
C’est « cadeau », comme on dit :

« Je considère son journal [celui de Lestandi : Au Pilori] comme une colonne Morice où je colle une lettre » 
(Lettre à Lucien Combelle, entre octobre et décembre 1941).

« Il m’arrive d’envoyer des lettres toutes gratuites – des cadeaux. S’ils impriment textuellement c’est tout ce que je demande. Ce sont pour moi des colonnes Maurice. Je n’ai pas à me demander ce qui est imprimé à côté. Et ils impriment textuellement et la censure passe textuellement des lignes qui seraient je crois refusées partout même à Alger même à Moscou. » 
(Lettre à Marius Richard, 1942).

Il en va de même pour les divers clubs et ligues, dont Céline peut bien, certes, n’avoir jamais été l’adhérent formel, à l’exception du Cercle Européen (on se souvient que cette adhésion compte parmi la poignée d’accusations précises contenues dans le mandat d’arrêt émis par Paris en 1945) auquel il se trouve affilié, semble-t-il malgré lui, au début de l’occupation, en tant que membre d’honneur. Il procède en 1943 aux mesures nécessaires pour s’en trouver radié. Ce qui ne l’empêche nullement de participer aux réunions organisées par ledit Cercle, ni de se rendre ailleurs, à la séance inaugurale, par exemple, de l’Institut des Questions Juives (qui se termine, à son grand amusement, en pugilat inter antisémites), à l’Institut allemand de Karl Epting, et à toutes sortes d’autres « évènements » politico-mondains (il est notamment invité à l’ambassade d’Allemagne - où il jurera plus tard « n’avoir jamais mis les pieds » mais où son allure débraillée et ses blagues de bistrotier canaille provoquèrent pourtant un inoubliable embarras).
Paul Bonny raconte, entre beaucoup d’exemples annexes, l’avoir croisé vers 1942 à un repas militant donné à L’Écu de France, célèbre restaurant parisien du quartier de la Gare du Nord, par Charles Dieudonné :

« Il y avait là la veuve d’Édouard Drumond [peut-être le plus célèbre des pamphlétaires antijuifs du siècle précédent]. C’était un repas donné par George Oltramare, connu à Paris sous le nom de Charles Dieudonné. Il avait à la radio son émission hebdomadaire : « Un Neutre vous parle » [Ben, voyons…]. Il avait été aussi au début de l’occupation rédacteur en chef de La France au travail avec Jacques Dyssord, Titayna, beaucoup de gens venus de milieux de droite alors que La France au travail était un journal populaire, socialiste…
- À ce déjeuner vous étiez assis non loin de Céline ?
- J’étais assis en face de lui. Il y avait des gens qui se détestaient parce que dans les milieux de droite tout le monde déteste tout le monde…
- C’est la même chose à gauche…
- Oui sans doute. Alors à ce déjeuner, Céline était l’homme le plus important. Il y avait des gens venus de partout… de l’Appel, du Pilori… »
(Propos recueillis par Philippe Alméras, dans Lettres des années noires)

Plus gênantes pour lui qu’un simple repas partagé entre potes, certes pas toujours d’accord sur la meilleure façon de se débarrasser une bonne fois pour toutes des youtres, il y a aussi ces séances de travail à caractère militant et programmatique auxquelles Céline se consacre, cette fameuse réunion, notamment, à laquelle il se vante d’avoir participé, aux côtés d’un ex-cagoulard de renom, réunion toute entière tournée vers l’action, la propagande, la constitution sérieuse d’une nouvelle structure, un Parti, peut-être, et dont sortira, en tout cas, une ébauche de charte politique.

« Pour trouver des révolutionnaires il faut d’abord montrer son pavillon son programme. La troupe suit le drapeau. Nous l’avons élaboré sommairement (mais très précisément) avec Deloncle au Pilori. » 
(Lettre de Céline à Combelle, 25 décembre 1941).

Au Pilori fournit à la même date un compte-rendu de la rencontre, probablement tenue autour du 20 décembre à la demande de Céline lui-même, et réunissant une dizaine de personnalités fascistes du moment.Voici l’intéressant programme dont elle accouche :

« 1° Racisme : Régénération de la France par le racisme. Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l’éliminer de la vie française. Il ne doit plus y avoir d’antisémites, mais seulement des racistes ; 2° L’Église doit prendre position dans le problème raciste ; 3° Socialisme : aucune discussion sociale n’est possible tant qu’un salaire minimum de 2500 francs ne sera pas alloué à la classe ouvrière. »

Céline se définit donc bien comme un révolutionnaire. Il pense encore possible de peser sur les choses, d’agir, de militer, en dépit d’une situation raciale déjà jugée extrêmement défavorable. La France est enjuivée jusqu’à la moelle, certes, mais jusqu’au milieu de 1942, à peu près, Céline pense encore la situation retournable, à condition de faire preuve de la plus grande énergie, de ce qu’il appelle souvent dans ses courriers « le sens mangouste », c’est-à-dire la volonté brute de survivre, en abattant sans pitié un adversaire (le Juif) qui, de son côté, ne s’embarrassera à votre égard d’aucun sentiment. Tuer ou être tué. C’est ce qui explique la violence grandissante, fanatique, de son ton au cours de l’hiver 1941-42. 

Annonce dans le Stürmer de la traduction allemande prochaine de Bagatelles pour un massacre.  « Tous mes livres y furent interdits  [en Allemagne] (y compris les antisémites) dès l’avènement d’Hitler. Tout ceci peut être facilement prouvé. » (Céline, lettre à l’avocat Mikkelsen, 5 mars 1946)
 
Cette violence, désespérée de ne voir rien venir au moment crucial (son anxiété, son attente au moment du siège de Stalingrad sont également énormes) demeure toujours cependant programmatique. Céline est engagé. Et son soutien aux hitlériens allemands sur la question, absolument centrale pour lui, de l’antisémitisme, restera total. Qu’on cherche donc une évolution entre les textes ci-dessous. On ne la trouvera pas.

« Si demain, par supposition, les Fritz étaient rois… Si Hitler me faisait des approches avec ses petites moustaches, je râlerais tout comme aujourd’hui sur les Juifs… Exactement. Mais si Hitler me disait : « Ferdinand ! C’est le grand partage ! On partage tout ! » Il serait mon pote ! Les Juifs ont promis de partager, ils ont menti comme toujours… Hitler il ne ment pas comme les Juifs, il me dit pas je suis ton frère, il me dit « le droit c’est la force » : voilà qui est net, je sais où je mets les pieds. »
(Bagatelles pour un massacre, 1937)

« L’ennemi est au Nord ! Ce n’est pas Berlin ! C’est Londres ! (…) Moi, je veux qu’on fasse une alliance avec l’Allemagne et tout de suite, et pas une petite alliance, précaire, pour rire, fragile, palliative ! quelque pis-aller !… Une vraie alliance, solide, colossale, à chaux et à sable… Je trouve que sans cette alliance, on est rétamés, on est morts, que c’est la seule solution. On est tous les deux des peuples pauvres, mal dotés en matières premières, riches qu’en courage batailleur. Séparés, hostiles, on ne fait que s’assassiner. Séparés, hostiles, côte à côte, on sera toujours misérables, toujours les esclaves des bourriques, des provocateurs maçons, les soldats des Juifs, les bestiaux des Juifs. Ensemble, on commandera l’Europe. Ça vaut bien la peine d’essayer. »
(L’École des cadavres, 1938.)

« L’école communale (si maçonne) a donné une bonne fois pour toutes au Français son ennemi héréditaire : l’Allemand. La cause est entendue. Les Français ne changent jamais d’idées. Ils sont immuables, ils disparaîtront tels quels. Ils sont noués. Ils n’ont plus l’âge ni le goût des variations. Ils préfèreront mourir que de réfléchir, ils préfèreront la mort à l’abandon d’un préjugé. Que sont (pensent-ils) les ennemis les plus sûrs des Fritz ? Ce sont les Juifs ? Alors, nom de Dieu ! cinq cents mille fois : « Vivent les Juifs ! »
(lettre au Pilori, publiée dans ce journal  le 2 octobre 1941).

« Au fond, il n’y a que le chancelier Hitler pour parler des Juifs. D’ailleurs ses propos, de plus en plus fermes, je le note, sur ce chapitre, ne sont rapportés qu’avec gêne par notre grande presse (la plus rapprochiste) minimisés au possible, alambiqués, à contrecoeur… L’embarras est grand. C’est le côté que l’on aime le moins, le seul au fond que l’on redoute, chez le chancelier Hitler, de toute évidence. C’est celui que j’aime le plus. Je l’écrivais déjà en 1937, sous Blum. »
(Publié par L’Appel de Pierre Costantini, 4 décembre 1941).

« Si l’Allemagne ne gagne pas cette guerre, c’est qu’elle n’a pas eu assez d’effectifs en ligne. Elle aurait gagné cette guerre avec une armée franco-allemande. Je l’ai écrit sous Blum j’ai été condamné pour l’avoir écrit sous Blum. »
(Lettre envoyée à Henri Poulain, de Je Suis Partout, le 11 juin 1943, avec la précision finale de rigueur : « Tu peux publier si tu l’oses. »

Voilà pour le strict pacifisme de Louis-Ferdinand Céline dont on peut aussi constater ici à quel point la germanophobie (celle dont il ne manque jamais par la suite une occasion de se prévaloir, devant ses juges) frisa décidément toujours l’hystérie. Céline était d’ailleurs à l’inverse suffisamment apprécié des Allemands, en dépit de son côté bohème parfois un peu incommodant, que ceux-ci songèrent, un moment, à lui confier des responsabilités antisémites officielles (voir ci-dessous).


Note du Dr Kurt Ihlefeld à Otto Abetz, 1er mars 1941.
Céline y est pressenti (certes " avec des réserves ") comme futur collaborateur possible de l'Office Central Juif. Une autre note d'Abetz lui-même, adressée à Zeitschel, spécialiste des " questions juives" auprès l'ambassade d'Allemagne, datant de la même époque, témoigne de cette confiance, en tout cas scientifique, incontestable. Peu après que le Commissariat général aux questions juives eut été fondé par Vichy, les Allemands mirent à leur tour directement en place l'Institut d'études des questions juives, en mai 1941. C'est à la séance inaugurale, mouvementée, de ce dernier organisme que Céline assista. Et c'est auprès de son directeur, le capitaine Sézille, que Céline se plaindra, lors de l'exposition Le Juif et la France, qu'aucun de ses ouvrages " spécialisés " n'y était disponible à la vente, à la librairie, le 21 octobre 1941.
Céline refusa-t-il par ailleurs vraiment le poste pour lequel il avait été approché (par Vichy) de responsable du Commissariat général aux questions juives, comme le prétend entre autres François Gibault (dans son Céline 2, Délires et persécutions, 1985).
Sans doute.
Celui qu’il ne refusa pas, en tout cas, c’est celui qu’il exige ci-dessous avec la délicatesse qu’on lui connaît :

« Je maintiens bien entendu ma candidature [au poste de médecin au dispensaire de Bezons]. J’écris à cet effet au Dr Branqui et au ministère et j’écrirai à l’ordre des médecins si le besoin s’en fait sentir. Je trouve qu’il y a un peu beaucoup de médecins juifs et maçons à Bezons par les temps actuels. Je trouve qu’il serait harmonieux qu’un indigène de Courbevoie – médaillé militaire et mutilé de guerre – y trouve sa place naturelle, enfin ! après tant d’aventures et de fortunes diverses. »
(Lettre à Frédéric Empaytaz, Maire de Bezons en remplacement de l’ancien maire, destitué pour cause de communisme, 3 novembre 1940).

« Vous le savez sans doute, j’avais jeté mon humble dévolu sur le poste de médecin du dispensaire de Bezons (Seine-et-Oise) actuellement occupé par un nègre haïtien et sa femme. Ce nègre étranger doit normalement être renvoyé à Haïti – d’après les lois nouvelles en vigueur. »
(Lettre au Dr Cadvelle, Directeur de la Santé à Paris, 5 novembre 1940).

Rappelons que les premières lois racistes interdisant aux métèques l’exercice de certaines professions datent de juillet-août 1940.
Céline aura donc le poste.
Et le nègre sera renvoyé chez lui.
Les grandes idées, c’est connu, ne font pas oublier les petites misères de l’existence. Il est intéressant de voir comment Céline, ce preux incorruptible, en vient parfois ainsi à mêler l’utile à l’agréable.

« Si Céline n’a jamais collaboré avec les Allemands, il ne refuse pas les petits avantages que procure leur fréquentation. Privilège rare pour l’époque, il se rend de son domicile montmartrois au dispensaire de Bezons avec une petite moto grâce aux bons d’essence obtenus par l’intermédiaire de son ami Hermann Bickler. Autre privilège, il peut se rendre dans la région de Saint-Malo, zone militaire interdite, pour se réapprovisionner en nourriture. Pendant toute la durée de l’occupation, il n’aura pas à souffrir des tracas administratifs et alimentaires qui empoisonnaient la vie de la majorité de ses contemporains. »
(David Alliot, Céline).



Piquant aussi d’étudier son attitude relativement à la LVF (Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme), organe militaire auxiliaire de la Wehrmacht, et pour lequel des personnalités lui demandent de s’engager publiquement…
Au plan intellectuel et politique, s’il assure Doriot de son soutien total, s’il dispense en de multiples endroits (publics) son affection aux légionnaires, il estime pourtant que partir combattre en Russie ne servirait à rien si la France n’est pas d’abord nettoyée de sa vermine. Mais ailleurs, il monnaye très clairement ses encouragements à la LVF, suggérant par divers biais à « son ami » l’ambassadeur Brinon, ou même directement aux Allemands qu’il collaborerait volontiers davantage à leur effort de guerre s’ils l’aidaient à régler, çà et là, ses petits tracas, notamment financiers. Ce qui nous sauve de nous abandonner à un vice, dit le moraliste, c’est d’en avoir plusieurs.
Et les vices de Céline sont tellement admirables.

« Personne n’osera hurler à l’escroquerie de cette Croisade pour laisser tous les Juifs plus que jamais en toutes les places pendant qu’on envoie les derniers français aryens crever dans les steppes (…) N’allez point croire surtout que je recherche des alibis : Je pars demain [souligné deux fois] avec mes 75 % d’invalidité. Après tout, je suis le premier qui ait recommandé l’Armée franco-allemande. Je pars demain et sans grimaces si les écuries sont nettoyées avant le départ. Après ?? on me l’a déjà joué deux fois – 14 – 39 - ! trois c’est trop (…) »
(Lettre à Lesca, publiée dans Je Suis Partout le 23 juillet 1941).

« On n’y pense pas assez à cette protection de la race blanche. C’est maintenant qu’il faut agir, parce que demain il sera trop tard. (...) Doriot s’est comporté comme il l’a toujours fait. C’est un homme... il faut travailler, militer avec Doriot. (...) Cette légion si calomniée, si critiquée, c'est la preuve de la vie. J’aurais aimé partir avec Doriot là-bas, mais je suis plutôt un homme de mer, un Breton. Ca m’aurait plu d’aller sur un bateau m’expliquer avec les Russes. (...) Moi, je vous le dis, la Légion, c’est très bien, c’est tout ce qu’il y a de bien. »
(Céline dans L'Émancipation nationale, 21 novembre 1941).

« Je vous suis très reconnaissant pour votre intervention qui sauvera peut-être mon pécule [l’armée allemande a braqué un coffre dont il disposait dans une banque en Hollande] et votre amabilité me confond (…) Vous savez que je m’intéresse toujours à la Russie, mais il est peut-être un peu tard pour aller donner là-bas des preuves d’attachement et de vaillance ? »
(Lettre à Fernand De Brinon, Ambassadeur de Vichy en zone occupée, 15 octobre 1941).

« Imaginez-vous que j’ai un coffre en Hollande ouvert d’autre part par les Autorités Allemandes, d’autres sommes au Danemark ! Et je n’arrive à rien récupérer du tout, de nulle part ! Je vais crever de faim si cela continue dépouillé par le Grand Reich (…) En Hollande, mon avoir, 185 florins or, a été saisi et vendu à un taux ridicule comme bien ennemi. Et ce malgré toutes mes protestations les plus vives en temps utile et la protestation d’Abetz ! Des fous ! Comment voulez-vous que je m’engage à la Légion ? »
(Lettre à Karl Epting, fin 1941-début 1942).

« Qu’ils agissent ainsi [les Allemands qui lui ont braqué son coffre] avec les gaullistes ou les Juifs – tant mieux – Mais avec leurs rares amis, ceux qui ont été condamnés, traqués, persécutés, diffamés, pour leur cause et non aujourd’hui, mais de 36 à 39 – sous Blum – Daladier – Mandel – c’est un comble – une monstrueuse saloperie – Quelle leçon pour leurs hésitants collaborateurs ! »
(Lettre à Alphone de Chateaubriant, directeur de La Gerbe, 30 août 1941)

Au fond, l’indépendance revendiquée de Céline (sa non-collaboration salariée à la presse fasciste sous l’occupation) ressemblerait à celle d’un Thierry Maulnier, par exemple, l’auteur d’Au-delà du nationalisme, que les fascistes français pressaient, lui aussi, de s’engager plus nettement, dès les années 1930, dans des partis, des groupes constitués, mais dont l’objectif demeura plutôt, imperturbable, de prendre date intellectuellement, de donner des bases théoriques solides au mouvement fasciste. Mais elle se mâtinerait, en plus, selon certains, d’opportunisme, de lâcheté, ou d’un mélange sordide des deux.

« En attendant, il y était : et, en même temps, il refusait d’y être. Il affirma plus tard qu’il n’avait adhéré à aucun parti, qu’il n’avait publié aucun article politique pendant toute l’occupation. C’est vrai, ou du moins presque vrai. Et en même temps, c’est faux. L’attitude de Céline pendant l’occupation est ambiguë. Il n’écrit pas d’articles, mais il se manifeste, il n’adhère pas, mais il risque d’entraîner à l’adhésion. Il ne s’engage pas, il rouspète : est-ce sans danger ? »
(Maurice Bardèche, Céline)

La pique la plus amère, et certainement la plus drôle, est adressée à Céline par l’increvable Cousteau, dans Lectures Françaises de juillet-août 1957, peu après la célèbre interview donnée par Ferdinand à l’Express

« À cette date [l’immédiat avant-guerre], personne ne soupçonnait que Louis-Ferdinand Céline n’était PAS antisémite. On avait même tendance à le considérer – les gens sont si méchants ! – comme le pape de l’antisémitisme. Cette illusion était si répandue que lorsque sonna l’heure des catastrophes et des options, des tas de jeunes français qui avaient lu Bagatelles pour un massacre et l’École des cadavres – mais qui les avaient mal lus, bien sûr – et qui avaient eu la stupidité – le Maître Céline dirait : la connerie [Céline, dans l’Express, disait ne jamais avoir été antisémite : « pas assez con ! »] – de les prendre au sérieux, se trouvèrent automatiquement embarqués dans une aventure qui finit mal. Certains de ces jeunes imbéciles allèrent trépasser, vêtus de feldgrau, sur le front de l’Est. D’autres furent transformés en écumoires aux aubes mélodieuses de la Libération. D’autres que j’ai connus traînèrent dans les Maisons de Repos et de Rééducation de la République les plus belles années de leur vie. C’est bien fait pour eux. Ils avaient lu Céline avec un sens critique insuffisant, sans interpréter les textes, sans chercher la vérité entre les lignes. Ils avaient eu confiance dans la nuit, et jusqu’au bout de la nuit. C’était impardonnable. »

Sous le titre M. Céline rallie le fumier (doré) du Système, Pierre-Antoine Cousteau moque dans Rivarol les innombrables retournements de veste de Céline sur Hitler, les Juifs et autres sujets intéressants, après sa retentissante interview dans l'Express (1957).
Le pauvre Milton Hindus, enfin, dans un autre registre, peut-être conscient, mieux vaut tard que jamais, de s’être fait, sur ce coup-là, quelque peu rouler :
« Céline n’agit pas suivant ses convictions. Écrire pour lui ne constitue pas un acte, ou plutôt, il semble bien établir une distinction entre le journalisme politique qui incite à l’action et une littérature, la sienne, qui reste purement intellectuelle dans ses intentions. C’est un homme altéré de sang, mais qui n’ose pas s’y tremper les doigts. Est-ce lâcheté ? Je ne saurais répondre. »
(Milton Hindus, Rencontre à Copenhague)

La vérité, comme nous avons pu le constater, est que Céline avait bien pratiqué ce « journalisme qui incite à l’action ». La remarque de Hindus en dit long sur l’état de simple ignorance où il se trouvait, au moment de défendre Céline, à la fin des années 1940. Les lettres envoyées à la presse ne furent, il est vrai, montrées - et connues -  qu’au tout début des années 1980.

Tout comme Maulnier, Brasillach ou Rebatet, Céline n’est en tout cas plus un nationaliste au sens maurrassien du terme. Il n’est plus « patriote » dans l’acception « vieille France » poussiéreuse que le mot exhale. Il le redeviendra comme par miracle au moment de son procès, auquel assistent, curieux, beaucoup d’anciens antisémites à l’ancienne, ceux qu’il exécrait justement tellement en 1942, quand il était, lui, un raciste absolument moderne, comme dirait l’autre, à qui l’Allemagne donnait un peu d’air, de cet « air fasciste » évoqué par Drieu dans Socialisme fasciste.
Le soutien que ces divers intellectuels expriment alors au Troisième Reich fait paradoxalement d’eux, avec les communistes, les seuls véritables internationalistes de l’époque (soutenant en effet les Italiens, Franco et l’Allemagne contre leur propre pays). De manière significative, dans une même lettre de mai 1938, Céline écrit à son ami Gen Paul à propos de la situation au Canada les phrases suivantes : « Les défaites japonaises sont saluées ici même chez les catholiques comme des bénédictions d’ailleurs tous sont maçons, pro-juifs, anti-français etc etc » et « En vérité je crois que l’Espagne seule deviendrait un refuge tout le reste est cuit. » Preuve s’il en était encore besoin que Céline distingue bien, d’abord, dans sa représentation politique, des camps opposés, qu’il en privilégie un, en conscience : le camp fasciste, le camp de l’Axe, et que sa vision et son engagement politiques sont tous deux absolument cohérents.
Sous l’occupation, les réactionnaires old school tant méprisés par Céline et ses amis rejoindront souvent, quant à eux, la Résistance (Daniel Cordier, par exemple, qui deviendra secrétaire de Jean Moulin, Dutheil de la Rochère, etc). Sans cesser d’êtres antisémites, ainsi que Simon Epstein l’a bien montré, dans un travail récent.
Et au-delà d’eux, l’on s’étonne à peine que durant le procès de Céline, nombre de ses soutiens, souvent pourtant issus du pur « résistancialisme » (Albert Naud et Jean Paulhan, au premier chef) s’oublient parfois, dans les lettres qu’ils échangent avec lui, à scruter le patronyme de tel ministre, juge, assesseur, contradicteur, procureur, etc, apparaissant nouvellement en face de lui, pour y déceler la présence éventuelle, suspecte, de « palestinisme » (c’est comme cela qu’on dit, désormais, après-guerre) susceptible, évidemment, de nuire à l’accusé.
La prégnance de l’antisémitisme intellectuel demeure énorme en France, bien après la Libération, le pays ayant été littéralement - et victorieusement - durant les décennies précédentes, travaillé au corps, et à la tête, par la propagande de la presse antijuive.
Ce qui fait de Céline, objectivement - et il l’aura souvent reconnu - l’un des meilleurs soldats de cette cause, de cette grande « bataille des idées », son « originalité » radicale, au sein de celle-ci, demeurant aussi sa grande obsession.
Celle de la race.
Voilà le sens, absolument incontestable, de son intervention « théorique » dans les rangs du fascisme triomphant en France.
Rappelons que toutes les notes entres crochets ci-dessous sont le fait du Moine Bleu.

« La France hait d’instinct tout ce qui l’empêche de se livrer aux nègres. Elle les désire, elle les veut. Grand bien lui fasse ! qu’elle se donne ! par le Juif et le métis toute son histoire n’est au fond qu’une course vers Haïti. Quel ignoble chemin parcouru des Celtes à Zazou ! de Vercingétorix à Gunga Diouf. Tout y est ! Tout est là ! Le reste n’est que farce et discours. La France brûle de finir nègre, je la trouve fort à point, pourrie, croulante de métis. L’on me fait bien rigoler lorsque l’on m’annonce 5 ou 800 000 juifs en France ! La bonne plaisanterie ! Rien que Saint-Louis, le bien nommé, en fit baptiser 800 000 d’un seul coup dans la Narbonnaise ! Pensez s’ils ont fait des petits ! Encore 50 ans, plus un seul français qui ne soit métis de quelque chose en « ide », araboïde, arménoïde, bicoïde, polonoïde... Et « français » bien entendu cent mille fois plus que vous et moi. L’arrogance « patriotique », le culot est toujours en proportion du métissage, de la juiverie personnelle. Un autre très bon journal [que Je suis partout] est à créer, très opportun, le « Jaune et noir » emblème de l’avenir français [Référence de Céline au journal Le Rouge et le noir, ayant éreinté avant-guerre Bagatelles pour un massacre]. Si la guerre civile avait duré ce serait d’ailleurs déjà fait. Nous aurions deux millions de morts, aryens, remplacés immédiatement (dixit Mandel) par deux millions d’asiates et nègres, le grand programme juif. Tout le reste est hyperbole, discours hyperbolique foireux, jactances pour Arthur [allusion à une célèbre publicité de l’époque]. Constituez en France un parlement selon les races (et non plus selon les plus baveux) vous ne trouverez plus qu’une aile droite « Vercingétorix » insignifiante par le nombre, le reliquat des origines, le reste des « Celtes », brimés par un centre énorme, protubérant, gueulard, impératif, récriminant, majoritaire écrasant, le marécage des hybrides, croassants, sous commandement Blum, et composé de tous les négroïdes du monde, arménoïdes, assyriotes, narbonnoïdes, hyspanotes, auvergnoïdes, pétanistes, sémites maurassiques, etc. etc. Tout ce qui hurle le plus « français »  et se sent de plus en plus cafre, et puis une aile gauche bougnoule, en pleine croissance. Bien plus sympathique à vrai dire en comparaison les carrément « Abd-el-Kader », nubiens, « Gunga Dioufs », les hilares, les héritiers celtes. Réduire l’aile droite à l’esclavage, la faire disparaître, tel est l’idéal presque avoué de ce parlement. Point de protestations baveuses, de mains sur le cœur ! Merci ! Tous les métis, les allogènes, les Maurras etc, sont animés d'une haine sourde, animale, irréductible pour tous les Celtes et les Germains. Le Parlement racial français dans sa majorité écrasante appelle de tous ses vœux la défaite absolue de l’Allemagne et de son idéal raciste. Il faut comme le proclame Churchill « effacer l’Hitlérisme de la carte du monde ». On s’entend. Le pavillon national français couvre toutes les marchandises.  La France actuelle si métissée ne peut être qu’anti-aryenne, sa population ressemble de plus en plus à celle des États-Unis d’Amérique. Même voeux, même politique profonde. Ahuris de partout rassemblés sous commandement juif, plus quelques débris d’indigènes nordiques et celtes à la traîne, fondants d’ailleurs, en voie de disparition (là-bas des peaux rouges). Voyez nos équipes nationales sportives, bariolages grotesques, hâtifs racolages de n’importe qui, pêchés n’importe où, d’Afrique en Finlande ! [On dirait du Finkielkraut, voire du Zemmour]. Le coup de grâce, sans conteste, nous fut porté par la guerre 14-18 : deux millions de morts, plus cinq millions de blessés et d’abrutis par les combats et l’alcool, soit toute la population masculine vaillante (en majorité aryenne bien entendu) lessivée, anéantie. Et parmi ceux-ci, certainement tous nos cadres réels, tous nos chefs aryens. La question des chefs ! La masse ne compte pas. Elle est plastique, quelconque, elle fait viande, poids de viande, c’est tout. La guerre, la vie le prouvent. La masse, la troupe ne vaut que par ses cadres, ses chefs. La troupe la mieux encadrée gagne la guerre. C’est le secret, c’est le seul. Nos chefs, nos cadres sont morts pendant la guerre super-criminelle 14-18. Ils ont été immédiatement remplacés au pied levé par l’afflux des arménoïdes, araboïdes, italoïdes, polonoïdes etc. tous énormément avides, bercés depuis toujours au rêve, dans leurs bleds infects, de venir jouer ici les chefs, de nous asservir, nous conquérir (sans aucun risque). Une magnifique affaire ! Nos héros 14-18, leur cédèrent sans barguigner leurs places toutes chaudes. Elles furent comblées immédiatement. 4 millions de polichinelles anti-français de corps et d’âmes, français de jactance seulement, on a bien vu ce que valaient les cadres Boncourt, les naturalisés Mandel pendant la guerre 39-40 ! Les femmes se marient avec ce qu’elles trouvent ! Certes ! Nouvelle floraison de métis ! Quelle comédie ! Quel lupanar ! Ainsi soit-il ! « Ils viennent jusque dans nos bras ! Égorger etc. » Ce ne sont pas du tout les « féroces soldats » qui ravagent et détruisent la France mais bien les renforts négroïdes de notre propre armée. Pour être juste, ils n’égorgent rien du tout, ils saillent. Et c’est l’imprévu de la « Marseillaise » ! Rouget n’avait rien compris, la conquête, la vraie de vraie, nous vient d’Orient et d’Afrique, la conquête intime, celle dont on ne parle jamais, celle des lits. Un empire de 100 millions d’habitants dont 70 millions de cafés au lait, sous commandement juif est un empire en train de devenir Haïtien, tout naturellement. Sommes-nous complètement abrutis ? C’est un fait, par l’alcool et le métissage, et puis pour bien d’autres raisons... (voir Les Beaux draps, interdits...) Anesthésiés, insensibles au péril racial ? Nous le sommes, c’est l’évidence. 50 000 étoiles jaunes n’y changeront rien. La France entière pour un peu, plus dreyfusarde que jamais, par sympathie si chrétienne, arborerait avec fierté le signe judaïque. [Certains « originaux » se mirent sous l’occupation à porter l’étoile jaune en signe de solidarité avec les Juifs] Légion d’honneur nouvelle, zazou, beaucoup plus justifiée que l’autre. Et tout pour Blum et pour De Gaulle ! Mûrs pour être colonisés ? Nous le sommes ! Par n'importe qui ! Parler de racisme aux français, c’est parler de sang pur aux bicots, mêmes réactions. Vous ne faites plaisir à personne. Vichy s’occupe paraît-il du racisme, à sa façon, comme il s’occupe de mes livres, il a doté M. Carrel [Alexis Carrel, conseiller en racisme eugéniste du gouvernement de Pétain] fakir Lyonno-New-Yorkais, de 50 millions de crédits (Bouthillier-Reynaud) pour s’occuper de la chose. Allez un petit peu demander à ce Claude Bernard ce qu’il pense du problème juif !... Vous serez servis. À peu près ce qu’en pensent, j’imagine, Mr Spinasse et le général Mac Arthur ! « Pensez racontent ses assistants que si Mr Bergson était encore là, les allemands lui feraient porter l’étoile jaune ! » Autant par les crosses !
Alors beau chose, dites-nous vous même, un petit peu, ce que vous préconisez ? [Céline, pressé par son contradicteur imaginaire, s’apprête maintenant à dégainer son programme idéal. Attention, ça va faire mal.] Ah ! que c’est plus délicat... malcommode... ardu... cruel... Que Dieu me garde du pouvoir ! des lourdes confiances populaires ! Je les mettrais toutes en bouillie ! Je découperais d’abord la France en deux morceaux. Pour la commodité des choses, la tranquillité des parties. Le slogan « Une, Indivisible » m’a toujours semblé un truc de « maçons ». Au point où nous sommes arrivés dans la décadence, nous serons forcément têtards dans l’« Indivisible » nous les gens du Nord, puisque c’est le Sud qui commande, c’est à dire le juif. Les Romains trop métissés se sont donnés deux capitales, j’en ferais tout autant. Marseille et Paris. L’une pour la France méridionale, latine si l’on veut, byzantine, « suralgérique », tout aux métis, tout aux zazous, où l’on aurait tout le loisir, toute la liberté d’héberger, chérir à fond tous les plus beaux youtrons du monde, de les élire tous députés, commissaires du peuple, archevêques, druides, génies, de se faire endaufer par eux, à l’infini, en attendant de tous passer nègres, l’affaire de trente ou cinquante ans, au train où poulopent les choses, d’atteindre enfin le but suprême, l’idéal des Démocraties. L’autre pour la France « nord de la Loire », la France travailleuse et raciste, sans Blum, sans Bader, si possible, sans Frot non plus, c’est à tenter. Je crois qu’il est peut-être temps que s’opère quelque grande réforme... La France idéal St-Domingue ne m’intéresse vraiment pas. Peut se la farcir qui se présente, je m’en fous très énormément. Je regrette tout simplement d’avoir laissé tant de ma viande (75 pour 100) pour défendre cette saloperie qui ne rêve que de Lecache [fondateur de la Ligue Contre l’Antisémitisme, future LICRA]. Une si grande guerre, tant de misère, pour aller de Rotschild à Worms ! [banquiers juifs]. Il faudra vraiment du nouveau pour me faire devenir patriote. Je crois que ce sera pour une autre fois, pour un autre monde peut-être, celui des morts si je comprends bien, la vraie patrie des entêtés.
À vous Poulain ! faites drôlement gaffe ! Ah ! ne me trahissez mie ! le moindre mot ! toutes les virgules ! et fort à vous !

L.-F. Céline

P.S. Gardez-moi 10 numéros !  »
(Lettre à Poulain, de Je Suis Partout, 15 juin 1942).


Tout le Céline de l’occupation se trouve dans ces lignes, à l’extrême fin de la lettre, d’abord, post scriptum compris. Il y demande, comme on le voit, à Poulain le respect absolu de ce manifeste destiné à la publication et à radicaliser le lectorat de Je Suis Partout, dans le sens d’un racisme désormais intégral, essentiellement biologique, donc d’un abandon définitif des vieilles lunes type Action Française. Les insultes contre « Maurras le juif », Pétain « l’enculé » ou le « faux raciste » sont d’ailleurs, à cette époque, récurrentes chez lui. La référence présente - défavorable - à l’eugéniste Alexis Carrel, simple « alibi » de Vichy enfonce le clou.
Ce texte était pour lui suprêmement important.
Philippe Alméras, dans sa remarquable édition des Lettres des années noires, explique bien comment des brouillons en furent retrouvés un peu partout, attestant une longue et minutieuse préparation : « Nous savons qu’avant de quitter Paris, Céline s’est documenté auprès de Henry-Robert Petit [fondateur d’un Centre de documentation antisémite, animateur du Pilori] en vue de sa rédaction. Lettre [de Céline à Petit] du 27 mai : « Dites-moi plutôt en quelle année St Louis fit christianiser tous les juifs et quel nombre ? 3 ou 600 000 ! »
Céline harcèlera Poulain, dans ses lettres suivantes, s’inquiétant de ne pas voir surgir sa prose dans les colonnes de l’hebdomadaire.
À l’unanimité des membres de la rédaction, elle ne paraîtra pas, jugée par tous un complet « délire raciste » et surtout, en réalité, à cause de cette partition géographique et raciale que Céline y suggère, entre un Nord aryen et un Sud déjà perdu, « suralgérique », une partition porteuse d’un dangereux risque de démobilisation de leur lectorat

Une des multiples interventions de Céline dans Je Suis partout
Les années passant, la guerre froide s’installant et avec elle, dans la cervelle des autorités, un nouvel ennemi prioritaire : le communiste stalinien, leur sévérité relative à l’encontre des anciens collaborateurs présumés de l’Allemagne nazie ira s’atténuant. Les Cours de Justice finiront par disparaître en février 1951, remplacées par de simples Cours Civiles, plus clémentes.

Céline, encore jugé, certes, par une Cour de Justice, le 21 février 1950, ne le sera cependant plus aux termes du (mortel) article 75 réprimant la trahison. Depuis la fin octobre 1949, le Commissaire du Gouvernement Seltensperger - qui l’admire et auquel Céline a personnellement écrit (sur le judicieux conseil d’Albert Naud) depuis le Danemark, à sept reprises, pour plaider sa cause - a en effet requalifié les faits qui lui sont reprochés. On est ainsi passé de la « trahison » et de l’article 75 à des « actes de nature à nuire à la défense nationale », tombant sous le coup de l’article 83 et ne menaçant plus Céline (toutes sanctions infâmantes et financières mises à part) « que » de cinq ans d’emprisonnement. Céline eût peut-être même obtenu le non-lieu pur et simple (il en était fortement question) si son avocat danois Mikkelsen (auquel Céline imposait donc maintenant la collaboration de deux autres défenseurs : Naud et Tixier-Vignancour) n’avait, selon toute vraisemblance, commis la boulette de s’ouvrir auprès de certains journalistes de l’imminence d’un tel rendu de mansuétude.
Et quand, le 28 octobre 1949, l’Aurore publie un article intitulé « Céline, qui ne risque plus que la Chambre Civique, reviendrait prochainement en France », celui-ci déchaîne les passions. Les communistes, en particulier, s’indignent et le scandale est considérable. Le Commissaire Seltensperger est prestement dessaisi de l’affaire sur intervention du ministère.
Céline est effondré. Il reste donc accusé et son retour en France, compromis. Certes, le successeur de Seltensperger, René Charasse, lui fait presque aussitôt savoir que l’abandon de l’article 75 le concernant sera maintenu, et qu’il sera bien jugé civilement, mais Céline, paranoïaque (on ne l’est jamais trop, faut avouer, en ces matières) refuse de le croire. Il refusera d’ailleurs jusqu’au bout de se rendre en France pour assister à son procès, flairant là jusqu’au bout une simple manœuvre destinée à l’attirer, puis l’encabaner et enfin, pourquoi pas ! l’exécuter. Ses avocats, qui l’adjurent de se déplacer à l’audience, en février 1950, en seront pour leurs frais. Les menaces de mort, c’est vrai, Céline les a toujours collectionnées, au moins depuis le milieu des années 1930 et ce moment particulier où les staliniens comprennent définitivement qu’il restera leur ennemi mortel, inconciliable, qu’ils ne parviendront jamais, en dépit de tous leurs efforts (ceux d’Aragon, en particulier) à « l’attacher à leur char », pour reprendre le mot de De Gaulle sur Bernanos. On en a eu un petit aperçu, déjà, ici même, un peu plus haut, avec l’article de Roger Vailland.
Mais s’il fallait absolument, entre toutes, choisir la plus belle (c’est-à-dire, pour une menace de mort, la plus inquiétante), nous hésiterions décidément entre les deux textes présentés ci-dessous.
Le premier est d’un nommé Jean Etcheverry, de Biarritz. Le second est tiré du journal fondé par Bernard Lecache, fondateur de la LICA (ancêtre de la pénible LICRA actuelle). Il promet à un Céline tenté de revenir sur Paname en cas de procès gagné, un retour triomphal à la capitale.

« Quand on écrit ce qu’écrit Céline, on n’en tient pas commerce. On se suicide. J’attends le suicide de Céline, du petit médecin de banlieue, enrichi par le scandale et l’idiotie d’une époque, avide au point de manger du blanc quand ce n’est pas de la crotte. Du petit médecin brenneux qui se gondole quand il nous voit – moi le premier – cracher vingt-cinq francs au comptant pour sa petite Mort à crédit. (…) Céline : une salope ! la plus parfaite salope de la littérature contemporaine. À supprimer – et le premier – le jour où, l’idéal crevant nos paillasses, nous crèverons celles des saligauds de son acabit qui, non contents de nous dégoûter, vivent de nous, charognards affamés de jouir. »

Jean Etcheverry à la rédaction du Merle blanc, septembre 1936.

Article publié dans Le Droit de vivre, 1950

Toutes sortes de procédés dilatoires, liés à l’état de santé (authentiquement calamiteux, certes) de Céline, tels qu’émissions de certificats médicaux, voire de simples télégrammes envoyés à la Cour par Mikkelsen, un certificat d’intransportabilité complète, etc, seront donc employés au service de cette inquiétude absolue.
Céline se sait entouré d’ennemis qui l’attendent avec impatience.
Le 21 février 1950, il est condamné par contumace à un an de prison, 50 000 francs d’amende, confiscation partielle des biens, indignité nationale.

« Cher vieux – me voilà indigne à vie et 1 an de trou – mais j’ai déjà fait presque 2 piges ici. Salut ! Mais Ils ont été aussi peu vaches qu’ils pouvaient, faut convenir. J’aurais tort de râler. J’ai payé pour la raison d’État – Je suis innocent. Je suis le patriote persécuté pacifiste. Mais si ils ne me sonnaient pas du tout, ils désavouaient la Résistance. Il se jouait là un truc qui dépasse beaucoup ma chétive personne – Je vais pas râler. » 
(Lettre à Albert Paraz, 23 février 1950).

Le dernier combat se profile enfin.
Il s'agit de faire bénéficier Céline d’une amnistie totale, délivrée par un tribunal militaire, et applicable aux anciens combattants blessés ou mutilés (Céline est infirme à 75% : il a été gravement atteint à la tête durant la guerre de l4-18). L’avocat Tixier-Vignancour, qui se détache de plus en plus  parmi le trio de ses défenseurs (à la grande amertume d’Albert Naud, envers qui Céline fait montre, à mesure que son affaire semble se dénouer, d’un mépris de plus en plus affiché) y fera valoir les deux ans d’emprisonnement déjà effectués par son client au Danemark, et la légitimité de principe, en l’espèce, d’une confusion des peines. Il le fera en toute finesse, évitant le scandale et les pressions, sans aucune publicité autour de son nom


Céline et Jean-Louis Tixier-Vignancour au Palais de Justice, en 1951.
Albert Naud, son premier avocat français, recommanda d'abord à Céline la méfiance vis-à-vis de celui dont la réputation pouvait lui nuire, avant de l'accepter, avec amertume, comme second défenseur : 
" Je connais bien Tixier qui est un ami de longue date, qui, au surplus, est un de vos admirateurs. J'ai cependant cru devoir dire à Mikkelsen que Tixier avait eu de son côté pas mal d'ennuis avec notre justice "épurative " puisqu'il avait été incarcéré environ 15 mois à Fresnes pour collaboration, enfin il a une réputation courageuse d'antisémite notoire. " 
(Naud à Céline, le 13 octobre 1948).
Tixier-Vignancour  poursuivra par la suite une brillante carrière, dans les rangs de l'Algérie Française, entre autres combats.


Et c’est donc au final un simple, un ectoplasmique « Docteur Destouches » que le Tribunal Militaire de la Seine, ignorant qu’il s’agit là de Céline, amnistie finalement, le 20 avril 1951, au beau milieu d’une fournée d’autres éclopés anciens collabos. Le temps que le troufion s’aperçoive de la manœuvre de Tixier, il est trop tard : le délai d’appel est dépassé. L’avocat y a évidemment veillé. Il peut maintenant appeler son client, par téléphone, à Copenhague, le 21 avril, et le prévenir que son calvaire vient de prendre fin.
Céline peut rentrer en France.
Ce sera chose faite le 1er Juillet 1951.
Quelques mois plus tard, Céline écrit enfin à Albert Naud - son défenseur français, rappelons-le, des tous premiers jours - qui s’inquiète et « s’indigne » de n’avoir reçu aucune nouvelle de lui depuis son retour.
Nous sommes le 28 octobre 1951.
Céline argue de multiples tracas et difficultés pour justifier son silence.
Une fois que tout cela sera réglé, promet-il, « j’irai vous voir ».
Ce sera sa dernière lettre, et le dernier échange entre les deux hommes.
« Je sais hélas depuis longtemps ce que valent les hommes, écrivait Naud à Pierre Monnier quelques jours auparavant. Je ne pensais quand même pas que Céline était un tel salaud. »












9 commentaires:

  1. Bonjour monsieur,

    Je ne crois pas au hasard. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des retards. Par quel lien me suis-je retrouvé sur votre blog, je ne sais, peut-être par le biais d’un lien chez monsieur le Marquis ? Il n’importe. Votre travail exhaustif sur Céline m’a laissé vibrant d’admiration : vous avez écrit là nombre d' évènements, des extraits dont je disposais en bien petites parties mais n’arrivais absolument pas à mettre en forme. Et sans doute aussi, je peux vous l’avouer, nager dans cette fange abjecte me faisait plus de mal encore et cela nuisait à mes tentatives. Le dégoût était le plus fort et je cédais régulièrement à l’”aquoibon” !

    Votre travail est extraordinaire et je n’ai pas les mots suffisants pour le louer. Combien de temps de réflexion, combien de temps de rédaction avez-vous dû passer pour arriver à cette parfaite exégèse ! C’est admirable !

    Et, en plus, c’est ce matin que je vous lis, ce matin où l’on fête le nouvel an, Rosh Hashana ! Quand je vous disais qu’il n’y a pas de hasard !

    Mon souhait le plus vif serait de mettre en lien votre article sur mon blog, me référant bien entendu à vous et au nom de votre blog.

    Vous renouvelant toute mon admiration et à vous dire l’émotion que cette lecture a pu provoquer en moi, recevez toutes mes félicitations.

    Je reste tout à votre écoute,

    Jean-Michel



    peut être aussi lu sur son blog
    http://nuageneuf.over-blog.com/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai beau avoir un rapport différent aux oeuvres fictionnelles de Céline d'avant et d'après 1945 (et y trouver encore la force d'une captation ambivalente du monde), j'ai beaucoup aimé votre façon de remettre en perspective & contexte, la part, non pas maudite, mais avérée de l'homme de lettres engagé dans une surenchère qui, loin de prendre son époque à contre-courant, la brossait dans le sens du poil xénophobe (entre autres phobies). Vous démontez à merveille ses justifications ultérieures, leur mauvaise foi victimaire, qui rendent le personnage public odieux & pathétique. Encore bravo pour cette revue de presse détaillée, qui déplaira aux idolâtres qui, par aveuglement, voudraient voir en lui une bête à style ou une Don Quichotte incompris.
      J'ai mis votre article en lien sur la page d'archyves.net consacré au bouquin que j'ai publié sur les "Fictions du politique" chez Céline. C'est là.
      http://www.archyves.net/html/LesFictionsdupolitique.html

      yves pagès

      http://www.archyves.net/html/LesFictionsdupolitique.html

      Supprimer
    2. à nuage neuf :
      Merci de votre aimable commentaire. Le malheur veut que vous n'ayez pas fini de vous tremper, ici, les mains et la tête dans la fange. Ce travail sur Céline n'était, en effet, que préparatoire dans notre esprit. Et la suite arrive bientôt. Les choses étant ce qu'elles sont, les dimensions de ce billet ont fini par excéder notre projet de départ. La faute, sans doute, à Céline lui-même, incarnation littéraire et politique du pur déferlement, vomitif pour ainsi dire. D'où cette suite de spasmes malaisée à éteindre.
      Petite précision toutefois ou petit " détail de l'histoire " comme dirait l'autre (célinien), Rosh Hashana n'a pour nous rien à voir avec tout cela. Un coup de trique jamais n'abolira le hasard, comme le suggérait, voilà quelque temps, l'un de nos camarades, pourtant fort bien armé. Si Rosh Hashana avait quelque chose à voir là-dedans, alors Céline aurait, d'une certaine façon, raison. Or, l'espèce de vengeance qu'il affronta fut à notre sens - torture intérieure forcément comprise - bien plus grecque et némésiste que juive. Et pour nous, nous eussions aussi bien pu pondre cette chose un lendemain de nouvelle lune bouddhique. Bien à vous, nuage neuf.

      Supprimer
    3. à Yves Pagès,
      Merci également de vos commentaires. Venant de vous, vu le sujet, nous les jugeons évidemment particulièrement honorables. En effet, la part maudite ne nous intéressait pas. Cela, ce fut votre boulot, et quel boulot ! La seule chose qui nous intéresse, quant à nous, c'est de débusquer partenaires et ennemis, en tous genres, époques et lieux. Tel est notre manichéisme permanent, et amusé. Bien à vous.

      Supprimer
    4. Bravo pour ce très gros travail récapitulatif. Passionnant ! Vivement la suite.

      Supprimer
  2. Fouillé, écrit, nécessaire et admirable. Merci.

    RépondreSupprimer
  3. Moi je suis passé par là et je vous remercie !
    http://radioherbetendre.blogspot.fr/2013/03/du-rab-de-lemission-de-mars-sur-la.html#comment-form

    D'ailleurs quelle ne fut pas ma surprise de constater que dans les tristes points presse du glorieux pays on trouve à volonté cette cochonnerie ...
    http://www.lafontpresse.fr/produit/DetailMagazine?idnum=378

    Bonne continuation ... Bog

    RépondreSupprimer