jeudi 22 avril 2021

«La Fatwa de la tétée des grands» (soutien à Saïd Djabelkhir)


Hier, l'intellectuel algérien Saïd Djabelkhir a été condamné à 3 ans de prison ferme pour "offense à l'islam". La loi actuelle de son pays (via, en particulier, son sinistre article 144 bis du Code Pénal) punit en effet de trois à cinq ans d'emprisonnement et/ou d'une amende de 50 000 à 100 000 dinars (309 à 618 euros) "quiconque offense le Prophète ou dénigre le dogme ou les préceptes de l'islam, que ce soit par voie d'écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen".

Saïd Djabelkhir ne recevra sans doute pas, de ce côté de la Méditerranée, en France, un soutien excessivement massif de la part de celles et ceux trop affairéEs, au quotidien, du haut de leur chaire universitaire de sociologie, à fustiger plutôt tous «les arabes de service néo-orientalistes» (ou «néo-colonialistes», au choix) coupables d'oser défendre au bled la liberté de penser et de conscience (on se souviendra, avec rage, à ce sujet, des mésaventures récentes de Kamel Daoud). Nous tenions, donc, modestement, à l'assurer ici de notre soutien et de notre admiration, notamment pour le courage physique et intellectuel (ce qui est la même chose) dont il aura fait preuve en cette affaire. Nous tenions également à revenir, pour clarifier les choses aux yeux du public français, sur cette fameuse histoire dite de la Fatwa de la tétée des grands, ayant eu en son temps un tel écho en terre d'islam, et dont le traitement critique, par Saïd Djabelkhir, aura justement (voir la vidéo ci-dessus) constitué l'un des quatre motifs explicites de la persécution judiciaire s'abattant aujourd'hui sur lui. 

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«Le 22 mai 2007, le monde musulman a été frappé de stupeur et d'hilarité par une fatwa, diffusée depuis l'université Al-azhar au Caire, le plus grand centre de théologie sunnite, appelée la fatwa de la tétée des grands. Deux imams parmi les professeurs ont émis un avis selon lequel la femme pourrait désormais enlever son voile et être seule avec un collègue dans un bureau, à condition de l'avoir allaité à cinq reprises en lui donnant "directement son sein". Les auteurs expliquent que "le fait qu'elle lui donne le sein est considéré comme un acte maternel qui empêcherait tout acte sexuel entre les deux."

Il faut rappeler, en effet, qu'en islam l'allaitement crée un lien de parenté justiciable de l'interdit de l'inceste, autrement dit deux enfants allaités par la même femme deviennent frères et sœurs, et l'allaitante leur mère. Dès lors, l'interdit de l'inceste s'applique entre eux, au même titre que s'il y avait parenté par le sang.

Cette fatwa de la tétée des grands, lancée depuis un lieu de haute autorité de l'islam, a provoqué pendant des semaines, chez les musulmans sur toute l'étendue du globe, dans les médias et sur les réseaux sociaux, des flots de commentaires indignés et moqueurs, des protestations et des déplorations, y compris venant d'autres institutions islamiques. Il y eut même le projet d'une campagne menée par des femmes ― on ne sait si c'est pour rire ou s'insurger ― présentant des slogans tels que I don't give my milk ("Je ne donne pas mon lait") ou bien No milk for guys ("Pas de lait pour les mecs").
Les humoristes s'en sont bien sûr donné à cœur joie, mais pas seulement eux, des journaux sérieux ayant témoigné des efforts de cette fatwa, par exemple : "En vous rendant dans une administration publique, vous ne devriez pas être surpris si vous tombez sur un fonctionnaire de 50 ans en train de téter sa collègue." (cité dans "Fatwa de la tétée", islam.faq.free.fr). Ou bien : "Aujourd'hui, un employé a déclaré à l'une de ses collègues qu'il voulait sa tétée avec du café." Ou encore : "On ne peut téter en open space, il faut créer des salles de tétée dans les entreprises."
Un quotidien algérien rapporte : "Des époux exigent de leurs épouses d'allaiter les amis, pour éviter toute relation ambiguë. Ils les forcent à leur donner le sein pour nouer une affiliation familiale par le lait, empêchant ainsi toute relation illicite" (cité dans "Algérie : la fatwa sur "l'allaitement des grands", forum-religion.org, 4 janvier 2014). Des imams vont se porter au secours de ces femmes par des contre-fatwas opposées à l'allaitement des grands.
Un autre journal rapporte le cas "d'un homme d'affaires, qui a demandé conseil quant à la légalité de cette fatwa, car il voulait l'exploiter pour téter son employée. Faut-il donc modifier le code du travail ?" (cité dans "Une fatwa incroyable", bladi.info, 28 septembre 2007).
Selon un théologien d'Al-azhar, cette fatwa ne serait qu'une mauvaise interprétation d'un "cas particulier" au temps du Prophète, lequel aurait en effet conseillé à une femme d'allaiter son fils adoptif, alors adulte, pour devenir ainsi sa mère de lait, après l'interdiction de l'adoption dans l'islam.
D'où le fait qu'un cheikh plus moderne, ou comme on dit aujourd'hui un "musulman modéré", a proposé qu'on ne boive pas le lait directement au sein, mais dans un verre, ce qui suppose de traire mécaniquement les femmes. Cependant, l'objection à cette proposition est que le hadith (parole rapportée du Prohète) ne mentionne pas cette possibilité, étant donné que, dans l'Arabie du VIIè siècle, il n'existait pas de pompes à lait.
Le Haut Conseil d'Al-azhar, réuni en urgence, avait beau suspendre les auteurs de la fatwa, qui se sont rétractés entre-temps, de leurs fonctions d'enseignant, cela n'a pas mis fin pour autant à l'affaire. Des sites salafistes qui délivent des fatwas à flux tendu s'étaient déjà emparés du problème, depuis longtemps. Ainsi, sur le site "La Mouslima Salafiya", relayant un organisme appelé "Comité permanent des recherches scientifiques islamiques et de l'Iftâ’ ", on trouve, parmi des dizaines de milliers de fatwas en libre accès, celles-ci (cf "Quelques fatwas sur l'allaitement", lafemmesalafiya.eklablog.com, 29 avril 2013) :
―Fatwa 4668. Question : "L'échange d'allaitement entre musulmans et chrétiens est-il permis ?" Réponse : "Cela est permis." Voilà donc un beau procédé pour élargir la fraternité monothéiste.
―Fatwa 16932. Question : "Il a tété la grand-mère avec le père de son épouse ?" Réponse : "Cela n'est pas permis".
―Fatwa 16644. Question : "Son mari la tète par force, quel est l'avis religieux sur cela ?" Réponse : "Elle ne devient pas illicite pour son mari".
―Fatwa 1719. Question : "Une femme a trait du lait de son sein dans l'oreille d'un petit garçon ; il désire épouser la fille de cette femme : cela est-il permis ?" Réponse : "Cela est permis."
On ne sait pas ce que cette femme voulait faire entendre à ce petit garçon, mais toujours est-il que l'on reste dans la logique qui gouverne le déchaînement des fatwas dans le monde musulman contemporain, car l'oreille est un orifice ; or un grand nombre de fatwas, parmi les centaines de milliers qui sont reprises par les médias et sur Internet, concernent les orifices corporels et les femmes. (...)


Une fatwa-folie s'est donc déchaînée partout, sans limites, touchant les questions les plus graves et les plus futiles, et même des personnages fictifs. Ainsi Mickey Mouse, le personnage des enfants de toute ma génération, dont nous pouvions lire les bandes dessinées en arabe sans problème, a fait l'objet d'une fatwa émise par un prédicateur, Al-Mounajid, qui apparaît souvent sur les chaînes de télévision saoudiennes et sur Al-Jazira. Dans sa condamnation de Mickey, il dit : "La charia requiert l'extermination de toutes les souris, y compris les rongeurs et la célèbre souris du dessin animé " (cf "Égypte : Mickey Mouse n'est pas un agent de Satan", www.lapresse.ca, 26 septembre 2008). Le prédicateur a lancé cette fatwa contre la souris de Walt Disney, considérée comme un "agent de Satan". Cette espèce animale étant considéré comme "impure", il a étendu la condamnation à Jerry qui échappe toujours à Tom.
Une souris qui échappe toujours au contrôle, cela ne nous éloigne pas de l'enjeu autour des orifices, comme nous le savons depuis le cas princeps de "l'homme aux rats", à partir duquel Freud dégagera les mécanismes obsessionnels, dont le fantasme d'intrusion anale des souris. Dire de la souris de Walt Disney qu'elle est "un agent de Satan" confirme ces fantasmes d'intrusion et d'impureté, puisque les orifices corporels sont les lieux privilégiés de la circulation satanique dans la mythologie islamique ; et si on se rappelle que Satan est un être de feu, il devient évident que cette circulation énergétique orificielle correspond bien à ce que nous appelons en psychanalyse "pulsions".
On trouve chez les auteurs musulmans une parfaite illustration de cette théorie démonologique des pulsions (dont Freud disait qu'elle était plus proche de la psychanalyse que les théories scientifiques des instincts) à travers cette littérature très populaire qu'on appelle "la littérature jaune" (à cause de la couleur du papier utilisé pour son impression). Ainsi, al-Hanafi (XVIè siècle) écrit dans l'un de ses opuscules : "Lorsque Dieu créa l'homme d'argile, en attendant qu'il lui insuffle une âme, Satan se moquait de lui en jouant à pénétrer par sa bouche, à sortir par son anus et l'inverse. Il empruntait de la même manière d'autres orifices : oreilles, nez, etc, tout en disant à Dieu : "Voyez ce que je fais de la créature que vous m'avez préférée et devant laquelle vous me demandez de me prosterner." 
Ainsi, originairement, la corporéité humaine est exposée à l'effraction démoniaque et à sa moquerie, et le restera tant que l'âme n'en contrôle pas les accès que sont les orifices de telle façon que l'on peut dire que les pulsions constituent mythologiquement l'ironie du corps humain et de sa dignité d'élection divine. C'est ce qui appelle la purification scrupuleuse, telle que l'islam en a fait une conquête incessante, au point que ce monothéisme nous paraît se distinguer des autres par une obsession de la pureté excessive, sous le versant de la propreté exigée dans les cinq prières qui balisent la journée. De très nombreux traités ont été consacrés aux moindres faits corporels susceptibles de créer un état d'impureté.»

(Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, 2016) 

3 commentaires:

  1. Cela en devient d'une absurdité comique (ou tragique : je ne sais plus si il y a une réelle différence). Ah ! Ce fantasme de la pureté !

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  2. Si Islam=religion des opprimés, et si les dictatures arabes, turque ou iraniennes=pro-islam, alors les dictatures algérienne, saoudienne, turque=dictature des opprimés et le hirak est donc un mouvement anti-opprimés . CQFD.
    Triste époque tout de même.

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    1. Rien de nouveau sous le soleil noir de la religion, et de sa bonne gestion cléricale.

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