mardi 17 décembre 2013

Pour les fêtes (troisième journée)

                     

Vous êtes toujours là ? Réunis devant nous, dans l’attente excitée, à huit jours de la date fatale, de quelque imparable suggestion culturelle ? Noël est là. C’est la fête. C’est la trêve. Fini, le chômage. Oubliés, la destruction programmée de la planète, l’explosion des cas de cancer et diabète compliqué, les accidents cardio-vasculaires irrémissibles… Remisé, jusqu’au premier janvier 2014 anthropocénique, le désespoir qui devrait pourtant étreindre, à l’instant même, jusqu’à écrasement hydraulico-définitif, tout être humain normalement constitué, et sommairement conscient…
Après les heideggeriens et les cadres, quelles sections de population, quels cœurs de cible privilégiés allons-nous gâter aujourd’hui ?
Un peu de patience.
C’est parti.

Nous ne deviendrons pas ce que nous pouvons et devons être avant que la féminité n'ait été réveillée (Wagner).


Ainsi donc, vous êtes wagnérien.
Décidément une espèce rare, surtout en France.
Votre Noël, à vous, tombe en avril prochain, moment prévu de l’exécution (ma foi, nous verrons bien) de Tristan und Isolde à Bastille. L’occasion de rappeler aux prolétaristes invétérés que non ! les billets d’opéra ne coûtent pas forcément plus cher que ceux permettant d’accéder aux délices d’un concert de rap de teuss à Bercy, ou d’un match de football au Parc des Princes (ou à Bauer). Pour une quinzaine d’euros – parfois moins – on peut ainsi choper une place qu’on délaissera ensuite sans trop de difficultés pour une autre – bien meilleure et inoccupée – à la faveur d’un de ces multiples, providentiels et débiles entractes dont la direction de Bastille aime à poinçonner les oeuvres immortelles (celles de Wagner, en particulier) qu’elle distille au public. Le tout, bien entendu, pour attraper la place en question, c’est de s’y prendre à l’heure, les amis de Pierre Bergé et autres canailles subalternes de comité d’entreprise se trouvant là, vis-à-vis de vous, en position de concurrence aiguë. La mise en vente, pour ce Tristan 2014 auquel collaborera, paraît-il, le vidéaste Bill Viola (qu’on eût plutôt attendu, muni d’un blaze pareil, dans le Crépuscule des dieux) est fixée au 13 janvier de l’année nouvelle.
O sink hernieder, Nacht der Liebe…

                             

On se rabattra, en attendant, sur ces Airs de Wagner, disque à succès de 2013 de la maison Decca (souvenez-vous : l’ancien comparse de Black), porté par le charisme un rien julio-iglésien du Heldenténor néo-chouchou et ultra célébré des bourgeoises bellamo-ruggiéristes : l’incontournable Jonas Kaufmann.
Rien que de très correct, il est vrai, rien que de (trop) sage sur ce disque Decca, l’ex-copain de Black : en particulier, à l’attaque des fameux Murmures de la forêt, dont les romantiques innocents ne retiennent souvent que ce qu’ils veulent bien (soit la seconde partie consacrée aux interrogations de Siegfried sur l’allure de son infortunée maman, avant l’arrivée de l’oiseau), faisant l’impasse sur les sarcasmes violemment antisémites immédiatement auparavant dirigés contre Mime, le père adoptif (« Daß der mein Vater nicht ist, wie fühl ich mich drob so froh ! ») de l’odieuse brute aryenne. La note, ici, sur tout le passage hystérique (depuis « Denn wär wo von Mime ein Sohn » jusqu’à la fin de la description physique cauchemardesque du Nibelung), est chez Kaufmann, comme chez moult interprètes embarrassés, extrêmement timorée. La mission était pourtant d’importance, à choisir un morceau pareil, un morceau aussi signifiant. Il n’y a, à vrai dire, que Wolfgang Windgassen qui s’en soit sorti (dans le Ring de Clemens Krauss, en 1953) et ait réussi à camper une ignoble crapule sadique capable de nous émouvoir l’instant d’après, en nous causant de sa mère.
Träume (tiré des Wesendonck-Lieder), étude préparatoire à Tristan, est sans conteste une grande réussite.
On trouve aussi, dans l’album Kaufmann, un placide quoique fort acceptable In Fernem Land (acte III de Lohengrin) dont Kaufmann nous avait déjà régalé muni d’un « costume » ridicule (c’est-à-dire en jean et tee-shirt bleu) à Munich, en 2009. Son Lohengrin ne vaut pas en intensité, entre autres exemple, celui, jadis, de Domingo et Solti, du Philharmonique de Vienne. Mais le passage en question, In Fernem Land, le plus important de l’œuvre, mérite toujours l’intérêt.
Au plan musical, il reprend la sublimité lumineuse et chromatique du prélude que nous avons déjà évoquée ailleurs. Le chevalier du Graal, Lohengrin, s’y découvre, révèle son identité à une Elsa ayant pourtant promis de ne jamais lui en faire la demande, de l’aimer sans le connaître, de ne jamais lui demander d’où il venait. Après cela, Elsa s’étant parjurée, le chevalier disparaîtra. Tant de richesse symbolique dans ce désespoir montré de l’identité (Wagner préfigurant ici Alain Finkielkraut), qui est aussi, à l’origine, celui d’avoir dû quitter l’Idéal (Montsalvat) pour débouler, vengeur, au sein d’un monde dont les résidents, croupissants de misère et de tristesse, attendaient une main, un cœur confiant, un amour secourable. L’artiste pur, décidé à se maintenir dans une parfaite autonomie pour s’être déjà vu berné et déçu par maints soubresauts absurdes, maintes révolutions chimériques de l’humanité, ne sait pourtant demeurer insensible au grand triomphe mondain de l’Injustice et de la Laideur. Lohengrin, chevalier hard-boiled, débarque donc, traîné par son Cygne, pour assister Elsa dans son insoluble embrouille anversoise.
Les sollicitations politiques exercées à cette époque sur l’âme de Wagner (entre 1845, date de la première conception de Lohengrin à Marienbad, et 1850 : Première de l’opéra à Weimar, sous la direction de Liszt) sont facilement décelables.
Juste après Tannhäuser, interprétable comme désir de solitude spirituelle, de fuite, loin des appels frivoles de la chair, vers quelque absolu artistique, le besoin inverse de rencontre amoureuse s’impose à présent chez Wagner, lequel résume la chose ainsi dans Une communication à mes amis (1851) : « Du sommet où j’étais, mon regard chargé de désir vit – la Femme : la femme, vers laquelle le Hollandais volant, du fond de son océan de misère, levait les yeux, la femme qui, comme une étoile au ciel indiquait à Tannhäuser le chemin qui conduisait de l’antre voluptueux du Venusberg vers le haut, voilà maintenant qu’elle ramenait Lohengrin de la hauteur ensoleillée vers la chaleur de la terre ».
La découverte de l’histoire de Lohengrin sera surtout pour Wagner l’occasion de fixer sa conception de l’amour, et la prédominance en celle-ci de l’élément féminin, viril et essentiel, en la personne d’Elsa. L’idée wagnérienne primitive était celle d’une répartition de principe des rôles sexuels confinant certes à l’androgynie, la grande fusion hermaphrodite dont Lohengrin et Elsa constituaient ici les deux pôles fonctionnels, quoique provisoires : « Dans Elsa, j’aperçus dès l’abord l’opposé de Lohengrin que je recherchais : non pas, bien sûr, l’opposé absolu, sans rapport avec lui, mais bien plutôt l’autre partie de son être à lui, l’opposé contenu dans sa propre nature, le complément nécessairement désirable de sa propre nature, masculine. »
Lohengrin, à ce stade, en tant qu’homme, dans une société régie par et pour l’homme, se croit encore vaguement le maître du jeu amoureux, au nom de ce rôle « conscient » et « actif » qui serait le sien, qu’il se prête à lui-même (que Wagner lui prête) : « Elsa, écrit Wagner, est l’inconscient, l’involontaire, dans lequel l’être conscient, volontaire désire se résoudre ; mais ce désir est à son tour nécessité inconsciente, sentiment involontaire. »
Lohengrin, principe mâle ou « égoïste » (selon l’expression employée plus loin par Wagner), bascule, de là, peu à peu, en dépit de ses prétentions de départ, dans l’ineffectivité. Ou plutôt, de ces deux inconsciences portées vers l’amour, l’inconscience féminine (présente chez Lohengrin) se révèle enfin la plus haute, l’essentielle : « Ce pouvoir d’une conscience ainsi inconsciente que je ressentais moi-même à travers Lohengrin, me donna de la nature féminine une compréhension toujours plus intérieure, conjointe au désir de la représenter le plus fidèlement possible. Je réussis, grâce à ce pouvoir, à m’introduire si complètement dans cette nature féminine que je me sentis entièrement en accord avec l’expression que j’en donnais dans mon Elsa amoureuse. » (ibid.)
En sorte qu’à l’idée première de répartition toujours « genrée » de principes et de rôles, s’en superpose une autre dans la conscience de Wagner, dans le processus même d’achèvement de son opéra : Elsa, la Femme, incarne désormais (par son exigence non-négociable de totalité amoureuse, à laquelle elle acceptera volontiers ensuite, dès qu’on l’aura satisfaite, de sacrifier toute son individualité) la part essentielle non seulement du rapport amoureux, mais de l’humanité entière, de l’homme lui-même, à qui elle offre rien de moins que le secret de son destin suprême. La femme amoureuse, capable comme Elsa de sacrifier son amour si celui-ci n’est pas l’absolu qu’elle exige, tel sera l’homme accompli : « Cette femme magnifique, devant laquelle Lohengrin ne pouvait encore que se retirer, sa nature particulière lui interdisant de la comprendre, je l’avais maintenant découverte ; et Lohengrin, c’était la flèche perdue, tirée dans la direction de ce trésor que j’avais seulement pressenti. » (ibid.)
Le féminin est l’avenir de l’homme.
En termes politiques, ce féminin représente le Monde, la Société, le Peuple extirpant, en dépit de toutes ses protestations ou retenues possibles, le trop faible artiste (Lohengrin) hors de sa retraite, de sa solitaire tour d’ivoire, l’appelant à lui, l’intéressant bon gré mal gré à ses affaires, la libération de l’Artiste passant ainsi par la libération collective révolutionnaire de tout le Peuple, et cette libération étant aussi – donc – celle du Féminin dans l’homme : « J’échangeais, dit Wagner, contre sa perte [celle de Lohengrin, ou du principe mâle] la certitude d’avoir découvert à présent le véritable féminin, celui qui doit m’apporter ainsi qu’au monde entier la libération, une fois que l’égoïsme masculin, fût-ce sous sa figure la plus noble, se sera brisé devant lui. Elsa, la femme – que je n’avais pas comprise jusqu’alors –, cette expression la plus pure de l’Involontaire, a fait de moi un révolutionnaire achevé. Elle était l’esprit du peuple, dont j’attendais, aussi en tant qu’artiste, ma libération. » (ibid.)
Le féminisme et la Révolution fusionnent littéralement, l’appel d’Elsa (la Marianne, pourrait-on dire, de Wagner) – bien qu’ « inconscient », « involontaire » selon ses propres termes – se voyant surtout présenté comme absolument nécessaire et irrésistible.

Une interprétation un peu différente pourrait aussi questionner, dans l’attitude d’une Elsa désireuse de tout savoir de son amant, la part nécessaire d’inconnu, et de fantasme sous-jacent, à l’œuvre dans une construction amoureuse (conjugale) passionnelle, autrement dit pour Wagner – ennemi de la seule institution maritale – authentique. Combien féconde se révèlerait évidemment une telle intuition, jusqu’à nos jours. A History of Violence, de David Cronenberg fut peut-être au cinéma la dernière grande peinture notable d’un tel questionnement identitaire souvent fatal au couple : ultime épreuve, dernier raidissement de l’ego en proie aux terreurs (légitimes) de dissolution avant la confluence définitive, dans l’acceptation assumée de vieillir ensemble, sans retour, de s’abolir dans l’aimé(e). Elsa aurait alors, dans une telle perspective, parfaitement conscience de l’inessentialité de son interrogation concernant l’origine de Lohengrin, ce peu qui lui manque suffisant néanmoins à définir chez elle un reste d’individualité bientôt appelé à succomber, excitant, ainsi que chez le cygne chantant avant de mourir, sa fierté, sa jalousie, quelque nom positif qu’on lui donne.
Lohengrin, quoi qu’il en soit, rentrera chez lui.
Ouste !
               

Après ce disque du sieur Kaufmann, chez Decca (l’ex-amant de Black), tellement goldifié et oscarisé au cours de cette année mélomane, pourquoi ne pas prendre un peu de recul et se replonger dans les souvenirs du regretté (de nous) Patrice Chéreau, narrant dans le détail son aventure du Ring du Centenaire (le cycle tétralogique bayreuthien courant de 1976 à 1980) ? L’ouvrage s’intitule Lorsque cinq ans seront passés (Éditions Ombres, Toulouse), a paru en 1994 et est toujours disponible à qui se donne un minimum de peine.
Chéreau y revient exhaustivement sur l’affrontement personnel l’ayant opposé à cette œuvre légendaire, vis-à-vis de laquelle il n’était au départ pas favorablement disposé, appartenant en effet « à l’une de ces familles françaises dans lesquelles on décrétait, par tradition, que Wagner n’était qu’ennuyeux et pesant. »
C’est Boulez, dans un taxi, sur le Sébasto, en janvier 1974, qui proposa à Chéreau de monter le Ring à Bayreuth deux ans plus tard. Chéreau, alors, ne connaissait rien, ou presque, au Ring, mais accepta. Sa pratique même de la mise en scène d’opéra était fort réduite. Il avait monté les contes d’Hoffmann, pour Hoffmann, et non pour la musique d’Offenbach qui l’agaçait suprêmement. Il devait découvrir peu après tout l’amour que portait Wagner à l’auteur du Petit Zacharie et du Chat Murr.
Le problème, « dès les premiers jours », raconte Chéreau, était donc « d’entrer dans cette œuvre que je ne connaissais pas, que je ne soupçonnais pas, mesurer peu à peu l’ampleur formidable de l’enjeu, reconnaître que cet enjeu était politique – ô combien – et découvrir, morceau par morceau, qu’il y avait là une histoire, une fable faisant partie des grandes choses qu’on peut raconter sur un plateau, des récits auxquels il est peut-être important de s’attaquer dans sa courte et frivole vie de metteur en scène ; se perdre d’abord corps et biens dans cette approche, puis se retrouver peut-être. »
L’inconscience, l’ignorance de Chéreau quant au monde wagnérien, et cette polyphonie de surinterprétations le caractérisant généralement, auront souvent été (il le reconnaît) sa chance et son bonheur : « Au fond, ma virginité devant Wagner aura constitué un privilège. Je n’ai pas été handicapé par le poids d’une tradition, d’une expérience, j’ai pris dans l’expérience des autres ce que j’avais envie d’y prendre ; je n’ai pas senti le poids de ce savoir que tant de gens croient avoir des opéras de Wagner, et du Ring en particulier. Le fait de ne pas être Allemand a eu, bien sûr, son importance, même si je ne m’en suis rendu compte que plus tard : n’ayant aucun compte à régler, ni avec Wagner, ni avec Bayreuth, ni avec l’Allemagne, j’ai sans doute pu toucher du doigt avec plus de liberté ce qu’un Allemand, plus ou moins consciemment, aurait probablement évité ou aurait réglé dans un corps à corps avec les idéologies haïes. Et grâce à Pierre Boulez, je n’ai jamais ressenti comme une infirmité mon ignorance de la musique. »
Chéreau ne lit, en effet, pas la musique. Et cela ne lui pose aucun souci majeur, au moment d’aborder l’œuvre. Georges-Bernard Shaw, lui-même autodidacte dans le domaine du langage musical, avait fait en son temps un constat identique. Le Ring, poème politique révolutionnaire décrivant l’évolution du système capitaliste au milieu du dix-neuvième siècle, ne pouvait être abandonné aux seuls spécialistes du contrepoint, de l’harmonie ou de la forme-sonate, bref aux maquereaux ordinaires de la culture, dont Shaw ridiculise souvent, en termes terribles, l’outrecuidance, le lexique et les prétentions savantes. À ce sujet, le rapport de Chéreau à Shaw (à qui il doit tant) est ambigu. On présente souvent le Ring du centenaire comme une interprétation fidèle de la vision développée par Shaw dans Le parfait wagnérien, soit un retour triomphal, en somme, du Wagner des années 1840-50, rebelle, anarchiste, politique. Et l’on explique ainsi pour une bonne part les protestations scandalisées (au début) de la Réaction bayreutienne devant, par exemple, des filles du Rhin transformées en putes, tapinant sur les pentes de quelque gigantesque barrage. La chose est juste. C’est pourquoi, d’ailleurs, ce Ring nous plaît tant. D’où un certain agacement, à lire parfois sous la plume de Chéreau, en 1980 (date de la première publication de ce texte Lorsque cinq ans seront passés) certaine velléité, semble-t-il, de distanciation à l’égard de Shaw, et de mystérieuses « réinterprétations » gauchistes de Wagner, lesquelles  n’embarrassaient pourtant certes pas, visiblement, Chéreau en 1976, qui lui offrirent même, plutôt, dirions-nous, Wagner sur un plateau. La vérité est bien triste, bien prosaïque. Elle est celle du temps qui passe, voilà tout. L’air du temps a changé. Il est alors, après le gauchisme, à la sublime Nouvelle philosophie et Chéreau suit, un peu bêtement, un peu lâchement, le troupeau : « J’avais découvert qu’il [André Glucksmann] connaissait bien Wagner et qu’il y avait réfléchi (Wagner est notre Homère, disait-il), je lui ai demandé de m’en parler (…). D’une certaine façon, Glucksmann remettait le Ring sur ses pieds. Loin de l’humanisme, des vaines discussions sur amour et liberté, loin des récupérations anarchistes, marxistes ou plus généralement révolutionnaires, il le recentrait : pour lui, le discours de Wagner portait sur le mécanisme du pouvoir et sur l’idée même de l’État moderne : le problème central n’est pas l’or, mais Wotan. »
Mouais.
Nous ne tenons pas pour impossible que M. Glucksmann ait, un jour ou l’autre, des choses à nous enseigner. Sans doute nous indiquerait-il, par exemple, avec quelque chance de succès le chemin d’une boulangerie, d’une université de pointe ou même d’un Palais des sports où l’on jouerait Wagner. Mais si nous nous fûmes trouvés, en le rencontrant, comme Chéreau à cette époque, c’est-à-dire ignorant tout du Ring, ce n’est d’instinct pas auprès de M. Glucksmann, avant tout autre interprète, que nous nous fussions blottis, histoire de glaner trois idées. Il y a là pour le moins, dans cette façon de congédier Shaw et les « récupérations anarchistes, marxistes ou plus généralement révolutionnaires » de Wagner (constituant, au surplus, l’antipode politique de Shaw) au profit de la récupération de Glucksmann, une légèreté, chez Chéreau, plus encore que coupable : embarrassante, et énervante.
Ce petit détail mis à part, nous rejoignons nombre de ses lectures de l’œuvre : son antipathie profonde, par exemple, pour cette brute de Siegfried, « simple factotum » d’un Wotan impuissant, et manipulateur, alors que Siegmund figure, lui, l’authentique rebelle, conscient, libre, rejetant dans son amour révolutionnaire incestueux pour Sieglinde toutes les propositions, tous les compromis, tous les avantages des dieux.
Le récit par Chéreau de la mise en place progressive du Ring à Bayreuth est, en outre, passionnant de bout en bout : les problèmes et les intuitions de décors, de costumes, d’éclairages, d’effets spéciaux, que le metteur en scène se coltine avec ses assistants (Richard Peduzzi, Jacques Schmidt, Manfred Voss), les relations complexes de Chéreau aux divers(e)s chanteur(se)s et techniciens se succédant jusqu’à la fin, ainsi qu’à ses commanditaires (au premier rang desquels, un peu inquiet, Wolfgang Wagner), l’attente se faisant de plus en plus sensible du public, la pression implacable du temps (deux mois et demi de répétition, pure folie !)… La situation oppressante de ce metteur en scène de théâtre si brutalement plongé, pourrait-on dire, dans l’obligation opératique fournit l’occasion de maintes réflexions passionnantes : « Depuis longtemps, je m’interrogeais sur la musique : je refusais de la prendre comme un fond sur lequel on brode et on fait des images. Pour éviter le pléonasme, la redondance, mon rêve était plutôt de la provoquer : dans mon esprit, je l’assimilais un peu à l’intonation du comédien, et je me disais qu’il y aurait toujours à la rendre nécessaire. On me dira : « Pourquoi la rendre nécessaire puisqu’elle est là ? ». C’est justement tout le problème : elle est là. Le chant est déjà là. Ce qui signifie que le rythme est déjà là, les intervalles entre les répliques sont déjà là : il faut les habiter, et non les inventer comme au théâtre, où l’on cherche avec les acteurs en chemin, une musique qui n’est pas tracée d’avance. Un opéra, c’est comme un adulte déjà : on peut aimer cet adulte et se sentir en connivence avec lui, mais on ne l’a pas élevé, on ne lui a pas tenu la main. Autrement dit, le résultat étant donné, il faut repartir en arrière et refaire le trajet, trouver les motifs et les secrets qui amèneront le chanteur à chanter de cette façon-là, à ce moment-là. »
On se souvient que cette attitude généalogique, ce besoin de repartir en arrière pour raconter au mieux toute l’histoire, fut celle de Wagner lui-même, partant en 1848 de la Mort de Siegfried (futur Crépuscule des dieux) pour arriver à L’Or du Rhin, et son chaos primitif.
Ce n’est pas là l’unique occasion où Chéreau se trouva en phase, comme on dit. Un Chéreau, donc, qui nous manquera, que l’on regrette déjà.
Glucksmann ou pas.


                      

Terminons ici, camarades wagnériens, sur cette curiosité hilarante qu’est L’anneau du Nibelung de Richard Wagner à la lumière du droit pénal allemand, de Ernst von Pidde (Fayard, 2013). Hilarant, au fait est-ce le mot convenable ? On rit, assurément. Très fort, même. La chose, pourtant, ne serait-elle pas en même temps hautement désappointante, incompréhensible, scandaleuse ?
Certes, et alors ? nous demanderez-vous.
Ernst von Pidde, musicien (violoncelliste) à la carrière contrarié par un bête accident de chasse, entra au service de l’état prussien en 1916, en qualité de juge au tribunal d’arrondissement de Gifhorn. Spécialiste de droit pénal, c’est de ce moment que, rempli d’une haine sourde envers Wagner, il commence son recensement méthodique des divers crimes et délits contenus dans la Tétralogie !
Lourdé par les nazis dès 1933, justement, pour prix de cette colère anti-wagnérienne (ce qui donne à réfléchir), sa haine tourne alors à l’obsession méticuleuse. On retrouvera son œuvre (clandestine) dispersée parmi ses papiers posthumes (von Pidde meurt en 1966). 
Peut-être certains de nos lecteurs connaissent-ils le texte dans lequel Hannah Arendt défendait Ernst Jünger, tracassé par les forces d’occupation en Allemagne, car soupçonné, au sortir de la guerre, d’avoir adhéré au nazisme. Les subtilités importaient peu, alors (les choses changeraient rapidement avec l’irruption de la guerre froide) aux yeux de vainqueurs alliés confrontés aux cas problématiques d’anciens officiers supérieurs de la Wehrmacht, ou d’ex-nationalistes-révolutionnaires du temps de Weimar (Jünger, von Salomon, etc). Arendt, elle, avait précisément parfaitement vu que le prussianisme transcendantal de Jünger, son identité d’homme de droite, de conservateur sanglé, corseté dans ce vêtement psychologique ou mental inimitable, intégralement tressé de logique juridico-militaire, interdisait au contraire toute sympathie véritable envers le nazisme, considéré par le prussien de base comme une simple variété crapuleuse, populeuse et bestiale d’anarchisme.
Toutes proportions gardées, l’opposition du juge von Pidde et du wagnérisme recouvre un tel rejet. Wagner l’anarchiste sauvageon réduisant en cendres les dogmes sexuels et sociaux, montrant le mensonge d’un État (Wotan) s’étant chargé dès l’origine par envie pure de promulguer à son profit des lois présentées comme objectivement justes, intangibles et sacrées, rencontre donc, sur ce chemin de révolte et de désordre, la figure prussienne incorruptible d’un juge d’arrondissement de 1916.
À chaque crime – originalité suprême – commis, donc, dans la Tétralogie par un humain ou un dieu (en vertu de ce principe que « qui peut le plus peut le moins » ou, si l’on préfère, de la responsabilité proportionnelle), von Pidde attribue une peine, un châtiment exemplaire.
Que penser de ce progressisme, de ce légalisme hallucinant fixant ainsi sans coup férir leurs limites à la Nature et aux Dieux ? Ne verrait-on pas à bon droit (c’est le cas de le dire) une espèce spéciale de prométhéisme, et qui sait ! de grandeur, dans cette attitude inflexible ne s’en laissant conter par rien, ni personne ? On célébra, en son temps, dans certains cercles, cette rigidité prussienne interdisant formellement aux conscrits de 14-18 jusqu’à la possibilité de mourir au front avant d’en avoir référé à un supérieur. Nietzsche trouvait dans certains de ses aspects extérieurs, hygiénistes, une source, disait-il, de renforcement et de discipline. On sait ce qu’il advint, finalement, de la santé mentale du pauvre Nietzsche.
En attendant, nous avons bien rigolé.
Et nous ne résistons pas au plaisir de vous livrer illico quelques extraits de ce texte incroyable :

« Revenons à notre propos. Il ne vise à rien de moins qu’à démasquer sans complaisance dans les drames de Richard Wagner une série d’actes délictueux enjolivée par l’orchestration, ce qui en fait un cas criminologique emblématique de l’école dite sérielle (…) C’est dans L’anneau du Nibelung que les agissements tombant sous le coup de sanctions pénales atteignent leur comble. Les violations du droit que dieux, mortels, géants et nains s’y permettent sont sans équivalents, même en dehors de l’histoire de la musique. »

L’analyse de von Pidde commence avec l’enlèvement de Freia par les géants, floués de leur salaire de bâtisseurs du Walhalla par Wotan au début de L’or du Rhin, et s’emparant de Freia comme d’une otage, en représailles :

« Le recouvrement par la coercition d’une rémunération convenue est-il antijuridique ? les géants ne manqueront pas d’objecter que, dans la mesure où Freia représente la rémunération initialement convenue, il ne saurait être question ici ni d’une entrave illégale à la liberté individuelle, ni d’un enrichissement illicite :

Il est stipulé
Ce qui nous semble juste :
Freia la gracieuse
Grâce, la libre –
Nous l’emmenons chez nous.
(L’or du rhin - texte de Wagner)

À cette argumentation, Wotan oppose que le contrat d’entreprise conclu en son temps n’était qu’un simulacre, et qu’il est donc sans valeur :

Quelle bêtise de prendre au sérieux
Ce que nous n’avons conclu que par jeu !
Freia, la suave,
Je ne l’abandonne point :
Jamais cette pensée ne fut mienne sérieusement.

Il ne montre par là que sa profonde méconnaissance du Code civil, dont le § 116 énonce expressément : Une déclaration d’intention ne peut être tenue pour nulle du fait que, par restriction mentale, le déclarant renie ce qu’il a déclaré.
Wotan a certes la chance qu’un autre principe vienne à son secours : Un acte juridique qui contrevient aux bonnes meurs est réputé nul (§ 138 du Bürgerliches Gesetzbuch, ou BGB [le Code civil Allemand]. La traite des dieux, comme celle des êtres humains, est contraire aux bonnes mœurs ; cela se comprend de soi. N’oublions pas que si la revendication des géants portant sur la rétribution originellement convenue est légitime, son recouvrement par la coercition est « antijuridique » ou « illicite » au sens du § 253 du Code pénal ».

Freia est en outre victime d’entrave à la liberté d’aller et venir, ainsi que le note von Pidde dans la foulée :

« Le fait que Freia ne suive les géants que contre son gré résulte déjà des faits susmentionnés ; il se déduit aussi des mots prononcés par Loge [le dieu du feu] tandis qu’il suit des yeux le trio :

Sans plaisir,
Freia pend
Sur le dos de ces brutes.

« Freia la gracieuse » est donc manifestement privée de l’usage de sa liberté personnelle, au sens du § 239 du Code pénal (…). Bien que le § 239 vise les êtres humains, ce qui vaut pour le rapt d’êtres humains vaut à plus forte raison pour les dieux (argumentum a minore ad majus). »

Le juge von Pidde aura la main lourde.
Pour la séquestration de Freia, les géants Fasolt et Fafner écoperont de cinq ans de prison, peut-être aménageables (bracelet électronique, semi-liberté). Mais Fafner (le futur dragon de Siegfried) ayant ensuite assassiné son frère, afin de lui dérober l’anneau, sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité ainsi, du reste, que le sinistre Hagen (jugé coupable d’empoisonnement et des assassinats de Siegfried et Gunther) et – significativement – que Fricka, cette dernière pour incitation à l’assassinat de Siegmund, lequel n’aura ramassé – lui – que cinq ans de chtar, pour inceste caractérisé. L’infortuné Loge écope de douze ans pour complicité d’incendie (faut croire que son passif d’anarcho-autonome aura joué contre lui), là où le notable Wotan – certainement défendu par Dupont-Moretti ou quelque autre ténor du barreau – ne prend que cinq ans pour le même crime (auquel s’ajoutaient, en plus, d’autres charges gravissimes, telles que subreption d’anneau, complicité d’assassinat, meurtre et même endormissement forcé)… 

Justice de classe, nom de Dieu !
À la prochaine.

    

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