Lisbeth Balslev et Simon Estes sur les rivages de Bayreuth (1978) |
Dans
l’article intitulé Le déclin et la chute de l’économie
spectaculaire-marchande, tiré du numéro 10 de la revue Internationale situationniste, on pouvait lire la considération
suivante : « Les Noirs américains sont le produit de l’industrie moderne au
même titre que l’électronique, la publicité et le cyclotron. Ils en portent les
contradictions. Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la fois
intégrer et repousser. »
La
perspective d’un changement qualitatif de l’état de Noir au bénéfice de l’état de
Riche,
mettant partout fin au racisme, se voyait présentée, dans le même article,
comme une parfaite chimère au sein d’une société telle que l’Amérique des années
1965 : « La hiérarchie qui les écrase n’est pas seulement celle du pouvoir
d’achat comme fait économique pur : elle est une infériorité essentielle
que leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne les mœurs et les
préjugés d’une société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir
d’achat. De même que la richesse humaine des Noirs américains est haïssable et
considérée comme criminelle, la richesse en argent ne peut pas les rendre
complètement acceptables dans l’aliénation américaine : la richesse
individuelle ne fera qu’un riche nègre parce que les Noirs dans leur ensemble
doivent représenter la pauvreté d’une société de richesses hiérarchisées. »
En
conséquence, plutôt que de s’en remettre au lieu commun intégrationniste leur
promettant « qu’ils accèderont, avec de la patience, à la prospérité
américaine » ou à quelque « nationalisme noir » reproduisant
idéologiquement, de son côté, le fantasme absurde d’un développement
politico-économique ethniquement séparé du reste de la société, les émeutiers noirs du
quartier de Watts avaient choisi en 1965 (à l’admiration, donc, des
situationnistes), de questionner directement la nature du Spectacle en pillant,
détruisant, consumant
durant trois jours les « biens » de consommation ordinaires dont
ledit Spectacle, jusqu’ici, les considérait indignes. Que la différence absolument immédiate et
irréductible – sensible – qu’ils incarnaient tournât à présent au chromatisme intégralement destructeur,
conscient de sa force, et alors la part sombre, refoulée du Spectacle se
donnerait sur le visage des Noirs l’occasion glorieuse d’apparaître, investissant ceux-ci d’une
puissance symbolique désormais universelle de ressentiment. Les
Noirs pauvres révoltés, n’ayant que faire de s’intégrer à la société américaine,
arboreraient par et sur leur face même ce statut nouveau de négatif de l’Histoire embrassant toutes les luttes
contemporaines secouant les USA : luttes universitaires, anti-guerre du
Vietnam, en attendant bientôt les combats homosexuels, féministes, écologistes
ou marginalistes. « Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou
pro-africains, écrit l’I.-S. en 1966, sont des rêves qui ne peuvent répondre à
l’oppression réelle. Les Noirs américains n’ont pas de patrie. Ils sont en
Amérique chez eux et aliénés, comme les autres Américains, mais eux savent qu’ils
le sont. Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société américaine,
mais son secteur le plus avancé. Ils sont le négatif en œuvre, « le mauvais côté qui
produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte » (Misère
de la philosophie).
Il n’y a pas d’Afrique pour cela. »
Toutes
ces analyses conservent évidemment, à nos yeux, leur entière pertinence. Il
n’est qu’à examiner, une fois encore, cette « affaire Taubira » dont
nous causions la dernière fois. Les Noirs doivent comprendre, et ils le
comprennent, que le racisme, dans une société de classe, ne saurait
disparaître, puisque satisfaisant de la manière la plus irrationnelle, donc
la moins contestable,
à la logique essentiellement hiérarchique d’une telle société. Pourquoi es-tu si méchant ? demandera-t-on en pure perte
à l’enfant frustré, dominé, et contrarié dans son exigence de pouvoir.
–
Parce que…
« répondra »-t-il, et voilà tout.
Ce
qui fera vieillir le racisme négrophobe, n’est donc pas le triomphe de
l’égalité formelle, de la diversité conçue comme celle des ministres, chefs d’entreprise,
présentateurs de journaux télévisés, policiers citoyens et autres décideurs en tout genre. Ce qui le
mettra à la raison,
c’est l’épuisement du phénomène, le passage d’une définition inessentielle, naturelle
et chromatique
de l’individu à une autre, dialectique et historique. La fin du bon sens, seule, nous garde du
racisme, ce bon sens aujourd’hui partagé par les imbéciles de toutes ethnies,
ne croyant – ne respectant – jamais prioritairement que ce qu’il leur est
loisible de voir, toucher, sentir. Ce bon sens ne voyant dans la religion qu’une
question d’ordre privée – n’intéressant que les individus – , dans le prix des choses leur valeur réelle, dans une marchandise un
simple objet, et les cultures et traditions les plus oppressives (quelle que
soit leur ancienneté relative) des références fixes et définitives, à ne contester sous aucun
prétexte. Ce bon sens qui non seulement tolère qu’il y ait encore des Noirs,
des Blancs et des Jaunes, mais encore célèbre au nom même de la liberté élémentaire (certes, c’est bien le mot)
le maintien des uns et des autres dans cette grossière extériorité, au lieu de les désirer
fondre au sein de la seule « essentialité » qui vaille, rassemblant
sous ce régime historique la part majoritaire de la communauté humaine : l’obligation
de devoir travailler pour vivre.
L’article
de l’I.-S. n’a pas vieilli, non, et c’est tout dire.
Il
nous fut voilà quelque temps plaisant de constater que ce que les situs avaient
entendu, et aussi nettement exposé à l’époque, d’autres l’aperçurent aussi,
dans des milieux et suivant des modalités qu’on n’eût, peut-être, point
attendus. Prenez, par exemple, Harry Kupfer, auteur d’une remarquable mise en
scène du Vaisseau fantôme, de Richard Wagner, dans les années 1970-80. Kupfer,
stalinien est-allemand, oeuvra très efficacement, dans la continuité du travail
accompli par Chéreau sur son extraordinaire Ring du centenaire à Bayreuth
(1976-1980), à un retour du Wagner politique et critique que des décennies de
nazisme, vainqueur ou simplement refoulé, avaient fait oublier en Allemagne. Pour le Vaisseau
fantôme, les
deux idées de génie qui furent les siennes n’en forment en réalité qu’une. Dans
le livret original de Wagner, une jeune fille, Senta, plongée dans les eaux
glacées du calcul domestique bourgeois et familial, s’emmerde à cent sous de
l’heure dans des travaux de couture, en attendant le retour des hommes partis à
la pêche, dans la perspective, assommante, de quelque futur mariage d’argent (y
en aurait-il d’autres ? nous demanderez-vous) contracté pour elle par son
géniteur. Sans crier gare, un marin inquiétant déboule (c’est le fameux Hollandais
volant),
portrait craché du personnage mystérieux, peint sur un étrange tableau, qu’elle
conserve jalousement depuis des années, bercée, chaque fois qu’elle y jette un
cil, d’extases singulières. Soudain, donc, le personnage du tableau se tient là
devant elle et, sans qu’ils se soient jamais croisés auparavant, lui propose le
grand jeu : si Senta consent à l’épouser, et à lui accorder sa confiance,
son entière fidélité, il sera délivré du mal qui le pousse depuis l’éternité à
sillonner les mers du globe, en quête, précisément, d’un amour de ce genre. Le
Hollandais est donc un spectre, un fantôme, un monstre. Mais Senta, contre
toute attente, accepte sa proposition. Ce n’est que suite à un quiproquo
fâcheux, à peine l’affaire conclue, que le Hollandais, s’estimant déjà trahi (à
tort), hisse les voiles, à nouveau, vers son destin d’errance infinie. Senta met,
malgré tout, fin à sa galère, en se jetant pour lui du sommet d’une falaise,
témoignant de son parfait dévouement amoureux, jusqu’au sacrifice. À l’instant,
le Hollandais se voit affranchi de la malédiction, dans la mort, néant d’amour
et de félicité, au sein duquel il retrouve Senta (qui, insistons-y encore, ne
le connaissait, pour ainsi dire, que de la veille). Leurs âmes mêlées et
transfigurées s’élèvent tel un brouillard dessus l’océan apaisé, et voilà la
fin de notre opéra.
Kupfer
pose, d’abord, que l’ensemble de l’intrigue wagnérienne se déroule uniquement dans
l’imaginaire
de Senta, présentée, donc, comme une jeune névrosée, traversée de visions
extatiques et libératrices, soumise jusqu’à l’envie de suicide aux trivialités
du monde bourgeois auquel elle rêve d’échapper. Celui qui lui en fournit
l’occasion, deuxième idée, est un Noir. Simon Estes, remarquable baryton-basse, joue
là, pour Kupfer, notre Hollandais volant. Autrement dit, l’étranger, l’étrange
même, le
fantasme de libération sexuelle, la soif d’ailleurs et de liberté, sont ici
incarnés, en la conscience exaltée d’une jeune bourgeoise blanche prisonnière
du patriarcat vulgaire, dans cette figure dialectique du Noir, du négatif au
travail,
ramassant en cette inquiétante noirceur tous les désirs, toutes les envies secrètes
de la désolante positivité dominante.
Lorsque
survient le Hollandais, cette première apparition du Noir renvoie
explicitement, chez Kupfer, à l’esclavage historique des Afro-américains : Simon
Estes est littéralement enchaîné à son sort, à la proue du navire.
L’amour rédempteur qu’il réclame à Senta, il en partagera avec elle le pendant
sexuel. La libération historique du Noir, Kupfer la conditionne donc ici à
l’éveil féministe
de Senta. Toute la société bourgeoise (celle permettant, notamment, à l’odieux
marchand Daland de vendre littéralement sa fille au Hollandais) se trouve ainsi bousculée par l’irruption de cet amour hors-norme, et la fusion finale –
pourrait-on dire – des négatifs parcellaires rongeant le monde moderne,
quoique celui-ci les maintienne à toute force dans l’obscurité.
Aux dernières nouvelles, Senta, étudiant la sociologie à Berkeley, aurait croisé dans le secteur, au cours d’un sit-in politique, certaine délégation emmenée par un Stokely Carmichael, un Huey Newton, voire, mieux encore ! un James Carr quelconque.
Le
reste, c’est l’I.-S. qui le raconte.
«
Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une nouvelle
conscience prolétarienne (la conscience de n’être en rien le maître de son activité, de sa
vie) commence en Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme moderne,
et de ce fait, leur ressemblent. (…) Aussitôt on découvre dans la jeunesse
étudiante les orgies de boisson ou de drogue et la dissolution de la morale
sexuelle que l’on reprochait aux Noirs. »
Kupfer, et qui sait ! Wagner lui-même n’auraient pas dit mieux.
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