Odilon Redon, L'Araignée souriante (1881)
... si, comme l'oeil du
connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrosserie,
il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
(Baudelaire)
(Baudelaire)
Le symbolisme en peinture peut se définir de multiples façons. Mais ne pourrait-il, au fond, se rapporter à un certain égalitarisme, des plus radicaux : celui prêtant aux hommes, à tous les hommes, la faculté d'accoucher des mêmes rêves, et de s'effrayer des mêmes cauchemars ? Quelles différences de manière séparant Odilon Redon, Gustave Moreau, Kubin, Khnopff, les préraphaélites anglais... Et cependant. On connaît les Mythologies compliquées de Moreau, amalgames de pompes idéales barrant la route au cuistre historisant et herméneutiste, dont la très-précise vulgarité prétendrait interdire à l'analphabète de jouir esthétiquement ainsi que lui. Le connaisseur des civilisations, devant Moreau, se voit désarmé, renvoyé dans l'ombre des rognures savantes archéologiques dont il se nourrit d'ordinaire, par profession amère. Les figures simples et noires du cauchemar redonien, ces têtes vues comme des oeufs étranges, des araignées sans nomenclature, obéissent aux mêmes impulsions grandioses : nous sommes tous libres et égaux devant le Rêve. Les collages nocturnes spontanés du cerveau forment le dernier réduit devant lequel piétine encore la bassesse bourgeoise, avide de triturer du groin, à la recherche de truffes hideuses impossibles, les terres intellectuelles pour elle fécondes de l'inégalité génétique. L'imaginaire, ici, qui lui résiste, s'appuie souvent sur la précision la plus haute, ce que d'aucuns, par dépit, appellent le sordide. Or, le sordide, pour nous, renverrait davantage à ce qui ne bouge plus, telles les chairs flasques de l'hyperréalisme orthodoxe et soumis. Le cauchemar, lui, est toujours dynamique et évanescent, autant que convaincant de précision. Il désigne la mutabilité permanente de ses figures. Son inquiétude prospère sur l'inéluctabilité de ses métamorphoses, pas sur l'état plus ou moins brièvement et spectaculairement horrible de chacune d'entre elles. Certes, le cauchemar a formellement une puissance d'arrêt. Il stupéfie, interdit au rêveur le mouvement, celui, souvent, qui le tirerait d'affaire, lui permettrait de s'envoler, de s'enfuir à toutes jambes devant le surgissement d'un monstre, d'un vampire. Mais c'est précisément là reconnaître la suprématie du mouvement, la soumission du rêveur à ce dernier, à la nécessité que tout continue autour de lui, pour et contre lui, les choses se passant pour ainsi dire dans son dos quoique sous ses yeux terrifiés. D'où l'importance de cette scène - dite de la défibrillation - tirée du film The Thing de John Carpenter, et visible ci-dessous. Kurt Russel y apparaît justement endormi, sidéré, transi de ce froid glacé typique de la dernière fatigue. La tête arachnéenne s'enfuit derrière lui - ô trouvaille insensée et superbe !, on entend son horrible trot, on la voit s'évanouir dans son dos avant - semble-t-il au bout d'un temps infini - qu'il ne parvienne, enfin, à se retourner, à se ressaisir, à agir.
Un tel cauchemar est à la portée de tous. Il est proprement et salement démocratique. Et pour le «simple» Rêve symboliste, la luxuriance et l'amalgame de ses formes, références et décors procèdent à notre avis de la même source, soit la capacité poétique trans-classiste, anhistorique, bref transcendantale de résistance du Rêve. Celle-ci, bien entendu, est susceptible ensuite de remplissage, d'enrichissement, de culture, pour peu que ladite culture s'applique bien au concret de l'expérience, au souvenir, par exemple, de paysages traversés, de physionomies et de types humains les plus divers rencontrés au cours d'une existence de voyage. De sorte qu'un aristocrate de l'esprit, en qui la vision du paysage le plus dépouillé suscite aussitôt, à l'incompréhension du philistin, la dense cohue d'évocations spirituelles, ne sera rien de plus qu'un prolétaire ayant eu la bonne fortune - miraculeuse ! - d'être un beau jour sorti de son trou, à tous les sens du terme. En attendant la réalisation effective d'une telle finale coïncidence, le Rêve l'annonce, dès cette vie, chez certains mélancoliques ressassant, chaque jour, dans la vie consciente, leur impuissance et leur défaite gigantesques.
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