samedi 3 décembre 2011

Dans la forêt




« Oui, ces terreurs devaient naître en ce monde sans air ni horizon, sur cette terre mortelle. Peut-être qu’aussi, dans ce pays où règne, en souverain orgueilleux et absolu, le végétal ; - où l’homme est si peu de chose, une exception à peine tolérée, et où il ne peut rester qu’en consentant à mourir jeune, par la meurtrière émanation du végétal, - peut-être qu’il survit de ces influences mystérieuses, dont notre moyen âge sombre eut la pleine conscience, et que les fantômes, dépossédés du monde habité, se sont retirés ici pour y régner en despotes sur les âmes crépusculaires des pauvres gens.
Mais comment, peu à peu, cette pensée s’est-elle glissée en moi, qui fus toujours si assuré dans mon matérialisme ?  
Ah ! c’est que j’ai fumé l’opium et j’ai senti s’épanouir en moi un sens qui me manquait autrefois ou, tout au moins, qui n’avait pu se développer quand je vivais dans la sceptique Europe. Et, à mesure que je devenais plus conscient du mystère épars dans tous les êtres et dans toutes les choses, par mon intelligence plus affinée et par mes sens plus subtils, pourquoi, au lieu de s’enorgueillir, mon âme s’est-elle assombrie, au lendemain d’un jour où j’ai trop fumé ?
Avant d’entrer dans la forêt, jamais je n’avais fumé d'opium ; c’est le sieur Roux, mon employé, qui m’a révélé les rêves et la science enclos dans la bonne pipe. Il mourut l’autre semaine ; et par sa mort et par la pipe, j’ai appris que nous ne sortirons jamais de la forêt ; nous sommes marqués pour y mourir.
Savez-vous ce que c’est, la fièvre ? - Dans le Delta et ailleurs, on connaît la fièvre des marais : parfois on en meurt, mais plus souvent on s’en guérit en « changeant dair », par un simple voyage en France ou au Japon. Ici, nous tremblons la fièvre des bois, que vos médecins d’Europe ne connaissent pas. La gueuse ! vous la buvez par les poumons et par la peau, le matin, quand vous marchez en forêt. Elle se tapit, pour vous attendre, dans le sentier, sous les feuilles tombées qui se décomposent en tas et qui gardent sous leur amas, comme une précieuse réserve, - vous le sentirez en y plongeant la main, - l’humidité chaude des mille et mille pourritures animales et végétales. Avant l’aube, elle monte dans le brouillard blanc qui se dégage de la terre et qui s’est imprégné de toutes ces corruptions. Les rois de la forêt, banyans, bambous, lataniers, vivent de ce terreau profond et de cette lourde atmosphère ; pendant des siècles, ils s’en engraissent et croissent plus fiers et beaux que dans le voisinage hostile de l’homme dont l’activité, dédaigneuse des géants presque éternels, épuise la terre au profit de ses éphémères et naines moissons. Mais, en revanche, ici, l’homme frissonne en suant, aux plus chaudes heures du jour, et, dans ses os et son sang, il sent se glisser la fièvre des bois, celle qui jamais plus ne vous quitte et sûrement vous tuera, - tels que ces poisons implacables tirés du bambou par les Malais de Sumatra. »

Jules Boissière, Dans la forêt.

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