« Oui,
ces terreurs devaient naître en ce monde sans air ni horizon, sur cette terre
mortelle. Peut-être qu’aussi, dans ce pays où règne, en souverain orgueilleux
et absolu, le végétal ; - où l’homme est si peu de chose, une exception à peine
tolérée, et où il ne peut rester qu’en consentant à mourir jeune, par la
meurtrière émanation du végétal, - peut-être qu’il survit de ces influences
mystérieuses, dont notre moyen âge sombre eut la pleine conscience, et que les
fantômes, dépossédés du monde habité, se sont retirés ici pour y régner en
despotes sur les âmes crépusculaires des pauvres gens.
Mais
comment, peu à peu, cette pensée s’est-elle glissée en moi, qui fus toujours si
assuré dans mon matérialisme ?
Ah ! c’est que j’ai fumé l’opium et j’ai senti s’épanouir en moi un sens qui me manquait autrefois ou, tout au moins, qui n’avait pu se développer quand je vivais dans la sceptique Europe. Et, à mesure que je devenais plus conscient du mystère épars dans tous les êtres et dans toutes les choses, par mon intelligence plus affinée et par mes sens plus subtils, pourquoi, au lieu de s’enorgueillir, mon âme s’est-elle assombrie, au lendemain d’un jour où j’ai trop fumé ?
Ah ! c’est que j’ai fumé l’opium et j’ai senti s’épanouir en moi un sens qui me manquait autrefois ou, tout au moins, qui n’avait pu se développer quand je vivais dans la sceptique Europe. Et, à mesure que je devenais plus conscient du mystère épars dans tous les êtres et dans toutes les choses, par mon intelligence plus affinée et par mes sens plus subtils, pourquoi, au lieu de s’enorgueillir, mon âme s’est-elle assombrie, au lendemain d’un jour où j’ai trop fumé ?
Avant
d’entrer dans la forêt, jamais je n’avais fumé d'opium ; c’est le sieur Roux,
mon employé, qui m’a révélé les rêves et la science enclos dans la bonne pipe.
Il mourut l’autre semaine ; et par sa mort et par la pipe, j’ai appris que nous
ne sortirons jamais de la forêt ; nous sommes marqués pour y mourir.
Savez-vous
ce que c’est, la fièvre ? - Dans le Delta et ailleurs, on connaît la fièvre des
marais : parfois on en meurt, mais plus souvent on s’en guérit en
« changeant d’air », par un simple voyage en France ou au Japon. Ici,
nous tremblons la fièvre des bois, que vos médecins d’Europe ne connaissent
pas. La gueuse ! vous la buvez par les poumons et par la peau, le matin, quand
vous marchez en forêt. Elle se tapit, pour vous attendre, dans le sentier, sous
les feuilles tombées qui se décomposent en tas et qui gardent sous leur amas,
comme une précieuse réserve, - vous le sentirez en y plongeant la main, -
l’humidité chaude des mille et mille pourritures animales et végétales. Avant
l’aube, elle monte dans le brouillard blanc qui se dégage de la terre et qui
s’est imprégné de toutes ces corruptions. Les rois de la forêt, banyans,
bambous, lataniers, vivent de ce terreau profond et de cette lourde atmosphère
; pendant des siècles, ils s’en engraissent et croissent plus fiers et beaux
que dans le voisinage hostile de l’homme dont l’activité, dédaigneuse des
géants presque éternels, épuise la terre au profit de ses éphémères et naines
moissons. Mais, en revanche, ici, l’homme frissonne en suant, aux plus chaudes
heures du jour, et, dans ses os et son sang, il sent se glisser la fièvre des
bois, celle qui jamais plus ne vous quitte et sûrement vous tuera, - tels que
ces poisons implacables tirés du bambou par les Malais de Sumatra. »
Jules
Boissière, Dans la forêt.
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