mardi 12 mai 2020

Du génie intuitif d'Aristote (et du sexisme discret de certains de ses admirateurs modernes)

(Max Delbrück, recevant son Prix Nobel à Stockolm en 1969)

Il est sans doute impossible de faire la part, dans le sexisme d'Aristote, de ce qui relève du simple conformisme social, d'une simple paresse de la pensée, d'une part (contrevenant à toute son attitude générale de curiosité absolue, de goût inaltérable pour l'enquête), et de l'application rigoureuse, d'autre part, à la question de la génération, de cette grande distinction principielle ordonnant toute sa pensée entre Forme et Matière. La même question sans réponse se poserait quant à son rapport à l'esclavage. Le féminin autant que le servile procèdent chez Aristote d'une même matière incapable d'exister ou de produire à sa propre initiative, sans l'intervention d'une Forme, masculine ou maîtresse, pouvant, seule, extraire une réalité déterminée de sa nature purement potentielle, de sa nature en attente. Il n'en reste pas moins que la subversion matérialiste d'un tel schéma est déjà présente chez Aristote lui-même, d'abord sous la forme de l'indissolubilité (anti-platonicienne) de ce lien Forme-Matière, mais aussi du caractère aporétique même de sa pensée. Aristote reste, en son ontologie, indécis sur des points décisifs, quelque interprétation définitive qu'on prétende faire de ses positions. La matière demeure chez lui absolument indispensable à l'existence du réel, elle est candidate sérieuse aux plus grands rôles, au rôle substantiel. C'est, en particulier, la matière qui fait chez Aristote, au sein du mélange Forme-Matière, la singularité absolue de toute réalité, la Forme ne faisant que son appartenance spécifique, son identité universelle. Ce qui est le plus individuel et singulier, chez Aristote, est aussi le plus réel, le seul réel même, ce qu'il appelle la substance première. Le fait que cette réalité individuelle échappe à toute connaissance scientifique ne change rien à son effectivité radicale. 

C'est donc pour n'avoir pas su comprendre ni accepter que deux principes formels masculin et féminin (et non ce mixte nécessaire d'une Forme et d'une Matière) puissent concourir ensemble à la génération, puis au développement matériels d'une réalité vivante qu'Aristote échoue à élaborer, dans sa perfection, une intuition adéquate du fonctionnement de l'ADN, ainsi que le prétend pourtant le texte ci-dessous, traduction par nos soins d'un petit texte de Max Delbrück (1906-1981). Delbrück, illustre bio-physicien germano-américain, obtint en 1969 le Prix Nobel de médecine «pour ses découvertes concernant le mécanisme de réplication et la structure génétique des virus». Il rendit hommage, au cours de son discours d'investiture à Aristote, vrai découvreur de l'ADN selon lui, puis reprit cette idée, qui lui importait tant, dans ce texte de 1971 que nous présentons ici.

Ce texte s'avère pertinent en plus d'un point, complétant utilement ce que Canguilhem notait peu de temps auparavant dans son article «Le concept et la vie» (1968), à savoir que les découvertes de la biologie moléculaire donnaient davantage raison à Aristote ou Hegel qu'à Bergson (pour qui la vie consiste en une espèce d'improvisation permanente, loin du déroulement d'un quelconque programme) : «c'est seulement, écrit Canguilhem, par le maintien actif d'une forme spécifique» que la vie se maintient. «Il y a, poursuit-il, dans le vivant un logos, inscrit, conservé et transmis. (....) Définir la vie comme un sens inscrit dans la matière, c'est admettre l'existence d'un a priori objectif, d'un a priori proprement matériel et non plus seulement formel... Le sens est trouvé et non construit» (id., p. 362). Autrement dit : le détournement matérialiste est déjà présent en puissance chez Aristote lui-même. On le trouvera en acte chez ceux que Ernst Bloch nomme «les aristotéliciens de gauche» : Salomon Ibn Gabirol ou  Giordano Bruno, entre autres hérétiques. L'influence, souterraine et inconsciente d'un tel aristotélisme renversé, d'un aristotélisme de la matière et de la puissance, se fera sentir jusque chez Leibniz ou Marx.

Reste l'immense problème que nous pose le texte de Delbrück. Celui-ci n'a pas un mot, n'émet pas la moindre remarque susceptible de nuancer un tant soit peu l'erreur sexiste d'Aristote. Tout lui paraît, en somme, déjà remarquable, achevé ou admirable chez lui. Ce qui était déjà scandaleux dans un cadre et une perspective historiques aristotéliciens, évidemment grevés d'ignorances scientifiques nécessaires, prend ici une dimension contemporaine autrement impardonnable. Et édifiante. 

                                 (Aristote contemplant le buste de Homère, Rembrandt, 1653)


Aristote, tip-top 
(par Max Delbrück, 1971)

«Durant les deux dernières décennies, André Lwoff – mon cher collègue et ami [en français dans le texte] – et moi-même avons entretenu une correspondance occasionnelle à propos d'Aristote, inspirés en cela par une remarque faite au cours d'une conférence par un autre ami très cher, selon lequel ce qu'avait dit Aristote sur la question de la vie il y a plus de 3000 ans (sic) revêtait très souvent une importance des plus cruciales [Rappelons qu'Aristote est né en 384 avant JC. L'intention moqueuse et ironique de Delbrück, en 1971, vis-à-vis de certains de ses malheureux collègues est donc évidente]. Il va, en effet, de soi que toute citation d'Aristote antérieure de plusieurs siècles à sa naissance même représente par principe quelque chose de spécial et de précieux, quel que soit son contenu. C'est pourquoi le Dr Lwoff et moi-même nous sommes efforcés de traquer tout recensement d'autres expressions et propos tenus par Aristote plus anciennement encore, pourquoi pas ! et susceptibles de nous éclairer quelque peu sur le cheminement intellectuel du grand sage de Stagire. Nous n'avons pas travaillé en vain. Dans une des lettres les plus récentes qu'il m'ait écrites, le Dr Lwoff fut ainsi en mesure de me communiquer une réflexion d'Aristote datant, paraît-il, de plus de 4000 ans, à laquelle il ajouta la remarque suivante : «Il semble que plus vous le fassiez reculer dans un passé lointain, plus notre bonhomme fasse forte impression... »

Je ne suis malheureusement pas en position de rendre publiques ici l'ensemble de ces recherches méta-historiques : cela eût nécessité le consentement du Dr Lwoff. Or, les règles imposées par les éditeurs de ce livre [Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971] interdisaient formellement une telle entreprise. En sorte qu'il sera réservé aux futurs historiens des sciences de déterrer, ailleurs, les fruits de nos travaux communs, à partir des archives appropriées. Pour ce qui concerne, du moins, les lettres qui me furent adressées par le Dr Lwoff, j'aimerais suggérer qu'elles se trouvassent déposées, à l'avenir, dans les Archives de la Bibliothèque Millikan du Californian Institute of Technology. Quant à mes propres lettres au Dr Lwoff, elles doivent se trouver quelque part dans ses affaires. Je dois avouer que j'ai déjà essayé d'en obtenir copie à la dérobée. J'écrivis en ce sens à Jacques Monod, suggérant que Gisèle [Gisèle Houzet, secrétaire de Lwoff et François Jacob] pourrait les retrouver. Monod exprima son enthousiasme, promit sa coopération. Mais, comme nous le savons tous, Jacques n'est guère digne de confiance. «Les parjures des amoureux font, dit-on, s'esclaffer Jupiter» (Shakespeare, Roméo et Juliette, II, 2). Les parjures de Jacques le font sûrement bien rigoler aussi. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui. 

Quoi qu'il en soit, puisque nous en sommes à causer d'Aristote, j'aimerais profiter de l'occasion pour conjecturer que cet homme merveilleux découvrit un beau jour l'ADN. 
Je m'explique.
Considérer Aristote non pas comme [le promoteur] d'un système philosophique mais plutôt comme un être humain sujet à évolution, est une idée de ce siècle, de notre 20e siècle. Werner Jaeger (en 1925) fut le premier à privilégier, assez furieusement, une telle approche, laquelle signa l'entrée des études aristotéliciennes dans une toute nouvelle ère. Ceci étant dit, il se trouve que Jaeger ignorait à peu près tout de la biologie, vivant en un temps où la structure en double hélice ne faisait pas encore les gros titres. Il ne pouvait se persuader du moindre intérêt que pût revêtir la biologie, qu'il s'agît, d'ailleurs, de celle de son époque ou de celle faisant l'objet des cinq principaux ouvrages naturalistes d'Aristote (soit Histoire des animaux, Des parties des animaux, Du mouvement des animaux, De la marche des animaux et De la génération des animaux). En fait, Jaeger considérait ces livres comme une compilation, effectuée par Aristote dans son grand âge, d'applications simplement illustratives de ses conceptions générales relatives à la philosophie naturelle et la métaphysique. Par la suite, la mise au jour scrupuleuse, par toute une armée de chercheurs et d'étudiants spécialisés, d'une foule de preuves historiques directes, finit par remettre en question cette vision de Jaeger, au point de situer désormais la genèse de certains de ces textes au moment précis des voyages d'Aristote (accompagné de son disciple Théophraste) sur l'île de Lesbos et en Macédoine, bien avant, donc, son retour à Athènes et la fondation de sa propre école, mais après sa période de formation, ces vingt années passées dans l'Académie de Platon. Personne ne peut manquer d'être impressionné par la richesse des observations biologiques qui s'y trouvent. Ingmar Düring (en 1965) insiste, par exemple, sur l'intensité, sur la variété et la subtilité de leurs arguments spéculatifs. Cependant, lui aussi situe chronologiquement ces études d'Aristote après les ouvrages majeurs du corpus philosophique, attribuant en particulier le traité De la génération des animaux à la période tardive du penseur.
Cette chronologie peut bien être parfaitement correcte. Cependant, j'aimerais ici faire la supposition (et je ne pense pas être le seul dans ce cas, n'ayant ingurgité qu'environ 10-8 de la littérature spécialisée) que les études biologiques auront en réalité constitué l'expérience intellectuelle première décisive dans la vie d'Aristote, imprimant sur lui toute la force du Télos [«le but, la fin»] : le plus pénétrant de tous les concepts qu'il emploie. Là où Platon considère le monde comme des idées dont les objets statiques constitueraient les ombres, Aristote ne voit, lui, que luttes, efforts, développements processuels en direction de buts, mouvements régis par des plans permanents.     
Le passage suivant, extrait de son traité consacré aux Parties des animaux (Livre I, chapitre 5, 644b21-645a37) oppose ainsi le monde éternel de l'astronomie à l'univers (semble-t-il éphémère) nous entourant ici-bas, sur la Terre : 

« Parmi les produits de la Nature, écrit Aristote, les uns sont éternels, non sujets à la génération et la corruption ; les autres sont sujets à la croissance et la mort. Quelque admirables et divines que puissent être les premières (les choses impérissables), nos observations se trouvent en ce qui les concerne être bien incomplètes, étant donné le peu d'aspects qu'elles offrent à notre perception. De ces maigres données, nous pouvons, certes, explorer ce qu'il nous importe de savoir. Au contraire, pour ce qui est des choses périssables, plantes et animaux, nous disposons à leur sujet d'une bien plus grande richesse d'informations, du fait que ces choses se trouvent à portée de main et, pour peu que l'on accepte d'appliquer à ces observations le travail indispensable qu'elles exigent, on pourra en apprendre fort long sur ces réalités, de tout genre. Ces deux sciences ont chacune leur charme. Pour ce qui est de l'étude des choses éternelles, quoique leur connaissance soit plus limitée, le peu que nous en apprenons nous cause, grâce à la sublimité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous environne, de même que la simple et brève apparition d'une personne aimée nous paraîtra mille fois plus douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus beaux. Et pourtant, les substances périssables doivent leur être préférées en tant qu'objets de science, du fait de cette richesse de connaissances que nous pouvons tirer d'elles. Je parlerai ici de la nature animée, en ne négligeant autant que possible aucun détail, quelque petit ou grand soit-il. C'est qu'en effet, même chez les créatures les moins attirantes, la nature procure – à contempler celles-ci, à révéler en elles une telle puissance de créativité – d'inexprimables jouissances à tous ceux possédant quelque disposition scientifique, et qui porteront sur elles toute l'acuité de leurs investigations savantes. Quelle absurdité ne serait-ce pas en effet que de jouir des reproductions artistiques, en admirant la technique ingénieuse capable de les susciter, en peinture ou en sculpture, et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres créés par la nature, dont il nous est donné dans une certaine mesure de pouvoir comprendre la structure ! Aussi serait-ce une vraie puérilité que de reculer devant l'étude des animaux les plus infimes. Toutes les œuvres de la nature sont miraculeuses. Héraclite encourageait ainsi à approcher certains étrangers, venus pour le voir et s'entretenir avec lui mais qui, comme en l'abordant ils l'avaient trouvé se chauffant sans façon au feu de sa cuisine, hésitaient sur son seuil : «Les Dieux, disait Héraclite, sont ici aussi». De même, de l'étude des animaux, quels qu'ils soient, nous devons toujours approcher avec révérence, convaincus que le moindre d'entre eux est naturel et magnifique. Je dis bien «magnifique», parce que, dans les produits de la nature, et précisément chez les animaux, il y a toujours un plan, rien d'accidentel. La pleine réalisation de ce plan, cependant, pour lequel une chose existe et suivant lequel elle se développe, constitue sa beauté essentielle. Chacun doit donc clairement comprendre qu'il n'étudie pas tel organe, tel vaisseau sanguin pour lui-même, mais par égard pour un ensemble fonctionnel, de même qu'à l'occasion on serait aux prises avec une maison tout entière et pas uniquement avec les moellons, le ciment ou le bois composant celle-ci. Le scientifique naturaliste devra donc se préoccuper uniquement de cet ensemble fonctionnel, non de ses parties, lesquelles, séparées de ce dernier, ne possèdent aucune existence».

Ce passage célèbre pourrait se voir intitulé La physique vue par un biologiste (un peu sur la défensive) et il n'est pas le seul de son œuvre dans lequel Aristote signale, non sans anxiété, que le monde des créatures aussi possède son genre d'éternité. Dans le traité De la génération des animaux (Livre II, chap. 1 ; 731b, 32-39), on trouve ainsi cette phrase : 

«Puisqu'il est impossible que les créatures soient éternelles, ces choses qui sont engendrées ne sont pas éternelles en tant qu'individus (bien que leur essence repose dans l'individu) mais en tant qu'espèces».    

Quiconque est un peu familier avec la physique et la biologie d'aujourd'hui, et lisant les écrits d'Aristote relatifs à ces deux domaines scientifiques, ne pourrait qu'être saisi par la justesse de nombre de ses concepts biologiques, contrastant avec l'inconsistance fortement embrouillée de ses analyses physiques et cosmologiques. Et, certes, personne ne contestera que la physique aristotélicienne fut une pure catastrophe, tandis que sa biologie abonde en analyses, redoutablement spéculatives, d'une vaste somme d'observations morphologiques, anatomiques, portant sur les systèmes vivants et, surtout, sur l'embryologie et le développement. Aristote juge remarquable, et révélateur d'un aspect fondamental de la nature, le fait que l'être humain engendre des humains, et non des lapins ou des épis de maïs. Mais ce qui frappe le plus fortement son lecteur est l'insistance avec laquelle il assure que le sperme au moyen duquel le mâle contribue au phénomène de génération animale est porteur d'un principe formel, et pas d'un «mini-humain», d'un homme en miniature. Aristote soutient, contre Hippocrate, que le sperme n'est pas une sécrétion dans laquelle chaque partie du corps [à naître] serait simplement reproduite par la contribution de chaque partie [du corps actuel], remarquant que :

a) la ressemblance des enfants et de leurs parents ne constitue pas la preuve d'une reproduction terme à terme, étant donné que cette ressemblance peut aussi être établie quant à la voix ou même à la façon de marcher (Génération des animaux, I, ch. 18 ; 722a, 4-7).

b) les hommes peuvent engendrer avant même d'acquérir certains éléments morphologiques tels que barbe ou cheveux gris (id., 722a, 8-9) ; la même remarque valant pour les plantes (id., 722a, 12-14).

c) l'héritage des caractères peut sauter des générations «comme dans le cas de cette femme d'Élis ayant eu des rapports sexuels avec un Éthiopien. Sa fille n'était pas noire de peau, mais le fils de cette dernière l'était» (id., 722a, 10-12).

d) puisque le sperme peut déterminer le sexe féminin d'un enfant, il ne saurait agir ainsi en reproduisant simplement terme à terme, via une sécrétion mâle, des organes génitaux femelles. 

De ce qui précède, il apparaît clairement que le sperme ne consiste pas en une contribution de chaque partie du corps du mâle (ainsi que l'enseignait Hippocrate) et que la contribution de la femelle est assez différente de celle du mâle. Le mâle fournit le plan du développement, la femelle en fournit le substrat. Pour cette raison, la femelle ne produit pas de descendance par elle-même dès lors que manque le principe formel, c'est-à-dire ce qui lance le développement de l'embryon et détermine l'aspect que ce dernier devra revêtir. Le principe formel est assimilé par Aristote à un charpentier : une force motrice modifiant la substance, sans que ladite force soit pour autant contenue matériellement dans le produit fini. Quelques extraits caractéristiques :

«Le sperme ne contribue en rien à la matérialité du corps de l'embryon, il ne lui transmet que son programme de développement. C'est cette capacité qui crée et agit. La matière recevant ce programme, se trouvant mise en forme par lui, gît dans le reste ultime du flux menstruel» (GAop.cit., I, 21, 729b, 5-8).

«La créature issue de leur action conjointe (celle du principe formel, résidant dans le sperme, et de la matière, provenant de la femelle) est produite tout comme un lit le serait : d'un charpentier, d'une part, du bois d'autre part» (id., 729b, 17-18). 

«Le mâle fournit le principe du développement ; la femelle en fournit la matière» (id., 730a, 28).

«Chez certains animaux, le mâle émet du sperme. Mais le sperme en question ne devient pas une partie de l'embryon, de même qu'aucune partie de charpentier ne pénètre à l'intérieur du bois sur lequel le charpentier travaille [...] mais la forme est transmise par le charpentier à la matière au moyen des changements qu'il provoque [...], c'est son information qui commande et contrôle le mouvement de ses mains» (id., I, 22, 730b, 10-19).

On pourrait ajouter bon nombre de citations similaires, dont, en langage moderne, le sens serait celui-ci : le principe formel est l'information contenue dans le sperme. Après la fertilisation, cette information est déchiffrée d'une façon prédéfinie. Ce déchiffrement altère la matière sur laquelle il s'exerce, mais n'altère en rien l'information stockée, laquelle n'est pas – à proprement parler – une partie [corporelle] du produit fini. 
En d'autres termes, si ce comité, à Stockholm, dont la tâche peu enviable consiste à désigner chaque année les scientifiques les plus créatifs, avait la possibilité de décerner ses récompenses à titre posthume, je pense qu'il devrait alors considérer Aristote comme le découvreur du principe général impliqué par l'ADN. Je soutiens que le concept aristotélicien de «moteur immobile» apparut en premier lieu à l'occasion de ses études biologiques, et que ce n'est qu'ensuite qu'il se trouva greffé, de là, d'abord sur sa Physique, puis sur son Astronomie et finalement sur sa Théologie cosmologique.
J'aime à penser, ensuite, que la raison profonde du manque de considération des schémas d'Aristote parmi les scientifiques provient d'une cécité générée en nous par 300 ans de conception newtonienne du monde. Quiconque oserait en effet soutenir que tel moteur devrait être en contact de son mobile mû, tout en évoquant un moteur lui-même immobile, entrerait en collision immédiate avec le dicton newtonien assurant que toute action égale réaction. Toute assertion entrant en conflit avec cet axiome de la dynamique newtonienne ne pourrait apparaître que comme une insondable absurdité, résidu d'un passé obscurantiste et pré-scientifique. Et pourtant, la notion de «moteur immobile» décrit l'ADN à la perfection : l'ADN agit, suscite forme et développement et ne subit aucun changement dans ce processus.
En vérité, allons encore un tout peu plus loin, tant que nous y sommes, mes très chers collègues et néanmoins mes amis [en français dans le texte]. Considérons  juste ce fait objectif que le come-back d'Aristote dans la pensée occidentale se produisit par l'intermédiaire de la scolastique théologique chrétienne. Nous soutiendrons ici que, par une ironie de l'Histoire, la vaste influence d'Aristote sur la pensée occidentale ne procède au fond que d'une appropriation (presque accidentelle) des aspects à la fois les plus secondaires et les plus malencontreux de ses spéculations, et que cela est le fait de cette distorsion bizarre dont nous sommes toujours embarrassés de nos jours, dressant une véritable barrière d'incompréhension entre scientifiques, d'un côté, théologiens, de l'autre, depuis Saint Thomas d'Aquin jusqu'aux catholiques, protestants ou autres mystiques actuels amateurs de LSD.  
En sorte qu'un nouveau regard porté sur Aristote en tant que biologiste pourrait mener à une intelligence plus claire des concepts de finalité, de vérité, de révélation, et peut-être même à quelque chose de mieux que la simple coexistence entre nous, chercheurs en sciences naturelles et nos collègues des autres disciplines». 

                      (in Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971)


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