Tu n'es pas seul à être seul, : à souffrir ainsi d'être si seul, d'être tellement enfermé en toi-même, loin de tous les mots qui pourraient dire. La souffrance du monde serait-elle cela, alors, qui réunirait l'individu et la connaissance, via l'expérience singulière parlant à tous ?
Retour du retour du grand retour de la seule question qui vaille pour nous (au fond)...
Épisodes précédents ICI !
Pour des vieux universalistes comme nous autres, et d'ailleurs pas honteux de l'être, tout se ramène en effet à cela, à cette contradiction posée, pour la première fois dans l'Histoire des interrogations humaines par Aristote, sous forme d'une aporie de ce dernier, d'une indécision nécessaire, d'un refus de trancher (car est-il possible de trancher ?) :
Si, donc, 1°) seul existe réellement, dans le monde, ce qui est individuel, ce qui est de cette chair et de ce sang, de cette configuration d'atomes et de circonstances absolument uniques, cet homme-ci, là, par exemple, qui passe devant moi dans la rue à cette minute précise, mais jamais L'Homme en soi, c'est-à-dire l'espèce à laquelle l'homme réel qui passe dans la rue appartient en idée (cette classe Homme n'étant, par hypothèse, qu'une idée, une construction intellectuelle)....
mais si, d'autre part,
2°) tout discours scientifique, ou, disons, toute attitude de pensée ayant la prétention de dépasser l'expérience contingente, accidentelle, unique (celle-ci ne pouvant générer qu'une vie d'instabilités, d'impossibilité de toute prévoyance ou anticipation de base, c'est-à-dire in fine de toute survie du corps autant que de la raison, les deux étant indissolublement liés), pour arriver enfin à des certitudes absolument nécessaires, s'appuie forcément sur de l'Universel, sur du commun, sur du regroupement en classes, ensembles, sous-ensembles, genres, espèces, etc (les termes n'ayant ici que peu d'importance) cohérentes,
alors :
3°) Comment connaître l'individuel lui-même ? Un tel projet est-il seulement concevable, sans le ruiner, sans perdre, de l'individuel, l'infinie richesse, dans la réduction catastrophique, opérée sur lui, à de l'universel abstrait ?
En s'en tenant à l'individu (à cette sacro-sainte Différence aujourd'hui rabâchée à tous les étages de l'épistémologie), il n'y aurait jamais, dans la vie, pour nous, que des micro-expériences changeant chaque fois, chaque seconde, du tout au tout, étant toutes absolument, et irréductiblement distinctes les unes des autres, au point de faire ressembler le monde à un chaos de mouvements sans cohérence, sans identité minimale : à commencer par celle d'un MOI lui-même, posé comme illusoire et donc impropre, qui plus est, à prétendre saisir quoi que ce soit en dehors de lui. Toute tentative, quelle qu'elle soit, de poser la moindre frontière entre folie et raison s'effondrerait donc aussitôt.
En s'en tenant à l'Universel, on consacre, de l'autre côté, le travers autoritaire incontestable d'une Raison arraisonnante (comme disait l'autre nazi) cherchant hélas ! par principe à tout comprendre, au sens d'un contenant total, et totalitaire. Si rien ne doive exister qui ne puisse être compris, la vie se perdrait dans la pensée au lieu de s'y voir consacrée, au lieu que la pensée ne constitue que le bouquet final de la vie, pour reprendre, en la poétisant quelque peu, la terminologie finaliste du grand Aristote.
Il n'est, répétons-le, pour des universalistes, biberonnés comme nous le fûmes au marxisme, pour le meilleur ou le pire, pas d'autre débat, pas d'autre doute fondateur. Car nous voulons comprendre le monde, c'est plus fort que nous, et nous désirerons savoir, jusqu'au dernier moment, s'il est bien légitime ou non d'opérer ce genre de regroupement en classes sociales, et à quelles conditions ; et si ce regroupement même, dont nous avons, depuis toujours, l'intuition invincible de la légitimité, de la validité explicative (bref de la validité scientifique, au sens ancien d'Aristote, pas au sens, contemporain, d'Olivier Véran) ne serait point, en réalité, au fond, simplement absurde en lui-même, comme tous les autres regroupements possibles.
Ci-dessous, déroulé, forcément parcellaire et arbitraire, du problème. Bonne chance à vous, les aminches !
« Ulrich lui parla donc, lui aussi, par périphrases. "Avez-vous jamais vu un chien ? lui demanda-t-il. Vous le croyez seulement ! Vous n'avez jamais vu que quelque chose qui vous est apparu, à plus ou moins bon droit, comme un chien. Quelque chose qui ne possède pas toutes les qualités canines et qui a, au contraire, un élément personnel qu'aucun autre chien ne possède. Comment donc pourrions-nous jamais faire, dans la vie, ce qu'il faut faire ? Nous ne pouvons jamais que quelque chose qui n'est jamais ce qu'il faut, mais qui est toujours un peu plus ou un peu moins que ce qu'il fallait.
"Une tuile est-elle jamais tombée d'un toit comme le prescrit la loi ? Jamais ! Même dans un laboratoire, les choses ne se présentent jamais comme elles le doivent. Elles divergent dans tous les sens, sans aucun ordre, et c'est une sorte de fiction que de nous en attribuer la faute et de voir dans leur moyenne la véritable valeur.
Ou encore, on découvre certaines pierres que l'on nomme, à cause de leurs qualités communes, des diamants. Mais l'une de ces pierres provient d'Afrique, l'autre d'Asie ; l'une a été déterrée par un Noir, l'autre par un asiatique. Peut-être cette différence est-elle si importante qu'elle peut abolir ce qu'il y avait de commun entre ces pierres ? Dans l'équation Diamant plus circonstances, égale toujours diamant, la valeur pratique du diamant est si grande que celle des circonstances en est effacée ; mais on peut fort bien imaginer des circonstances psychiques dans lesquelles ce serait l'inverse.
Toute chose participe à l'ensemble, mais possède en plus sa singularité.Toute chose est vraie, mais aussi, sauvage et incomparable. Il me semble que tout se passe comme si l'élément personnel d'une créature quelconque était précisément cela qui ne coïncide avec rien d'autre. Je vous ai dit un jour qu'il restait d'autant moins d'éléments personnels dans le monde que nous y découvrions davantage d'éléments vrais, parce qu'il se poursuit depuis longtemps contre l'individu un véritable combat dans lequel celui-là perd chaque jour du terrain. Je ne sais ce qu'il restera de nous pour finir, quand tout sera rationalisé. Rien peut-être ; mais peut-être aussi entrerons-nous, lorsque la fausse signification que nous donnons à la personnalité se sera effacée, dans une signification nouvelle qui sera la plus merveilleuse des aventures. »
(Robert Musil, L'homme sans qualités, I, 114)
« Une autre difficulté se présente : c'est que toute science a pour objet l'universel et telle qualité de la chose, tandis que la substance n'est pas l'universel, mais plutôt l'être individuel et séparé (...) faut-il poser, ou non, quelque chose en dehors des individus ? Est-ce des individus que traite la science que nous cherchons ? (...) la science que nous cherchons paraîtrait plutôt être la science des universaux, car il n'y a de définition et de science que de l'universel et non pas des individus. »
(Aristote, Métaphysique)
C'est en tout cas bien agréable de lire quelqu'un risquer l'abyme.
RépondreSupprimerJ'y vais sans filet moi aussi. Et tant pis si je me trompe. On rectifiera, ou mieux, on précisera.
Je comprends votre questionnement comme un décalage de registres, qu'on pourrait aussi dire d'échelle en pensant à un incontournable éloignement des points de vue. Les 5 dispositions de l'âme de L'Éthique à Nicomaque* — la trace la plus dubitative d'Aristote à mon sens.
1) La finalité est perturbée, voire absentée, dans la poiésis ("Force est que l'art [techné] se rapporte à la création [poiésis], non à l'action [praxis] proprement dite.") puisque qu'elle rencontre le hasard [tuché].
2) La réflexion théorique [épistémé] "n'a pas rapport à l'action {praxis] et n'est pas créatrice". Et "Or la réflexion par elle-même [épistémé] ne met rien en mouvement, sauf quand elle a un caractère de finalité et qui intéresse l'action [praxis]".
Par conséquent 1) est au plus près des choses et même dedans, et ne voit presque plus ; tandis que 2) en est au plus loin et voit sans faire.
C'est bien sûr entre 1) et 2) que l'autonomie se joue, dans l'action [praxis].
La fameuse XIe thèse ad Feuerbach que Marx avait écrit pour lui-même saute allégrement de 1) à 2). Et cette allégresse est bien nécessaire puisqu'il s'agit pour chacun de conquérir son individualité à partir de ses qualités propres qui ne sont pas toutes déterminées de l'extérieur, et d'autant moins que chacun apprend à se déterminer.
À l'échelle "multirelationnelle" (marxienne) et non choisie de l'existence sociale — politique — cette quête inévitable requiert le registre de classe. Il a été heureusement déplacé et approfondi, mais non sans difficultés nouvelles, dans celui de "la vie quotidienne" et théorisé, par exemple, comme spectaculaire (intégré selon les nouvelles de 1988, mais peut-être plus achevé encore depuis).
À l'échelle des relations à porté individuelle (stirnerienne), plus choisies, évidemment non sans porosité avec l'échelle plus vaste précédemment évoquée, les choses apparaissent comme la chance, l'amour ou la tuile — affectivement. Exister est un art.
Spinoza, et Pierre Richard aussi dans le film Le distrait, riait froidement de la fatalité du point de chute de la tuile. Spinoza pour dire que ma tête n'en était pas la cause finale.
Or deux échelles ne se concilient pas. Il faudrait faire comme si on voyait et voir comme si on faisait. Ce falloir, nous l'exerçons, avec une gravité qui ne tient pas seulement de la conscience de la loi qui fera tomber la tuile. Puisqu'elle relève aussi de nos expériences de la liberté — bien plus empiriques que nous le voudrions —, mais qui nous fait nous abriter pendant la pluie de tuiles, ou mieux, refaire la toiture, abattre la maison, la déplacer peut-être "l'architecture est un art [qui] se définit par une disposition accompagnée de raison et tournée vers l'action, [...] toute disposition de cette sorte est un art ; l'art et la disposition accompagnée de raison conforme à la vérité se confondent." Quelles autres dispositions ressemblent-elles à l'architecture ?
*Éthique à Nicomaque L. VI, chap. II à IV, trad. Voilquin. Toute les citations ci-dessus en sont issues.
Il n'y a aucune vérité individuelle. Comment voulez-vous connaître la vérité d'une femme, la vérité d'un homme ? Elle n'existe pas tout simplement. Pourquoi vouloir connaître à tout prix ?
RépondreSupprimerL.