mercredi 20 décembre 2017

Noirs et Blancs

                   
Vente d'esclaves, ces jours-ci.

« Il est en islam un clivage choquant, que nul n'ose dénoncer, de peur sans doute de soulever le couvercle qui couvre le puits : celui de la couleur de peau des esclaves. Certes, l'islam rappelle aussi clairement que possible à ses adeptes qu'il n'est fait aucune différence entre un arabe et un Barbare (A'jami), si ce n'est sur le degré de foi de chacun. Mais la réalité est plus complexe. Sur le plan des représentations, on doit constater que le regard négatif porté sur le Noir s'est cristallisé depuis l'Antiquité, ce que la tradition arabe, puis la doxa musulmane n'ont fait qu'entériner. Caustique comme à son habitude, Al-Jahiz tourne en ridicule les Arabes : "Les Zandj (les Noirs) disent aux Arabes : Voilà bien un aspect de votre ignorance, au temps du paganisme vous nous estimiez suffisamment pour nous laisser épouser vos femmes, et cependant, lorsque la loi de l'islam fut établie, cela nous fut interdit car vous nous trouviez repoussants ; alors que le désert était plein de nos gens, des gouverneurs et des chefs qui épousèrent nos femmes défendirent votre honneur et vous sauvèrent de vos ennemis" (Rassaîl, p. 130).

Si nombre de musulmans ne voient là qu'une vétille qui ne mérite pas qu'on s'y attarde et la prenne au sérieux, beaucoup d'autres, noirs de peau ceux-là, en souffrent terriblement et commencent à le dire. Ce tabou se dissimule dans les replis d'une fausse certitude selon laquelle, en islam, il n'y aurait ni esclavagisme, ni ostracisme, ni même racisme, hypothèse naïve, à l'évidence, qu'un auteur comme Bernard Lewis, dans Race et couleur en islam, déconstruit avec son habituelle dextérité. Sans être particulièrement raciste, l'islam a développé une culture de la race, au moins pour la condamner aux deux plans novateurs que sont la théologie et la spiritualité. Aux yeux des théologiens, le critère de la peau noire n'est pas pertinent, pas plus devant le juge - dans une affaire privée, par exemple - que devant l'imam au moment de la prière. Mais la société ne l'entend pas de cette oreille, qui cultive une très nette opposition entre croyants blancs, souvent arabes, turcs ou persans, et croyants noirs, souvent africains. Car le Noir est toujours l'esclave. Un esclave déclassé socialement, au service d'autrui comme serviteur, palefrenier ou portefaix, une sorte d'instrument animé, aurait dit Aristote. Il l'est aussi au plan sexuel, puisqu'il est l'étalon que l'on utilise à des fins de pure extase physique, comme c'est le cas dans le conte des Mille et Une Nuits.

Les Noirs les plus connus en Arabie et, partant, dans tout l'Islam, sont les Éthiopiens (Habachis, de Habacha, Éthiopie) et les Zandj (ou Zanj), Noirs originaires de l'Afrique médiane et de la côte orientale du "Continent noir", al-Qarra as-sawda. On ne sait exactement quand les Éthiopiens ont franchi la mer Rouge qui les sépare de la péninsule Arabique : sans doute plusieurs siècles avant l'arrivée de l'islam. Mais l'antique Abyssinie a longuement marqué l'Arabie et le Yémen voisin non seulement grâce à ces "échanges" de populations, mais aussi de par sa forte personnalité culturelle. Aujourd'hui, un fort pourcentage de la population éthiopienne vivant au nord et à l'est du pays est musulmane, en dépit de ce que prétendent les autorités d'Addis-Abeba. Depuis 1993, la province de l'Érythrée, totalement convertie à l'islam, a pris son indépendance avant de se constituer en république. On sait que c'est cette partie de l'Afrique contiguë à la mer Rouge, avec Kordofan, Sennar, ancienne capitale du royaume fundji, l'Érythrée, mais surtout l'Éthiopie, qui a accueilli les premiers musulmans fuyant, au début de la Prédication, La Mecque et ses persécutions.
Venant d'Afrique de l'Est, les Zandj sont plus récents dans cette région du monde. Ils se distinguèrent au IXème siècle dans les marais du bas Irak (bâtayih), lorsqu'ils se soulevèrent pour dénoncer pêle-mêle les conditions inhumaines dans lesquelles ils travaillaient, l'absence de solde et surtout l'image désastreuse qu'ils avaient auprès de leurs employeurs (...). 

Ce qui est certain, c'est que l'opposition Blanc/Noir équivaut en tous points à l'opposition maître/esclave : un classique ! Il n'est nul besoin d'ailleurs de dire 'abd (esclave) : il suffit de dire "Noir". Dans l'inconscient collectif, le Noir est par définition l'esclave, et ce, malgré le très grand nombre de concubines blanches qui ont hanté les palais des sultans et de leurs vassaux. On a du mal à associer le Blanc à la servitude. La chronique arabe a nourri et cultivé cette opposition. Elle fourmille de milliers d'anecdotes où les vocables Noir, Zandj et 'abd sont pris comme synonymes, ou intervertis au gré des effets stylistiques souhaités par l'orateur.
Cette situation est-elle dénoncée ? Bien peu, car beaucoup d'Arabes et de musulmans ne voient pas où est le problème et, à l'image de l'opinion commune, ne considèrent pas que le fait de désigner quelqu'un par la couleur de sa peau soit déshonorant en soi. Approche raciale, mais pas raciste.

Un auteur a cependant ouvert une large controverse en éditant une épître dans laquelle il défend de manière provocatrice la race noire par rapport à la race blanche, un peu comme une revanche de la vérité sur le mensonge. Al-Jahiz (v. 776-869), puisque c'est de nouveau de lui qu'il s'agit, est lui-même d'origine serve. Né à Basra - aujourd'hui Bassorah en Irak - de parents noirs, sans doute d'origine habachie ou bantoue, il ne ménage pas ses efforts pour exalter, dans ce texte qu'il consacre à la race noire, la grandeur et la puissance de celle-ci par rapport à la blanche, Fakhr as-sûdane 'ala al-baydâne : le Noir - couleur officielle des 'Abbassides - est plus gratifiant que le Blanc, dit-il, usant d'une assertion qui cache mal le dépit, de même, ajoute-t-il, que la nuit noire est plus mystérieuse que le jour. Suit une tirade sans fin où il est question de chameaux qui sont plus beaux lorsqu'ils sont noirs, de vaches noires qui ont des peaux qui rapportent plus que les autres, car plus utiles et plus solides, de lions noirs auxquels rien ne résiste, de montagnes noires et de pierres noires qui sont dites plus fermes et plus résistantes. Il n'est pas jusqu'à la datte noire qui ne soit plus savoureuse et plus sucrée que l'autre, la brune, et le palmier lui-même, s'il a sa base noire, est assurément plus robuste et vit plus longtemps. Sur plus de quatre-vingt-dix pages, Al-Jahiz passe en revue toutes les caractéristiques qui, selon lui, différencient la race noire, qui a sa préférence, de même que la race turco-persane (Manaqîb at-tûrk), de la race arabe. L'une des perles de ce texte est la suivante : soldat, le cavalier turc a quatre yeux, deux sur le visage et deux dans le dos !  »

(Malek Chebel, Noirs et Blancs, in L'Esclavage en Terre d'Islam, Fayard, 2007)






2 commentaires:

  1. merci pour cet article de bon sens ! pour aller plus loin dans la sociologie maghrébine d'aujourd'hui : http://www.jeuneafrique.com/133758/societe/racisme-au-maghreb-les-noirs-sont-ils-des-citoyens-comme-les-autres/

    RépondreSupprimer