mardi 12 décembre 2017

Durkheim, un centenaire


Que l'homme ne puisse jamais être compris que comme être social, aucun doute. Que l'individu, inversement, ne puisse jamais se trouver simplement réduit à la société dont il participe (se contentant juste, dans cette hypothèse, de l'exprimer comme porteur, comme mode inessentiel), aucun doute non plus. Les statistiques d'une société donnée (le taux de suicide moyen, par exemple, affectant chaque année ses membres, en fonction de paramètres objectifs divers) présentent donc bien un intérêt de connaissance, permettant d'en finir avec l'explication abstraite (purement individuelle) de faits sociaux : explication par la liberté, explication métaphysique, c'est-à-dire, finalement, non-explication. Voilà l'idée, libératrice. On peut comprendre rationnellement la société. La prétention épistémologique fondamentale à édifier des typologies sociales est recevable. Elle est même spontanément critique, sinon franchement révolutionnaire : briseuse de théologie. Mais telle est aussi l'ambiguité de ce positivisme sociologique d'origine française (dont Durkheim fut le représentant éminent à la suite de Comte) que ladite louable ambition de dresser des types, de dépasser l'individuel dans le général, pèche aussitôt par idéalisme dès qu'elle en vient, emportée par son enthousiasme, à nier désormais toute valeur théorique à l'expérience individuelle, toute valeur épistémologique au monde vécu, considéré maintenant avec mépris, comme simple expression pauvre (simple matériau pré-scientifique) d'une vérité accessible uniquement dans sa systématicité sociale (et la reproduction autonome, automatique de celle-ci). Une sociologie pertinente serait donc celle capable de se situer dans un aller-retour dialectique permanent entre système social et expérience, sans privilège accordé à l'un ou l'autre  et même - surtout - en assumant le caractère moteur de leur interaction. Une société ne s'expliquant dans son fonctionnement que par les lois impénétrables de sa structure propre, sans intervention réelle des individus qui la composent, serait un mythe idéaliste, l'idéal du cybernéticien, de l'ingénieur-système totalitaire. Reconnaître (bien obligé) la réification contemporaine généralisée, admettre que chacun se trouve réduit sous le capitalisme au statut de marchandise (de l'ouvrier jusqu'à l'intellectuel de gauche soi-disant le plus critique et affranchi) n'équivaut pas à se satisfaire d'un tel état, ni même à ne pas voir qu'il se trouve déjà objectivement rongé par le négatif historique. Reconnaître la force réifiante, et organiciste, du système marchand, c'est seulement faire preuve de lucidité dans le diagnostic, sans préjuger d'une réplique possible. La société de classe, la société capitaliste est en effet une société essentiellement contradictoire : on ne peut, de fait, la comprendre (et la combattre) qu'avec des instruments et selon une optique générale eux-mêmes contradictoires. La vérité sociologique ne saurait donc présenter, sur le plan de la méthode, les mêmes critères cartésiens de clarté et distinction (de positivité) que les vérités biologiques ou physiques. La société n'est point ce gigantesque organisme dont les individus ne seraient ainsi que les cellules par elles-mêmes insignifiantes. C'est pour cette raison que le recours à Durkheim dont se revendiquent aujourd'hui des théoriciens soi-disant critiques (comme Axel Honneth, en premier lieu) suffit à situer, dans l'instant, la teneur réelle de cette critique. C'est en cela que la rigueur absolue des distinctions bourdieusiennes apparaît juste insupportable. Car le déterminisme incontestable des structures sociales ne saurait conférer à celles-ci ni une prééminence a priori sur l'expérience des individus, lesquels demeurent, en dépit de tout, les auteurs réels (contrariés, certes, aliénés et tout ce que vous voudrez) de leur propre histoire, ni - métaphysiquement, anhistoriquement - une forme de vie autonome : ce ne peut être les structures qui vivent selon leur propres lois, telles des sujets géants simplement substitués aux sujets individuels. Ce remplacement structural du sujet, tour de passe-passe idéologique consistant, au fond, sous couvert d'anti-idéalisme, à élever la structure elle-même (l'organisme social) au rang de Sujet historique (au reste, dans l'opération et pour parler clair, l'histoire disparaît) est exactement ce que reprochait lucidement (mais hélas ! sans plus de conséquence) Canguilhem à Foucault, notamment lors de sa soutenance de thèse. C'est exactement ce qu'Adorno, quant à lui, méditant sur Durkheim, identifie, à sa manière psychanalytique, comme pur retour du refoulé idéaliste. Expulsé brutalement de sa propre expérience individuelle, le sujet revient dans la théorie durkheimienne comme sujet collectif absolument dominant. 

3 commentaires:

  1. On garde le lien pour le 15 avril prochain et on renverra tout le monde sur votre site.
    On préfère fêter les grands immortels à leur naissance, la mort n'existe pas, et c'est toujours les autres qui meurent.
    Par exemple pour Mauss, ce sera le 10 mai. Ah le 10 mai.
    Et sinon, notre actu, dont Mauss et Durkheim seraient friands, c'est plutôt ça :
    Finances vertes ? Ça se discute encore. Pour l'instant. Mais faut se grouiller.
    http://www.jeunecinema.fr/spip.php?article1847

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    1. Ah, le triangle amoureux, infernal : Mauss-Lévis-strauss-Merleau-Ponty (quand ce dernier attaque le deuxième, lequel reproche au premier de ne pas avoir plus franchement basculé dans le modèle structural mathématique, appliqué à la parentèle)... Tout est là (c'est vers 1960).
      L'histoire de la philosophie est ainsi moins celle de l'idéal que celle des puissances, qui - toujours - s'en approchent, et rapprochent.

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  2. Sinon, ça barde à Nantes, au Château du Tertre.
    On a des photos édifiantes de nos potes, qui, frais innocents, croient en une Commune de Nantes et rêvent de Numance.
    Hélas les vieilles méthodes et "l'indignation", "ça eut payé"...

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