La société autophage
Capitalisme, démesure et autodestruction
Anselm JAPPE
Présentation de l'éditeur
Le mythe grec d’Érysichthon nous parle d’un roi qui s’autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim – punition divine pour un outrage fait à la nature. Cette anticipation d’une société vouée à une dynamique autodestructrice constitue le point de départ de La Société autophage. Anselm Jappe y poursuit l’enquête commencée dans ses livres précédents, où il montrait – en relisant les théories de Karl Marx au prisme de la « critique de la valeur » – que la société moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l’argent, la marchandise et la valeur. Mais comment les individus vivent-ils la société marchande ? Quel type de subjectivité le capitalisme produit-il ? Pour le comprendre, il faut rouvrir le dialogue avec la tradition psychanalytique, de Freud à Erich Fromm ou Christopher Lasch. Et renoncer à l’idée, forgée par la Raison moderne, que le « sujet » est un individu libre et autonome. En réalité, ce dernier est le fruit de l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la marchandise. Le sujet fétichiste-narcissique ne tolère plus aucune frustration et conçoit le monde comme un moyen sans fin voué à l’illimitation et la démesure. Cette perte de sens et cette négation des limites débouchent sur ce qu’Anselm Jappe appelle la «pulsion de mort du capitalisme» : un déchaînement de violences extrêmes, de tueries de masse et de meurtres «gratuits» qui précipite le monde des hommes vers sa chute. Dans ce contexte, les tenants de l’émancipation sociale doivent urgemment dépasser la simple indignation contre les tares du présent – qui est souvent le masque d’une nostalgie pour des stades antérieurs du capitalisme – et prendre acte d’une véritable «mutation anthropologique» ayant tous les atours d’une dynamique régressive.
Note du MB
Livre précieux et passionnant, comme c'est souvent le cas chez Anselm Jappe. Ce dernier revient ici, en particulier, sur l'affrontement, au sortir de la seconde guerre mondiale, des freudiens radicaux et «révisionnistes» (suivant le terme employé par Adorno et Marcuse) : que faire, dans une perspective d'émancipation, de concepts interdisant apparemment celle-ci au sein même de la psychanalyse, tels la pulsion de mort et, de manière générale, le dualisme pulsionnel (Éros et Thanatos), bref tout ce qui caractérise le soi-disant pessimisme freudien, largement étayé sur des hypothèses métaphysiques plus que cliniques, d'après Fromm. Le pari d'Adorno et de Marcuse (qui, par ailleurs, ne contestent pas, assument cette dimension métaphysique, ou philosophique, de Freud) est justement que ce pessimisme psychanalytique même, dans son intransigeance appliquée à la société bourgeoise, offre contre elle un levier de critique décisif : cette société ne peut en effet être harmonieuse, elle est minée de l'intérieur, sans rémission réformiste possible...
Comment, cependant, thématiser la dimension subversive de la pulsion de mort ? Marcuse considère, de celle-ci, la dimension rebelle à toute activité, toute agitation, en clair : toute frénésie productiviste et laborieuse caractérisant l'éthique bourgeoise du travail. Il associe à cette critique immanente, installée, donc, au fond de la psyché, les « ordre et beauté », « luxe, calme et volupté » baudelairiens. Mais Fromm, de son côté, n'est-il vraiment que ce fieffé libéral ici soupçonné ? Sa position post-freudienne relève-t-elle à ce point d'un adaptatisme larvé aux conditions capitalistes ? Tels sont (notamment) les termes du débat que Jappe invite à reposer au présent : dans le cadre nihiliste, mortifère, du spectacle contemporain.
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1°) Pour les lecteurs et lectrices germanophones, le débat Fromm-Marcuse a fait l'objet d'un article contextualisant, et éclairant, signé de John Rickert à la fin des années 1980, traduit sous le titre Die Fromm-Marcuse-Debatte im Rückblick et disponible sur le net ICI.
2°) Pour les anglophones, ce sera ICI !
3°) Les francophones, arabophones, sinophones et autres parias racisé. e. s de l'univers seront, quant à eux, invités à aller se faire foutre, à se mettre à l'anglais ou à l'allemand, ou encore à se procurer diligemment le dernier ouvrage de M. Anselm Jappe (qui a déjà une jolie couverture, non ?)
La psychanalyse n'est pas que ce truc réservé aux bourgeois névrosés à problème, en mal ponctuel de performance économique. La psychanalyse n'est pas que cette méthode de flics visant à nous priver de nos folies productives. La psychanalyse sera ce que nous ferons d'elle, qui s'offre, et qui nous offre un matériel critique inestimable contre le capital. Le temps de sa relégation post-moderne prend fin, décidément. Il est urgent de la redécouvrir, et de se la réapproprier, avec plaisir, en vue de soumettre la totalité du monde à son prisme rongeur.
Une recension de l'ouvrage ici :
RépondreSupprimerhttp://www.acontretemps.org/spip.php?article648
Bien aimable à vous, Monsieur le critique...
SupprimerEt la question est : comment survivre dans cette société cannibalesque sans devenir cannibale ?
Supprimer« Écraser le Patronat, le voir mourir devant soi, et entendre les lamentations des bourgeois. »
Supprimer— Arnold Schwazilagger, Cronstadt la Bagarre.
Bonne critique, Henry. J'avais déjà tilté d'entendre (entre autres) Anselm Jappe assimiler solipsisme et narcissisme. Être la seule chose qui existe avec certitude n'est pas être tout-puissant, ce peut aussi bien être l'expérience de la séparation ultime, c'est à dire l'expérience du confinement le plus terrifiant. Si les autres ne sont que le contenu de ma conscience (que je ne choisis pas plus que le contenu de mes rêves), alors tout lien avec eux est une illusion (transcendantale, si l'on veut).
SupprimerEt d'accord aussi avec l'arroseur arrosé, comme j'avais déjà exposé ici mes réserves sur la capacité du système à produire les sujets qui le reproduisent. J'en veux pour preuve cet entretien, où Jappe, après s'être affirmé entièrement d'accord avec Jérôme Baschet sur les Néozaptistes et avoir ravalé l'exploitation au rang de contradiction secondaire du capitalisme finit dans les toutes dernières minutes par poser les vrais problèmes, qu'à ma connaissance il n'a jamais traités : le capitalisme peut s'accommoder de toutes les expériences de ce type comme une délégation de gestion de ce que Jappe considère (à tort) comme les déchets exclus du système, et il faudra tôt ou tard prendre la main sur l'ensemble de la production. S'il n'y a plus de lutte des classes qui vaille (c-à-d. que ceux qui font tourner la machine prennent la main sur elle pour arracher à ceux qui les exploitent les moyens de la reproduction sociale), alors on ne voit pas d'où pourrait venir la prise de conscience (puisque tout le monde, exploiteurs et exploités, est pareillement une production du capitalisme) nécessaire à cette indispensable prise de contrôle. Il y a derrière tout cela une pensée eschatologique qui ne dit pas son nom. Mon mauvais esprit me ferait dire que le système est aujourd'hui si rusé qu'il produit sa propre critique radicale inoffensive car croyant plus en l'auto-effondrement de celui-ci qu'en l'expropriation (c-à-d en la destruction de bourgeoisie et de son bras lourdement armé qu'est l'État), qui n'est même plus son problème.
Pas lu le bouquin, mais je vous tiens à vous confier être tombé sur un os avec Jappe.
SupprimerLa recension m'a rappelé la dichotomie “Marx ésotérique, Marx exotérique”. Elle avait déjà été formulée dans “Les Aventures de la marchandise”. Basile Rosenzweig la dit “quelque peu artificielle” et moi je la tiens pour tout simplement fausse et confusionniste.
Je m'explique. Marx promeut une critique scientifique. Or comme on sait la science diffuse son savoir en faisant apparaître les conditions de possibilité de la connaissance qu'elle propose. En cela elle est un procédé qui s'annonce et dévoile son atelier de travail, complètement exotérique donc ; au contraire des formes de diffusion du savoir qui maintiennent sciemment le secret quant à leurs procédures de connaissance : le savoir ésotérique, les mystères, la magie, la prestidigitation. En ce sens Marx ne peut pas être ésotérique.
J'entends bien que Jappe veut désigner par "ésotérique" le Marx qui prend pour sujet le tour de passe-passe en quoi consisterait le fétichisme de la marchandise. Mais il faudrait s'entendre, puisque c'est précisément par un langage exotérique qu'il aborde ce sujet, pour le démystifier. L'expression fait porter les caractéristiques de ce dont parle Marx sur la manière dont il en parle. Et cela ouvre la voie à une confusion supplémentaire.
Je veux bien comprendre que les passages sur le reflet et la forme équivalent particulière exige plus d'effort pour le lecteur que les récits factuels sur les enclosures, par exemple. Mais c'est précisément une raison supplémentaire pour ne pas embrouiller le propos.
Ce putain de chapitre initial du Livre I avait déjà fait l'objet d'une ellipse par Althusser, qui conseillait au lecteurs de “Lire “Le Capital”” de sauter le premier chapitre s'il n'était pas armé intellectuellement pour le comprendre. Et comme on sait, il avait coupé Marx “diachroniquement” entre le “jeune” et le “vieux” (faisant disparaître la permanence de la notion d'aliénation au profit d'une prévalence brutale de la scientificité, à la manière d'Althusser, contre l'idéologie). Il s'agirait de cesser de découper ce barbu-là dès qu'on aborde les passages les plus théoriques.
Il se trouve que depuis 1867, la science n'est plus du tout une méthode possiblement hégélienne qui se soucierait de mettre en jeu ses propres présupposés, ce qui la renvoyait à une raison critique ; mais qu'elle relève d'un pragmatisme instrumental au bout duquel il faut se convaincre qu'il faut faire quelque chose, si possible avant le concurrent, simplement parce que c'est possible (une arme atomique par exemple). Et déjà, Marx critiquait vertement cette approche relevant du catéchisme scientiste en s'opposant à Auguste Comte (préface à la seconde édition du Capital).
Mais nos rétroviseurs n'ont pas à considérer des moments où Marx aurait lâché la raison critique, qu'il associait à la science telle qu'il la concevait selon son hégélianisme, pour une raison instrumentale qui ressortirait d'une écriture exotérique ni d'associer sa raison critique à ce qu'est devenue plus tard la science.
Nul ne s'étonnera que l'autophage tombe sur un os.
C'est (un peu) plus subtil que cela, me semble-t-il. Pour la critique de la valeur, le « Marx exotérique » renvoie aux contradictions qui était celles du capitalisme de son époque mais sont aujourd'hui dépassées. Il s'agit en fait d'attaquer le « marxisme orthodoxe » (« exotérique », donc, en tant que pensée de masse, largement diffusée) en ramenant la lutte des classes à un simple moment passé du développement du capitalisme (pour cause de 3ème révolution industrielle celui-ci n'aurait plus besoin du travail vivant, partant de l'exploitation). Le « Marx ésotérique » est alors ce qui reste pertinent mais qu'on ne pouvait observer aussi clairement avant, l'acier étincelant du marxisme enfin dévoilé sous la vieille rouille révolutionnaire.
SupprimerMais oui, pour ce qui est d'aujourd'hui, ça recoupe au final une opposition entre, selon eux, marxistes « scientifiques » et marxistes « mouvementistes » (praxis autotélique faute de fondement théorique).
Ah, ok ! Je n'ai plus qu'un vague souvenir de ce qui m'avait arrêté dans ma lecture des "Aventures de la marchandises" que j'avais emprunté. Je supposais que l'emploi des adjectifs suivaient leurs définitions respectives : Marx qui cache vs Marx qui montre.
SupprimerCe que vous dites, Vilbidon, pour autant que je le comprenne, m'évoque à la fois l'histoire de toutes les transmissions théoriques et la théorie des cycles, communisatrice par exemple, mais liée à une périodisation intérieure à l'histoire du “MDP” comme ils disent. Et en fait un enchevêtrement des deux.
Pour la transmission elle est relative à toute exégèse, même religieuse. On oublie le Livre, la promesse, on y revient ou la reconsidère et donc : orthodoxies/hétérodoxies et ici marxismes – comme propagandes prosélytes, vulgarisation – versus marxianisme – la vérité est révolutionnaire, mise en question critique, bilan, inventaire. Par exemple, entre staliniens et maoïstes, on s'accusait mutuellement de révisionnisme (avant que ce mot prenne un sens lié à la mémoire de l'élimination industrielle des juifs d'Europe).
Pour ce qui est de l'histoire du “MDP"-comme-ils-disent, la disparition de “l'identité” ouvrière, au troisième coup de semonce de la subsomption réelle (du travail sous le capital), aurait rendu obsolète le Marx exo et, en creux, rendu plus prégnant le Marx éso ? Le vent de l'histoire a soufflé le sable, resterait le diamant théorique ?
Et évidemment qu'en France, althusserianisé depuis 1967, mais Debord tout de même !, l'exo renvoie à l'orthodoxie d'une scientificité objectiviste et l'éso à un spontanéisme (qui serait une idéologie à construire dans un sens positif, un constructivisme qui irait chercher de nouveaux sujets révolutionnaires), à un (et même des) subjectivisme (y compris au pluriel), donc.
J'ai quand même le vague souvenir que Jappe n'est pas aussi con. S'il est sérieux, il devrait aborder la critique du positivisme par Marx et discuter le statut de la science au sens de Marx. J'irai voir son autophage, mais vous me faites peur.
Contrairement aux communisateurs, il n'y a même plus besoin d'un sujet révolutionnaire, puisqu'il n'y a plus besoin de révolution. Le capitalisme sapant lui-même sa base matérielle, il s'achemine tout seul vers les poubelles de l'Histoire. Le seul problème, à présent qu'on est entré dans le post-capitalisme, reste donc le sujet automate, la socialisation capitaliste qui aliène toute la société (le Marx ésotérique : finies les classes, tout le monde est au fond un bourgeois avec juste plus ou moins les moyens de l'être) et la rendra de plus en plus invivable. Columbine ou le 13 novembre sont ainsi kif-kif les manifestations de la « glaciation » à l'œuvre dans les rapports sociaux, où les junkies de la valeur se jettent les uns contre les autres de plus en plus durement à mesure que leur came s'épuise. Bref, on sort c'est sûr, toute la question est de savoir si c'est par le haut ou par le bas, mais y répondre n'est pas le problème des théoriciens (d'où néozapatisme &cie).
SupprimerC'est du moins ce que j'en comprends, mais il est possible que certaines subtilités m'échappent :
http://www.palim-psao.fr/2017/10/revolution-contre-le-travail-la-critique-de-la-valeur-et-le-depassement-du-capitalisme-par-anselm-jappe.html
Et, effectivement, c'est assez surprenant de la part d'un spécialiste de Debord. Je pense à In girum… où, tout en passant les aliénés à la douche glacée, celui-ci n'oublie cependant jamais qu'il y a derrière le spectacle une stratégie de classe.
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SupprimerÇa va être long. Le ton un peut paraître méchant mais il n’est pas volontiers acrimonieux. Des choses importantes sont en jeu. Donc soyons sérieux. J’avais croisé Jappe lors d’une intéressante mais ennuyeuse rencontre entre marxologues. Et j’avais moi-même dressé une banderole « Mort à la valeur » pendant les manif’ 2010, « la meilleure retraite c’est l’attaque ! ». Le slogan n’avait pas fait florès, les seuls à réagir avaient été des trotskystes soutenant Mumia Abu-Jamal.
Partons du point d’interrogation du titre du texte de 2014 : « Révolution contre le travail ? ». Jappe est sceptique : “putain, merde, ça vient pas, allons voir dans la soute”.
Évidemment nous sommes au creux de la vague. Mais ce ne sont pas certaines « subtilités » qui vous échappent, Vilbidon, c’est l’aspect fondamental de l’analyse de l’exploitation qui échappe à Jappe lorsqu’il restitue son Marx ésotérique. Et c’est bien pour cela que cela lui paraît « ésotérique ». Cela tourne autour du « travail abstrait ».
Passage d’un raisonnement du chapitre I (III Forme de la valeur, A. Forme simple ou accidentelle de la valeur, b) La forme relative de la valeur, trad. J. Roy) : « Il ne suffit pas d’exprimer le caractère spécifique du travail qui fait la valeur de la toile. La force de travail de l’homme à l’état fluide ou le travail humain forme bien de la valeur, mais n’est pas la valeur. Il ne devient valeur qu’à l’état coagulé sous la forme de l’objet. Ainsi les conditions qu’il faut remplir pour exprimer la valeur paraissent se contredire elles-mêmes. D’un côté il faut la représenter comme une pure condensation du travail humain abstrait, car en tant que valeur la marchandise n’a pas d'autre réalité. En même temps cette condensation doit revêtir la forme d’un objet visiblement distinct de la toile elle-même et qui, tout en lui appartenant, soit commune avec une autre marchandise. Ce problème est déjà résolu.
En effet, nous avons vu que dès qu’il est posé comme équivalent, l’habit n’a plus besoin de passeport pour constater son caractère de valeur »
La réponse est explicitée trois paragraphes plus loin : « Comme on le voit, tout ce que l’analyse de la valeur nous avait révélé auparavant, la toile elle-même le dit, dès qu’elle entre en société avec une autre marchandise. »
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SupprimerLe « travail abstrait » ne s’oppose pas à un « travail concret » il est le travail humain extrait, rien de plus concret, la réalité de l’extraction de la force de travail. Mais pour que la valeur se réalise, il faut aussi que la transformation (le travail) de deux (à ce moment du raisonnement puis toutes, plus tard, quand l’équivalent général concernera toutes les marchandises) matières en valeurs d’usage distinctes se rencontrent en société, et c’est ce qui fait la valeur d’échange, qui est le propos de l’économie politique.
Comment Jappe peut-il écrire : « Marx y examine les formes de base du mode de production capitaliste, à savoir la marchandise, la valeur, l’argent et le travail abstrait. Il ne traite pas ces catégories – comme l’avaient fait Adam Smith et David Ricardo et comme le feront plus tard, implicitement, presque tous les marxistes » ?!!! Il donne la genèse des trois premières de ces catégories pour montrer qu’elles sont autant d’abstraction d’une même réalité : l’extraction du travail humain.
Comment peut-il écrire que du point de vue de Marx « La valeur, comme forme sociale, ne considère pas l’utilité réelle des marchandises, mais seulement la quantité de “travail abstrait” qu’elles contiennent, c’est-à-dire la quantité de pure dépense d’énergie humaine mesurée en temps. » ?!!! C’est précisément parce ce sont des utilités réelles, des marchandises sous forme de valeurs d’usage, qu’elles s’échangent.
Comment peut-il écrire : « Chez Marx, le statut théorique du travail n’est pas toujours très clair. Mais il est indéniable que le travail sous son aspect de “travail abstrait”, de pure dépense d’énergie, y constitue une catégorie négative et “fétichiste”. C’est le travail abstrait – ou, pour mieux dire, le côté abstrait de chaque travail –, et lui seulement [bien non cela renvoie à un côté d’une contradiction apparente, lire le raisonnement], qui donne leur “valeur” aux marchandises, et qui forme donc aussi la “substance” du capital. » ?!!!
Rien d’ésotérique dans cela. Mais à partir de cette confusion, propre à la lecture de Marx par Jappe, le voici qu’il fait porter le doulos de l’ensemble du marxisme au “travail abstrait” dit de Marx qu’il a lui-même abstrait de l’humanité du travail. Marx a choisi le mot « abstrait », il surveillait la traduction de Roy, pour faire comprendre que la réalité du travail humain disparaissait, pas pour dire qu’elle réellement était abstraite, mais que l’économie l’envisageait comme telle. Pour montrer comment « les conditions qu’il faut remplir pour exprimer la valeur paraissent se contredire elles-mêmes. » “Paraissent” et ne se contredisent plus une fois l’explication advenue selon laquelle c’est l’habit, utilité incontournable chez les humains, qui est échangé dans certaines conditions sociales.
Passons maintenant à l’histoire selon Jappe. Bien évidemment les ouvriers revendiquent de meilleurs salaires et moins de temps de travail. Ils ne sont pas masochistes. Et il n’y a pas lieu de tomber des nues du fait qu’ils se rattachent à une théorie qui affirme qu’ils sont exploités. Comme on sait, ces revendications furent intégrées dans le régime économique via l’encadrement étatique aussi bien par des détours réformistes dans les pays les plus expérimentés dans la voie capitaliste que par le rattrapage brutal dans les pays qui remirent sur leur tête les révolutions sociales ou les aspects sociaux des révolutions nationales qui les ébranlèrent. Seulement il n’y a pas lieu de faire porter tout le doulos à ce barbu-là. Et ce particulièrement pas pour qui sait lire sa critique du Programme de Gotha où il sauve son âme en envoyant péter les lassaliens (et leurs bons de travail dans les douleurs de l’enfantement). Certes, il ne donne pas de solution de dépassement. L’avantage est que cela interdit de le considérer comme un prophète et d’en être déçu.
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SupprimerSur l’économie Jappe fait bien de réfuter les théories redistributives et le fétichisme de la valeur qu’elles colportent. Mais il faut approfondir l’analyse des livres II et III (bien posthumes) du Capital afin de ne pas tomber dans la conception d’un Marx promouvant la version objectiviste économiste du marxisme. Qu’il s’adresse à Eduard Bernstein plutôt. La baisse du taux de profit n’est d’aucun secours prolétarien parce qu’elle tendancielle. Et elle est tendancielle parce que la hausse, acheter pour vendre, ne fonctionne que jusqu’au sommet de la parabole, ce que connaissent les boursiers, lesquels savent aussi qu’on peut spéculer à la baisse en vendant pour acheter tant que les équilibres sociaux fondamentaux qui font travailler les prolétaires ne pètent pas, quitte à produire des guerres pour éviter la rupture. Le tout étant de savoir ce que et quand on achète et vend. Marx n’a jamais cru une seule seconde que le capitalisme allait s’écrouler tout seule. Il cherchait des brèches en pistant les contradictions objectives, mais il avait compris que ces secousses qui dépassaient les capitalistes eux-mêmes permettaient aux survivants de bouffer leurs concurrents, d’où réalisation des tendances monopolistiques, mondialisation, etc. Et l’histoire de ces secousses et de leurs conséquences sont beaucoup plus baroques que ne le laisse apparaître la simplification des théories « cyclistes » en trois ou quatre phases technologiques restituées par les marxistes, marxiens ésotéristes ou orthodentistes, programmatistes ou non. Il faudrait y repérer des secteurs de production selon les pays, et même les régions, des alliances transnationales, des persistances géographiques... Travail de titan, j’en conviens, mais on a compris l’idée générale, pas besoin de devenir économiste.
En particulier, Jappe va un peu vite, mais c’est la mode, sur la « phase néo-libérale ». Il n’y a pas de capitalisme sans État, l’idéologie néo-libéralisme engendre en creux une attente désespérée de l’État (gaffe ça se transforme parfois en fascisme). Et tout ça garde bien les vaches. Pour preuve concrète je renvoie à deux bouquins Le paysan impossible, Yannick Ogor, et Le ménage des champs, Xavier Noulhianne, (tous deux aux éditions du bout de la ville) qui expliquent comment l’alimentation de masse est subventionnée et administrée étatiquement en plein libéralisme sauvage apparent. La bouffe est dégueulasse mais pas chère, et plus les paysans disparaissent plus ils sont salariés de fait, aux sens de la déqualification et de la dépossession, malgré leurs conditions statutaires prétendument libres et propriétaires, salariés... autrement dit, comme l’écrivait Marx de l’ouvrier, « tannés »
Pour finir avec ce Jappe qui avance que selon Marx « le travail vivant et le travail mort ne sont pas deux entités antagonistes » alors même que « le mort [et non pas « le Maure »] saisit le vif », je copie la conclusion du texte que, Vilbidon, vous m’avez proposé. « Mais même si l’on ne voulait garder de son œuvre que la critique de l’économie politique stricto sensu, celle-ci constituerait encore la meilleure source qui soit pour comprendre la situation d’aujourd’hui, et pour éviter de s’engager – comme l’ont fait pendant plus d’un siècle les différents mouvements de contestation – sur des voies qui restent, même sans s’en apercevoir, dans le cadre de la société marchande. » Et je propose de relire Marx lato sensu. Pas de diamant dans le sable, que du sable, mais du sable.
Je vais être un peu long à mon tour.
Supprimer1/ Il faut faire le détour par Roubine, je pense, perçu comme un précurseur par la critique de la valeur. Pour lui la valeur d'usage est sociale, c'est ce qui contribue à reproduire matériellement la société. Or, dans une société marchande, chacun des producteurs travaille indépendamment des autres puis porte le produit de son travail sur le marché. C'est alors l'échange qui fait de son travail privé un travail social. En clair, le pain certes a toujours les mêmes qualités nutritionnelles sur l'étale ou dans les mains du client, mais c'est seulement dans ce dernier cas de figure qu'il a une utilité sociale. Vous voyez le renversement de perspective : dans une société marchande est utile ce qui est échangé. D'où travail abstrait : derrière le tas de marchandises devant trouver preneur sur le marché on a en fait l'ensemble indistinct du travail privé. Et la valeur, qui correspondrait en toute chose à son prix si le travail social collait parfaitement à la demande sociale, provoque le déplacement du travail d'une branche d'activité vers une autre (en particulier celles où il y a une forte demande couplée à une faible productivité).
Deuxième point, une fois que la société marchande se développe en société capitaliste, cycle Argent-Marchandise-Argent++ oblige, ce qui est utile socialement est en fait ce qui permet d'accumuler du capital. Si c'est plus rentable de faire des jouets, on fait des jouets, si c'est plus rentable de faire des bombes, on fait des bombes (exemple favori de Jappe). Les valeurs d'usage, et donc la société qu'elles dessinent, sont indifférentes tant qu'elles permettent l'accumulation de valeur.
Troisième point, qui boucle l'ensemble, l'inauthenticité des besoins. Le système produisant les sujets qui le reproduisent, c'est la demande sociale qui est à la remorque de la valeur, et donc la société toute entière qui est modelée par celle-ci. La société est reproduite pour produire au lieu de produire pour se reproduire. Aussi devient-elle de plus en plus inutile au capitalisme à mesure que la production se passe du travail vivant.
Pour moi, ça se tient globalement, mais c'est incomplet, en particulier parce que ça efface la violence inhérente au système. Au fond les sujets sont interchangeables, le patron et l'employé sont deux manifestations d'une même aliénation, si le premier est un porc, ce n'est pas vraiment de sa faute, d'ailleurs personne n'est responsable de rien puisque tout le monde est une marionnette de la valeur (notons que la critique de la valeur ne fait pas vraiment peur aux post-modernes). Or, l'exploitation est fondamentale à la survie du système, et lutter contre elle est bel et bien lutter contre la racine du capitalisme.
SupprimerEnsuite, je trouve qu'il y a quand même une obsession autour de la mesure du temps de travail, qu'on devrait selon eux absolument éliminer pour ne pas retomber dans le travail abstrait et la valeur d'échange. Pourtant Roubine est très clair, la nécessaire égalisation du travail social n'est pas le travail abstrait dès lors que le travail de chacun est directement social. Si on veut que tout le monde soit habillé et mange à sa faim, il faut bien calculer la quantité de travail à mettre dans chaque branche d'année en année pour produire le nécessaire. Et je ne parle pas de l'absurdité qu'il y aurait à ne pas cultiver en priorité les terres à haut rendement au lieu de laisser chacun gratter son pauvre lopin, ni du fait qu'on ne peut pas tout produire partout (le café et le cacao par chez nous, par exemple). En d'autre termes, il paraît quand même difficile de se passer d'une certaine division du travail sauf à taper dans le primitivisme (c'est à dire compter en fait sur un effondrement général). Je soupçonne d'ailleurs que c'est ce genre de contradiction qui empêche la critique de la valeur d'assumer clairement la moindre piste de sortie (officiellement, c'est parce qu'avoir un « programme » serait un truc de bourgeois). À vouloir être absolument radical, on finit par bouffer des racines.
Abolir le travail et l'argent, remplacer la compétition par le jeu.
RépondreSupprimerBâtir des habitations à peine perceptibles dans un environnement forestier.
Servir le thé.
Rire de la bêtise de nos ancêtres et de la nôtre.
Rester attentif au bruissement d'ailes des chauve-souris et de la chevêche d'Athéna.
Vénérer la chèvre - sans modération.
Cher Marquis, il me semble que M. Lorenzoblue aura là quelques solides réponses à se mettre sous la dent...
SupprimerPeut-être n'est-ce pas tout à fait le sujet, mais je me demandais à la lecture de cet article si cet adaptatisme dénoncé chez Fromm ou Reich (ou Horney)comme tentative d'affadir le freudisme pour renforcer sa valeur d'usage immédiate et le rendre compatible avec de simples réformes de surface, ne se retrouve pas aussi dans les tentatives féministes pour débarrasser la psychanalyse de son phallocentrisme supposé? De façon instinctuelle je ne peux pourtant qu'approuver de telles tentatives, surtout au vu de l'usage mystifiant qui est fait du freudisme par les idéologues néoréacs (les Soral-Zemmour) pour justifier la domination masculine. D'un autre côté je me demande pourtant si de telles tentatives pour "féminiser" la psychanalyse ne relèvent pas de cette tendance à récuser son universalisme au nom d'exigences particularistes telles que celle qui ont conduit à rejeter le caractère universel de l'Oedipe (tentative combattue par Roheim comme vous l'indiquez dans un autre de vos articles)?
RépondreSupprimerJe ne sais quelle est votre opinion sur le sujet ni s'il existe là dessus de la littérature, livre ou article, bonne et solide.
La question est immense. Que dire ? On aurait la même impression générale que vous, à ceci près, peut-être, que de notre point de vue, le freudisme est au moins aussi important par ce qu'il semble supposer, impliquer, sans le formuler expressément que par sa production positive : ses thèses-clé, ses axiomes bien connus, etc. Nous n'opposons pas, par exemple, "féminisme" et universalisme, suivant en cela l'intuition freudienne d'une identité parfaite des mécanismes d'identification chez l'homme et la femme (en gros : cf Le Moi et le Ca : un petit garçon, une petite fille se comportent mêmement face à un objet de désir parental = 2 possibilités fondamentales d'identification : par assomption, substitution ou hostilité). Les renoncements douloureux à l'objet primitif se produisent de la même façon ambivalente. Le bisexualisme est ainsi fondamental chez Freud (on est donc infiniment loin du virilisme soralien ou autres inepties), l'indétermination de la libido aussi (si l'on excepte la trace chez Freud de certains préjugés quant aux femmes, datant du 19ème siècle et progressivement éliminés chez lui dans ses théories pulsionnelles). Freud, en théorie et en pratique, était ainsi un ami des femmes, au sens où il les considérait comme des porteuses de libido non-spécifique. L'évolution imposée à la première théorie de la séduction ne nous paraît pas relever d'une trahison des femmes sous la pression sociale bourgeoise, comme souvent prétendu.
SupprimerQuant à la critique féministe portant notamment sur les hypothèses phylogénétiques de Freud (ce tabou universel - et universaliste - repris par Roheim contre l'ethno-différentialisme anthropologique), est-ce vraiment une critique invalidant l'ensemble freudien ou - une fois de plus - l'un des développements féconds de ses impensés ? On s'explique. Si les fils de la horde se battent contre le Père pour la possession des femmes, alors (disent les féministes) certes, cela implique qu'avant cette lutte homérique Fils-Père, les femmes aient préalablement été réduites en esclavage, soumises au désir des hommes. Mais la dimension critique de cette constatation est pour nous parfaitement compatible avec Freud : encore une fois, c'est ce que Freud ne thématise pas qui est important. On peut concevoir une psychanalyse d'autant plus émancipatrice que l'on pose l'exploitation et la soumission des femmes comme condition de développement du tabou des hommes. Qui comprend l'un doit comprendre l'autre, qui veut libérer les uns libérera aussi les autres.
Dernière chose : là où le freudisme (mais qu'est-ce que cela veut dire, au fond ?) s'oppose pour nous frontalement au constructivisme généralisé (des genres), ce serait sur la question du naturalisme. L'anatomie, le corps, bref la nature, ce serait, selon lui, "le destin". Ok, mais d'une part, il y a des choses que Freud, à son époque, ne pouvait pas connaître (sur le transsexualisme), d'autre part, ce destin anatomique est pour nous déjà anti-"déconstructeur" (sans faire d'anachronisme) : il reste bien, pour Freud, en dépit des constructions sociales, une NATURE, ou une énergie pulsionnelle objective vis-à-vis de laquelle l'instance humaine se comporte : qu'elle réprime, qu'elle contrôle, qu'elle cultive, qu'elle sublime, etc. Judith Butler, notons-le, en vient elle-même à reconnaître in fine une forme de nature objective sous forme de ce qui échappe au pouvoir, lui est irréductible : ce reste qui lui échappe. Tout un détour pour aboutir, au fond, à ce que Freud posait d'entrée ?