mardi 14 octobre 2014

Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort (1)



La sixième édition de la revue Amer, dont nous vous entretenons régulièrement ici, est une splendide réussite. Trois entretiens, rythmés et évocateurs, y sont accessibles : avec un cinéaste révélant le génie utopiste d'ouvrier(e)s-jardineur(se)s organisé(e)s, une belle comédienne de giallo movies idéalement agressive, une littératrice pornographo-encyclopédiste sûre de son adorable (mé)fait, sans parler de beaucoup d'autres textes, et de chroniques (dont celles, littéraires, d'Éric Dussert, dit Le Préfet maritime, toujours instructif et pertinent) donnant également à penser, à voyager, à aimer. La chlorophylle y fait sa loi. L'idée y fleurit. La corruption fin-de-siècle, délicieusement pestilentielle, y est remuée de mains expertes. Tout cela, tout ce plaisir, nous le devons à un homme - mais est-ce un homme, au fait ? - : Ian Geay, l'organisateur, l'homme-orchestre de cette salutaire publication, qui y consacre toute son énergie depuis des années.

Le texte qui suit se veut la première partie d'une étude de ce qui apparaît et apparaît moins de sa pensée, d'un certain rapport entre ce que nous croyons avoir identifié, depuis notre prise de connaissance des travaux du bonhomme, entre sa méthode, qui nous a toujours beaucoup séduits et convaincus, et un projet général, ombre abstraite portée, sur cette méthode, d'une position conceptuelle directrice, dont nous nous sentons davantage éloignés. Ce conflit interne nous semblant définir de manière assez exacte l'attitude ambivalente du personnage devant le fait esthétique, et en particulier la littérature.

Ce texte se réfère, formellement, à toute une série d'articles publiés par Ian Geay dans différentes revues et ouvrages, dont les références seront, bien entendu, chaque fois précisées. Il renvoie néanmoins, plus spécifiquement, à l'article ouvrant ce numéro 6 d'Amer, et intitulé Le Lambeau pourpre.

Qu'il nous soit permis de réitérer ici à l'adresse de son auteur - et avant tout dire - l'expression de notre profonde admiration. 




Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort 
(1) Faim de cycle.



 « Quelque chose de la littérature se nicherait là,
dans ce manque de l’écriture et l’expérience consécutive de l’indicible à dire,
c’est-à-dire dans l’expression de l’impuissance du geste esthétique
à saisir et retenir le réel tout entier. »
(Ian Geay, La chrysalide du cochon, in Quoique n°2.)
« Tout livre est stercoraire.
Toujours, toujours, toujours. »

(Ian Geay, Toujours toujours toujours, in Quoique n°1.)

« C'est à un petit garçon de trois ans que je dois
mes connaissances sur l'origine de l'angoisse infantile.
Un jour qu'il se trouvait dans une chambre sans lumière,
je l'entendis crier : « Tante, dis-moi quelque chose,
 j'ai peur, parce qu'il fait si noir ».
La tante lui répondit : « À quoi cela te servira-t-il,
 puisque tu ne peux pas me voir ?
 - Ça ne fait rien, répondit l'enfant,
du moment que quelqu'un parle, il fait clair. »

(Sigmund Freud, note additionnelle aux
Trois essais sur la théorie de la sexualité.)


De ce que les nombreuses études de M. Ian Geay consacrées, depuis des années, si ce n'est des décennies, au spectre de la décadence littéraire s'avèrent, sans exception, savantes et rigoureuses, comment conclure sans injustice à la domination, chez lui, d'une conception générale, d'une philosophie de la rigueur ? Reste à s'entendre sur les termes. Il est indéniable que la pensée de Michel Foucault, pour ne citer que cette référence épistémologique canonique, aura exercé sur celle de Ian Geay une influence décisive. La grande assimilation - constituant comme un leitmotiv de ces travaux ci-dessus évoqués - opérée par ce dernier entre le mot, le dire, la littérature, d'une part, la mort, ou plutôt le néant, d'autre part, semble bien procéder d'un certain désespoir comparable de l'exprimable (tout au moins de l'adéquat exprimable), de la croyance en un retard irréversible de tout discours vis-à-vis de chaque vérité humaine émettant ce discours en toute nécessaire opacité, en toute nécessaire inconscience.
Les sources théoriques, cependant, ayant nourri la réflexion de M. Geay sont bien autres et diverses. La grande critique de la séparation, en particulier, quels que soient ses apôtres modernes ou anciens, aura ainsi su débusquer la voie de son coeur, sans parler de celle de son cerveau. Quelqu'un qui juge tranquillement Lacan « illisible » (Amer n°6, p. 145) serait-il taxable de structuralisme orthodoxe ? Et quant au triomphe éventuel, en son âme, de l'esprit de sérieux désignant souvent telle Weltanschauung rigoriste, la chose nous semble carrément exclue. Ladite âme, comme nous l'allons bientôt voir, serait pour cela bien trop multiple, le souci, bien trop constant chez elle, des correspondances gigantesques à l'oeuvre dans l'univers, des ressources infinies de recomposition, grouillante, précisément offertes par la corruption généralisée des corps et de la langue, associés. Le nihilisme, enfin, au sens très politique du mot (ou russe, si vous préférez), de ses options pratiques fondamentales permet, en sus, d'écarter toute ambiguïté. La seule connaissance sérieuse qu'il conviendra jamais, pour M. Geay et ses amis, de retirer de ce monde ignoble touche au plus plus sûr moyen d'y bouter l'incendie, définitif.
Villiers de l'Isle-Adam, notre maître, associait en son temps le sombre ressort comique au but privilégié d'une telle combustion plaisante. Le sérieux, suggérait-il entre deux larmes de rire sanglant, c'est la mort.
Il se trouve que, de ce type d'humour, Ian Geay n'est nullement dépourvu, que son ironie rongeuse s'exerce même, à dire vrai, en tout sens, à tout moment. Et s'il goûte d'ordinaire le silence ainsi qu'une douce libération, notre forestier psychogéographe, dès lors qu'il s'est mis au travail, s'entend aimablement à faire feu de tout bois.


 
 
Ian Geay, monstre végétal.
« Si l'image du garçon de morgue qui tombe amoureux
du macchabée qu'on lui apporte est un lieu commun
qui ne choque plus en province, il est peut-être
plus difficile d'imaginer notre bon et loyal Paul Brouardel,
la moustache au vent, se moussant le pingouin 
en léchant les mucosités
tout droit sorties de la bouche cariée 
de phtisiques ou de prostituées refroidies... »

(Toujours toujours toujours, in la revue Quoique n°2).
 
Le caractère composite de ce style pourrait ainsi se voir figuré : une grande sécheresse broussailleuse soudain embrasée d'images colorées, rougeoyantes, à moins qu'on ne préfère évoquer, thermiquement, sa froideur parfaite de dissection, d'un coup chaudement vaporisée de quelque trait d'esprit distancié, jouissant d'avoir accumulé, avec patience, tel matériau comique hautement calorifuge, dans l'étalement antécédent - justement, et c'est un paradoxe - de phrases glacées, piquetées de précision, d'exactitude médico-légale. Bref, savoureux et acide chaud-et-froid que cette manière, lacis touffu de culture et de végétation dans lequel l'obstination, l'obsession de M. Geay d'y tailler sa route, avec nonchalance et élégance, contamine aussitôt le lecteur (M. Geay a également beaucoup de lectrices) d'un plaisir trouble, étrange.

Dans ce numéro six - ultime - de la revue Amer, son intérêt explose pour les dérivations sémantiques paradoxales, cet intransigeant mélange des contraires, pour le présenter sommairement, caractérisant notamment l'habitude décadente fin-de-siècle. La définition de ce fameux lambeau poétique pourpre - nom dudit mélange - est le fait d'un célèbre commissaire-chef de la belle écriture classique. Horace, en effet, dès son Art poétique, présente en substance ce lambeau pourpre (« purpureus pannus ») comme un ratage littéraire procédant de l'accolage maladroit (comme par « lambeaux » ) - et normalement risible - de mots chacun possiblement utilisables et participant de cette beauté pourpre réclamée par le canon classique, mais issus, réciproquement, de sphères sémantiques inconciliables. Le droit de tout oser en poésie ne saurait aller, selon Horace, « jusqu'à permettre qu'aux douceurs s'unissent les rudesses, que les serpents aillent avec les oiseaux, avec les tigres les moutons. Souvent, à un grave début, rempli de grandes promesses, on coud un ou deux lambeaux pourpres susceptibles de briller au loin (...). Enfin que l'oeuvre soit ce que l'on veut ; qu'elle soit du moins simple et une ». Les rapports entre le normal et le pathologique allant cependant, la chose est connue, fluctuant au cours de l'histoire, ce qui horrifiait Horace et ses disciples (ou les faisait rigoler) devient, à la fin du dix-neuvième siècle, l'apanage de littérateurs tels que Huysmans, Laforgue ou Mirbeau, lesquels s'y entendent désormais comme pas un pour proposer telle monstruosité de phrases associant, entre mille exemples rafraîchissants, syphilis et parfums, barbaque pourrie et fleurs, douleur et délice, etc. 

Tous les passages consacrés, dans Amer n°6, par Ian Geay, à de telles dérivations paradoxales constitue la part la plus brillante de son étude, sa part la plus dialectique. La façon dont les différentes tentatives de réprimer ou, antérieurement, conjurer, prévenir ces associations poétiques monstrueuses se retournent fatalement contre elles, pour en produire l'exemple désirable même, faisait déjà l'objet d'un développement passionnant dans son article Toujours toujours toujours. Quand Brouardel, ponte de la médecine-légale parisienne y est dit fustiger, au nom de la morale, les décadents venant souvent chercher chez lui (au moins dans ses oeuvres) quelque image-choc de cadavre et d'organe disjoint décomposé recyclable, « ce que nous pressentons dans ce mauvais procès qu'il intente aux mauvais littérateurs (...) c'est à la fois l'embarras et la culpabilité du spécialiste de la mort face à la littérature stercoraire qui se nourrit de ses propres livres. En pensant endiguer la progression menaçante de l'informe grâce au pouvoir structurant de la pensée et de l'écriture, il alimente une littérature du faisandé dont l'une des composantes principales est la décomposition de la forme » (in Quoique n°1). Et Ian Geay de citer, dans la foulée, le Pierrot fin-de-siècle de Jean de Palacio : « Contrairement à toute poétique classique, appuyée sur les notions de gain, clarté, séparation (des genres), intégrité, mesure et santé, une poétique de Décadence se situe d'emblée du côté de la perte, confusion, amalgame, morcellement, outrance et maladie. »

Il se trouve que cette esthétique se trouve en quelque sorte, chez Ian Geay, immédiatement relayée, et défendue par ses propres choix formels d'exposition. Le talent qui est le sien à évoquer la spécificité de cette genèse esthétique n'est pas celui, neutre et innocent, d'un universitaire quelconque affrontant la corvée d'une thèse extérieure. Les limites entre l'étude et la justification se trouvent souvent obscurcies, à l'aune de ses propres conceptions - stercoraires - de toute littérature. La très haute précision de ses dérives tendrait à culminer dans le service desdites conceptions, suscitant une manière, la sienne, de lambeau pourpre... 
M. Geay se comporte en effet souvent stylistiquement (au moins) comme ces décadents qu'il étudie, et aime (au moins) lire. À proprement (salement) parler, il les distingue moins qu'il ne les suit, en une langue bariolée, dérivant avec intensité à leur suite, maillon autochoisi de cette sarabande bacchique dont aucun membre ne reste sobre. Syndrôme de Stockholm ? La confusion de ses propres options et des choix décadents, en regard de la grande impossibilité que M. Geay assigne au mot, est patente. Les décadents n'ont parfois, sous sa plume, dans son article Le Lambeau pourpre comme dans les précédents, plus d'extériorité, ni d'époque cependant que lui ne se reconnaît plus de frein à les suivre, pour se trouver, et se perdre, avec eux. Significativement, son article sur Brouardel, dans Quoique n°1, se voit rapporter à une « mythobiographie » interrogeant notre rapport à l'abject. Identiquement, dans son interview de Lilith Jaywalker, dans Amer n°6, il évoque, en une boutade, le télescopage éventuel d'une « conception très linéaire de l'histoire en contrepoint d'une vision moins vectorielle et plus cyclique de la chose, sujette au surgissement, où nous avancerions avec audace une mytho-théorie, etc ». Ne serait-ce point là la manière la plus fidèle de présenter ce conflit permanent déchirant la pensée de Ian Geay entre méthode (de dérive linéaire ultra-précise, serrée, et éblouissante) et système (cette pensée débouchant sur une conception générale, presque mythique, de LA littérature), procédant de l'absence d'envie de s'abstraire de ce plaisir particulier de la dérive à l'intérieur de l'objet scientifique ?

Peu nous chaut (ni froid, bien entendu) que cette méthode, si c'en est une, ait précédé son idée stercoraire-littéraire ou inversement. M. Geay se promène dans une forêt, voilà tout. Et il se trouve que cette forêt, à supposer qu'elle ait un sens, une nécessité objective (historique) quelconque, ne l'intéresserait plus autant, à ce compte. Une vue d'ensemble n'est, pour ainsi dire, pas envisagée, risquant peut-être de détourner du sentier, de cette très rigoureuse anarchie de pérégrination. Comprendrait-on que l'herbe pousse ? Demanderait-on ses papiers à un chêne ? S'il y a méthode, elle consisterait, à la vérité, en l'inverse de celle jadis préconisée par Descartes, dans son discours du même nom, suggérant, afin de conjurer l'égarement intellectuel, de s'astreindre toujours (toujours toujours) au progrès dans la même direction, fût-elle défavorable au départ, cet entêtement devant bien finir par mener quelque part, à force : de préférence hors ce bois maudit grouillant de loups, de goules, parfois même de nord-vietnamiens communistes déchaînés et assoiffés de sang, sans parler d'autres périls tout aussi essentiels, la forêt étant par définition le lieu de l'inquiétude et de la mort-vivance, ainsi que nous le soupçonnons déjà à ce stade de notre étude, confuse et ramifiée.
M. Geay, pour lui, bien loin de Descartes, entend se perdre avec méthode dans la forêt de signes qu'il se sera choisie. Il digresse, bifurque, au gré du moindre buisson ou épiphyte tropical dont il lui aura plu, soudain, d'épouser l'azimut marginal. Voilà pour son côté éminemment végétal et monstrueux, la chose faisant évidemment, pour nous, pléonasme. M. Geay, dans le moindre de ses développements, prolifère, pousse partout des racines aériennes, s'incruste ailleurs en formant de nouveaux troncs. Et quant à la diversité de ses influences, déjà évoquée, rappelons que la pluralité de génomes coexistant au sein d'un même arbre (l'unicité fondant précisément, par contraste, l'identité insécable, donc le vivant du non-monstrueux) n'étonne plus guère aujourd'hui les spécialistes tropicaux, quoiqu'elle les laisse interdits. Chaque livraison de Ian Geay sur la décadence constituerait ainsi ce que l'on nomme, chez ces derniers, une unité réitérée, ou groupe de branches reproduisant exactement la structure primitive tige-feuilles, dont l'auto-suffisance apparente masque souvent, densité et touffeur oblige, la tendance à la confluence vers l'ensemble arborescent, autrement dit le principe de celui-ci, son maître-mot, sa raison de poussée.

De fait, la cohérence globale de cette pensée (« rhizogénétique »,  ainsi que M. Geay en convient lui-même à la note 23 de son Lambeau pourpre), sa systématicité (inconsciente), ne sauraient s'apercevoir idéalement que depuis l'espace : vues du ciel, comme dirait M. Arthus-Bertrand, d'où se découpe alors, sous les yeux de ceux qui, comme nous, le lisent depuis des années avec plaisir et admiration (M. Geay, pas M. Arthus-Bertrand, envers lequel, d'ailleurs, nous ne nourrissons aucune haine spécifique, nous qui sommes des généralistes), une véritable canopée d'arbres timides : phénomène bien connu des botanistes, consistant en un évitement (toujours largement inexpliqué à cette heure) des groupes de branches les plus importants, la même occurrence pouvant intervenir symétriquement à l'autre extrémité de l'arbre (les racines s'entrecroisant en un joyeux foutoir et les branches supérieures non, ou inversement), le tout donnant à ce feuillage l'apparence macrocosmique d'un puzzle géant aux limites délicatement apparentes, aux sections finalement associées, enfin à l'unité recomposée par l'observation (en l'espèce, la nôtre).
Un système, en somme, végétal plutôt que philosophique.
C'est ainsi que ce dernier travail écologique-imaginaire de M. Geay, Le Lambeau pourpre, possède à notre sens la vocation principale de fournir la clé, dans ses non-dits et évitements thématiques même, d'une telle systématicité arborescente.
Il s'agit là, en effet, d'une étude formellement spécialisée (le rapport de la décadence littéraire au végétal, à ses métaphores et hybridations monstrueuses) mais échappant finalement à la spécialisation du fait même de la plasticité redoutable de ce thème, de la richesse, débordante et incontrôlable, de cet objet, ce germe primitivement précis foisonnant cependant irrésistiblement outre ses limites, éclatant celles-ci comme un Ficus benghalensis éclate le tronc du palmier ayant accueilli son développement originel.
Amer n°6, par ce choix végétal, excède forcément tout ce que la sinuosité méticuleuse des études antérieures de Ian Geay pouvait nourrir de risque spécialisé : il impose à la conscience, à la mémoire, à l'imagination des lecteurs (aux nôtres, une fois de plus, en tout cas) le devoir proliférant de sortir de toute logique interne à la décadence, de voir celle-ci d'ailleurs, depuis l'Ailleurs, un ailleurs bien de son époque, dont les livraisons précédentes de la revue n'auraient pu - faute de ce thème végétal - atteindre l'ensemble des articulations dialectiques. Tel aspect de la décadence littéraire s'étant vu, à chaque fois, traité par lui auparavant (Amer mis à part, n'oublions pas les articles de la revue Quoique, à laquelle Ian Geay collabore) en un sens, malgré tout, particulier : le Coeur, la Domesticité, la Boxe, etc (et ceci n'interdisant pas, chaque fois, il faut y insister, le foisonnement intérieur), le sens des sens, cependant, impensé, cristallise en ce développement ultime, et végétal, contenant tous les autres, puisque contenant M. Ian Geay lui-même (au-delà, une fois de plus, voire contre tous ses présupposés et hypothèses conscients d'être philosophique).


Le désespoir du mot.

Or, nous voilà ainsi revenus à notre point de départ. Le fond, problématique, de la philosophie consciente de M. Geay. Sa part non-végétale. Sa Weltanschauung, comme l'on dirait dans l'Espagne du nord-ouest. Sa conception du monde, et notamment de la littérature, laquelle procède, comme vous ne l'ignorez point, d'une mise en forme de mots. Un rassemblement dont M. Geay doute fortement, pour employer une pauvre litote, de la pertinence efficace. Sa grande affaire, à lui, étudiant passionnément la décadence littéraire, et ses accouplements monstrueux de sèmes opposés, de fleurs et de maladie ou de boucherie, est toujours la même : toujours, toujours, toujours le rapport de la littérature en général, de la pulsion littéraire à la mort. L'écriture (ou « le livre », écrit Ian Geay) serait, elle, « toujours stercoraire » (dans Quoique n°1).

Tout ceci, à en rester là, pourrait déjà s'entendre au moins (nous n'avons que deux mains, pardonnez-nous, et autant d'hémisphères) de deux manières, dont l'une, n'en doutons pas, serait plus proche que l'autre de la mystérieuse conception de l'auteur.
Soit l'inadéquation du mot à la chose est essentiellement impérieuse, et accessoirement navrante. Alors, tout écrivain, tout poète, tout assembleur de mots ne manifesterait jamais, dans le plus abouti de ses travaux, que son impuissance congénitale à dire le réel en sa vérité. En ce cas, reconnaissons d'abord que l'impuissance ne signifie pas la mort de manière obligatoire, que d'aucuns vivent fort bien la chose, du moins s'en accommodent, contrairement aux injonctions écrites de certains virilistes (et conformément, sans doute, à la pratique quotidienne de ceux-ci) : MM. Zemmour et Soral, par exemple, très mâles.
Soit, deuxième solution, pour nous plus séduisante : l'écrivain ou poëte véritable serait, certes, voué au morbide, mais en tant que l'être, autrefois déterminé, capable d'abolir sciemment son individualité historique afin de se mettre au diapason des correspondances du monde, rejetant la dictature du vouloir-dire ponctuel des mots, de ce fascisme contingent de la langue, préférant de ceux-ci la seule, et haute, capacité évocatoire. Désespérer, alors, de sa position particulière, de son identité historique et des responsabilités débiles précises qu'elle impose (gloire, triomphe marchand dans cette vie, bonheur gras et aveugle de la possession et de la réussite) serait commun aux hommes, aux meilleurs des hommes (ou aux derniers d'entre eux), aux plus conscients de la nullité positive des exigences d'une époque triviale, aux hommes de la Décadence, de toutes les décadences de l'histoire, lesquelles (ainsi que, selon le mot célèbre de Huysmans, toutes les fins-de-siècle se ressemblent) communiqueraient d'une certaine manière, an-historique, organique, cyclique, en un mot : végétale, ou végétative.
Mais revenons, si vous le voulez bien (et sinon, prenez la porte s'il vous plaît, tu me fatigues) à la première hypothèse.
La disjonction essentielle du mot et du réel.
Ian Geay est, là, radical et sans équivoque : « Le langage, écrit-il, revient à dire les choses en leur absence, ce qui veut dire qu'il ne dit rien d'autre que l'absence des choses qu'il représente. » (Le Lambeau pourpre, Amer n°6, p. 31). Il évoque, dans la foulée, un « hiatus original entre les choses et les mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être » (id.). Surtout, la malédiction qu'il suppose au mot désigne aussi le malheur, la mélancolie, la peine que porterait ce dernier, l'amoindrissement de la vie qu'il signifierait nécessairement : « Pour le dire autrement, ce que disent les mots de ces choses, n'est rien d'autre que ce rien qu'elles sont, ce "non-être qui circule quand on parle" selon la formule de Michel Foucault. Pierre Macherey explique que le langage dit les choses comme elles sont, c'est-à-dire comme elles ne sont pas. C'est ce néant que découvre Mallarmé au cours des froides nuits de Tournon alors qu'il tente fiévreusement d'écrire son Hérodiade (...) » (id.).
Ici, sauf quant à cette considération qu'on peut en effet, à l'occasion, se les cailler grave à Tournon, ville par ailleurs charmante, nous nous séparons résolument de ce point de vue, dont le sombre et gigantesque « hiatus » qu'il admet ne nous semble ni « original » ni réel.


Brouardel et la digue du cul.

Les mots, dans leur insuffisance même, dès lors que celle-ci est nécessairement dynamique, collective et poétique, font advenir les choses avec une immense nécessité. Ces deux instances n'en forment à dire vrai qu'une, dont il serait vain de la vouloir scinder ainsi, en deux hypostases, éternisées.
Nous y reviendrons bientôt.
Commençons modestement par cet échec des mots, que nous acceptons sans problèmes comme moment, pourvu qu'on le circonstancie et le conditionne le plus largement possible.
Il se trouve, au risque de nous répéter, que c'est précisément ce que fait toujours Ian Geay, dont la rigueur implacable, en l'espèce, fait merveille dès lors qu'elle s'échine à dégager du matériau concret, déterminé, fécond (le Foucault de l'Histoire de la Sexualité ou de Surveiller et Punir, identiquement, se séparant pour nous avec bonheur de l'épistémê idéologique des Mots et les Choses). Il serait vain de citer ici les développements jouissifs de ses articles, auxquels nous renvoyons le lecteur, et dont, une fois de plus, la prolifération organique de bourgeonnements savants fait la malice et excite la pensée, tandis que les positionnements de fond venant les émailler, seuls, posent parfois problème.
Les nombreux personnages dont Ian Geay aura, au cours de son existence, débrouillé, au scalpel, la trame existentielle ou artistique : ce brave Dr Brouardel en particulier (ex-directeur, et tritureur de maccabes en chef de la Morgue parisienne), qu'il soumet à un terrible traitement de déshabillage idéologique dans son trépidant article Toujours toujours toujours, sont des personnages extraordinairement déterminés, chargés de caractères et de complexes dont les nuances historiques de composition interdiraient presque de les rapprocher de quiconque, écrivain ou non. Pourtant, le Dr Brouardel, à suivre Ian Geay (contredisant là sa propre méthode) n'accuserait aucun caractère spécial en tant que producteur d'écriture. Il écrirait, en quelque sorte, sous une dictée universelle, une impulsion de désirs secrets faisant structure, ou plutôt (tout de même, restons corrects) intéressant (au sens d'une action crapuleuse intéressée, en l'occurrence, s'agissant de ce charmant ponte hygiéniste bourré de secrets ignobles) l'ensemble de l'humanité écrivante, savante, esthétisante, au fond tout uniment objectivante. L'objectivation serait ainsi essentiellement aliénation (au sens dépréciatif, feuerbachien, du terme) : « Nous nous accommodons généralement, écrit Ian Geay, de notre propre merde et de son odeur. Moins de celle des autres, à moins de la mettre en boîte. De l'esthétiser. Le geste esthétique est une mesure d'hygiène : comme "l'aspiration culturelle à la propreté", elle est une digue que la culture élève là où précisément le refoulement "organique" ne suffit pas ou plus. Tout ça pour ça, nous direz-vous. Oui, car écrire n'est jamais autre chose que poser une digue de papier, un voile de cellulose ; et un livre, la trace suspecte - car paradoxale -, d'une part soustraite. » (Toujours toujours toujours, in Quoique n°1).

Certes, la pertinence du lien étymologique emprunté par Ian Geay à François Dagognet pour traiter le cas Brouardel, entre abject (ce qu'on jetterait à terre, par dégoût, mais qui serait susceptible, alors, soumis au regard différenciant, d'éveiller du désir) et objet, semble incontestable : Brouardel, devant la décomposition des corps, à laquelle il n'assisterait plus guère qu'en spectateur distrait, en spectateur littéralement absorbé, pour y être plongé toute la sainte journée jusqu'au cou, entendrait figer cette décomposition galopante, la transformer en objet (par la classification, la photographie pathologique, etc) à la fois pour en cultiver le désir, forcément honteux, et (corollaire social de ce très-propre principe de plaisir) retarder, à son petit niveau, de sa petite situation socio-symbolique de toubib reconnu et honoré chèrement acquise, le passage, la dictature implacable de la déchéance des formes.
De même, les parties disjointes et maltraitées de chaque corps, le corps synthétique disparaissant, croulant sous l'analyse morbide progressive (Ian Geay s'en remet là significativement, dans l'exergue de son Lambeau pourpre, à une analogie foucaldienne tirée de l'Histoire de la Clinique), conduisant membres et organes, peu à peu, à se séparer les uns des autres avant de sombrer dans la disparition misérable finale, seul le discours, donc, l'écrit, le mot seraient jugés aptes par le refoulement idéologique à maintenir un tant soit peu de cohérence parmi cette pourriture envahissante, à dresser contre cet innommable, qui ne doit pas le rester, une digue (Ian Geay dixit), un barrage.
Pourquoi ce destin, cependant, ou cette épopée lamentable, serait-elle celle du mot, tout le mot, le mot lui-même davantage que celle, plus simplement, de la fausseté moralisante - au fond limitée à telle époque, à telle prégnance idéologique contingente - débusquée à l'origine de ce projet de maintien homogène des fluides et humeurs viscérales ? Brouardel, personnage historiquement infâme, odieusement précisément déterminé, aura tenté de dissimuler sous un prétexte moral, civilisateur, hygiéniste, universaliste, la propre crasse bourgeoise de son âme, et voilà tout. Ian Geay suggère même de considérer, dans la propre mort de l'illustre praticien, de la tuberculose - pathologie dont il était spécialiste et aurait dû, en principe, se relever sans dommages - une forme de suicide par acceptation, épuisée, d'un refoulé torturant et insupportable. Fort bien. Cela nous va comme ça. À strictement parler (nous ne sommes ni stricts ni sérieux), nous sommes d'accord là-dessus. On n'écrit, en effet, jamais pour les raisons qu'on dit. Seulement, tout cela : les raisons fausses et authentiques des uns, et puis des autres, finit par se savoir, et même s'écrire. Ce qu'écrit, par exemple, M. Geay sur Brouardel détruit gaillardement le fantasme d'objectivation écrite représentée par la jolie science de ce dernier. La différence évidente de l'un à l'autre écrivant réside précisément dans cette volonté de détruire, dans cette pratique critique de l'écriture caractérisant l'un, et repoussée par l'autre avec horreur. Il y a écrire et écrire, de même qu'il y a monde et monde, révolution et révolution.
Soit le monde ne bouge pas, les révolutions n'étant jamais que celles des planètes : un très comparable éternel retour du même et alors, c'est vrai, l'inadéquation du mot au monde représente un souci, car la connaissance de ce qui se trouve ainsi réduit à un simple donné intangible demeure absolument indépassable. Soit le monde est susceptible d'être combattu, détruit, nouvellement changé par la liberté d'un sujet, et alors tel mot ne renverra qu'aux mots des autres hommes et à leurs inadéquations réciproques, autrement dit à leur mise en rapport prochaine forcément agissante, extension de cette seule vérité qui vaille : la liberté absolue, chaque seconde efficiente et bouleversante, de la pensée, dont le mot ne représente jamais qu'une objectivation rapide, un symptôme passager, lancé dans le flux d'une phénoménologie constituant, elle, l'essentiel (sans pour autant qu'elle méprise l'objet, sans qu'elle méprise le mot erratique).

                                                     Le poète, mal armé ? Allons donc...


Crise de vers.

Dans sa référence à Mallarmé, Ian Geay passe sous silence deux vérités fondamentales de la crise de Tournon (et, plus généralement, de la seconde partie des années 1860, au cours desquelles le poëte avoue sans ambages, à ses amis, risquer de basculer dans la folie). D'abord que le malheur de Mallarmé, à cette époque, présente des facteurs nettement extra-littéraires (des deuils personnels, l'humiliation et la tristesse quotidienne d'enseigner aux rejetons de la bourgeoisie provinciale, qui le harcèlent de méchancetés, sans oublier une certaine précarité matérielle : « Art-dèche. Ce nom me fait horreur, écrit-il à Cazalis le 30 août 1864. Et pourtant il renferme les deux mots auxquels j'ai voué ma vie. »). Bref, autant de misères que le mot pur qu'il fréquente alors, ce Grand oeuvre auquel il s'abandonne Mon esprit se meut dans l'Éternel et en a eu plusieurs frissons » - à Cazalis, mai 1866 ; « Je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l'Esthétique » - au même, juillet 1866, etc, etc), se révèle en effet impuissant à contrecarrer. Mais il y a plus : cette crise poétique, précisément, n'est, chez son sujet, qu'une crise, bientôt dépassée, une crise de croissance. Le « néant » glacial éprouvé à Tournon, comme le dit Ian Geay, ne débouche pas sur la mort, il cède la place non seulement au pouvoir nouveau désormais inébranlable du poëte conscient de ses buts mais surtout à l'acceptation joyeuse, ou tout au moins salubre, saine, vitale de ses limitations. On sait aujourd'hui que le conte L'Agrément inattendu, de Villiers de l'Isle-Adam, décrivant l'étrange splendeur d'un lac souterrain brusquement offerte aux yeux d'un visiteur, spéléologue de rencontre, est probablement une forme de remerciement adressé à Mallarmé pour l'administration de joie, d'euphorie extatique jamais oubliée qu'avait représenté pour lui le séjour chez son ami, à Avignon, en 1870, au cours duquel lecture lui avait été faite de son très hermétique Igitur. L'impuissance, relative, du mot ne fait plus ni désespoir ni néant, elle donne la vérité de la poésie, définit les conditions objectives de son exercice, de son être comme besoin vital non-négociable. Cette vérité de l'erreur est collective et humaine. Il est tout sauf indifférent que l'approche concrète de la guerre de 1870 accélère la sortie de crise mallarméenne. S'il n'est pas sûr que Mallarmé ait alors lu Hegel, il est obligé d'en avoir entendu parler, ne serait-ce que par Villiers. On trouve la trace d'une telle influence possible dans ce genre de remarques posant, en tout cas, le mot du poète, et la fonction de ce dernier, avant tout comme témoignage, comme écho, comme relais du monde : « Je suis maintenant, écrit Mallarmé, impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi. » (à Cazalis, 14 mai 1867) ; « La première phase de ma vie a été finie. La conscience, excédée d'ombres, se réveille, lentement formant un homme nouveau, et doit retrouver mon Rêve après la création de ce dernier. Cela durera quelques années pendant lesquelles j'ai à revivre la vie de l'humanité depuis son enfance prenant conscience d'elle-même. » (à Cazalis, 19 février 1869).
Ce statut de pur écho symboliste, assumé par le poète, n'a, d'ailleurs, pas vocation à évacuer complètement le projet de sens, d'adéquation classique du mot à la chose, pourvu que ce projet lui-même soit ironiquement (passée la terrible crise) reconnu également inadéquat et glorieux : « Je redeviens un littérateur pur et simple, écrit Mallarmé le 3 mars 1871. Mon oeuvre n'est plus un mythe ». De fait, certaines lectures trop « structuralistes » de Mallarmé auraient eu, dans les années 1960, le tort, selon J.-L. Steinmetz, d'oublier ce rapport au sens, recherché et privilégié, et d'attirer plutôt « l'attention sur la polysémie de ces textes où comme pudiquement s'ajourne la compréhension. Nombreuses furent les interprétations qui se donnèrent libre cours pour déployer à l'infini lettres, mots et significations, dans l'espoir d'en épuiser le sens ou plutôt d'en promouvoir la "signifiance". Certes, Mallarmé éprouva quelque bonheur à faire se réverbérer phonèmes ou graphèmes, à produire des entrelacs, à favoriser des équivoques ; mais aucune lecture (cette "pratique") ne saurait se développer si l'on défie l'articulation calculée par lui des mots entre eux, si l'on ne décèle, déplacée la plupart du temps, leur obligatoire fonction grammaticale. Toute entreprise de compréhension échoue dès lors qu'on s'abandonne à la seule séduction de virtuosités splendides. Le sens mallarméen, qui se génère mot à mot, repose sur un principe de retardement qui diffère l'élucidation finale par une succession d'indices de plus en plus irrécusables. » (Préface aux poésies et autres textes de Mallarmé, Livre de Poche, 2005, p. 27).
C'est ce simple « principe de retardement » dans la compréhension de soi-même qu'avait, à notre sens, expérimenté durement Mallarmé au cours de sa longue crise des années 1860, laquelle le nourrit en substance autant qu'il s'en éloigne.
À condition de s'observer honnêtement, de remonter ainsi à rebours le cours de sa propre éducation, de sa propre évolution pédagogique, chacun reconnaîtra de celle-ci la linéarité, son caractère de fondu-enchaîné, pour parler le langage du cinématographe, autrement dit l'importance progressive et temporelle de chaque séquence de savoir vis-à-vis de la suivante. Dans le cas de Mallarmé, ce « passage par le négatif, qui risquait de le conduire au suicide, l'a fait déboucher enfin sur une forme de certitude qu'il ne remettra plus en question par la suite : d'une part, l'univers existe à l'extérieur de l'homme dans son immanence matérielle qui ne dit mot ; d'autre part, nous sommes des êtres de langage, et ce langage s'édifie aussi sur une certaine absence des choses singulières placées dans le monde. Dans ces conditions, le constat d'une impossibilité aurait pu se faire. Ce n'est pourtant pas à une telle difficulté qu'il se heurte, puisque, riche de l'unique force que représente la faculté de nommer et, bien plus, de configurer des fictions, il n'a pas reculé devant le "nouveau devoir" qui s'imposait à lui : énoncer le monde en ses situations les plus remarquables ou les plus frivoles, tout en admettant qu'on ne pourra mieux produire qu'un "glorieux mensonge". » (Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 26).
Un « mensonge », donc, qui ne mène pas son sujet à l'abattoir, loin de là, et dont le temps qui passe, forme réelle du concept, révèle même la « gloire ».
Le temps confie ainsi deux sens différents à une maxime composée de mots strictement identiques, selon que celle-ci se voit soumise à un adolescent ou à un vieillard près de sa fin.
La phrase poétique pourrait dès lors se définir comme « une  nécessité pour comprendre et se comprendre (...) Et la pureté qui s'en dégage, loin d'être l'indice d'une désincarnation funeste, authentifie une quintessence du réel, perçue au plus vif de ses contradictions et mobilités. » (ibid. p. 25. C'est nous qui soulignons). Qu'on mette en rapport cette désincarnation-là avec la perfection du langage informatique binaire : sa sublime aptitude au référencement impeccable ! Soit dit en passant, c'était bien l'intérêt subversif d'un film comme Matrix de lier précisément une telle adéquation à l'empêchement du réel, à la stricte impossibilité, pour l'humanité, d'en jouir. La structure matricielle devait y être combattue et détruite précisément parce que sa vérité incontestable représentait le mensonge suprême, la suprême impuissance.

 
Borges en pleine montée.

 
Tlön-express

De même, le lecteur d'un texte, chargé de son propre background, son propre contenu temporel, historique, bref de sa propre individuation irréductible, produira en le lisant un texte différant absolument du même texte, tel que vu (conçu et écrit) par son créateur. C'est évidemment la leçon borgésienne du Quichotte de Ménard.

Dans Amer n°6, Ian Geay, citant ce texte et d'autres, de Borges, conclut au sujet de ce dernier : « Il suggère qu'il ne fait qu'écrire sous la dictée ce que d'autres ont déjà dit, ce qui induit que tout est déjà écrit. » (pp. 140-141). Et que, comme dit plus loin : « tous les livres sont à écrire, ou à réécrire. » (id.). Un optimisme qui nous sied mieux. En vérité, le sujet nous semble ici largement excéder le seul problème du Livre, à lire ou écrire (celui-ci constituât-il, pour Borges, la métaphore suprême). Il concerne à dire vrai celui du néant de langage des hommes, et l'attitude qu'on se doit d'adopter vis-à-vis de lui. Quand Borges écrit à son lecteur (ainsi que rappelé dans Amer) : « Nos néants diffèrent à peine ; le fait n'est que fortuit et sans importance que ce soit toi le lecteur de ces exercices et moi leur rédacteur », peut-être y distinguerons-nous, davantage que Ian Geay, l'apologie joyeuse, pleine de vie, d'un tel néant du mot.
Tout est peut-être, en effet, « déjà écrit » dans tous les univers, mais alors d'une manière tellement infiniment diverse que ce « déjà » déjà passé a déjà explosé, aussitôt qu'on l'aura conçu, dans toutes les directions de la temporalité, et du possible. Impossible de considérer semblable expérience de profusion, de richesse, de bonheur, de réconfort directement liée à l'insuffisance, l'inexactitude radicale du mot, comme un problème, ni que la littérature, de fait, ainsi entendue, constitue l'antichambre morbide, l'exemple de disjonctions suprêmement moroses et funestes (un rapprochement auquel Ian Geay, pour être honnête, ne procède point au moment précis d'évoquer Borges, quoique cela soit sa position générale). Le fait d'assumer clairement l'impossibilité de s'entendre sur une vérité pourtant simple, pourtant épuisable, du plus élémentaire, du plus « factice » des phénomènes (un mot écrit dans un bouquin), ne nous paraît point, pour autant, la révélation d'un désolant chemin de mort. Le disjoint, chez Borges, ne semble pas camouflé. Il est vecteur d'ironie, vertigineuse. La conscience, indéfiniment lancée, perdue dans un processus de recollection prométhéenne, s'y connait là à ce point comme telle qu'elle reconnaît, maintes fois, son échec. Du coup, en est-ce un, vraiment ? Le mot écrit et lu aura fait penser, vivre, tenir, progresser. Il aura informé son sujet, il l'aura réjoui (la joie étant une augmentation de l'être), et à travers lui, les autres, le monde. Borges trouvait justement, à l'occasion, dans ce désespoir d'avoir le dernier mot une forme de remède paradoxal contre le nihilisme de l'adéquation imposée, quelle qu'elle soit.

François Taillandier le confirme en ces termes (les passages non-italiqués sont soulignés par nous) : « La fiction borgésienne (...) est d'abord une fabrique où la lecture et la réflexion, la technique littéraire, l'imaginaire et le rêve concourent à la constitution — la reconstitution — d'un monde fort différent de celui que nous avons accoutumé. Nous avons insisté sur une charge critique que nous jugions insuffisamment perçue. Mais à l'avers de la réponse aux illusions du siècle, et de leur congédiement, se dessine ce que l'on nommerait aujourd'hui une contre-proposition : celle de réinstaller, dans notre paysage mental, des dimensions oubliées et par là nouvelles... La Factory borgésienne déploie son activité entre les différents plans où s'installent les codes fondamentaux, les schémas perceptifs, les ordres empiriques, les interprétations qui conditionnent l'appréhension de la réalité. En l'occurrence, moins que du raisonnement, elle produit du jeu, et de la conjecture davantage que de l'affirmation. Mais on sait que ce jeu est précisément celui qui nous apprend le monde à travers des histoires. Il y a un effet Borges, qui ressortit à l'humour et à la distance critique ; mais en reconvoquant des formes « périmées » de la pensée, en découvrant les secrètes identités — ou en déployant les disparités les plus inconcevables — des temps, des lieux, des actes de l'odyssée humaine, il réouvre pour nous une réalité en voie de réduction. Une vision du monde est délivrée et proposée, qui l'enrichit, le réenchante et, si nous le voulons, nous désincarcère. (...) Axiome : toute conjecture est légitime, quoique invérifiable, et parce que invérifiable. Et ces perspectives indéfiniment démultipliées, symétriques ou inversables nous permettent de défamiliariser, de débanaliser le monde et la vie. Nous accédons à un réel qui ne se réduit pas à l'évidence du visible, du déjà-là, du donné environnant ou de l'imaginaire réifié des écrans ordinaires, des images courantes ; à un monde magnifié parce qu'il est une question, parce qu'il est entouré, et irradié, par l'inconnaissable. (...) C'est peut-être cela, la « littérature » : un paysage intérieur, un édifice symbolique donnant statut humain à la réalité brute, la proposition multiple, réitérée, sans cesse en travail, de références, de métaphores, de questions, de vertiges et de rétablissements. » (François Taillandier, Borges, une restitution du monde).

L'inadéquation du mot, en vérité, chaque instant, aux objets de la perception d'un sujet, l'inadéquation de ce sujet à lui-même, à sa propre vérité intérieure momentanée, comme sujet de ses propres mots, de son propre retour sur lui, et enfin : l'inadéquation des mots de tous les hommes envers leurs situations réciproques diverses, ce gigantesque réseau d'imperfections apodictiques du langage dirait, pour nous, bien plutôt sa vérité esthétique collective, la coexistence nécessaire de milliards de mondes réels dans lesquels basculer. Quand, pour Ian Geay, répétons-le : « l'écriture est un voile porté [cette notion mayesque d'illusion nécessaire, en quelque sorte, revenant plusieurs fois sous sa plume] sur la disjonction du vivant et de sa représentation », quand  « cette opération esthétique sépare là où elle prétend réparer et dit réunifier ce qui est disjoint lorsqu'elle se contente de le recomposer en tant que séparé. Le morbide, produit du geste esthétique, témoigne d'un irrémédiable dépérissement du corps, mais conserve par ailleurs le souvenir nostalgique d'une perfection antérieure dont l'image reste la gardienne. » (Toujours toujours toujours, in Quoique n°1), cela vaut, sans doute, bien comme critique de l'idéologie artistique prétendant assumer la réalité suprême des idées, dans « l'opération » esthétique gratifiante, en-dehors de tout intérêt pour le monde réel, la vie, les contradictions réelles, bref comme critique de cette fausse conscience bourgeoise du monde toujours reconduite à un niveau plus ou moins élevé, et à laquelle Marx, les Situationnistes ou d'autres ont réservé le sort qu'elle mérite. Le secret crasseux du livre, de cet objet distingué, à couverture somptueuse et pages immaculées, que Ian Geay ramène à la condition inhumaine des ouvrières misérables chargées de le fabriquer (sa référence aux Soeurs Vatard, de Huysmans, à la fin de l'article Toujours toujours toujours), ce secret-là est avant tout un secret marchand. Marx le dévoile en des termes approchants, dans Le Capital, leurs critiques résonnant alors sur un mode généalogique. Mais Marx est bien moins mélancolique que Ian Geay. Et s'il reconnaît, avant lui, une masse de subtilités métaphysiques à la marchandise, il verse cependant, sur toute cette pitoyable affaire, un torrent de larmes de rire (fort contagieux), que les gauchistes d'aujourd'hui, présentant le vieux barbu comme quelque sociologue rouge tolérant, plein d'empathie, au fond, pour les curailleries de prolétaire, ne perdraient pas leur journée à méditer : « Transportons-nous maintenant sur le terrain de l'action : le marché.  Nous y accompagnons un échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres sterling. Il l'échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de vieille roche qu'il est, échange les deux livres sterling contre une bible d'un prix égal. La toile qui, pour lui, n'est que marchandise, porte-valeur, est aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du tisserand pour y servir de valeur d'usage et y porter réconfort à des âmes modestes. » (Le Capital, Livre premier, 1, III). Bienvenue dans le monde effectivement enchanté de l'équivalence universelle, laquelle ne ferme sa porte ni aux douceurs de la culture, ni aux délices de la mysticité...

Mais la critique vaut-elle pour toute pulsion, tout départ esthétique ? Car ce n'est pas la seule littérature que Ian Geay tient ici dans son viseur, mais toute pratique esthétique. Dans Amer n°5, consacré à la photographie, la critique « essentialiste » de ce dernier art se superpose volontiers, en particulier lors d'interviews passionnantes accordées à des artistes très différents, à une critique « sociale » ou « politique » assimilant le besoin photographique à une tendance classificatoire, presque policière, qui s'ignore, ou disons plus ou moins consciente, et souvent funeste pour ses sujets même (Ian Geay cite l'exemple des Communards, avides de se faire photographier afin d'immortaliser la Révolution, pour le plus grand profit ultérieur de leurs bourreaux physionomistes). Et l'on se souvient aussi du secret véritable, ultime, du secret modèle de l'Art, ainsi identifié par Ian Geay dans sa préface magnifique (sans doute le plus beau texte que nous lui connaissons) au recueil de photographies Sang-Froid, publié aux Âmes d'Atala en 2011 : la prolétaire qui prend la pose, durant des heures, dans l'atelier mal chauffé de l'artiste-chef, lequel oublie souvent ses droits essentiels de vivante, porte en elle la vérité maudite et violente de l'Art. Celui-ci est fixation de la vie, fixation du sang qui - sans lui, sans son action, sans son commandement - s'écoulerait, du monde, enfin, qui sans lui s'écroulerait, dans l'informe. L'Art objective, entrave ce mouvement naturel de l'informe. Il lui fait violence : « Nous disons que les modèles ont le sang violet [violé, note du MB] », outre qu'il est bleu « non pas parce que ces femmes et ces hommes seraient issues de la noblesse, mais parce que lorsqu'on commence à les dessiner, à les modeler, à les reproduire, leur rythme cardiaque ralentit, leur respiration devient plus profonde et leurs corps se marbre d'infinies veines et veinules bleutées (...). Le bleu du sang est le signe du travail artistique sur le vivant, le signe du travail esthétique contre le vivant (...). Ce couteau effilé, c'est la main de l'artiste, du peintre ou du sculpteur, de l'écrivain ou du photographe. Le bleu du sang, ce bleu froid des écrans qui nourrit un monde d'images, est cruel et abstrait. C'est celui de la séparation, de la vitesse, de l'échange général et généralisé, de la monnaie vivante, de l'abstraction et de l'oeuvre d'art » (op. cit., pp. 5 et 6).

C'est pour cette raison que, de manière très claire mais sans doute infiniment conflictuelle et douloureuse pour lui, qui, quoi qu'il en puisse dire, ne vit que pour l'art, et en particulier la littérature, Ian Geay traitera spontanément tout artiste se limitant à ce statut en ennemi (fût-il de basse intensité, certes) au double plan philosophique et politique. Il l'admet, comme une confidence arrachée, au cours de son entretien avec Anna d'Annunzio (très énergique, faut avouer ! très capable sans doute de faire se révéler une nature profonde) : « Là d'où je viens, dit Ian Geay, on n'aime pas trop les bouquins et encore moins ceux et celles qui en lisent. On s'en méfie - et peut-être à raison. Mais c'est pourtant pour ces gens ni lettrés, ni cultivés, ni éduqués qui sont les miens que j'en confectionne de manière un peu têtue et solitaire. » (Amer n°6, p. 145).

Oui, Ian Geay fait des livres. 
Et des beaux, même.
Et, au fait, pourquoi pas ?
La victoire devrait-elle a priori (hors toute réalité de classe contingente) revenir à l'innommé, à l'innommable, au silence ? Le dynamisme mystérieux du geste esthétique, notamment scripturaire, ne se suffirait-il point comme gage de pulsion proprement vitale, évocatrice, créatrice ? L'innommable, en vérité, autrement dit l'incréé, ne peut au fond exister, attendu que la pensée, l'esprit ne s'interdisent jamais rien, que la création d'objets, transitoires, certes, constitue un stade d'activité (vitale et morbide) irrésistible, au grand scandale continué de toutes les polices du fantasme. L'aléatoire absolu (qu'il soit, d'ailleurs, ou non scandaleux) demeure le privilège des hommes, malgré le brillant troupeau des roboticiens post-humanistes lesquels, en dépit de toutes leurs rodomontades, ne parviendront jamais à remédier à ce très déplorable état de fait. Dans la langue du peuple de Tlön (appelé, rappelons-le, pour Borges, a finalement remplacer tous les autres) : « on ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n'importe quelle autre association (...) », et dans sa littérature : « abondent les objets idéaux, convoqués et dissous en un moment, suivant les besoins poétiques. Ils sont quelquefois déterminés par la pure simultanéité. Il y a des objets composés de deux termes, l'un de caractère visuel et l'autre auditif : la couleur de l'aurore et le cri lointain d'un oiseau. Il y en a composés de nombreux termes : le soleil et l'eau contre la poitrine du nageur, le rose vague et frémissant que l'on voit les yeux fermés, la sensation de quelqu'un se laissant emporter par un fleuve et aussi par le rêve. Ces objets au second degré peuvent se combiner à d'autres ; le processus au moyen de certaines abréviations est pratiquement infini. Il y a des poèmes fameux composés d'un seul mot énorme. Ce mot intègre un objet poétique créé par l'auteur. Le fait que personne ne croit à la réalité des substantifs rend, paradoxalement, leur nombre interminable. » (Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius).

Il est, de même, possible, dès ce monde-ci, de ne rien dire d'autre sur telle pierre parcourue d'accidents de textures, de creux, de bosses et marques diverses que ces formes évoquent, au sujet l'observant, des dessins comparables à ceux qu'il retrouve ailleurs : sur les ailes de certains papillons ou coquillages. Les romantiques de toutes époques, Thomas Mann, Jünger, Caillois et bien d'autres ont relevé cette vérité opératoire. Serait-ce manquer la pierre, cela ? Ou risquer de se perdre, dans un hiatus séparant le réel et sa représentation, que de poser, d'entrée, comme sa vérité la plus intime, la plus intrinsèque, la correspondance dans laquelle cette pierre entre (sortant littéralement d'elle-même) par définition : comme jeu de forces internes, unité concrète de déterminations et qualités tantôt agrégées face au monde, tantôt disséminées, opposées en elle (le blanc de la pierre s'opposant, tandis que je l'examine, à sa dureté, sa forme, etc) ? Le discours véridique que je suis susceptible de tenir sur une chose est ainsi authentiquement infini plutôt qu'impossible, à mon infini plaisir, lequel plaisir est le plus haut facteur d'unification subjective (on ne se connaît vraiment, dans ses propres limites, donc sa propre intégrité et unité, que dans l'agrément du plaisir. Le tout étant, bien sûr, de préférer ces limites à la dissolution, séduisante, des jouissances les pires, et les plus raffinées. Mais nous aborderons ce sujet, explosif, dans un prochain billet).

Les possibilités d'une pure absurdité formelle d'énonciation, de prédication sont d'ailleurs également virtuellement infinies, les mots désirant pour ainsi dire spontanément (écoutez donc vos rêves) faire l'amour dans les positions les plus extravagantes, ainsi que le montrent Dada, Mallarmé, Schwitters ou les surréalistes, sans parler des amis de M. de la Tourette (que nous préférons aux autres : cela, justement, est très subjectif). Mais cette absurdité n'en dirait pas moins une vérité particulière de l'objet en question, inséparable de moi, de ma capacité inépuisable de création poétique euphorisante, laquelle se confond d'ailleurs originellement avec une stratégie de conservation, de défense primordiale de mon être, ou du moins la révélation plus ou moins transparente de celle-ci (Freud).

De sorte que cette « inadéquation » du mot à la chose, dans sa version radicale et, pour ainsi dire, malheureuse, ne nous paraîtrait une ossification, une forme d'immobilisation volontaire de l'esprit que du seul discours la défendant comme hypothèse. Ce discours serait-il « scientifique » qu'on pourrait toujours reconnaître, en dépit de lui, la possibilité de « savoir faussement », selon le terme de Hegel, tout savoir étant progressif, linéaire, dialectique, et cette fausseté, plutôt cette insuffisance apodictique du mot confessant bien plutôt, en réalité, toute la vie foisonnante qu'il porte. Le mot, en tant qu'insuffisance, inconscience, le mot, imprécis et lointain, ouvre des mondes plutôt qu'il ne ferme brutalement la porte à l'un d'entre eux, d'ailleurs le plus pauvre, le nôtre : « Le monde tel qu'il existe n'est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n'est pas positiviste, qui n'est pas fondé sur une constatation de la facticité (...) ; mais qui est plutôt chargé de valeur, comme par exemple dans le concept " un vrai ami ", ou dans l'expression de Juvenal Tempestas poetica - c'est-à-dire une tempête telle qu'elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu'au bout, une tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par rapport à l'esthétique, à la poésie ; dans l'expression " un véritable ami ", par rapport à la sphère morale. Et si cela ne correspond pas aux faits - et pour nous, marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d'un procès, et rien de plus - dans ce cas-là, tant pis pour les faits, comme le disait le vieux Hegel. » (Ernst Bloch, cité dans Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, de Michaël Löwy, 1976).

Péter la forme !
 
L'outrance verbale comme diarrhéique roborative.

L'objet, abject, est surtout ce qui se tient momentanément devant nous (Gegenstand) et qui, à regarder ailleurs, ou plus tard au même endroit, se sera déjà, en effet, évanoui. 
Mais cette mort-là, pourtant, ne saurait recouper (c'est le cas de le dire) celle de la mise en pièces politiquement conservatrice d'un Dr Brouardel. Elle apparaît, au contraire, comme la pure vie maintenue en elle aux niveaux logique, historique, botanique : partout.
Elle est la chance du mot, son calvaire
Quand, ainsi qu'Amer sixième du nom nous l'apprend opportunément, le très-orthodoxe Horace lui-même admet négativement, tout en la condamnant socialement, pour des raisons politiques anti-anarchiques bien compréhensibles, la possibilité d'accoupler des mots n'ayant rien à voir dans le but de produire du monstrueux Si un peintre voulait joindre à une tête humaine une encolure de cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres rapportés de toutes parts, de telle sorte que se terminerait hideusement en poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, admis à contempler cela, retiendrez-vous votre rire, amis ? », op. cit., p. 26), il semble qu'une telle chance, une telle liberté absolue reconnues formellement au mot, par la mise à mort même du sens convenable, constitue une intuition en quelque sorte a priori de la poétique universelle : « Creuser l'écart entre les mots, écrit Romaine Wolfe-Bonvin, pour leur infuser la force vive des échos qui se répondent à distance ; ce qui se trame dans la texture apparemment désorganisée de l'Art poétique - son plus secret humour - réside bien dans cette revalorisation ultime et ambiguë du lambeau de pourpre. » (id.).
Et Ian Geay de conclure, dans le sens d'un affaiblissement, d'une dimension ontologiquement maladive de tout le langage simplement révélé du fait du recours massif, par la décadence finiséculaire, à un tel accouplement sémantique monstrueux : « La tâche pourpre, fruit de l'union contre-nature du chien et du séraphin, est essentiellement affaire de forme et en cela fait écho à l'hubris grec, l'attentat contre le divin. Mais aussi, elle semble contaminer celui-là même qui la commente, la parodie ou la fustige. " The Decadent to His Soul" [recueil poétique de Richard le Gallienne de 1892 où est en effet envisagé un "inceste du corps et de l'âme", un "mariage" de séraphin et de chien, ainsi que la "chose pourpre" qui en résulterait génétiquement], écrit contre la décadence, fait lui-même oeuvre de décadence tant sa "maladie de forme même" est contagieuse. La tâche pourpre, comme principe poétique, resurgit à la surface du poème censé la blâmer, car à force de tourner la langue dans le vide, celle-ci enfle jusqu'à pendre du texte, annonçant sa propre mise à mort. Pour Des Esseintes, " Tout est syphilis", car la corruption est à l'origine même du langage (...). » (id. p. 28).

Nous croyons avoir assez expliqué, déjà, ce qui nous séparait d'une telle conception, ou plutôt de ses conséquences sur le moral (comme dirait la regrettée Compagnie Créole). Ian Geay précisera ailleurs que « L'excès [symbolisé par le lambeau pourpre décadent] n'exalte pas la vie. Il exhale la mort. » (id. p. 31). Pour ne s'en tenir qu'à ces seuls derniers aspects en quelque sorte purement médicaux, lorsque nous lisons, toujours dans ce numéro d'Amer, cette fois du fait de la rage de Léon Bloy, le vibrant morceau suivant, lui-même assimilable à cette tendance de l'époque et du milieu au « lambeau pourpre », nous trouvons autre chose - presque l'inverse - dans cette union sauvage et scandaleuse de sèmes inappropriés (comme on dit chez les puritains actuels d'Amérique du Nord) : « Le réel, écrit Bloy, c'est de trouver des épithètes homicides, des métaphores assommantes, des incidentes à couper et triangulaires. Il faut inventer des catachrèses qui empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des synecdoques qui arrachent les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités du râble, des litotes qui écorchent vif, des périphrases qui émasculent et des hyperboles de plomb fondu. Surtout, il ne faut pas que la mort soit douce. » (L'Art de déplaire ou le scalp critique, in Amer n° 6, p. 9).

La diarrhée que nous goûtons là non seulement nous purge, nous fait du bien à nous, mais sans doute en allait-il ainsi pour Bloy lui-même : « l'invective systématique, notait Roland Barthes, maniée sans aucune limite d'objets, constitue d'une certaine façon une expérience radicale du langage : le bonheur de l'invective n'est qu'une variété de ce bonheur d'expression, que Maurice Blanchot a justement retourné en expression du bonheur ». C'est là l'essence (si l'on peut dire, au sens olfactif) du style de Bloy. Villiers de l'Isle-Adam l'appelait, on le sait, un « volcan de merde », projetant, donc, ses objets orduriers un peu partout alentour, non sans risques fâcheux pour le malheureux récipiendaire direct. Mais si l'on qualifie ce style, à juste titre, d'exagéré, d'outrancier (puisque basé sur l'insulte), découplant de cette façon, une fois de plus, le mot de sa chose, le premier manquant, à force d'excès, la seconde, nous considérons, dans ce manquement-même, un étalage de vérité, et dans cet excès la vie, la pure vie. Vérité et vie, de Bloy, en l'occurrence, lequel - à l'inverse de tous les constipés littéraires de la conscience - n'aura, semble-t-il, jamais eu loisir de se retenir : cette fameuse « digue de papier » dont cause Ian Geay (dans  Quoique n°1), et qui symboliserait le Livre, on imagine aisément l'usage pratique qu'en trouverait ce chieur infernal.
C'est que l'occlusion - intestinale, entre autres -, le refoulé (et ce qui refoule) représentent une menace considérable, une menace potentiellement mortelle pour tout organisme. Le caca doit sortir, fût-ce en désordre : en lambeaux pourpres ou ocre. En l'espèce, chez Bloy, le fait littéraire soulage, il est, par la reconnaissance même accordé à l'abject en tant que tel, en tant qu'informe diarrhéique, vecteur excrétatoire de bonne santé. Il dit la vérité profonde de l'individu, et du monde qu'il combat : l'affrontement toujours renouvelé des esprits de Justice et d'avarice (qu'on se rappelle l'assimilation opérée par Freud entre la rétention des matières fécales et les comportements avaricieux, ainsi que les parallèles étymologiques multiples qu'il relève, dans les langages de la Terre, entre la merde et l'or). La littérature - toute incontinente soit-elle - mène parfois au repos salutaire des entrailles.


 
Ian Geay, faim de cycle.

Au final, que le mot soit - ou non - libératoire, son surgissement décadent, ce lambeau pourpre de la fin du dix-neuvième siècle, semble en tout cas, sous la plume de Ian Geay, d'une certaine façon annulé puisque chaque fois renvoyé soit à l'essence du langage, soit à d'autres tentatives précises, ou séductions, antérieures. Il n'y aurait, alors, revers de cette « liberté nécessaire » prise avec le style, pas d'évolution autre que programmée, attendue. La décadence littéraire perdrait une grande part de son originalité, de son caractère de rupture, de nouveauté, les conditions ultra-précises de son apparition historique s'effaçant devant l'inéluctabilité de quelque progression maladive impersonnelle, dont elle ne serait qu'un mode...
Diable ! Serait-ce vraiment là la position de Ian Geay, dont le tryptique qu'il associe à sa belle revue finissante : « Littérature-amour-révolution » suggérerait alors, dans cette perspective, la nature particulière de son apologétique : plaidoyer pour la corruption esthétisée des formes, pour la mort littéraire, pour la Révolution entendue comme simple amorce ou retour - fervemment attendu, certes - de cycles d'états avérés (et avariés) ?
À le lire, suivant sa langue hypnotique et serrée, nous commençons par en douter. La mort n'est l'amie de personne quoique elle ne sache revêtir pour Ian Geay ni le même sens ni, bien sûr, la même allure effrayante, et paniquante, que pour le bon Dr Brouardel et tous les représentants ordinaires de sa classe positive, laquelle, comme on le sait, ne croit jamais que ce qu'elle touche facilement, pour le moins cher possible, son goût général ne s'épanouissant que dans un type de merde (ou d'abject) extrêmement standardisé.
La réponse surviendra à la toute fin du Lambeau pourpre, lors de son épilogue floral. En attendant, la longue et brillante présentation de la langue décadente comme outrage, comme viol fait à la langue normée (tout le passage intitulé La corruption du viol), aura suscité en nous les mêmes insolubles interrogations. Si l'outrage, ou le viol commis sur la langue, est reconnu typique de la décadence littéraire, si, par ailleurs, sa possibilité est estimée (quoique négativement, comme dit déjà, par les classiques eux-mêmes) de toute éternité littéraire, comment intégrer métaphoriquement le viol au sein d'un développement organique, lui que nous eussions défini, essentiellement, par-delà tout jugement moral, comme type d'acte absolu, de violence de choix, de liberté radicale opérant une brisure ? La fixation définitive, éternelle, des correspondances, des symboles, cette communication intégrale - abolissant l'histoire et ses péripéties, fournissant elle-même chaque séquence littéraire historique, dont celle des Décadents - serait donc actée ? Un viol cyclique toujours recommencé, en quelque sorte, plutôt que le viol comme libre choix d'agression ? Le corps pourrissant tranchant avec ce dernier : ce visage, cette langue chargés de syphilis, cet ex-abdomen partant désormais en lambeaux verdâtres et morveux, se décomposent spontanément. Les vers qui les rongent ne les auront pas choisis, violés plutôt que d'autres en fonction de critères esthétiques ou libidinaux. Violerait-on un corps humain ayant exercé son désir de même qu'une langue se trouverait fatalement violée suivant un cycle quelconque (comme celui, donc, qu'un cadavre entame pour tomber en morceaux, ou celui unissant, par exemple, aux yeux de Huysmans, via Des Esseintes, « les » décadences latine et contemporaine, à l'aune de la corruption du langage littéraire ? Choix (dégueulasse) d'un côté, nécessité (gerbante) de l'autre. Histoire, mouvement et nouveauté toujours radicale, contre Mythe (et cycle).
La conclusion finale tombe, encore énigmatique : « Le viol de la langue ne vient pas corrompre un langage original adéquat aux choses qu'il est censé représenter, car basé sur l'harmonie préétablie entre le signe et le sens ; comme un symptôme, le lambeau pourpre qui en résulte montre au contraire à travers l'outrance qu'il est et génère le hiatus original entre les choses et les mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être. L'excès n'exalte pas la vie. Il exhale la mort. Et les fleurs outrancières qu'il produit sont les chrysanthèmes de notre vivant. En nous mettant en présence du rien, la littérature nous "apprend à mourir" [tiré de Pierre Macherey, Michel Foucault, lecteur de Roussel]. » (Ian Geay, Le Lambeau pourpre, in Amer n° 6, p. 31).

La langue violée n'est rien autre que la langue normale. En son principe, celle-ci procède d'une souffrance exposée, exhibée subissant, dès la naissance, son calvaire en place publique.
Nous revient alors ici en mémoire ce développement étonnant : « Il s'agit pour les décadents d'éprouver la phrase jusque dans la chair des mots, car la langue est considérée comme un organisme vivant qu'il est loisible de modeler et de malmener à souhait. Si il y a décomposition du langage, c'est que celui-ci vit et qu'il est donc susceptible de subir les assauts d'un écrivain aux allures de bourreau chinois, au coeur de ce qu'il serait convenu d'appeler son jardin des supplices, à savoir la littérature. » (op. cit., p. 10).
Avez-vous bien noté le lien organique (c'est le cas de le dire), et quasiment logique, effectué ici entre la vie d'une part, et la possibilité, immédiatement conséquente, d'une intervention sur ce qui vit de la science coruscante du bourreau chinois-littérateur ?
Certes, nous direz-vous, Ian Geay évoque là, de manière précise, l'oeuvre d'Octave Mirbeau, son fameux Jardin des supplices.
Qu'à cela ne tienne.
Parlons-en des Chinois.
Et puis des Vietnamiens, aussi.

(à suivre...)

4 commentaires:

  1. La merde, la mort et l'intérieur des choses... sa majesté des mouches !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ou : " sa majesté le ver " comme le dit Shakespeare, le plus vivant des auteurs universels.
      Identiquement, le très finiséculaire Ian Geay incite, partout, dès qu'il le peut, ses semblables, à VIVRE le plus intensément possible. La littérature, de là, apprendrait-elle à mourir pour laisser vivre, sans plus d'entraves. Serait-elle l'ennemi nécessaire, le contre-exemple à usage du vivant ?

      Supprimer
  2. Quand j'étudiais la photographie à l'université, la question du langage photographique et de sa capacité à rendre le réel (à rapprocher de celle relative au langage écrit, à laquelle Ian Geay dans "Amer", et vous-même ici, répondez), me fut soumise, en guise d'examen.
    Avec quelques autres étudiants, nous fûmes lâchés sur une place parisienne, un jour de marché, avec pour mission de rapporter, en une heure et une pellicule de vingt-quatre poses, un reportage photographique.
    Le résultat fut stupéfiant. La réalité des uns était aux antipodes de celle des autres, chacun, pourtant, s'étant trouvé au même endroit dans le même espace-temps. C'est ainsi que l'un de nous avait fait sa spécialité des étalages de poissons morts aux yeux vitreux, un autre avait surpris le geste habile d'une voleuse faisant discrètement glisser fruits et légumes dans son cabas, pendant qu'un troisième s'était concentré sur l'impressionnante poitrine de la crémière, se révélant dans toute sa générosité normande alors qu'elle se penchait sur sa caisse-enregistreuse. Un autre, encore, avait immortalisé un couple récupérant dans son chariot la marchandise jugée trop mûre, jetée à terre par un maraîcher soucieux de présenter des étals rutilants. Quant à moi, je figeai pour l'éternité un jeune manutentionnaire maladroit, perché sur le hayon d'un camion, tentant de retenir une pile de cageots, déjà morcelée en l'air, sur le point d'atterrir sur le trottoir avec fracas.
    C'est pourquoi je pense que la limite n'est pas tant celle des mots à dire le réel, que celle du réel à se montrer à tous sous la même forme. C'est aussi la limite de l'homme, et non pas seulement du poète ou de l'écrivain, à voir le réel, son impuissance à l'embrasser dans son entièreté, et sa puissance à le délimiter, conformément à sa vision du monde et à sa propre position au sein de celui-ci. Le réel n'est que le regard que l'on pose sur lui, et l'insuffisance des mots est proportionnelle aux limites objectives dudit regard : celles de son champ de vision, tout simplement. À mon avis, plus que l'écriture, c'est l'expression humaine qui touche au morbide, et partant, qui est l'expression incarnée du vivant dans sa destinée à s'éteindre. Vu sous cet angle, c'est précisément la morbidité de tout art et de tout acte qui porte en germe l'expression du vivant, à commencer par l'orgasme et sa petite mort, indissociables, pour ne citer qu'un exemple.

    Mes hommages éternels

    RépondreSupprimer
  3. J'aime bien ce commentaire de lilith

    RépondreSupprimer