Gauches de la gauche.
- LE MOINE BLEU : Thomas Piketty est la star économique du moment. C'est le terme exact employé par toute la presse mainstream, ou presque, pour désigner ce qui est censé succéder, en terme de pertinence critique contemporaine, au Capital du vieux bubar. On se doute que ce genre de star ne va révolutionner ni nos jours ni nos nuits. Ce n'est d'ailleurs pas à cela que servent les stars, de manière générale. Une chose ne laisse pas d'étonner, en attendant, c'est la fureur avec laquelle tous ces gens-là, comme Piketty ou qui lui ressemblent (et que tu railles à merveille dans ton livre, en présentant avec force détails impitoyables leur ineptie herméneutique) éprouvent le besoin de se distancier systématiquement de Marx, qui se serait tellement planté dans les grandes largeurs, qui aurait tellement vieilli, etc. Cela est bien trop rigolo et suspect, question refoulement du spectre, pour nous laisser indifférents. Dans une autre catégorie, malgré tout, de qualité réflexive, tu traites aussi le cas Castoriadis, que tu renvoies (au moins pour la dernière période) à ses chères études, toujours relativement à Marx. Peux-tu revenir rapidement sur les deux passages plaisants que tu consacres auxdits personnages, auxdites icônes, dans ton ouvrage ?
- ANDRÉ DANET : Le Marx décrit par Thomas Piketty dans Le capital au XXIème siècle semble tout droit sorti des textes critiques que Castoriadis lui a consacrés, son apport personnel étant dans l’énormité des contre-vérités de son propre cru. Sa lecture de Marx est révélatrice du caractère idéologique des propositions qu'il formule pour renouer avec la prospérité. L’affirmation selon laquelle «Marx a totalement négligé la possibilité d'un progrès technique durable et d'une croissance continue de la productivité» (Le capital au XXIème siècle, Seuil, p. 28) est évidemment fausse : «La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail», lit-on dans le Manifeste du parti communiste, et de nombreux exemples de progrès techniques récents sont donnés dans Le Capital. Loin de croire que la croissance de la production «s’explique avant tout par l’accumulation de capital industriel […] et non parce que la productivité en tant que telle - pour une quantité donnée de travail et de capital - a augmenté» (ibid., p. 361), Marx encourageait avec force les ouvriers à lutter pour bénéficier des gains de productivité, pour que leur situation sociale relative comparée à celle du capitaliste ne se dégrade pas, tout le gain allant seulement aux profits. Il s’opposait à des dirigeants socialistes qui, pour des raisons théoriques fallacieuses, pensaient qu’une augmentation des salaires ne servirait à rien, car elle serait immédiatement répercutée dans l’augmentation du prix des marchandises. L’exposé qu’il fit en 1865 devant le Conseil Central de l’Association Internationale des Travailleurs, exposé ultérieurement publié sous le titre Salaire, Prix et Profit, était une réfutation de ces théories et un vigoureux plaidoyer en faveur de ces luttes (lire en particulier le chapitre intitulé : Principaux exemples de luttes pour une augmentation ou contre une réduction du salaire).
Ainsi, selon Thomas Piketty, c’est parce que Marx n’aurait pas vu ces possibilités de réduction des inégalités qu’il se serait fourvoyé dans l’alternative, catastrophique, entre un effondrement du capitalisme dû à l'effondrement des profits et une révolution prolétarienne dont le projet ne pouvait mener, selon lui, qu'à la dictature soviétique. Or, dans un contexte - jusqu’au dernier tiers du 19ème siècle - de stagnation des salaires ouvriers, Marx a toujours soutenu les luttes pour les augmentations de salaire en s’appuyant entre autres sur l’augmentation de la productivité du travail. Et ces luttes ne sont pas pour rien dans la «hausse significative du pouvoir d’achat des salaires» que notre économiste observe dans le dernier tiers du siècle... Les divergences entre Marx et Piketty ne sont pas dans la prise en compte ou non d’une croissance continue de la productivité. Elles sont, d’une part, dans la définition du socialisme qui, pour Marx et ses prédécesseurs, va beaucoup plus loin que la seule dénonciation de la misère et des inégalités sociales. D’autre part, dans l’idée soutenue par Piketty, et contestée par Marx, d’une possible maîtrise de l'activité économique dans un cadre marchand. Quant à Cornélius Castoriadis, il manque pour le moins de rigueur dans sa critique de la théorie économique de Marx. Il affirme que Marx postule «implicitement» que «le niveau de vie ouvrier reste constant» (Pourquoi je ne suis plus marxiste, 1975 : p. 62 de la réédition en poche d’Une société à la dérive), et qu’il défend la thèse d’une «augmentation du taux d’exploitation (donc misère accrue, absolue ou relative) du prolétariat» (in L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 21). «Or, continue Castoriadis dans Pourquoi je ne suis plus marxiste (à la p. 63), il est évident qu'il y a eu une modification considérable (une élévation) du niveau de vie réel de la classe ouvrière depuis cent cinquante ans. Cette élévation a été le résultat des luttes ouvrières, aussi bien, comme on l'a déjà dit, des luttes informelles, implicites, au niveau de la production, que des grandes ou petites luttes revendicatives ouvertes. Marx fait abstraction de ces luttes et, comme tout ce qui suit dans Le Capital repose nécessairement sur cette “analyse” de la détermination de la valeur d'échange de la force de travail comme marchandise, tout l'édifice est bâti sur le sable, toute la théorie est conditionnée par cet “oubli” de la lutte des classes».
Ainsi, selon Thomas Piketty, c’est parce que Marx n’aurait pas vu ces possibilités de réduction des inégalités qu’il se serait fourvoyé dans l’alternative, catastrophique, entre un effondrement du capitalisme dû à l'effondrement des profits et une révolution prolétarienne dont le projet ne pouvait mener, selon lui, qu'à la dictature soviétique. Or, dans un contexte - jusqu’au dernier tiers du 19ème siècle - de stagnation des salaires ouvriers, Marx a toujours soutenu les luttes pour les augmentations de salaire en s’appuyant entre autres sur l’augmentation de la productivité du travail. Et ces luttes ne sont pas pour rien dans la «hausse significative du pouvoir d’achat des salaires» que notre économiste observe dans le dernier tiers du siècle... Les divergences entre Marx et Piketty ne sont pas dans la prise en compte ou non d’une croissance continue de la productivité. Elles sont, d’une part, dans la définition du socialisme qui, pour Marx et ses prédécesseurs, va beaucoup plus loin que la seule dénonciation de la misère et des inégalités sociales. D’autre part, dans l’idée soutenue par Piketty, et contestée par Marx, d’une possible maîtrise de l'activité économique dans un cadre marchand. Quant à Cornélius Castoriadis, il manque pour le moins de rigueur dans sa critique de la théorie économique de Marx. Il affirme que Marx postule «implicitement» que «le niveau de vie ouvrier reste constant» (Pourquoi je ne suis plus marxiste, 1975 : p. 62 de la réédition en poche d’Une société à la dérive), et qu’il défend la thèse d’une «augmentation du taux d’exploitation (donc misère accrue, absolue ou relative) du prolétariat» (in L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 21). «Or, continue Castoriadis dans Pourquoi je ne suis plus marxiste (à la p. 63), il est évident qu'il y a eu une modification considérable (une élévation) du niveau de vie réel de la classe ouvrière depuis cent cinquante ans. Cette élévation a été le résultat des luttes ouvrières, aussi bien, comme on l'a déjà dit, des luttes informelles, implicites, au niveau de la production, que des grandes ou petites luttes revendicatives ouvertes. Marx fait abstraction de ces luttes et, comme tout ce qui suit dans Le Capital repose nécessairement sur cette “analyse” de la détermination de la valeur d'échange de la force de travail comme marchandise, tout l'édifice est bâti sur le sable, toute la théorie est conditionnée par cet “oubli” de la lutte des classes».
Contre ces affirmations, l’appui constant de Marx aux luttes pour les intérêts immédiats des travailleurs (réduction du temps de travail, élévation de l’âge légal des travailleurs, augmentation des salaires…) témoigne au contraire de sa conviction d'un possible progrès social dans le cadre de la société capitaliste. Et dans l’exposé de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il pose en premier lieu l’hypothèse d’un «degré d’exploitation du travail restant sans changement» (et en second lieu uniquement, «ou même augmentant»), ce qui signifie, la productivité du travail augmentant, une élévation du niveau de vie. De plus, comme je l’ai rappelé dans mon livre, l’augmentation du taux d’exploitation n’est pas incompatible avec une élévation du niveau de vie.
«Il faut aussi, demande Castoriadis, relire la fin de Salaire, prix et profit pour se convaincre que, même lorsque Marx admet une influence de la lutte ouvrière sur le niveau des salaires, cette influence reste pour lui conjoncturelle et “cyclique”, et ne saurait altérer la répartition fondamentale à long terme du produit telle qu’elle est réglée par la loi de la valeur» (ibid., p. 63) : or, loin de seulement «admettre» une influence de la lutte ouvrière, Marx avait écrit ce texte pour soutenir les luttes ouvrières pour des augmentations de salaires, et pour s’opposer aux dirigeants socialistes qui, non seulement à l’extérieur de la première internationale mais aussi en son sein, pensaient que ces luttes ne servaient à rien ! (lire les échanges épistolaires entre Marx et Engels sur ce sujet en 1865 : les lettres de Marx des 20 mai et 24 juin, et la réponse d'Engels du 15 juillet). Autre exemple, dans Le Capital on le voit ainsi insister sur l’action bénéfique en Grande-Bretagne de la loi manufacturière de 1850 : «la victoire [de cette loi] dans les grandes branches de l’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, [avait définitivement fait triompher le principe de la limitation du temps de travail]. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860, marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants […] On comprend facilement que, lorsque les magnats de l'industrie se furent soumis à ce qu'ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d'attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850 » (Karl Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 10). Et, plus loin : « Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix heures dans sa fabrique de New Lanark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. On persifla son “union du travail productif avec l'éducation des enfants”, et les coopérations ouvrières qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui, la première de ces utopies est une loi d’État, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu’à servir de manteau pour couvrir des manoeuvres réactionnaires.»
«Il faut aussi, demande Castoriadis, relire la fin de Salaire, prix et profit pour se convaincre que, même lorsque Marx admet une influence de la lutte ouvrière sur le niveau des salaires, cette influence reste pour lui conjoncturelle et “cyclique”, et ne saurait altérer la répartition fondamentale à long terme du produit telle qu’elle est réglée par la loi de la valeur» (ibid., p. 63) : or, loin de seulement «admettre» une influence de la lutte ouvrière, Marx avait écrit ce texte pour soutenir les luttes ouvrières pour des augmentations de salaires, et pour s’opposer aux dirigeants socialistes qui, non seulement à l’extérieur de la première internationale mais aussi en son sein, pensaient que ces luttes ne servaient à rien ! (lire les échanges épistolaires entre Marx et Engels sur ce sujet en 1865 : les lettres de Marx des 20 mai et 24 juin, et la réponse d'Engels du 15 juillet). Autre exemple, dans Le Capital on le voit ainsi insister sur l’action bénéfique en Grande-Bretagne de la loi manufacturière de 1850 : «la victoire [de cette loi] dans les grandes branches de l’industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, [avait définitivement fait triompher le principe de la limitation du temps de travail]. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860, marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants […] On comprend facilement que, lorsque les magnats de l'industrie se furent soumis à ce qu'ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d'attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850 » (Karl Marx, Le Capital, livre 1, chapitre 10). Et, plus loin : « Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix heures dans sa fabrique de New Lanark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. On persifla son “union du travail productif avec l'éducation des enfants”, et les coopérations ouvrières qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui, la première de ces utopies est une loi d’État, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu’à servir de manteau pour couvrir des manoeuvres réactionnaires.»
Enfin, si, avant 1850, dans la pire période d’exploitation des travailleurs par les capitalistes, lorsque aucune loi ne les protégeait sérieusement, Marx dénonçait l’accroissement du paupérisme, par la suite il s’est toujours démarqué de ceux qui soutenaient l’idée d’une loi de la paupérisation absolue du prolétariat. Bien au contraire, il critiquait vigoureusement le fondateur du premier parti ouvrier allemand, Ferdinand Lassalle, qui affirmait que le salaire des ouvriers ne peut pas s’élever durablement au-dessus du strict nécessaire (ceci, parce qu’une amélioration de leur situation favoriserait l’augmentation de leur nombre, d’où concurrence accrue et baisse des salaires à leur ancien niveau ou à un niveau inférieur : Marx contestait la théorie malthusienne de la population selon lui à l’origine de cet argument).
- LE MOINE BLEU : Finir la révolution n'était, à notre connaissance, pas ton premier choix quant au titre de cet ouvrage. Pourquoi ? Y aurait-il une nuance particulière, chère à ton coeur et à ton projet, que ce titre ne permettrait pas d'exprimer ?
- ANDRÉ DANET : Ce titre, Finir la révolution !, ne dit rien des spécificités de notre époque, et surtout, ce qui est plus gênant, il semble mettre l’accent sur le pouvoir des chefs dans l’échec des mouvements révolutionnaires, sur leur main mise sur ces mouvements, comme si c’était là l’obstacle majeur à leur développement (la quatrième de couverture va également dans ce sens) : c’est un des obstacles, mais ce n’est pas le seul, et c’est loin d’être le principal objet de mon livre. Par contre, ce qui dans ce titre est conforme à mon livre, c’est que le vieux projet de mettre fin au capitalisme est toujours d'actualité, que sa réalisation nécessite une révolution, et que la négation même du capitalisme dicte dans ses grandes lignes la forme que devrait prendre une société post-capitaliste, que ce projet reste donc sensiblement le même d’une révolution à l’autre. Mais je dois dire que les titres que j’avais moi-même imaginé ne me satisfaisaient pas pleinement. Celui sous lequel je l’avais proposé aux éditeurs, La révolution délaissée, leur semblait trop défaitiste, passéiste. À mon sens, son point faible n'était pas là. Ce titre s’était imposé à moi parce qu’un autre éditeur militant (à qui je l’avais soumis sous le titre À ceux qui luttent, qui me plaisait comme lointain écho à Ceux d’en bas de l’auteur mexicain Mariano Azuela) s’était dit déçu de ce que le modèle de société post-capitaliste que je défendais n’innove pas plus que ça par rapport aux projets conseillistes (mais, à la décharge de cet autre éditeur, je dois reconnaître que la version que je lui avais présenté avait encore beaucoup de défaut). J’ai enfin trouvé un titre qui me satisfait : L’économie autonome - Esquisse d’une solution pour y mettre fin. Il met l’accent sur ce qui dans notre époque est l'objet le plus immédiat de toutes les critiques. J’espère d’autant plus le rééditer sous ce titre qu’il y a dans le livre publié des faiblesses dans la forme (dans l’exposé des arguments) et sur le fond (quelques lacunes qui fragilisent l’argumentation) qui en réduisent l’efficacité politique, et que je l’ai profondément remanié pour corriger ces erreurs.
Ce qui m'étonne toujours dans ce genre d'argumentaire, c'est cet entêtement à penser que Marx ne se serait trompé sur rien, ou quasiment rien. Marx est pourtant mort en 1883, faut-il le rappeler, et il s'en est passé des choses décisives par la suite qu'il ne pouvait prévoir (prédire...?). Notamment ce point - parmi d'autres - non négligeable que rappelle Piketty: la classe bourgeoise au 19ème siècle (et dans tous les principaux Etats industriels), à l'époque de Marx, s'enrichissait de manière inimaginable, et cet accroissement exponentiel et cette concentration de richesse n'a été freiné qu'avec la 1ère guerre mondiale, puis la seconde guerre. Par conséquent, jusque 1914, les inégalités ne faisaient que s'accroître de manière délirante (tu m'étonnes que Marx pouvait concevoir des améliorations des conditions de vie des travailleurs, mais ce qu'il ne pouvait imaginer c'est que ce soit, notamment, la destruction du Capital qui permit ces améliorations). Ce que démontre Piketty, c'est que nous sommes aujourd'hui dans une situation similaire à celle d'avant 1914 (concentration et augmentation hallucinante de la richesse aux mains d'une minorité). Loin de moi de vouloir à tout prix défendre Piketty mais son bouquin ne peut pas être réduit à sa partie réformiste, ni à une simple grille de lecture réformiste de l'évolution économique. La première partie du bouquin (l'analyse historique) est vraiment intéressante et je vous conseille vivement la lecture.
RépondreSupprimerPère H
Drôle de façon de renverser les termes de cette critique ! Je montre de façon documentée que la critique de Marx par Piketty est tissée de contre-vérités : selon vous, cela signifie seulement que je suis un sectateur archaïque de Marx, et que je nie tout intérêt au livre de Piketty ! Le moine bleu ne m'en demandait pas une analyse, mais seulement de revenir sur la critique portée contre Marx. Je montre que les arguments de Piketty ne résiste pas une seconde à l'examen, et qu'ils dénotent une étonnante méconnaissance de l'œuvre de Marx. Mais, comme je le précise au début de ma réponse, je pense qu'il a puisé sa critique dans l'œuvre de Cornélius Castoriadis, y ajoutant d'autres contre-vérités que ce dernier ne se serait pas permis. Je vous renvoie à mon propre livre pour constater que je ne réduis pas la critique du livre de Piketty à cette seule question. Son ouvrage relève à la fois de l'histoire et de la politique. Il a besoin de cette critique de Marx pour asseoir ses propositions pour le siècle à venir : d'où l'importance de relever son caractère farfelu, pour pointer cette première faiblesse dans la construction économique qu'il nous propose. Loin de moi l'idée de nier l'intérêt du travail de l'historien : quant à y voir le grand œuvre de la critique sociale de notre époque, ce n'est tout de même qu'un travail assez ordinaire, utile, mais ordinaire. Le livre de Piketty plaît à beaucoup parce qu'il flatte une certaine représentation de la polarisation sociale, associée à un programme de réformes faciles. C'est ainsi que votre propre lecture le réduit à peu de chose : que "la classe bourgeoise au 19e siècle [...] s'enrichissait de manière inimaginable", quelle découverte ! Que cet "accroissement exponentiel" n'ait été freiné "qu'avec la 1er guerre mondiale", c'est oublié que votre auteur observe que l'amélioration des rémunérations ouvrières date du dernier tiers du 19e siècle.
SupprimerC'est marrant. J'ai l'impression qu'on peut faire dire ce qu'on veut à Marx. Ou alors peut-être ne vous ai-je pas bien compris Mr Danet. Bibi, quand je lis le Manifeste, je lis des choses différentes sur la manière dont Karlito voit l'évolution de la condition ouvrière : "L'ouvrier moderne, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, descend au contraire toujours plus bas, au-dessous des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse". Ou encore : "Quel que soit le taux des salaires, la condition du travailleur doit empirer, à mesure que le capital s'accumule." etc. Et en même temps, on ne peut pas en vouloir à Marx, puisque c'est ce qui se passait à l'époque.
SupprimerBref, pour en revenir vite fait à Piketty, que je ne tiens pas particulièrement en haute estime - faut pas non plus déconner - ce dont il cause avant tout dans son bouquin, c'est des écarts et des inégalités de revenus. Et quoiqu'on en dise, ces écarts, jusque 14, se creusaient largement, mais avec les deux guerres, ces écarts diminuent tout aussi fortement. Si les luttes ont participé à l'amélioration des conditions de vie et de travail, elles ne sont pas la seule cause. La diminution des inégalités et des écarts de revenu liés aux guerres et aux crises qui les accompagnent y a beaucoup contribué (ce que ne pouvait prévoir Marx à l'époque, l'était pas devin non plus!). C'est en tout cas ce que Piketty démontre. Après peut-être se trompe-t-il, encore faudrait-il le démontrer. Je laisse ça à d'autres.
Après, là où Piketty rejoint Marx, c'est qu'il considère que le mouvement "naturel" du capitalisme (qui conduit à des inégalités croissantes et une concentration toujours plus grande du fric) c'est celui du 19ème siècle. Il sous-entend que le 20ème siècle fut en quelque sorte une évolution accidentelle, une parenthèse du capitalisme. Ce qu'on observerait depuis plus de 20 ans ce serait un retour à ce mouvement naturel du capitalisme (accumulation illimitée aux mains d'une minorité, augmentation de l'exploitation, de la précarité, etc.). Bref.
Une bonne guerre, je vous dis André, c'est une bonne guerre qu'il nous faudrait!
Je déconne
Cordialement
Père H
Je vous renvoie au dernier paragraphe de ma réponse : "Enfin, si avant 1850, dans la pire période d'exploitation des travailleurs, [j'avais en tête le Manifeste...], par la suite il s'est toujours etc...
SupprimerJe suis allé un peu vite en besogne Mr Danet, car je n'avais pas fait attention, en vous relisant, à ce que vous dites au passage: "Enfin, si, avant 1850, dans la pire période d’exploitation des travailleurs par les capitalistes, lorsque aucune loi ne les protégeait sérieusement, Marx dénonçait l’accroissement du paupérisme, par la suite il s’est toujours démarqué de ceux qui soutenaient l’idée d’une loi de la paupérisation absolue du prolétariat." Le Manifeste datant de 1848... J'avoue que j'ignorais ce repositionnement de Marx après 1850, que vous évoquez. Autant pour moi.
SupprimerC'est gentil à vous de reconnaître votre "inattention". Je préfère être critiqué pour ce que je dis que pour ce que je ne dis pas, cette dernière option étant celle qui domine dans les périodes sombres. Quant à ce passage, ce dont il s'agit ici, ce n'est pas d'un changement de position de Marx dans un monde inchangé, mais d'un changement de la situation des travailleurs obtenu grâce à leurs luttes.
SupprimerOui. Ok André. Mais ça ne remet pas en cause ce que je voulais dire non plus (bon après j'arrête de vous importuner, ça devient lourd) : l'amélioration des conditions de vie des travailleurs à la fin du 19ème (qui, je vous l'accorde, est gagnée par la lutte. Mais ces conditions (malgré des hausses dites "significatives") restaient de vraies conditions de merde et de crevards, faut pas déconner) est incomparable qualitativement et quantitativement avec l'amélioration des conditions de vie et de travail à partir de l'après-guerre et surtout après 45 (et expliquer ce "progrès" seulement et principalement par les luttes c'est, me semble-t-il, une erreur). Bon, je me répète: Marx ne pouvait pas prévoir ce changement. Tout comme il ne pouvait mesurer précisément l'augmentation exponentielle des écarts et inégalités de revenus au 19ème (pour la simple et bonne raison qu'ils n'avaient pas les chiffres en sa possession (c'est en tout cas ce que dit Piketty)).
SupprimerSi j'eusse été taquin, je dirais que vous reprocher à Piketty de simplifier Marx en simplifiant Piketty. Bref. On chipote André, on chipote.
Je vous salue et m'en vais lire votre livre. Bien à vous.
Prh
Je ne trouve pas que nous chipotions. Ce que j'aurais aimé, c'est être critiqué pour ce que j'ai précisément écrit, ni plus ni moins, et si vous avez quelques éléments permettant de soutenir ce que dit Piketty de Marx, j'en prendrais connaissance avec plaisir. Je suis heureux que cet échange vous donne envie de lire mon livre, et j'espère que sa lecture ne vous sera pas trop rébarbative (comme je le note dans la réponse à la question suivante, je constate malheureusement que l'exposé de mes arguments n'y est pas toujours très clair !).
SupprimerBien à vous,
André
En matière de dogme et de chronologie, l'entêtement libéral vaut bien celui des marxistes.
RépondreSupprimerEt puis présenter la guerre de 14-18 comme la "destruction" du capital nous paraît bien plutôt manquer le sens de cette métamorphose contemporaine décisive. Ce genre de saignée ne fait à dire vrai que renforcer la bête. Tant il est vrai que le capital porte précisément en lui la guerre comme la nuée l'orage...
Loin de moi (et ce n'est pas ce que j'ai écrit) l'idée de réduire la guerre 14 à une destruction du capital, évidemment.
SupprimerAutre chose: penser la guerre 14 (guerre qui - je suis entièrement d'accord avec vous - est un moment décisif, et même fondateur de la mythologie moderne) est une chose qui échappe tout autant aux marxistes qu'aux libéraux.
L'importance, définitive, de 14 ?
RépondreSupprimerSans doute.
"Le travailleur" de Jünger, les trajectoires contradictoires et problématiques des Arditi, von Salomon, futuristes italiens et tant d'autres l'attestent : 14 est une grande fin, un grand départ. Celui de la technique comme mobilisation totale. De l'État conçu comme seule unité collective humaine capable d'écraser le cafard religieux castrateur, d'exalter la jeunesse.
Le retour de ce refoulé vitaliste, et techniciste, non-purgé par les marxistes vulgaires se paie très cher, aujourd'hui que le fascisme (quelque nom qu'on lui donne) triomphe, en son ambiguïté non contrariée par la raison, la seule qui vaille, la raison dialectique.
" Verrons-nous un jour quelque chose de grand qui ne soit pas inhumain ? " comme disait l'autre. C'était bien, pourtant, une perspective bien dialectique, bien marxienne que cela.
Ca le reste.
Quoi qu'il en soit, le pauvre Piketty serait bien en peine de nous causer de tout ça.
Fût-ce avec ses Histoires et ses Économies.
Mirifiques.
Tout à fait d'accord avec vous. J'ajouterais que la Guerre 1914 qui fonde, comme vous dites, l'Etat "conçu comme seule unité collective humaine" (la mythologie nationale) vient fermer ce que les Révolutions des 18ème et 19ème avaient ouvertes. Bref. Vaste question.
Supprimer"Verrons-nous un jour quelque chose de grand qui ne soit pas inhumain ?" C'est une question que je me pose tous les jours.
J'ai copié les trois parties sur un document de traitement de texte pour pouvoir lire ça tranquillement et par morceaux (j'aime bien sélectionner et supprimer tout ce que je viens de lire au fur et à mesure, du passé faisant table rase...) En tout cas l'intro est fort apéritive... Et faudra que je me procure le livre.
RépondreSupprimerBut, (en espagnol pero) je voulais saluer ici, puisque j'en ai l'occasion, André Danet, en souvenir de quelques mémorables soirées des années 90 dans le sillage de personnes hautes en couleur férues de fêtes subversives comme Jimmy Gladiator ou Jacques Metz (pic-nique à une conférence de surréalistes institutionnalisés à Beaubourg, accrochage décrochage des toiles du maître ci-dessus cité dans un bar se voulant brancher, chopes bues en bars ou en tour de l'est parisien...) Je ne suis plus très sûr des lieux, des dates et des évènements, beaucoup de bière, puis d'eau ont coulé sous les ponts depuis, mais je suis content de voir que tu es toujours en forme et sur le front de la guerre sociale contre la société spectaculaire marchande !
Peut-être à un de ces jours.
Julien.
Salut Julien ! Quelle bonne surprise ! Vincent m'avait appris que tu étais toujours dans les parages, et l'évocation de ce passé est bien réjouissante !
SupprimerAu plaisir de te voir,
André