samedi 25 octobre 2014

Entretien avec André Danet (1) De l'utopie et de son caractère éventuellement universel



Thomas Piketty vous fatigue ? ATTAC n'a jamais cessé, à votre connaissance, de désigner une chaîne de supermarché idéologique ? Vous vomissez l'économisme de gauche adepte du partage optimal des richesses ? Le besoin vous prend, au café, de vous ruer dehors chercher de l'air frais, en dépit de la pestilence ambiante, lorsque survient à deux sièges du vôtre une discussion enfiévrée opposant une bande keynésienne d'obédiences diverses, quant aux modalités canoniques d'application prochaine d'une quelconque taxe Tobin sur les transferts de capitaux ? Bien. Vous êtes fins prêts pour vous lancer dans la lecture du dernier livre d'André Danet : Finir la révolution, sorti voilà peu aux éditions de l'Épervier, et dont une version nouvelle et augmentée devrait bientôt voir le jour.
 

André Danet est quelqu'un de très doux et placide. Il ne nous ressemble pas, stylistiquement. Vous ne trouverez, sous sa plume, ni injures à répétition, et à caractère scatologique, ni souhaits pathétiques de mort violente réitérés, en une éructation d'ivrogne, à l'encontre des banquiers, publicitaires, membres de base du Parti Socialiste, écrivains ou pétroliers progressistes. Les mots de crapule, vermine, étron, salope ou sale race, à nous si familiers et hectiques, lui semblent, pour ainsi dire, inconnus. La bave ne lui vient point aux lèvres à l'énoncé de telle saillie dernière d'un professeur du second degré léniniste, ou d'un Indigène de la République raciste. Sa prose est froide, méticuleuse, et implacable. Car il ne faudrait pas se méprendre : l'auteur de Finir la révolution est grandement déterminé. Sa conséquence excède sans doute la nôtre. Le capitalisme, à moins de s'expulser lui-même de son propre concept, ne saurait en finir avec la crise économique. La Révolution prolétarienne viendra, du moins son opportunité.  Il convient donc de s'y préparer. Comment la faire, comment en organiser, collectivement, le cours concret : telle est la question qui le motive, autant que la destruction impitoyable - le plus tôt sera le mieux - des vieilles lunes et chimères du réformisme anticapitaliste contemporain...
 

Le Moine Bleu a rencontré le bonhomme, qui nous présente son ouvrage en quelques échanges bien sentis. Première manche ci-dessous.

 ***

- LMB :  Ton livre accorde une place importante à la notion d’utopie. Il rappelle la sympathie invincible de Marx pour certains utopistes de son temps (ou plutôt l’ayant immédiatement précédé), soit les tenants d’une organisation sociale rigoureuse, cohérente, totalisante. Il est plaisant - par contraste - de voir, sous ta plume, sévèrement critiquée l’outrecuidance de penseurs «anticapitalistes» (ou «altermondialistes») de premier plan exhibant, eux, un sérieux à toute épreuve, insistant lourdement sur la «faisabilité», le «réalisme», etc, de leurs propres propositions réformistes impossibles. Ceux-là ne comprendraient, d'après toi, pas grand-chose à la nature profonde du capitalisme, à la nécessité, inhérente à ce système, des crises régulières et autres retours éternels des mêmes calamités, laissant toujours identiquement, en face d'elles, les hommes impuissants et désarmés. D’un autre côté, l’utopie sociale, au fond, toute imaginative et concrète qu’elle puisse être, souffrirait, à te lire, les mêmes maux aujourd’hui qu’hier, des maux liés à ses prétentions - auto-limitées - à construire toutes sortes de modèles économiques viables, performants et aptes à satisfaire les besoins des populations, etc, mais laissant subsister, en quelque sorte à côté d’eux, le système marchand et ses catégories économiques aliénées traditionnelles. Cela nous rappelle un slogan récent du Front de Gauche (Rest in peace), lors de la dernière farce électorale à laquelle il daigna participer (sans grand succès, certes, mais ne tirons pas sur le corbillard) : L’humain d’abord ! À quoi l’on fût tenté de répondre : « Bon, l’humain d’abord, d’accord ! Et puis quoi, en second ? »
Il semble ainsi que tous les penseurs de gauche contemporains, quelle que soit leur radicalité prétendue, acceptent désormais comme un seul Jacques Attali les catégories fondamentales du capitalisme, présentées comme un donné absolument indépassable. On travaillera, éventuellement, à la marge, sur la répartition des «richesses» produites par le capitalisme, cette répartition  étant au fond considérée comme le seul problème, les conditions de production elles-mêmes de ces «richesses» en régime capitaliste n’étant plus guère questionnées. De sorte que chez les réformistes globaux (altermondialistes, étatistes de gauche) autant que chez les néo-utopistes concrets construisant leur propre paradis solidaire-local dans telle micro-banlieue économique que leur concède parfois le Capital (souvent, d'ailleurs, à fins d'expérimentation pour son propre compte), on retrouverait les mêmes compréhension et critique parcellaires du système dominant. Penser toute la société d'après n'apparaît plus pour personne, dans la sphère «anticapitaliste», la nécessité des nécessités. Il nous paraît cependant que les principaux concernés par la Révolution (et, soit dit en passant, son principal moteur potentiel) - autrement dit les prolos révoltés - n'iront désormais plus trop, échaudés par les sublimes expériences du vingtième siècle, se faire trouer la paillasse aussi gaiement qu'avant pour de simples idées économiques, fussent-elles de gauche, solidaires et gnagnagna (et quant à la 6ème République, je te dis pas !) sans qu'on leur fasse voir concrètement à quoi ressemblerait une rue, une avenue, un immeuble, un cinéma ou une semaine d'existence-type (nous n'avons pas dit moyenne) sous le communisme. Oser vouloir imaginer cela (bien placés pour en causer : nous en reçûmes autrefois des accusations de totalitarisme, d'autoritarisme et même de crypto-fascisme) révolte souvent les belles âmes «révolutionnaires». Tu cites toi-même un passage très intéressant de l'ouvrage de Martin Buber, Utopie et Socialisme, où est étudiée la déclaration suivante de Lénine : « Quelle tournure le socialisme aura, lorsqu'il prendra ses formes définitives, cela nous ne le savons pas et ne pouvons pas le dire. » Propos auxquels Buber réagit ainsi : « Sans aucun doute, c'est là une manière de penser marxiste, mais il projette ainsi en pleine clarté historique le caractère limité de la conception marxiste du monde dans son rapport à une réalité naissante ou cherchant à naître : le possible qui, pour son déploiement, a besoin du secours de l'idée de la forme sociale, demeure non-reconnu. » Tu poses, toi, justement, un peu plus haut dans ton ouvrage, que le refus de Marx et Engels « de s'engager sur ce que serait l'organisation sociale future, d'en donner une représentation, leur conception trop vague, insuffisamment critique, de la planification, et la place qu'ils accordaient au parti, a joué en faveur d'une représentation centralisatrice et politique de cette construction. » D'où ces deux questions : penses-tu, avec ce livre, avoir fait oeuvre d'utopie ? L'utopie et la lutte des classes révolutionnaire sont-elles condamnées, pour vaincre, à ne pouvoir se passer l'une de l'autre ? 

- ANDRÉ DANET : Le dernier chapitre de mon livre est une utopie, réalisable et amendable. Et le projet d’une rupture radicale avec la société capitaliste ne se réduit pas à l’élaboration d’une théorie des luttes qui y mettront fin, il lui faut aussi opposer au vieux monde les principes de construction du nouveau monde. Dans la première moitié du 19ème siècle, les utopies ont non seulement fait rêver beaucoup de gens, elles ont aussi engagé nombre d’entre eux à tout quitter pour réaliser leurs rêves. L’expérience historique de la Commune, comme celle de la révolution anarchiste espagnole, n’ont été possibles que parce qu’une idée de la société à construire avait pu être débattue et s’était largement diffusée. Le marxiste et théoricien des Conseils ouvriers Anton Pannekoek, tout en nous gardant de «tirer de notre seule imagination» la forme que prendrait la nouvelle organisation sociale, appelait à «appliquer toutes les ressources de notre intelligence à [la] rechercher et à [l’]expliquer, aussi bien pour nous que pour les autres» : «quand un homme a un travail à faire, il doit d’abord le concevoir dans son esprit, sous forme d’un plan ou d’un projet plus ou moins conscient», notait-il dans  son texte Les Conseils ouvriers
Il faut, cependant, cependant, répondre à ceux qui verraient dans la proposition d’un modèle de société post-capitaliste le rejet d’autres types d’alternatives au capitalisme, ou une forme d’ethnocentrisme. Pour ce qui est d’autres alternatives, l’universalité de la négation du capitalisme se réalise non seulement dans une forme universelle de société post-capitaliste, mais aussi dans des formes particulières. Les luttes actuelles relient des luttes locales, propres à une partie de la population, à des luttes globales, seules à mêmes de mettre fin au capitalisme. Pour atteindre leur objectif, la fin de la dynamique mortifère du capitalisme, le projet porté par ces luttes globales doit partout reposer sur les mêmes principes : une démocratie réelle, un changement de forme de la propriété, la fin des échanges marchands, la solidarité internationale. Mais ce projet n’est pas exclusif des autres formes d’anti-capitalismes portées par les luttes locales : on pense ici aux luttes des paysans pauvres et des indigènes dans les pays du tiers-monde, tels le soulèvement zapatiste au Chiapas, ou, en Inde, le mouvement non-violent, gandhien, Ekta Parishad. Ces populations sont entraînées dans les luttes mondiales contre le capitalisme par la misère, l’accaparement des terres par les grands propriétaires et par les multinationales, les pressions des lobbies pour la réalisation de projets industriels de grande ampleur sur leurs territoires, le saccage de la planète, la dégradation de l'environnement. Leurs projets allient tradition et modernité, l’organisation de leur société repose sur une économie villageoise essentiellement agricole, une réelle démocratie, et le rôle des femmes s’y trouve renforcé. Ils s’inscrivent naturellement dans les processus de protection de la nature, préservant les relations traditionnelles qui existaient jadis avec les animaux, les plantes, les arbres, la nature en générall (on peut lire à ce sujet l'entretien avec Rajagopal P. V., dans Actualité du Gandhisme : Ekta Parishad, revue Mouvements du printemps 2014).

Sur - et contre - l’ethnocentrisme, l’idée d’un modèle unique d’alternative au capitalisme pose question, car alors, par-delà sa mort, il semblerait que le projet révolutionnaire reprend à son compte l’anéantissement ou le refoulement des civilisations extra-européennes qui ont été son fait. D’où la nécessité d’interroger l’universalisme de ce projet. Un universalisme d'abord bourgeois. Le capitalisme a, le premier, produit une structure économique unifiée pour l’ensemble du monde, il a fondé la première forme de société historique effectivement universelle. Mais cette universalité n’est qu’un autre nom pour l’uniformisation du monde comme résultat de son mouvement autonome, et de son extension par la force des armes. Partout dominent le même mode de production, la même standardisation des modes de vie, les mêmes idéologies productiviste et consumériste. Sur le plan des idées, l’universalisme humaniste bourgeois s’est d’abord imposé comme forme culturelle adéquate à la société bourgeoise. Le pouvoir usurpé par la noblesse et par les églises, l’étouffement de la liberté par les forces obscurantistes, devaient faire place aux lumières et à l’organisation des sociétés humaines selon les principes universels de rationalité, d’égalité des individus, de centralité de l’économie marchande. Mais dès le lendemain de la victoire politique de la bourgeoisie, l'irrationalité de cette économie devenait manifeste, l'unité proclamée de la société se disloquait sous l’effet d’une impitoyable exploitation d’une classe par une autre, portée dans la première moitié du 19ème siècle à un degré jamais connu auparavant, et la conquête des colonies faisait passer d‘une culture émancipatrice à une culture impérialiste, opposant la civilisation de l’occupant aux civilisations des pays occupés. Et dans cette confrontation, ceux qui défendaient les valeurs «universelles» portées par l’Occident méconnaissaient la part d’irrationalité qui s’y logeait et la part de rationalité propre aux autres civilisations. Fabrice Flipo (dans son Contre Dumont, L’universalisme moderne à l’épreuve de l’Inde des castes, revue Mouvements du printemps 2014), rappelle que : «Dumont pèche en accordant trop de rationalité à notre culture et pas assez aux cultures étudiées. Ce qui manque à sa théorie de l’ordre social est d’avoir explicité ce qui relève en propre de la culture, c’est-à-dire de ce qui, tout en étant arbitraire, n’en présente pas moins une prétention à l’universalité, et donc à la rationalité et à l’objectivité». Par ailleurs, cette civilisation dans laquelle la bourgeoisie voyait l’aboutissement universel de la vie de l’Esprit était violemment contestée par ses artistes majeurs. Beaucoup dénonçaient la stérilité spirituelle de son rationalisme et rejetaient son progressisme. L’horreur de la Grande Guerre a radicalisé ces critiques. Guillaume Bridet explique comment, animés par le sentiment de l’urgence d’un changement de civilisation, pendant un court moment, dans les années 1920, quelques littérateurs et intellectuels cherchèrent une nouvelle voie dans un réel dialogue entre l’Asie et l’Occident, dans «un universalisme de l’espace public partagé, de l’élaboration à plusieurs et dans la réciprocité : non pas une sortie verticale de l’horizontalité des différences, ordonnée donc à une transcendance, mais le maintien d’un horizon authentiquement démocratique dessinant un avenir décloisonné et pensé en commun» (lire son article L’Inde, une ressource pour penser ? Retour vers les années 1920, toujours dans la revue Mouvements du printemps dernier). 

Enfin, la critique des formes universalistes de la société bourgeoise ne s’arrête pas au dévoilement des intérêts particuliers de la bourgeoisie (intérêts de classe, intérêts nationaux), c’est la notion même d’universel comme idée transcendante qui doit être remise en cause. Selon la théorie socio-historique de la connaissance et de la subjectivité, et selon Marx, comme le relève Moishe Postone, «la façon dont les hommes perçoivent et conçoivent le monde sous le capitalisme est façonnée par les formes de leurs rapports sociaux compris en tant que formes structurées de pratique sociale quotidienne», «ce qui apparaît historiquement, ce n’est pas l’universel en soi mais une forme universelle spécifique, qui est liée aux formes sociales dont elle fait partie» (Temps, travail, et domination sociale, aux Mille et une nuit, 2009).

Il existe un universalisme prolétarien, dont il faut parler. La vrai victoire du capitalisme n’est pas dans son extension au monde entier par la conquête militaire, mais dans le fait qu’après avoir conquis leur indépendance, aucun pays anciennement colonisé ne l’a rejeté. Capitalisme d’Etat (sous l’étiquette «communiste»), capitalisme de libre entreprise, économie mixte : tous relèvent d’une forme de capitalisme. L'émergence récente de théocraties n’a pas remis en cause ce fondement économique : l’Iran des mollahs l'a fait sien, et rien n’indique que, malgré sa volonté d’une rupture radicale avec la civilisation occidentale, l’État Islamique en Irak et Syrie doit suivre une route différente (l'argument d‘une finance islamique refusant l'usure pour dénier le caractère capitaliste de ces économies bute sur la réalité des contraintes de valorisation du capital). Certes, dans certains de ces pays, l’ancienne organisation économique coloniale n’a été conservée par les classes dirigeantes autochtones que pour servir leurs propres intérêts, mais ce n’est pas le cas de tous, et même pour ceux-là, aucun mouvement d'ampleur n'a projeté une rupture radicale avec l'économie capitaliste. Il n’y a pas eu dans les pays anciennement colonisés de retour aux modèles d’organisation politique, économique et sociale, aux modes de pensée d’avant la colonisation. Sans renier leurs histoires ni leurs cultures, ils s’inscrivent à leur tour dans le développement de cette économie. Et les seules alternatives au capitalisme qui soient également des alternatives particulières à tel ou tel pays, tel le gandhisme, sont le produit non de la seule culture locale, mais de la rencontre de cette culture avec d’autres cultures, et principalement avec la culture occidentale.
 

Ce n’est donc plus faire de l’ethnocentrisme que de défendre les valeurs induites par le capitalisme, ou d’affirmer que la fin du capitalisme doit partout prendre la même forme dominante, forme qui par construction sera également l’expression des diverses cultures du monde. L’ethnocentrisme de la bourgeoisie occidentale, comme celui du mouvement révolutionnaire, n’est pas là. Il est d’abord dans le fait que l’universalité des valeurs défendues masque la particularité des intérêts nationaux, non seulement de la classe dirigeante, mais aussi du reste de la population. C’est ce que j’ai souvent souligné dans ce livre : en dehors d’un projet réellement révolutionnaire, et donc internationaliste, les intérêts socio-économiques des travailleurs des divers pays sont souvent antagoniques. Pour les partis de gauche, l’intérêt national a toujours primé sur la solidarité internationale des travailleurs, et le soutien aux luttes de libération nationale n’a eu de réalité que lorsque l’intérêt national de leur propre pays n’était pas en jeu. Sous une forme moins reconnue, cet ethnocentrisme se manifeste également dans l’idée que le développement du capitalisme a fait table rase des cultures passées. L’universalité du projet révolutionnaire réside d’une part dans la négation effectivement partout identique du même système économique, d’autre part dans la lutte universelle pour l'émancipation de l'homme, l'économie n'étant qu'un mode particulier, déterminé et spécifique, de l'aliénation. Mais dans l’un et l’autre cas, ce projet est conçu comme devant partir d’une base où seuls les rapports capitalistes sont à prendre en compte, tout autre contenu historique ayant été réduit à néant par la force uniformisante de ce mode de production : dans les courants marxistes, l’idée domine que la production capitaliste «a été la ruine de toute société extérieure», que c’est «la négativité victorieuse de toute société particulière», que son développement équivaut «à la suppression violente de toute société, […], à l’universalisation terroriste de sa propre forme et de son propre contenu», qu’elle impose son sens dans les sociétés qu’elle conquiert «en les vidant de tout contenu propre» (Raphaël Pallais, Incitation à la réfutation du tiers-monde, éditions Champ Libre, 1978, pp. 15, 19, 21).
 

Selon cette conception, la révolution redonnerait bien droit à une histoire diversifiée qui n’aurait plus rien à voir avec le développement autonome de l'économie, une histoire réelle directement vécue par tous, mais celle-ci se déploierait à partir d’une base partout identique. Dans ce refoulement de la spécificité particulariste on reconnaît la forme particulière prise par l’universalisme dans la société bourgeoise, un universel qui se fonde sur l’abstraction de toute spécificité concrète, et qui s’est historiquement constitué avec l’apparition et la généralisation des rapports sociaux déterminés par la marchandise : le dépassement du capitalisme implique le dépassement de cette opposition entre un universalisme homogène-abstrait et une forme de particularité qui exclut l’universalité. Postone explique, dans un passage de son Temps, travail, et domination sociale (aux éditions Mille et une nuits, 2009), qu'il faut citer ici assez longuement : « La critique [marxienne, et non marxiste] n’appelle ni à la réalisation ni à l’abolition des idéaux de la société bourgeoise ;  et elle ne tend ni à l’accomplissement de l’universalité homogène abstraite de la société existante, ni à l’abolition de l’universalité. Au lieu de cela, elle explique comme socialement fondée l’opposition de l’universalisme abstrait et de la spécificité particulariste, elle explique cette opposition en fonction de formes déterminées de rapports sociaux - et (...) leur développement même montre la possibilité d’une autre forme d’universalisme, d’un universalisme qui ne se fonde pas sur l’abstraction de toute spécificité concrète. Avec le dépassement du capitalisme, l’unité de la société déjà constituée sous une forme aliénée pourrait s’effectuer différemment, par d’autres formes de pratique politique, sans avoir besoin de nier la spécificité qualitative ».
La prise en compte par le mouvement révolutionnaire et par la société post-capitaliste des spécificités culturelles (histoire, art, moeurs, coutumes, religions, éducation) et des intérêts matériels des minorités (y compris de ceux qui découlent de la religion, telle la construction de lieux de cultes : la fin des croyances religieuses ne se décrète pas) nécessite une organisation démocratique qui permette leur représentation, qui ne les noie pas dans l’atomisation des choix individuels. Mais également, cette organisation doit empêcher que ces minorités ne se constituent en groupes d’intérêts socio-économiques opposés les uns aux autres, ramenant les rapports conflictuels de l’ancienne société. Aujourd’hui, en France, loin que les dirigeants politiques mettent en place des instances permettant aux populations issues de l’immigration d’être partie prenante du gouvernement du pays, les discriminations et les attaques dont elles sont victimes s’aggravent. La revendication d’identités nationales nécessairement fictives, d’une multiplication des frontières extérieures et intérieures (contre les minorités) n’est plus l’apanage d’une extrême droite marginalisée. De nombreuses voix à droite et à gauche, dans le peuple et dans les sphères du pouvoir, s’y rallient. L’impuissance de l’État à résoudre les problèmes économiques met en évidence l'importance du fondement économique de ce basculement idéologique : si la solidarité, nationale et internationale, ne permet plus un progrès commun dans le monde capitaliste, cette idéologie permet de croire que l'unité d'un groupe identitaire fort donnerait une chance à ce groupe de retrouver la croissance, que cela se réalise au détriment des autres étant soit nié, soit accepté comme un mal nécessaire.  Ce ne sont pas les principes d'universalisme et d'égalité abstraite du modèle républicain qui sont responsables de cette montée de la xénophobie. Ces principes, en ne permettant l'émancipation des hommes qu'en tant qu'individus quasi-abstraits, cachent certes la privation de leur histoire qu'ils imposent aux minorités. Mais ils n'interdisent pas la mise en place de pratiques politiques qui la leur rendraient : sa possibilité est affaire de rapport de forces, le plus engagé dans ce combat étant le Parti des Indigènes de la République. Mais, d'une part, le P.I.R. reste un parti réformiste au sens développé dans mon livre : quand bien même ses revendications et celles des partis de la gauche radicale auxquelles il s'associe aboutiraient, le développement de la crise multiforme actuelle ne serait pas stoppé. D'autre part, dans son analyse des discriminations qui frappent les immigrés et enfants d'immigrés, le P.I.R. amalgame plusieurs réalités qu'il faudrait distinguer : l'antinomie bourgeoise entre universalisme et particularisme, la réalité des conflits d'intérêts socio-économiques entre populations des pays colonisateurs (toutes classes confondues) et celles des pays colonisés, les répercussions nationales des conflits internationaux, ainsi que la réalité post-coloniale à l'oeuvre dans ces discriminations. Le P.I.R. met avec force l'accent sur ces réalités qui sont souvent niées, aussi bien à droite qu'à gauche, mais leur amalgame obscurcit les conditions d'une convergence des luttes entre populations d'origines diverses.

2 commentaires:

  1. Il y a urgence à ne plus formater et ne plus réinitialiser l'organique social avec le terme "démocratie" qu'elle soit réelle, directe ou participative.
    Dem, demos est intrinséquement lié au territoire, à ses limites, au peuple, à son identité, cratos sera toujours le pouvoir, ce qui donne ein Reich, ein Volk, surtout une gestion du capital.
    Sortons par le haut de cette illusion non utopique mais religieuse. Refusons ce mot.
    Inventer la génération à-venir qui bourgeonne déjà en nous et parfois montre au moins son arôme, c'est, pour le moins, lui donner un autre nom que celui des assassinats, des terreurs, des guerres démocrates qui puent les cadavres dans les placards.

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    1. Plutôt que de développer ici une réponse, je te renvoie à la suite de cet entretien, où je reviens sur le rejet actuel par une partie des mouvements les plus radicaux de toute forme de démocratie, certes conjointement au rejet de tout pouvoir séparé

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