mercredi 10 septembre 2014

Un cadavre

    
Les choses se passaient ainsi, à l'époque. Le matin, nous nous engouffrions dans le métro afin de gagner un collège quelconque, puis son lycée adéquat. Rendus devant les portes de l'établissement où notre avenir se jouait aux plans humains et professionnels, nous renoncions, soudain ! avec une gigantesque facilité, quoique dans un malheureux soupir, pour nous rendre au bistrot du bas de la rue, toujours le même. Là, très tôt, environnés de la musique de notre choix, émise par certain juke-box aujourd'hui une antiquité, nous entamions notre interminable séance quotidienne d'éthylisation systématique, seulement interrompue par le devoir physique - absurde - d'ingérer du solide, sur le coup de midi, et, dans ce but, de gagner la seule cantine du lycée, dont nous méprisions, à tort sans doute, le savoir qu'il dispensait, avec toutes ses utilités prévues. Nous buvions infiniment plus que nous ne lisions, un phénomène que nous retrouvâmes ensuite consigné (c'est le cas de le dire) par Guy Debord, dans ses souvenirs. Ce que nous lisions, cependant, était bon, et suffisait à nous exalter en même temps que nous montrer des pistes fécondes, produire des riches trouées vers d'autres lectures opportunes. En sorte que notre culture, pour être extrêmement lacunaire, n'en restait pas moins cohérente, ce qui suffit amplement, à dix-huit ans autant qu'à soixante. 

Le soir, correctement blindés, nous reprenions le métro, croisant parfois sur le chemin quelque punk clochardisé de notre connaissance, dont le grand flou artistique entourant toujours la jeunesse (et autorisant l'illusion de l'harmonie générale, l'absence de ce pourtant très impitoyable déterminisme de classe que le temps qui passe révèle sans retard) permettait alors la fréquentation. 

Les punks, de fait, le Punk, étaient partout dans notre existence. Le matin, à l'aller, une fois sur quinze, disons, nous tombions ainsi sur Vérole, le chanteur des Cadavres, dont nous écouterions avec passion la musique, sitôt rentrés chez nous. Vérole montait à la gare de l'Est. Il était étrangement accoutré, portait cravate rouge sur costume noir, ou bleu, arborait une éternelle Spike de cheveux noir-de-corbeau, à la Sid Vicious, laquelle relançait d'une certaine vigueur pointue un visage empâté, dont les stigmates, par ailleurs, d'une forte acnée passée, avaient valu son impayable surnom au personnage. Vérole s'en allait aux aurores perpétrer quelque sordide besogne salariale, à caractère commercial-tertiaire. Nous discutions. Il moquait avec rage le destin pitoyable de tous ces employés - passés, actuels, futurs - qui nous entouraient dans la rame, et dont il faisait partie. Son humour était efficace. Il appréciait, à notre impression, ces brefs moments d'échanges décousus au cours desquels nous causions, chose étonnante, à peu près de tout sauf de l'actualité de son groupe. Il faut dire que nous la connaissions sur le bout des doigts et qu'à cette époque, nous nous déplacions à peu près partout, d'Ivry à Juvisy, Saint-Denis ou Pontoise pour suivre ces Cadavres-là, en bons fans dévergognés que nous étions. Vérole le sentait, ce qui nous permettait de parler d'autre chose, notamment de philosophie et de Schopenhauer. Vérole était un grand admirateur de Schopenhauer. Nous aussi. Lors d'un de leurs plus mémorables concerts, donné en 1993 au Bataclan, à Paris, devant quelque deux mille spectateurs (les Damned jouant en première partie), il avait tenu à citer la phrase du vieil hindou allemand à tête de singe, professant que la vie oscille, telle un pendule obscène, entre souffrance et ennui. Ce qui ne l'empêchait point de se considérer vaguement anarchiste. Dans sa chanson L'Ennemi, par exemple, il mêlait de manière singulière et pénétrante, en vérité proprement décadente, l'individualisme pessimiste, le refus unitaire du monde et l'Anarchie, clamant que tout autour de lui, il ne voyait jamais qu'un ennemi (un seul), tout en conservant, en son âme, certain idéal, rouge comme le sang, noir comme la nuit. Vérole était d'une grande délicatesse, d'une très appréciable douceur (sa voix même). Il paraissait d'ordinaire embarrassé par les démonstrations les plus grossières et standardisées de punkitude, dont la beauferie parfaitement authentique et la stricte parodie de celle-ci sont souvent difficiles à distinguer, chez les adeptes. 

Quant à la division du travail thématique, elle était optimale dans ce milieu, Ludwig von 88 traitant le créneau infantiliste et régressif, les Bérurier Noir (alors déjà disparus) le besoin de révolte collectiviste, La Souris Déglinguée (dont nous ne découvririons l'importance réelle que plus tard) évoquant des mondes, à la manière des grands récits de voyage, d'exploration, d'Histoire. Nous rencontrions aussi l'ours Schultz, des Parabellum, dans le métro (et toujours à la gare de l'Est). Sa voix rauque, son humour plein de dédain et de morgue, le son lourd des Parabellum renvoyaient à des postures plus viriles et cyniques n'étant pas forcémént pour nous déplaire, mais tellement éloignées, néanmoins, de cette finesse distanciée, et élégante, qui nous séduisait chez les Cadavres. Rappelons une fois encore que nous n'avions pas vingt ans.  

Quand on écoute, aujourd'hui, leur morceau Existence Saine (ci-desus), critique assez tranquille de la marchandisation ininterrompue de l'univers, des goûts, du langage, on mesure à la fois ce qui, depuis lors, aura perduré et changé. La publicité ne prétend plus désormais croire ou souscrire à ses propres inepties, même si ses expressions stéréotypées façonnent, totalitaires et incontestées, l'entièreté de la racine du monde. Les publicitaires eux-mêmes lisent et vantent Schopenhauer, de longue date. Sans parler de Karl Marx, pour les plus critiques. La réclame et son esclave se perdent en clins d'oeil à notre endroit : je vends de la merde, c'est vrai, et il est vrai aussi que cette activité stupide, cette débauche complète de l'intelligence, de l'imagination et des mots constitue toute ma vie, mais que veux-tu ! cette merde-là, c'est aussi ton besoin, tu la produis aussi indirectement, tu l'achèteras. Quant à moi, il me faut bien vivre. J'ai une famille. Et j'ai des besoins. Humains.

Nous ignorons ce qu'est devenu Vérole, s'il est même, à cette heure, mort ou vivant. N'était-il pas, de toute façon, dès l'origine, un Cadavre, mort à cette vie, aux ambitions et gloires particulières qu'elle préconise ? Du fond de notre adolescence, nous qui cherchions, dans le noir, des vivants, nous flairions, là, chez cette bande de décomposés, le commencement très appétissant des choses.

4 commentaires:

  1. "Nous ignorons ce qu'est devenu Vérole, s'il est même, à cette heure, mort ou vivant."
    Comment on peut écrire un article sur un chanteur sans faire une simple recherche sur un moteur de recherche ? Il est vivant et il chante toujours dans plusieurs groupes (dont les cadavres qu'il a reformé).

    Schultz est mort aujourd'hui en revanche.

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  2. Dites, vous nous gonflez un peu. Il ne s'agissait pas d'un article, on est pas journaliste, mais d'une évocation pépère. Oui ! au moment où on se laissait tranquillement aller à nos pauvres souvenirs, on n'était pas à fureter sur l'horrible Toile. Et on ne savait pas en effet où en était Vérole, le cadavre. Quelle importance ? Vous nous avez réveillé, et violemment tiré de notre douce rêverie. D'autant que vous nous assénez en même temps la mort de Schultz, qui est un rude coup.

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  3. Putain : les cadavres au bataclan !
    Vous l'avez échappée belle, mon cher.

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  4. Comment vouliez-vous qu'on oubliât ceci ?
    Merci quand même !

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