Dans le RER de 7h23, lundi matin (détail)
« De même que l'enfant n'a été longtemps à leurs yeux qu'un brouillon de l'adulte, ils ont appelé "paléolithique" ou période de la pierre ancienne un moment de l'évolution humaine - quelque quarante à cinquante mille ans - auquel ils n'accordaient d'autre qualité que d'acheminer vers l'ère moderne de la pierre nouvelle ou "néolithique". Et de parler de religion paléolithique comme s'il existait, inhérente à la nature humaine, une croyance aux fantômes célestes qui dût progresser pour s'élever un jour à la perfection chrétienne, musulmane, bouddhiste ou juive. C'était confondre grossièrement nomades en liberté et esclaves d'un lopin de terre, cherchant dans la tyrannie spirituelle des cieux une consolation à la tyrannie matérielle de leurs semblables. N'est-ce pas en effet de l'agriculture et du commerce instaurés par la "révolution néolithique" que surgit la vermine des rois et des prêtres ? N'est-ce pas de ce temps que la terre dépouillée de sa substance charnelle se sublimise en une déesse mère que viole et ensemence, par le travail des hommes, Ouranos, seigneur céleste, mâle et ubéreux ?
Il n'y a pas, à proprement parler, de religion avant la révolution néolithique mais il existe, au sens originel du terme, une relation unitaire entre toutes les manifestations de la vie, une compréhension analogique omniprésente, une identité du microcosme et du macrocosme, de ce qui est en haut et de ce qui est en bas, de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur. La séparation d'avec soi et les autres n'a pas encore déchiré la pensée et le vivant en une souffreteuse dualité. L'enfant n'a d'autre ciel que le ventre de sa mère, l'être naturel ne connaît d'autre réalité que la nature. Les cornes de la grande génisse de Lascaux dessinent les différentes phases de la lune. Elles signifient que la terre porte le mouvement des cieux avec autant de sollicitude qu'elle berce le rythme des saisons. Pourquoi refuser aux population errantes du paléolithique la conscience d'une terre vivante et féconde où, de la naissance à la mort, se fraie l'aventure de la destinée individuelle chaque jour renouvelée ? Est-ce que les héritiers du néolithique ne découvrent pas aujourd'hui, au-delà d'une histoire qui fut moins leur histoire que celle de leur aliénation, le permanent désir de vivre ici, maintenant et pour toujours dans le sein d'une nature enfin restaurée comme nature inséparablement humaine et terrestre ? Ai-je paré de couleurs trop idylliques pour être vraies les âges que condamnèrent aux ténèbres les torchères de la société industrielle ? Ce n'est pourtant pas moi qui les ai célébrées sous les noms d'éden, d'âge d'or, de pays de cocagne, décrits comme des lieux où régnaient l'abondance, la gratuité, l'harmonie entre les êtres et les bêtes. Les responsables d'une vision aussi paradisiaque, ce sont les hommes de l'économie, ceux qui s'enorgueillissent, d'une voix rogue, de leur travail, de leur religion, de leur famille, de leur État, de leur argent, de leurs progrès techniques. »
(Raoul Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire)
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