mercredi 24 janvier 2018

Sans modération

Les mains en l'air, ordure.

M. Erdogan se définit politiquement, selon les termes spectaculaires en vigueur, comme un islamiste modéré. Notre opinion, déjà ancienne, est qu'il n'y a pas d'islamistes modérés : qu'il serait tout aussi absurde de croire en un islamisme modéré que, par exemple, en un fascisme modéré. Islamisme et fascisme, quelque maquillage de justice ou de liberté qu'ils soient susceptibles d'arborer pour séduire les pauvres, portent toujours en eux le même projet substantiel de domination totale (moeurs, vie quotidienne, vie soi-disant économique) exercée sur une société où la division en classes sociales hiérarchisées n'est jamais sérieusement remise en question. Cela est évidemment connu des non-imbéciles. Mais il y a mieux, ou pire. Nous pensons qu'au plan politique, l'islamisme modéré, idéalement soluble dans l'économie de marché, représente d'un point de vue révolutionnaire un péril bien plus imminent que le djihadisme aigu, condamné - par sa bouffonnerie psychotique improductive même - à la disparition rapide comme force politique positive distincte. En Irak et Syrie, c'est fait. Son petit Califat, en dépit de baroques et sidérantes tueries de masse, se sera donc évanoui en trois misérables années. Mais, à dire les choses franchement, quelles différences réelles établir entre le proto-État de l'État Islamique et ces États bien réels et solides que sont l'Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis ou le Qatar (ce dernier soutenant bien entendu l'agression turque actuelle dans le Nord-ouest syrien) ? Nous n'en voyons, à vrai dire, que trois : les femmes ont désormais le droit de conduire en Arabie ; il y a un Musée du Louvre à Abu Dhabi ; le Qatar, pour lui, organisera bientôt une coupe du monde de football. Daesh aura, c'est l'évidence, échoué à combiner ces trois trésors scintillants d'universalisme.  

Mais quant au reste, c'est à dire l'essentiel, ces États-là ne sont rien d'autre, en fin de compte, que de vulgaires EI ayant réussi, auprès desquels nos républiques libérales s'affairent et s'empressent, sans phrases : simplement respectueuses, parmi le sacro-saint concert des nations, de leur modèle socio-économique spécifique. Poutine ou les staliniens chinois constituent d'autres exemples, encore, de ces fameuses voies spécifiques, de ces modèles identitaires du capitalisme respectueux de la diversité, comme dirait Mme Rokhaya Diallo. Le point commun apparaissant irrésistiblement entre ces diverses nations (Turquie, Russie, Chine, etc) n'est autre que leur rejet violent de la démocratie a priori (sans entrer dans les détails concrets de la forme ou de la structure politique auxquelles ce concept politique renvoie). L'erreur extrêmement fréquente des gauchistes occidentaux est à notre sens de ne pas identifier ce point précis. Cette erreur les condamne à l'incapacité stratégique fondamentale. Pas de démocratie sans socialisme, pas de socialisme sans démocratie, disait jadis Rosa Luxemburg, à l'encontre du communisme de casernes d'un Lénine. Or, la pseudo-logique gauchiste (au-delà des diverses sectes concernées) d'un ennemi principal contemporain forcément incarné par la démocratie libérale (conçue, abstraitement, comme entité homogène) occulte de très longue date, en France et dans les pays soi-disant avancés de ce genre, la pression totalitaire continue exercée, sous des formes plus ou moins diffuses, par l'anti-démocratisme islamiste, complotiste, pro-russe, iranien, chinois ou autre. Il ne s'agit nullement, en rappelant ce fait, de s'aligner sur Finkielkraut ou Manuel Valls, ainsi que des crétins cybernétiques décoloniaux ne manqueront certainement pas de nous en faire énièmement le reproche. Il s'agit juste d'être stratège, c'est-à-dire de survivre, d'abord, puis de faire progresser la vie dépassant la survie, c'est-à-dire, enfin : des perspectives finales (au sens d'un but tendanciel à atteindre) d'émancipation. Bref, de dépasser le seul quotidien et de penser aussi à la situation et la physionomie sociale de la France - puisque nous sommes d'ici - dans les vingt, trente ou cinquante années qui viennent. Les kurdes des FDS et YPG/YPJ parviennent à être stratèges, autrement dit utopistes, dans des conditions présentes ô combien plus difficiles : lâchés ou attaqués qu'ils se retrouvent désormais par toutes les crapules antidémocratiques de fait coalisées contre cette expérience politique originale, imparfaite, certes, dont ils et elles forment les sujets héroïques. La comparaison avec l'Espagne des années 1936, de ce point de vue, est ainsi absolument valide. Les miliciens d'Aragon croyaient-ils en un intégrisme catholique modéré ? En un fascisme modéré ? De la même manière, il n'est pas davantage aujourd'hui ni d'islamistes modérés, ni, en général, de totalitarisme ou d'autoritarisme politique, quels qu'ils soient, qui soient préférables à la démocratie, même sous sa forme bourgeoise. Cette dernière nous fournit en effet malgré elle - y compris sous état d'urgence anti-terroriste et tout ce que vous voudrez d'autre violence policière (incontestable) - la liberté, néanmoins, minimalement nécessaire aux simples expression, discussion et organisation critiques dirigées contre le monde formant son infrastructure. Parlez-en à l'occasion, si vous le pouvez un jour, à des emprisonné.e.s d'Istanbul de ces temps-ci. Il ne peut y avoir de sortie de la démocratie bourgeoise, de la démocratie fausse, que par la démocratie réelle. C'est une de ses formes expérimentales, acculée et menacée de massacre, qui se bat en ce moment au Rojava.  

14 commentaires:

  1. Quels que soient nos doutes quant aux "Rojavistes" voilà trois jours qu'on enrage face à une saloperie si prévisible.
    Quant aux "islamistes modérés", les oxymores sont inépuisables. Pourquoi pas "libre penseur nazi" tant qu'on y est...
    Salud !

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    1. Cher Jules, si vous entravez l'angliche, on vous suggère la lecture de cet article d'aujourd'hui, tiré d'un journal néo-con américain, et assez intéressant, vu l'autorité (disons, scientifique) du gus en question.
      Les mauvais jours finiront, à Afrin et ici.



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    2. Intéressant et assez marrant, surtout cette comparaison entre les purges staliniennes au sein de l'armée rouge et celles menées par Erdogan.

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    3. ...Mais on remarque que, malgré le ton involontairement optimiste dudit article, comme dans toute bonne guerre, ce sont les salauds qui ont l'aviation.

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    4. La stratégie consiste justement en un gigantesque slalom géant, borné par des salauds (qui ont l'aviation. En l'espèce : Turcs, Russes et Yankees). Et si ça paya à Kobané, là, à Afrin ça craint. Reste deux paramètres notables : le temps est pourri à Afrin, d'où visibilité nulle, comme l'utilité des Jets turcs. Pourvu que ça dure. Deuzio : le branquignolisme de la so called "Armée Syrienne Libre", ramassis de mercenaires djihadistes "modérés" et de lumpen débiles pro-turcs comme, demain, pro-assassad. En face, les gens des YPG sont motivés. Et il faut reconnaître, hélas ! qu'il y a de quoi. Gloire à eux et à elles, en tout cas.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  3. Retire mon commentaire précédent moine.
    J'ai fortement abusé de la bénédictine et ai déliré comme dans mon enfance que la pensée pourrait un jour plus qu'hypothétique vaincre la connerie et la saloperie. Ainsi la Commune vaincrait ! Quelle bêtise...
    Blaireau 58

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    1. Commentaire précédent retiré, mais ... pas certain de comprendre : quel était le problème au juste ?
      Bien à vous !

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  4. Bien vu, le Moine. Je partage en tout point votre analyse.

    Le minimum syndical d'esprit critique, de conscience stratégique et historique : voilà bien ce qui manque aux individus à la pensée "métis" (dans le sens grec du terme), produits par quarante années de spectaculaire plus ou moins intégré.

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  5. Donc la situation est claire : c'est pour lutter contre le terrorisme que la Turquie islamiste-modérée a embauché des islamistes-radicaux, tout ça avec l'accord des russes en lutte contre l'islamisme terroriste mais contre l'avis de ses alliés anti-terroristes de l'OTAN. C'est bien ça ?

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    1. Morale en gelée pour repas de monstres froids. Mais paradoxalement, c'est un peu ça : va casser du Kurde et lâche-nous les islamistes à Idlib. Et Assad-Poutine d'attendre ensuite que les Kurdes épuisent leur équipement américain pour tenir le siège d'Erdogan, afin de remettre le couvercle sur la région et éviter la partition de la Syrie : https://elijahjm.wordpress.com/2018/01/25/ankara-tend-un-rameau-dolivier-a-damas-qui-attend-de-relever-les-malheureux-kurdes/

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    2. Oui. Très bon article de synthèse, par-delà bien et mal. Notre opinion est tout de même, du point de vue kurde, que ça valait le coup d'essayer. Ce que leur reprochent les intégristes anti-impérialistes, c'est donc d'avoir accepté des armes et des formateurs US ou français. Très bien. Mais alors, que fallait-il faire ? "Compter sur ses propres forces", comme disait l'autre Mao, tout en enterrant la hache de guerre, le moment venu, avec Tchang Gai Chek, son ennemi absolu ? Compter sur sa propre (absence de) force... Foutaises. Les kurdes ont fait ce qu'il fallait, et voilà tout. Ils ont navigué à vue, au jour le jour, entre tous ces monstres froids, et ces perspectives (pour eux) de massacres de masse abominables. Et à ce grand jeu stratégique, reconnaissons que tout le monde sera perdant, ce qu'oublie un peu le (par ailleurs bon) article que vous citez : car les sombres brutes de " l'ALS" qui forment à Afrin la chair à canon des grand-turcs, permettent surtout en effet à Poutine, bientôt, d'écraser Idleb (ce que la population là-bas a parfaitement amèrement compris). Quel sera leur intérêt, au total, à ces imbéciles djihadistes (à part gagner le paradis en se battant contre les "impies athées" marxisants des YPG) ? Même Assad, à terme, sera perdant, qui devra reconstruire un pays en ruines (où trouver, à cela, les centaines de milliards nécessaires : à Moscou) ? Pas certain, finalement, qu'en dépit du carnage programmé qui s'annonce à Afrin, les YPG s'en sortent plus mal que les autres. S'ils se replient en bon ordre vers Manbij (sans accéder aux demandes syriennes assadiennes) et plus à l'est, encore, en se contentant de ça, et s'ils maintiennent, en dépit de tout, leur alliance stratégique avec les Yankees-françaouis, les turcs hésiteront à venir leur chercher des noises là-bas. Il leur faudra s'asseoir sur le pétrole, certes. Mais les divisions internes de l'ALS qui ne manqueront pas de survenir une fois Afrin occupée (sans parler des millions de migrants qu'Erdogan, ce taré, promet d'y "relocaliser"), peuvent leur laisser l'espoir de revenir dans pas si longtemps, ou tout au moins d'attendre que cette belle coalition pro-turque se décompose tranquillement. Rappelez-vous le pari nord-américain (collaboration avec l'OSS) du stalinien Ho chi Minh à la fin des années 1940, avant la révolution chinoise : les choses n'avaient pour lui pas si mal marché, alors. Que serait-il arrivé s'il avait dû, à l'époque, "compter sur ses propres forces" ?

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  6. Ouais, et tant qu'on y est, le camarade Josip Broz "Tito", après avoir été un bon élève du Komintern en Espagne n'a pas hésité à s'allier aux angliches et ricains pendant le guerre en Yougoslavie, pour mieux pouvoir préserver son indépendance face à Staline.
    Les communistes Grecs furent moins chanceux ou finauds.
    Là, s'arrête toute comparaison.

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