(Avertissement ! L'observation prolongée de cette image est susceptible de provoquer, chez nos amiEs léninistes de toutes obédiences, de dangereuses émissions éjaculatoires fortement préjudiciables à la production de valeur).
«Il faut remarquer que les industriels (et particulièrement Ford) se sont intéressés aux rapports sexuels de ceux qui sont sous leur dépendance et, d'une façon générale, de l'installation de leurs familles ; les apparences de "puritanisme" qu'a pris cet intérêt (comme dans le cas de la "prohibition") ne doivent pas faire illusion ; la vérité est que le nouveau type d'homme que réclame la rationalisation de la production et du travail ne peut se développer tant que l'instinct sexuel n'a pas été réglementé en accord avec cette rationalisation, tant qu'il n'a pas été lui aussi rationalisé.
L'histoire de l'industrialisme a toujours été (et elle le devient aujourd'hui sous une forme plus accentuée et plus rigoureuse) une lutte continue contre l'élément "animalité" de l'homme, un processus ininterrompu, souvent douloureux et sanglant, de la soumission des instincts (instincts naturels, c'est-à-dire animaux et primitifs) à des règles toujours nouvelles, toujours plus complexes et plus rigides, et à des habitudes d'ordre, d'exactitude, de précision qui rendent possibles les formes toujours plus complexes de la vie collective, conséquences nécessaires du développement de l'industrialisme. Cette lutte est imposée de l'extérieur et les résultats obtenus jusqu'ici, malgré leur grande valeur pratique immédiate, sont en grande partie purement mécaniques et ne sont pas devenus une "seconde nature". Mais chaque nouvelle façon de vivre, dans la période où s'impose la lutte contre l'ancien, n'a-t-elle pas toujours été pendant un certain temps le résultat d'une compression mécanique ?
(...)
Dans l'après-guerre [de 1914-1918], on a assisté à une crise des mœurs d'une étendue et d'une profondeur considérables. Mais cette crise s'est manifestée contre une forme de coercition qui n'avait pas été imposée pour créer des habitudes conformes à une nouvelle forme de travail, mais en raison des nécessités, d'ailleurs considérées comme transitoires, de la vie de guerre dans les tranchées. Cette pression a réprimé en particulier les instincts sexuels, même normaux, chez une grande masse de jeunes gens. La crise s'est déchaînée au moment du retour à la vie normale, et elle a été rendue encore plus violente par la disparition d'un si grand nombre d'hommes et par un déséquilibre permanent dans le rapport numérique entre les individus des deux sexes. Les institutions liées à la vie sexuelle ont subi une forte secousse et la question sexuelle a vu se développer de nouvelles formes d'utopie de tendance «illuministe» [c'est-à-dire rattachées à la philosophie des Lumières, Aufklärung]. La crise a été (et elle est encore) rendue plus violente du fait qu'elle a touché toutes les couches de la population et qu'elle est entrée en conflit avec les exigences de nouvelles méthodes de travail qui sont venues, entre temps, s'imposer (taylorisme et rationalisation en général). Ces nouvelles méthodes exigent une discipline rigide des instincts sexuels (du système nerveux), c'est-à-dire une consolidation de la "famille" au sens large (et non de telle ou telle forme de système familial), de la réglementation et de la stabilité des rapports sexuels.
Il faut insister sur le fait que, dans le domaine de la sexualité, le facteur idéologique le plus dépravant et le plus "régressif" est la conception "illuministe" et libertaire propre aux classes qui ne sont pas liées étroitement au travail producteur, et qui se propage de ces classes à celles des travailleurs.
(...)
La question de l'alcool et la question sexuelle sont liées : l'abus et l'irrégularité des fonctions sexuelles est, après l'alcoolisme, l'ennemi le plus dangereux de l'énergie nerveuse et l'on observe couramment que le travail "obsédant" provoque des dépravations alcooliques et sexuelles. Les tentatives faites par Ford d'intervenir, au moyen d'un corps d'inspecteurs, dans la vie privée de ses employés, et de contrôler la façon dont ils dépensent leur salaire et dont ils vivent, est un indice de ces tendances encore "privées" ou latentes, mais qui peuvent devenir, à un certain moment, une idéologie d'Etat, en se greffant sur le puritanisme traditionnel, c'est-à-dire en se présentant comme un renouveau de la morale des pionniers, du "véritable" américanisme, etc. Le fait le plus important du phénomène américain dans ce domaine est le fossé qui s'est creusé, et qui ira sans cesse en s'élargissant, entre la moralité et les habitudes de vie des travailleurs et celles des autres couches de la population.
La prohibition a déjà donné un exemple d'un tel écart. Qui consommait l'alcool introduit en contrebande aux États-Unis ? C'était devenu une marchandise de grand luxe et même les plus hauts salaires ne pouvaient en permettre la consommation aux larges couches des masses travailleuses : celui qui travaille pour un salaire, avec un horaire fixe, n'a pas de temps à consacrer à la recherche de l'alcool, n'a pas le temps de s'adonner aux sports, ni de tourner les lois. On peut faire la même observation pour la sexualité. La "chasse à la femme" exige trop de loisirs. Chez l'ouvrier de type nouveau on verra se répéter, sous une autre forme, ce qui se produit chez les paysans dans les villages. La fixité relative des unions sexuelles paysannes est étroitement liée au système de travail à la campagne. Le paysan qui rentre chez lui le soir après une longue et fatigante journée de travail, veut la Venerem facilem parabilemque dont parle Horace [l'amour facile et toujours à ma portée, in Satires, Livre II, v. 119] ; il n'est pas disposé à aller tourner autour de femmes rencontrées au hasard ; il aime sa femme parce qu'il est sûr d'elle, parce qu'elle ne se dérobera pas, ne fera pas de manières et ne prétendra pas jouer la comédie de la séduction et du viol pour être possédée. Il semble qu'ainsi la fonction sexuelle soit mécanisée mais il s'agit en réalité de la naissance d'une nouvelle forme d'union sexuelle dépouillée des couleurs "éblouissantes" et du clinquant romantique propres au petit bourgeois et au "bohème" désœuvré. Il apparaît clairement que le nouvel industrialisme veut la monogamie, veut que le travailleur ne gaspille pas son énergie nerveuse dans la recherche désordonnée et excitante de la satisfaction sexuelle occasionnelle : l'ouvrier qui se rend au travail après une nuit de "débauche" n'est pas un bon travailleur ; l'exaltation passionnelle ne peut aller de pair avec les mouvements chronométrés des gestes de la production liés aux automatismes les plus parfaits. Cet ensemble complexe de pressions et de contraintes directes et indirectes exercées sur la masse donnera sans aucun doute des résultats et l'on verra naître une nouvelle forme d'union sexuelle dont la monogamie et la stabilité relative semblent devoir être les traits caractéristiques et fondamentaux».
(Antonio Gramsci, Américanisme et fordisme, 1934)
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Même époque.
(Tout) autre ton.
Merci Moine bleu pour ces belles trouvailles !
RépondreSupprimerElles glissent de la rigolade dans ce début de semaine pluvieux
( ça va ? comme un lundi ! comme on disait dans ma jeunesse ! ) Amitiés !
Un seul ennemi : ce monde.
SupprimerUne seule (dernière) satisfaction possible : comprendre cette identité fondamentale de l'adversaire.
Pulsion de mort assumée et choyée, refus d'une praxis ici nécessairement aliénée, pessimisme lucide et désespéré : chouette programme pour une semaine réussie.
On vous embrasse. L'amour est là, qui nous suffit. Et nous ouvre, nostalgique, le souvenir d'autre chose.
"Ce que veulent les ouvriers agricoles c'est du vin loyal... et marchand"
RépondreSupprimerÉnorme !!!
Bonjour l'oxymore. C'est un peu comme "parti communiste français".
SupprimerOu : "partage des richesses"...
Impressionnant de constater comment la vision de Gramsci est juste en tout point (sur le taylorisme, la rationalisation...) et comment il se satisfait d'une telle situation. C'est allier à la finesse de la perception critique un point de vue réactionnaire, anti-sexe, anti-"libertaire"... C'est juste désespérant, en fait.
RépondreSupprimerC'est exactement ça. Cela rappelle les entretiens de Lénine sur (ou plutôt : contre) la libération sexuelle avec Clara Zetkin. Avec la même propension typiquement petite-bourgeoise à s'aligner sur les points de vue les plus conservateurs du populo (avanti !), à fantasmer un prolétariat propre, qu'on oppose à une petite-bourgeoisie bohème, décadente, etc. On comprend d'où vient Clouscard et toute cette merde : de très loin dans le bolchévisme stalinisé. Lénine appréciait aussi, dans un autre registre, la "militarisation" de la jeunesse d'après 14-18. Et on vous fait grâce, dans les années 1930, du regard porté par l'IC sur le "problème homosexuel" : Hocquenghem a bien montré l'insistance absurde des staliniens sur un prétendu lien consubstantiel entre homosexualité et fascisme. Bref : accord tacite des deux totalitarismes de l'époque sur les mêmes questions de mode de vie. Et quand on contemple les débris actuels de l'esstrème-gôche léniniste, il y a en effet des raisons de désespérer. Nous ne parlons pas seulement des staliniens de marché chinois, dont la fascination pour le taylorisme et la haine des décadents "occidentalisés impérialistes" remplit les camps de concentration...
SupprimerCet article vient d'être refuser sur le site indymedia-IMC-Nantes pour je cite :
RépondreSupprimer«texte issu d'un site bien sexiste...»
La question est de savoir QUI avait bien pu le proposer au site d'analphabètes en question.
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