En 1986, Taï Luc, chanteur de La Souris Déglinguée, n'était pas encore le grand spécialiste universitaire de la linguistique Tay qu'il deviendrait bientôt. Ça ne l'empêchait certes pas de penser, toujours, à l'Indochine. Sept siècles très exactement plus tôt, Khubilaï Khan, était quant à lui déjà l'Empereur de toute la Chine, mais ne pouvait davantage décrocher. C'en était même devenu une véritable obsession. Et pour cause : par deux fois déjà (1258 puis 1285 ― voir nos épisodes précédents), au Đại Việt et au Champa, ses armées y avaient connu d'humiliantes défaites, lors même qu'elles faisaient trembler, et avaient soumis, une grande partie du reste de l'Asie. Y en a certains, faut vraiment qu'ils arrêtent. Mais que voulez-vous ! Le produit (le Pouvoir) est bon, quoique tellement fort et dangereux sous couvert d'émollience. Il fait voir les choses autrement, trop périlleusement sans doute. Il donne la fièvre. Il fait oublier qui l'on est au juste, d'où l'on venait et pour y faire quoi, et puis les forces ou capacités spéciales, d'analyse, d'intelligence et d'adaptation qui étaient, à ce titre, et dans ce but déjà oublié, les nôtres. Khubilaï pensa ainsi jusqu'au bout à cette Indochine orientale qui se dérobait à lui, à moins que ce ne fût l'Indochine qui le pensa en définitive (de même que le papillon rêvait peut-être, en définitive, le fameux sage de l'histoire). Elle le perdit, en tout cas, comme stratège de pointe, de même que la Chine impériale (étape préliminaire du processus) l'avait auparavant digéré comme Mongol nomade, recrachant ensuite très loin de lui la puissance d'intuition pastorale ayant jadis été la sienne.
***
Fin 1287, Toghan franchit à nouveau la frontière à Lạng Sơn, à la tête d'une armée de terre de 500 000 hommes épaulée, si l'on en croit les annales officielles Việt, d'une flotte de 620 jonques de guerre. D'après Lê Thành Khôi (cf son Histoire du Vietnam des origines à 1858, p. 188), le nombre de fantassins Yuan pourrait plus modestement être évalué autour de 100 000. L'idée est donc, cette fois, de mener conjointement les opérations sur terre et mer, et de prendre en tenaille les Trần entre le nord du bassin du Fleuve Rouge et la baie d'Hạ Long. C'est justement là, à Vân Đồn, près de l'actuelle Hong Gai, qu'une flotte de ravitaillement mongole se fait surprendre par le général Trần Khánh Dư, qui prive ainsi, d'entrée de jeu, l'armée Yuan d'une énorme quantité de matériels, de vivres et de combattants. Les prisonniers sont relâchés, en sorte que la nouvelle de leur défaite démoralise un peu plus Toghan, déjà soumis, dans les terres, aux rigueurs du climat et de la guérilla (id., p. 189). Le général mongol ne tarde d'ailleurs pas à ordonner la retraite générale. Et pour ce qui concerne la partie navale de celle-ci, il est prévu qu'elle s'effectue via l'estuaire de Bạch Đằng, bras septentrional du delta du Fleuve Rouge.
(Ci-dessus : Situation générale de la zone de Bạch Đằng. Sur la carte de droite, la croix noire sur fond rouge situe approximativement le lieu de l'engagement décisif).
C'est alors que, renouant avec un stratagème qui avait déjà fait ses preuves contre les Chinois trois siècles auparavant, le général Trần Hưng Đạo fait truffer le Bạch Đằng (précisément au croisement actuel des rivières Chanh et Nam et du cours principal de l'estuaire) de gigantesques pieux acérés généreusement garnis de pointes de métal (voir l'image ci-dessous).
À marée haute, la marine mongole passe au-dessus des champs de pieux (invisibles), provoquée par une flotille Việt insolente qui invite l'ennemi à se lancer à sa poursuite en remontant l'estuaire. À marée basse, les Việt font soudain volte-face et contre-attaquent avec violence, faisant refluer en désordre les navires Yuan, qui s'encastrent sur les pieux, se disloquent et coulent.
Notre vieille connaissance, le général Omar (O-ma-nhi, pour les Việt) est fait prisonnier. Il sera, immédiatement après, victime d'un très étrange accident maritime (et plus vraisemblablement exécuté discrètement, par noyade, les Trần lui reprochant depuis la guerre précédente de 1285 un certain nombre d'atrocités gratuites commises sur les champs de bataille). 100 jonques sont détruites, 400 autres capturées.
Dans la foulée, le roi Trần Nhân Tông, en position de force pour négocier, envoie à Pékin une mission chargée du port du tribut. Puis, dès l'année suivante, en 1289, il relâche tous ses prisonniers. Il semblerait alors que Khubilaï se soit lassé de ces dernières déconvenues militaires et qu'il ait accepté faute de mieux le tribut Trần. Mais il semble en même temps (comme dirait l'autre crétin) qu'il préparait encore au moment de sa mort, en 1294, une nouvelle expédition contre le Đại Việt, et que ce dernier projet n'ait été ajourné que par son petit-fils Timür, qui lui succéda (1295-1307) sur le trône impérial. La guerre interlignage faisait alors toujours rage entre les descendants de Gengis Khan. L'ögödeïde (c'est-à-dire : descendant d'Ögödeï, troisième fils de Gengis Khan) Qaidou menaçant depuis 1275 la suprématie du Khan de Chine (Khubilaï est issu, lui, de la lignée de Tolui, plus jeune fils de Gengis Khan), il appartenait à Timür de continuer contre lui la lutte intrafamiliale cruciale que son grand-père n'avait pu achever. Les sources s'accordent en tout cas à présenter comme durablement pacifiées, voire même amicales, les relations que le Đại Việt et la Cour mongole entretiendront désormais (voir là-dessus, entre autres références modernes, Grousset, L'empire des steppes, op. cit., p. 358, et le stalinien Nguyễn Khắc Viện, Viêtnam, une longue histoire, op. cit., p.50).
ÉPILOGUE
Lorsqu'en 1292-93, Khubilaï lança contre Java une grande expédition navale (qui devait d'ailleurs échouer lamentablement, les unités Yuan se trouvant forcées de réembarquer en catastrophe, trahies qu'elles furent par Raden Vidjaya, précédemment leur allié dans la lutte contre un premier adversaire, et futur fondateur de la l'Empire de Madjapahit), il était sans doute formellement le «maître des côtes de l'Indochine», comme l'écrit Jean-Paul Roux, dans son Histoire de l'Empire mongol (p. 389). Mais à quel genre de «maître» exactement interdit-on, comme le firent alors les Cham, un libre accès à ses propres terres ? «Au moment de l'expédition punitive contre Java en 1292, note ainsi D.G. Hall, les Cham veillèrent à ce que les éléments composant la flotte mongole descendent le long de leurs côtes sans jamais débarquer sur leur territoire» (in A History of South-East Asia, p. 208). Comparons une telle situation à celle en vigueur à la même époque dans d'autres possessions de l'Empire : en Corée, par exemple. Celle-ci ne «fut plus dès lors (les années 1260) qu'une province mongole sous des rois indigènes. Ceux-ci, mariés à des Mongoles, fils de mères mongoles, conseillés par des résidents mongols, étaient, au bon plaisir du Khan, appelés à Pékin, exilés, déposés. Ils parlaient la langue, portaient le costume des Yuan, ils n'avaient plus rien de coréen» (Courant, cité par Grousset, in L'Empire des steppes, op. cit., p. 356). De fait, la résonance très contemporaine de l'emploi par Grousset du terme d'«expéditions coloniales» pour qualifier l'intervention khubilaïde en Asie du Sud-Est est impressionnante. Qu'on rapine, ou qu'on défende ensuite le fruit de sa rapine, il s'agit toujours dans une expédition coloniale d'assujettir des populations radicalement différentes et hostiles, tentées ou pas d'assumer un quelconque «destin national», une souveraineté formelle rien moins qu'automatique. Le piquant de la chose est qu'un tel désir, frappant d'abord les «élites» bourgeoises et lettrées de ces populations (le camarade Ngô Văn a écrit, pour ce qui est du Vietnam, des pages fort éclairantes à ce sujet), ledit désir se voit immanquablement exacerbé et diffusé par la réalité insupportable de la pression et/ou de l'occupation étrangères. Voilà ce que Khubilaï, au nom de la domination chinoise sur cette partie de l'Asie, qu'il prétendait assumer, dut affronter au Champa, au Đại Việt, chez les Birmans ou les Shan.
Autant de difficultés, voire d'échecs, certainement. Autant aussi, justement, de poids et d'influence durables sur la recomposition régionale concernant ces zones. La terre birmane revient bientôt aux Tay, l'Indonésie change de maître, le Đại Việt et le Champa, ennemis pourtant irréductibles, se réconcilient quelque temps sur le dos des Yuan, passant pour la première fois des alliances matrimoniales au sommet : La princesse Huyền Trân est ainsi promise en 1301 par Trần Nhân Tông à Chế Mân (l'ex-prince résistant Cham Harijit) au grand dam de la partie la plus xénophobe de la noblesse et des lettrés, dénonçant l'union d'une Việt et d'un «barbare». Le Champa cède même deux districts aux Việt, au nord du Col des Nuages, ce qui ― pour installer présentement la paix ― ne manquera pas, plus tard, de déclencher la guerre.
Autant de conséquences, directes ou indirectes, de la présence mongole en Chine du Sud, puisque la victoire de Khubilaï sur celle-ci impliquait dialectiquement que ce dernier se soumît à elle, que la Chine absorbe en quelque sorte le négatif mongol (pastoral) s'exerçant d'abord offensivement sur sa civilisation sédentaire, agricole, centralisée et bureaucratique. Des armées chinoises, ou au moins sino-mongoles (comme l'indiquent toutes les sources), voire même sino-coréennes, voilà ce qui déferla sur l'Indochine comme sur le Japon, avec le même (manque de) succès militaire à long terme mais un même impact diplomatique : l'influence maintenue d'un Empire Chinois, unifié, pour la deuxième fois de son histoire, et cette fois à la faveur d'une invasion étrangère, «barbare». L'Histoire, comme dirait Hegel, et n'en déplaise à tous les nationalistes de l'univers (aux staliniens chinois actuels, en particulier) a parfois de ces ruses et de ces ironies. Le temps de Khubilaï ne fut donc certainement pas pour la Chine le temps de l'éclipse hors de ses frontières terrestres. Et les Ming, sitôt remis en selle, à la chute finale des Mongols, auront beau jeu de repartir à l'assaut du Đại Việt. Ils s'y casseront d'ailleurs, eux aussi, les dents.
En ce qui concerne la figure singulière de Khubilaï elle-même, les contretemps indochinois susmentionnés ne sauraient faire oublier sa double réussite essentielle, à savoir la maîtrise totale en Chine et, presque totale, sur les siens. Arik-Böke, le premier frère lésé (voir les premiers épisodes), puis Qaidu (avec qui la guerre ne s'éteint pas du vivant du Khan mais qui est, au moins, maintenu en respect) incarnent deux réactions violentes au transfert historique du centre de gravité impérial mongol, suivies toutes deux, finalement, de leurs cruels désastres et désaveux. Timür, le petit-fils, «dernier homme de valeur de la dynastie mongole en Chine» (Grousset, L'Empire des steppes, op. cit., p. 391), jouira encore, peu de temps, jusqu'à sa mort en 1307, du rêve réalisé par son grand-père. Un rêve auquel il aura ajouté de vivre à peu près en paix avec ses fougueux voisins.
T'as compris ce que j't'ai dit
ou il faut que j'te répète ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire