Aristote, à l'ancienne.
Vous imaginez, vous, causer de vote utile à un Grec de l'époque
classique, par exemple, un citoyen d'Athènes ? La notion eût sans doute provoqué son incompréhension, voire déchaîné sa fureur. C'est que l'utilité, telle que nous
l'entendons, se trouvait associée, pour lui, aux seuls objets utiles, donc à la technique ou à l'art de produire ces objets utiles, autrement dit à une
sphère d'activités symboliquement dévalorisée, réservée aux esclaves. Certes,
Aristote, imaginant un temps où les navettes (autrement dit : les instruments de travail) se déplaceraient toutes seules, ne repousse, de fait, pas la notion
d'utilité en soi autant que la notion de travail. Ce n'est pas tant que
l'utilité ait été en soi dévalorisée par les Grecs, ce qui serait
absurde : c'est plutôt que l'existence extérieure, autonome, de l'utilité
faisait problème pour eux dans le cadre d'une conception associant directement
chaque objet (naturel ou artificiel) à sa cause finale, et pour une physique posant
qu'à chaque chose doit se voir associé ontologiquement un certain lieu, une destination
essentiellement adéquate. Le lieu ou la fin de la pierre est contenu dans son concept : la pierre parfaite, achevée, est celle qui a gagné le sol, du fait de sa pesanteur ou de sa lourditude, comme dirait Ségolène Royal. Outre cette cause finale, chaque chose, de même, avait aussi sa cause
matérielle (tel ensemble de briques, tel mortier n'auraient ainsi pu être proprement
dits "utiles" à la construction d'une maison, ni, encore :
telle maîtrise technique formelle de maçonnerie, etc).
En sorte que cette puissance électorale (le vote)
dont nous parlions plus haut pour l'opposer à notre "vote utile", cette
puissance de vote caractérisant le citoyen athénien, le caractérisant tout entier, suffisant presque à le
définir, bref en constituant une sorte de cause
finale démocratique, aurait moins que tout le reste pu se voir
ramené à une utilité quelconque.
La démocratie, alors, ce même citoyen l'aurait-il
davantage assimilée à un fait de culture ? Assurément oui, mais à
condition d'entendre seulement par "culture" l'ensemble des aspects
intellectuels d'une civilisation, ou, de manière plus extensive, l'ensemble
des formes acquises de comportement dans cette civilisation donnée : l'ensemble
des habitudes suffisant à la spécifier, depuis les productions
artistiques ou religieuses les plus ésotériques jusqu'aux normes régissant les
échanges et les rapports les plus ordinaires de l'existence quotidienne. Ces
habitudes - cet éthos, dont parle
Aristote dans son Éthique à Nicomaque, constituent bien ici
une forme de "seconde nature", ce dont notre conception
contemporaine de culture collective
paraît à première vue se rapprocher. Mais là encore, il paraîtrait impossible de définir l'utilité
précise d'un tel complexe culturel. Quelle serait, par exemple, l'utilité
exacte des Mystères d'Éleusis ? L'utilité de Zeus ? Comment appréhender
en termes d'utilité le respect scrupuleux (dans les banquets, les
symposion, ces beuveries dont certains dialogues de Platon fournissent l'image) d'un certain
nombre de moments codifiés se succédant invariablement ? L'art grec (de la statuaire) implique la présence réelle, partout dans la matière, de
l'esprit. Qu'on compare un tel art et son critère de validité à ce que l'on
nomme aujourd'hui les arts décoratifs (ou le design) qui prétendent plutôt réunir médiatement fond et
forme en tant que séparés, l'élément artistique ne valant plus comme simple
présence à soi de l'esprit mais justement en tant que cet esprit est, là, tout autre que
lui-même, extérieur à lui-même, qu'il renvoie à une fonction extérieure, bref :
en tant qu'il est utile. Or, dans la sculpture grecque, note Hegel dans
son Esthétique, la matière
inorganique n'est pas travaillée comme " quelque chose d'étranger à
l'esprit, de manière à en faire un simple entourage approprié à son usage.
"
Autrement dit : à son utilité.
Il ne s'agit pas de redevenir grecs, bien entendu. Juste de rappeler, à nos démocrates citoyennistes-fanatiques d'aujourd'hui, cette simple différence opposant liberté des Anciens et des Modernes, pour reprendre la dichotomie de Benjamin Constant : celle des droits politiques et des droits civils, ces derniers étant présentés aujourd'hui, par les libéraux, avec des trémolos dans la voix, comme l'alpha et l'oméga de toute liberté possible. Les fascistes et les républicains, quant à eux, s'enthousiasment volontiers pour les premiers. Bref, les uns comme les autres pataugent, de fait, en plein fantasme, en pleine reconstruction stupéfiante politique et mentale. Nous les brisent menus, donc : 1°) cette idée de culture républicaine offrant l'aspect de strates sédimentées de modèles comportementaux
intangibles, renvoyant à une stabilité sub-lunaire parfois contrariée (en
regard du mouvement parfait des astres célestes) et que l'excellence politique du
philosophe aura justement vocation à affermir - le respect des lois et
exigences de la Cité n'impliquant ici aucun choix individuel d'épouser la
norme parce que ce me serait utile (au terme d'une réflexion intégrant
délibération ou calculs d'intérêts subjectifs). La délibération, concrète,
prudente, certes, peut et doit intervenir. Elle a sa place dans la théorie. Mais alors, ce qu'Aristote a en vue, une fois de plus, ce n'est pas l'utile, ou l'intéressant au sens où nous l'entendrions. Ce serait, de manière
générale, le Bien, un Bien polysémique chaque fois adapté aux natures (aux essences)
diverses qui tendent vers lui et, du même coup, vers la réalisation
d'elles-mêmes.
2°) de l'autre côté, l'autre sens - utilitaire, contemporain et libéral : macronien - du mot "culture"
: celui d'une affirmation subjective et individuelle de soi, permettant en permanence d'afficher une place hiérarchique, et de tirer son épingle du jeu, au sein de la grande malice économique généralisée.
Penser une utilité de la culture, de fait, ne
pourra être possible que dans un cadre sociologique faisant enfin sa
part de dignité et d'essentialité au travail, d'une part, à
l'individualité psychologique, d'autre part. Ce sera évidemment le cas de la
société moderne, de ses théories atomistiques du contrat social et
d'un prétendu état de nature individualiste, autant que de son apologétique
permanente, corrélative, de la souffrance et de l'effort. À cette apologétique, la culture classique
- ce qu'on appelle fort justement les "humanités" - a toujours paru
suspecte : le mépris des philosophes grecs pour le travail utile n'a jamais été
oublié ni pardonné. Il a toujours été considéré avec inquiétude, sur le mode du danger
latent. Le sociologue Bernard Charlot a ainsi étudié, dans un ouvrage devenu célèbre,
l'évolution théorique anarchique des positions bourgeoises relativement au
degré minimal de culture utile à inculquer aux ouvriers au cours du
19ème siècle. Trop peu de culture (à la limite de l'analphabétisme) impliquait
des catastrophes de production massives (Charlot étudie le cas des secteurs de pointe, du genre de l'horlogerie). Trop de culture inutile
entraîne potentiellement, à l'inverse, un surcroît d'indépendance, d'autonomie, voire de
rébellion de la part du jeune ouvrier. En sorte que la fluctuation de l'utilité
culturelle suit ainsi invariablement celle de la mise en valeur du monde.
L'émergence de ce cadre social utilitaire signe
nécessairement la ruine historique du cadre précédent, : mythique, statiquement
éthique, etc. Elle implique une division du travail toujours accrue, et des rapports
d'échanges radicalement différents, au sein desquels l'utilité spécialisée,
la valeur d'usage de ces échanges (et des marchandises qui leur
correspondent) revêtent toujours davantage d'importance et de précision. Dans son célèbre Essai sur le don, relativement au stade hypothétiquement le plus archaïque de l'échange - comparé à un stade plus évolué (le Potlatch) - Marcel Mauss s'autorise "à concevoir un
régime qui a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la
prestation totale (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne
sont pas encore parvenues au contrat individuel pur". Dans les
économies et les droits ayant précédé les nôtres, précise Mauss, "ce
ne sont pas les individus, ce sont des collectivités qui s'obligent
mutuellement, échangent et contractent". Et "ce système d'échanges, ajoute-t-il encore,
implique un ensemble de biens et de richesses : festins, rites, femmes,
enfants, foires provisoires, etc, bref : pas exclusivement des choses utiles
économiquement." Autrement dit, un lien est ici établi entre la
progression vers un contrat individuel passé entre partenaires et l'utilité
croissante reconnue aux choses échangées par contrat. Auparavant, si l'on rappelle,
ne fût-ce que de manière très générale, le fonctionnement du Potlatch
(cérémonies de don et contre-don) étudié par Mauss, le mépris pour la
valeur d'usage des objets échangés, voire leur destruction massive, y
était courants, afin d'obliger, c'est-à-dire de prendre l'ascendant politique,
symbolique, économique sur un concurrent incapable de surenchérir sur les cadeaux
reçus. Tout cela formant la culture, entendue au sens d'un système de prestations
totales ne différenciant aucun de ses moments, ne fractionnant aucune de ses
représentations en régions mentales isolées (économie ou religion ou
art, ou politique etc). Ici, la culture compacte d'un peuple apparaît donc
toute entière tournée contre l'utilité (les objets sacrifiés ayant bel
et bien une utilité reconnue : canoës, peaux de bêtes, etc). La culture
intervient en raison inverse de l'utilité, la garantie mythique d'une
pérennisation de la société étant précisément conquise sur le mépris affiché
envers une utilité d'objets renvoyant, elle, à la fausseté radicale du monde
des hommes (du moins à sa non-effectivité en regard du pouvoir des esprits et
des dieux, et donc à l'inutilité de s'y attacher exagérément).
Précisément, c'est bien le manque de contrôle sur un
Destin nébuleux, sur des raisons inaccessibles aux hommes, inscrites dans la
nécessité de cycles insondables, qui semble ici entraîner ce mépris culturel de l'utilité.
Mais, d'un autre côté, dans la société mythique,
l'institution du sacrifice ne signifierait-elle pas déjà une forme
d'instrumentalisation utilitaire dont témoignerait toute pensée magique ? Le
chamane, autant que le prêtre de Zeus, n'obligent-ils pas les esprits
suprêmes vers lesquels ils se tournent, et à qui ils offrent des présents, en les
forçant, à leur tour, à obéir aux hommes, à satisfaire leurs désirs ? Bref,
cette culture, ainsi basée sur une manipulation subtile, inversée, des
divinités qui dominent formellement les hommes, ne tendrait-elle pas, malgré
tout, vers une utilisation optimale des dieux par ceux-ci ? La thèse
d'Adorno et Horkheimer, dans La
dialectique de la raison, relativement
à l'Odyssée et au personnage d'Ulysse, est à ce titre éclairante : Ulysse
serait, au fond, le proto-bourgeois individualiste confiant dans le pouvoir
désormais autonome de sa propre raison. Il serait l'homme de la Ruse, roulant en permanence les dieux
(Poséidon, par exemple) sous couvert de satisfaire formellement à tous les
sacrifices qui leur seraient dus. Ulysse serait aussi, et surtout, ce fameux Personne
de l'épisode du Cyclope Polyphème, c'est-à-dire l'individu qui, en se séparant
brutalement de sa culture mythique d'origine (dont le cyclope serait un malheureux
résidu), aurait dans un même mouvement contradictoire de victoire et de chute,
de maîtrise et de perte, gagné un nom autant que son anonymat adéquat. Je suis Personne : la perte de la
culture mythique, le mépris belliqueux envers cette culture, se traduisant, en
particulier, par une tendance cartographique d'Ulysse destinée à le
faire se reconnaître et s'orienter, désormais, dans un espace maritime où
autrefois l'étrangeté et le mystère mythique écrasaient dans la terreur toute
possibilité individuelle. Après avoir utilisé les dieux à son avantage,
et donc fait disparaître ceux-ci comme puissances dominantes, Ulysse prend ainsi
possession de son espace, un espace familier autant qu'il est utile. Le
paradigme d'une nouvelle culture apparaît. Et cette apparition même, signifiant
le vieillissement du paradigme mythique précédent, renvoie aussi à une nouvelle
signification de la culture.
(à suivre)
En désordre, parce que, cher Moine, vous balancez là une grenade théorique à fragmentation. Et relier tout ça implique tellement d'énergie.
RépondreSupprimerBien d'accord sur le blocage grec par la cause finale. La représentation d'Ulysse comme dribbleur du fatum et aiguillon personnel de la liberté par la négation en est bien séduisante. Il faudra attendre Spinoza pour son dépassement, mais vers une indéfinition positive qui mêle la double critique du fini temporel et de la définition notionnelle. Véritable saut qualitatif (que d'aucuns diraient "moderne") et source de la dialectique avec sa reprise par Hegel, hélas elle-même aspirée dans l'eschatologie abstraite du Savoir absolu. On connaît mieux le pari de son renversement marxien non dépourvu d'eschatologie, quoique volontiers concret et même pratique. Il nous revient de reconsidérer "la classe" et même celle "de la conscience". Je n'ai pas de solution, mais désociologiser l'affaire me semble incontournable.
Quant à l'utilité, il m'apparaît de plus en plus clair que sa réduction aux réquisits de la survie dite "matérielle" est une facilité durable. J'en vois une preuve dans le fait que le développement initial du capitalisme (et les connaisseurs des sociétés primitives – pardon, "préalables" – en trouvent d'autres* où la distinction entre utilité et culturel est bien difficilement opérante) s'était découvert par le commerce international des produits luxueux de dernières nécessités, le poivre, les tissus orientaux... et pas tellement sur celui de l'esclavage : la Hanse océanique, la nécessité de l'actionnariat.
Le Potlatch avait aussi pour fonction d'éviter des guerres.
Sur la démocratie en Grèce antique, j'ai lu une composition sociale (un peu de sociologie tout de même) faisant apparaître que la moitié de la population d'Athènes était sous régime d'esclavage et que Aristote et son épouse en disposaient de 20 à eux seuls.
Aristote again, sur le jeu, la poésie-création et le travail, et l'activité en général, voir le passage sur les 5 dispositions de l'âme. (Éthique à Nique, Livre 4, chap. 3 et 4) : "L'art aime le hasard comme le hasard aime l'art." Τέχνη τύχην ἔστερξε καὶ τύχη τέχνην.
Bon v'là. J'me la pète peut-être mais c'est pour la bonne cause... décisive.
* https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/les-usages-de-la-terre-cosmopolitiques-de-la-7
"Blocage par les causes finales", dites-vous ? Pour nous, Aristote est un camarade malgré tout, malgré lui, malgré - exemple ignominieux - l'esclavage en vigueur chez les Grecs, qu'il défendait, les esclaves étant précisément dits par lui : "praktikon organon" ("instruments utiles"). Mais, justement, avançons là-dedans. Les esclaves, pour Aristote (voir : "Les Politiques") sont très clairement des hommes comme toi et moi. Nulle part chez lui, cette incertitude spectaculaire quant à la possession ou non - chez les esclaves - d'une âme. Nulle part cette tendance à les exclure de l'humanité, comme chez les curés de Valladolid réfléchissant saintement à toutes ces belles questions humanistes au sujet des Indiens, ou des Nègres. Les esclaves, selon Aristote - pur physicien - suivent simplement leur cause finale malheureuse, en quelque sorte. Nous retrouvons, donc, toujours, ce problème de la cause finale. Y en a-t-il un autre ? Non, il n'y en a pas d'autre. Mais un renversement UTOPIQUE de la cause finale, dépassant l'aberration aristotélicienne, n'est pas absurde : opposée à la seule cause qui subsiste après Galilée et Descartes (la cause efficiente, autrement dit mathématique : celle des rapports neutres entre des masses, dans un espace sinistre vidé de Dieu, comme disait Pascal), la cause FINALE aristotélicienne - renversée, bien sûr - révèle soudain toute sa richesse subversive. Car, cher Schizosophe, POUR QUOI (cause finale) au juste sommes-nous et nous agitons-nous sur cette terre ? Un cartésien, ou un indigène de la république (c'est pareil) vous renverra, là, à l'obscurantisme, à l'ESSENTIALISME d'une telle question du pourquoi. Or, c'est précisément cet essentialisme-là qui nous fait bander. Bien à vous.
SupprimerCause finale renversée, liberté comme contrariété volontaire de son propre destin... hum !, je n'avais jamais imaginé ça. Séduisant comme votre lecture d'Ulysse.
SupprimerQuelque chose comme : étant reconnu l'ensemble des déterminations qui m'incombent et qui nous incombent pétons-les ? (parlons meilleur) ; pierre par pierre, mur par mur... ? Je n'ai pas encore lu de tag "Renversons la cause finale", ça pourrait arriver.
Pendant ce temps, les annonciateurs de ce qui vient, racketteurs du label ingouvernables, proposent un "communisme sensible" "par-delà individu et société", voir la pub de leur imminent Maintenant. Oui, oui : "par-delà" rien que ça.
En réalité, cette subversion de la cause finale est présente en puissance chez Aristote, dans sa conception - justement - de la puissance : de la potentialité. Puissance (possibilité) et Acte (réalisation, réalité) ou : Matière (puissance) et Forme (réalisation). Telle est la tension, absolument prometteuse, au plan utopique, entre ces deux pôles, entre lesquels Aristote ne se décide jamais clairement. L'âme, en particulier, est présentée par lui comme "réalisation" (forme) du corps ("matière") : pas d'âme sans corps, pas de séparation possible entre ces deux moments d'une même finalité. Autrement dit, la finalité d'un corps, c'est d'être animé. L'âme serait la cause finale d'un corps. Inversement, la matière - ultra-plastique - serait la condition évidente d'apparition de l'âme, de son propre auto-développement en âme, si on peut dire (c'est cette voie-là que l'arabe Averroës radicalisera, permettant ensuite Giordano Bruno ou Spinoza, et son "âme, idée du corps"). Pour en revenir à l'utopie, l'intérêt de tout cela est la considération suivante : tout homme, toute femme EST TOUJOURS PLUS que ce qu'il-elle est en acte. Sa puissance (ce qu'il pourrait être) est toujours en excès relativement à son acte, sa réalité actuelle. La matière (comme dynamisme, comme puissance) suscite ses propres formes successives, toujours dépassées, remises en cause. La cause finale de l'homme serait ainsi cette indéterminé fondamentale, tendant malgré tout vers un certain développement idéal, asymptotique, utopique. Reconnaissons que ce matérialisme-là (spéculatif) vous a une tout autre gueule que le "matérialisme" surdéterminant, éternisant et conservateur, du structuralisme contemporain. C'est cette idée aristotélicienne d'excès utopique de l'être sur lui-même que Deleuze aura reprise (sans le dire évidemment) pour la pourrir dans le sens d'un matérialisme "intégral", refusant la tension nécessaire de la matière vers l'esprit, vers l'âme, au profit d'une très "spinoziste" univocité de l'être. Et depuis quand l'esprit ne serait-il pas de l'être ?
SupprimerOuaip, comme quoi les lecteurs contribuent au texte. J'ai toujours retenu d'Aristote une attitude de tempérance, quoiqu'il en pince pour la colère comme vertu. Souvenir que vous reconnaissez en marquant qu'il "ne se décide jamais clairement". Mais tant mieux s'il donne matière – serait-ce malgré lui – à renversement par excès du potentiel sur l'acte. Mézalor l'utopie en est toute dialectisée, puisque réalisable. N'empêche, le phronimos ne se garderait-il pas d'un "potentiel" dopage à l'hélium (ou plutôt au pneuma), autrement d'un risque de foi ?
SupprimerEffectivement une bien plus belle gueule que son pourrissement bergsonien rétroactif et extensif et que le mécanisme surdéterminant.
À la faveur de votre article prolongeant celui-ci, j'ai relu (ça faisait quelques décennies que je ne l'avais pas fait) les pages sur le maître et l'esclave (la trad. de J.-P. Lefebvre, à défaut d'Hyppolite c'est Bourgeois ou un althusserien germaniste, choisit "valet" et ça n'y change pas grand-chose à ce degré d'abstraction). Incidemment, Moine, vous me faites bosser, mais quel bonheur en l'occurrence ! Et bien évidemment, ce qui saute aux yeux est qu'il lui arrive plein de trucs à l'être, de n'être pas ce qu'il sera et de n'être jamais plus ce qu'il était. Au contraire d'une "voie toute tracée" donc, fût-elle singulière. Ce que bien entendu on ne peut pas simplifier en écoulement rhizomique.
Voir également, deux très belles études : Bloch, évidemment, sur "Avicenne et l'aristotélisme de gauche" et aussi (plus timoré, comme d'habitude, mais très précieux quand même): l'étude sur la "Métaphysique" d'Adorno (cours des années 60 sur Aristote annonçant la Dialectique négative). On y voit bien comment, au fond, tout le problème de la philosophie est déjà là : comprendre la correspondance, l'influence possible réciproque de la matière et de la forme.Si elles sont à ce point séparées (Platon), alors, moque Aristote (Métaphysique A9), comment passer de l'une à l'autre au juste, et dans quel intérêt (cas des dieux épicuriens, existants mais autarciques)? Aristote ruine donc Platon et ses idées intelligibles (en imposant la nécessité de l'union forme-matière en tout)mais sauve - étrangement - le maintien prestigieux de la Forme. La forme reste le plus important, le fondamental... même s'il n'y a de forme que le sujet le plus individualisé ! Autrement dit la forme ex-platonicienne de la pierre en général survit - comme forme, comme substance hiérarchiquement supérieure - dans cette pierre-là devant moi, ultra-déterminée... Comprend qui peut, ou pas. Platon abattu et sauvé dans le même mouvement (Adorno reprend cette idée d'un sauvetage dialectique de la métaphysique).
SupprimerLa matière, quant à elle, est aussi explicitement dite "substantielle", première, fondamentale par Aristote mais comme "dynamis", comme indétermination à la fois passive (attendant sa forme) et active (développant sa forme : et c'est là ce qu'Averroès, comme on l'a dit, retiendra avec Avicenne ou Avicébron). Bref, Aristote est le penseur glorieux de la puissance, du possible opposé à l'acte, ce que toute la philosophie "majeure" (jusqu'à Spinoza et Hegel) s'est ensuite évertuée à détruire. Chez Spinoza, le "possible" n'est qu'une ignorance de l'esprit, chez Hegel, si c'est possible ça doit être réel. Entre les deux, Kant : le possible existe vaguement, comme catégorie de la modalité, c'est-à-dire en rapport au sujet de la connaissance vis-àvis de son objet. En clair : il n'y a pas d'objet en soi possible ou pas possible : quand je juge un objet possible, c'est avant tout de MOI, et de mon degré relatif de connaissance (quant à l'objet) que je cause. Aristote, tout indécis, soit-il, fait donc figure d'exception utopiste et objectivement possibiliste.
Est-ce qu'au fond on ne retombe pas dans le même pataugeage avec l'abstentionnisme libertaire ? D'un côté, on a le discours de principe « Voter, c'est se choisir un maître, etc. » et de l'autre le pragmatique « X ou Y ne changera rien, car ce sera ou bien un accompagnateur zélé de la dernière mue en date du capitalisme mondialisé, ou bien un fort en gueule qui devra s'y plier ou s'écraser ». Soit d'une part quelque chose d'absolument périmé, tant il doit rester peu de votants assez candides pour envisager que le candidat de leur choix se lie à eux via ses promesses. Et d'autre part une totale inconsistance, puisque dans l'optique du choc nécessaire tant attendu, celui qui ferait enfin bondir la grenouille, resterait tout de même à déterminer ce qui serait le plus efficace dans la situation historique : la cruauté froide et sans fard des réalistes qui accélèrent votre broyage scientifique, ou le sabordage sur mer démontée du volontarisme qui devait vous porter vers d'autres horizons. Soit certes deux impasses, mais qui ne peuvent tout de même pas être renvoyées dos à dos (même si on est d'accord que la première est nettement moins improbable que la seconde).
RépondreSupprimerJ'en suis à me demander si justement ici ne perce pas le caractère profondément « inutile » du discours libertaire, mais cette fois dans le sens « impuissant », dans son incapacité à porter en lui un changement actualisable, tant il semble principalement s'acharner à établir qu'au-delà d'actions toujours complètement sous-dimensionnées on ne peut qu'attendre : attendre que l'histoire, au bout de tout, finisse par tomber sur ses vues comme le dernier possible pour la persévérance de l'humanité. La mascarade citoyenniste ferait alors face à une autre, aux grimaces bien moins rigolotes.
Pour nous, au-delà même du vote bourgeois qui est une pitrerie (de ce point de vue-là, nous ne sommes pas libertaires mais très classiquement anarchistes), c'est surtout ces deux écueils que nous voudrions pointer :
Supprimer1°) apologie des droits civils (macroniens, libéraux) en guise de toute liberté possible et concevable (je fais ce que je veux, je suis libre, tout seul, etc).
2°) apologie de l'État, de la Souveraineté populaire, des droits (et devoirs) politiques collectifs (Rousseau, Mussolini, etc).
Il y a quelque chose - à réfléchir - entre ces deux "libertés" : celle des Modernes et des Anciens. Une liberté dialectique. Une liberté difficile. Sociale. Marxiste. Freudienne.