Voilà donc, chers amis ! la nature du processus historique menant d'une culture de
l'utilité à une utilité de la culture. En suivant Hegel, nous avons rappelé comment la vie primait chez lui la liberté : comment, ayant préféré une fois
pour toutes la vie à la liberté, l'Esclave - c'est-à-dire le citoyen-électeur contemporain
- plaçait désormais au-dessus de tout, c'est-à-dire considérait comme son
essence même la culture, ou la civilisation, c'est-à-dire justement cette
préférence, hypostasiée, de la vie à la liberté.
Cette conclusion
est très proche, on l'a déjà répété un million de fois, de celle du Malaise dans la culture, de Freud. C'est là, à notre sens, que le
fondement anthropologique d'une utilité suprême de la culture, comme
idéologie spontanée ou immanente, pourrait être cherché.
On pourrait dire
qu'en régime moderne individualiste, chaque époque promeut sa culture
utile, mais qu'à toutes époques, néanmoins, la culture apparaît identiquement comme
divertissement (au sens de Pascal). On connaît l'inquiétude pascalienne d'un
Dieu qui se cache, désormais, dans une étendue cartésienne ou spinoziste vide, neutralisée,
réduite à de purs rapports mathématiques. Cet espace, avec la culture qui lui
correspond, est désormais un espace utile, en deux sens : d'abord,
chacun sera pour son semblable, au gré des lois de l'attraction, un moyen, ce
moyen devenant une fin externe, définissant une nouvelle essence de rapport, et non plus de qualités intrinsèques (comme dans la physique grecque). C'est ainsi que Kant, par exemple, expliquera la
constitution mécanique (sociable-insociable) des sociétés. Ensuite, et nous revenons là à Pascal, parce que
dans un tel espace vide, pour éviter l'ennui ou l'angoisse, l'utilité doit
partout se manifester, et la culture, divertir. Tel est le rôle transcendantal
de la culture : éviter de rester seul avec soi, ce qui pourrait déboucher sur
la prise de conscience suivante : mon essence humaine dépasse ce simple rapport
à des choses utiles, à un espace neutralisé, vide de Dieu et d'espérance. C'est
en présence d'un objet soudain devenu inutile, parce qu'il est endommagé, c'est
dans ce nouveau regard jeté sur l'objet inutile (brutalement dissocié de
sa fonction) que je prends conscience de sa pure présence, et de la mienne.
Cette dissociation de l'objet et de son utilité première sera le principe critique
du Ready made de Duchamp. Dans le détournement ironique de cette utilité
objective auparavant soi-disant transcendante, je relativise aussitôt,
radicalement, tout usage, toute utilité. Je restitue à l'utilité toute sa
contingence. J'accède aussi, par là-même, en échappant à cette utilité des
choses, à une destination toute autre de mon être, voire à une absence
radicale de destination, ce qui serait bien pire en termes de productivité. Car
je ne me réaliserais plus, alors, essentiellement dans le travail utile,
conformément à la morale ambiante, celle de l'esclave hégélien affranchi. C'est
toute une culture moderne qui risque ainsi de s'effondrer, sous la poussée
d'une telle angoisse nouvelle.
L'utilité des
choses offre donc une utilité bien plus radicale, si l'on peut dire :
elle a pour fonction d'occuper les hommes dans ce travail de production
utilitaire, d'éviter qu'à leurs "moments perdus", comme dit le très
raisonnable principe bourgeois, ces hommes se rappellent qu'ils sont à la fois
des êtres irrémédiablement mortels, mais aussi des êtres instinctuels,
mûs par des pulsions naturelles très imparfaitement réduites par la culture. Ce
retour du refoulé naturel mettrait en péril la culture en question. Mais Freud,
tenant par excellence de cette thèse pessimiste, croit malgré tout encore,
outre cela, à une utilité intrinsèque du travail productif : il s'agit encore, pour
lui, par le travail, de subvenir aux besoins réels, et incontestables, de
l'humanité. Les objets du travail sont ainsi toujours fondamentalement utiles,
réduisent toujours partout la nécessité (anankê) qui conduirait sans travail les
hommes au manque, à la famine, à la mort : si on laissait libre cours au
principe de plaisir, et donc à l'oisiveté généralisée. La marchandise a donc,
chez Freud, encore une valeur d'usage derrière
l'utilité fondamentale consistant à maintenir le travail afin d'occuper
l'espace pulsionnel des hommes, et ainsi maintenir la culture, la civilisation. La critique de
l'industrie culturelle contemporaine refuse cette position. Il est bien évident
qu'au regard de l'avancement technique dont dispose le monde contemporain,
produire des objets simplement utiles à notre survie quotidienne serait
désormais bien plus facile et rapide, si cette utilité élémentaire était vraiment
le but très honorablement humain de la civilisation présente. Il semble plutôt
que la culture utilitaire d'aujourd'hui suscite sans discontinuer de nouvelles utilités
factices, à satisfaire soi-disant impérativement, mais en réalité dans un
but unique largement inconscient : celui d'empêcher la croissance de l'inquiétude
inutile, de conjurer le spectre d'un désir radical impliquant, par sa
violence, le bouleversement complet de la société, notamment des conditions et
rapports de production. De conjurer, en somme, une libération du désir risquant
de s'effectuer contre les soi-disant utilités de la culture, de l'industrie
culturelle contemporaine, et d'accoucher alors, peut-être, potentiellement,
soit de la barbarie soit d'une nouvelle culture, d'une nouvelle civilisation
capable de promouvoir un nouveau rapport à l'utilité. Herbert Marcuse,
entre autres, aura ainsi postulé, dans Éros et Civilisation, la pure et
simple réquisition (au nom de l'utilité marchande), des pulsions de mort et
d'agression, contre cette dangereuse libération possible du désir authentique.
Tel objet culturel, c'est-à-dire marchand (tel disque, tel film, tel accessoire
technologique à la mode, etc) sera ainsi présenté comme absolument utile à la
société. En réalité, cette utilité repose, comme illusion, sur la manipulation
d'une charge de désir retournée contre le désir authentique lui-même. La rage
inconsciente (organisée par la publicité, par toute la puissance invasive de la
culture utilitaire) me poussant vers la consommation de cet objet ne me pousse
vers aucune utilité réelle, si ce n'est celle de me couper encore un peu
plus d'une satisfaction authentique, et de préserver cette culture de l'utile
de toute critique sérieuse. En sorte qu'ici, la culture de l'utilité s'oppose
plus que jamais à une autre culture humaine n'existant plus guère qu'à l'état
de trace pré-consciente, une culture en pointillés, tenant à la fois du passé
et de l'avenir, utopique, tournée (à l'état de sentiment vague,
nostalgique : de tonalité affective) contre l'utilité marchande positive. Cette
culture fantôme, seul l'Art d'avant-garde, en particulier, peut encore en laisser
soupçonner la présence spectrale, présence sur fond d'absence. Qu'on
songe ici à un Mallarmé tissant toute sa vie des poëmes dits incompréhensibles
parce qu'inutiles, s'épuisant donc dans cette activité inutile au regard de la
société, de la culture de son temps, mais obéissant, lui, aux appels d'une
culture seulement potentielle, une culture utopique. Les attaques, les
moqueries dont Mallarmé était victime ne faisaient que reproduire celles ayant
visé, avant lui, les romantiques et, de manière générale, tous ceux ayant un
jour reconnu et contesté la coïncidence socialement organisée des principes d'utilité
et de culture. Un poète, de ce point de vue-là, ne sert à rien, n'ayant
aucune utilité. Il représente même immédiatement un danger pour la civilisation
dès lors qu'il revendiquerait - pour lui seul ou, pire : pour tous les autres -
une oisiveté impérieuse et intransigeante. En vérité, la
conscience de l'emprise désormais totale, pour ne pas dire totalitaire, du
principe d'utilité sur la culture contemporaine traverse déjà, comme une
question inconsciente, toute l'Aufklärung
allemande : surtout (et ce n'est pas un hasard) en son versant esthétique,
c'est-à-dire sensualiste. Kant, lui-même,
par ailleurs défenseur ordinaire du travail et pourfendeur de l'oisiveté, se
livre à une véritable apologie anthropologique du luxe, du superflu, bref : de
l'inutile, au paragraphe 83 de la Critique
de la faculté de juger. Citons ce passage
un peu long :
"Nul ne
peut contester le surcroît de maux que le raffinement du goût, tel qu'il
conduit jusqu'à son idéalisation et même le luxe dans les sciences, tel qu'il
nourrit la vanité, répandent sur nous par l'intermédiaire d'une foule insatisfaite
de penchants ainsi produits ; mais, en revanche, il ne faut pas non plus
méconnaître la fin de la nature qui consiste à gagner de plus en plus sur la
grossièreté et la violence des penchants, qui appartiennent en nous plutôt à
l'animalité et sont le plus fortement opposés à notre destination supérieure
(les penchants à la jouissance), et à ménager une place pour le développement
de l'humanité."
On voit donc là,
à la fois un hommage concédé à une certaine position rousseauiste quant à la
culture corruptrice (celle du Discours
sur les sciences et les arts), mais également, et surtout, une
association explicite du luxe (et de l'inutile) à la finalité jugée la plus
haute du genre humain. Ajoutons qu'une apologie discrète de la luxure (sexuelle) comme outil culturel se trouve aussi chez Kant, dans ses Conjectures sur les commencements de l'Histoire humaine. Chaud gars, alors, le Königsbergien protestant ? Peut-être. En filigrane se dessine ici, en tout cas, de manière au moins problématique, une culture supérieure de l'inutile, animant, comme charge potentielle, la base naturelle même - biologique - de la culture. Nous retrouvons presque là,
de manière inattendue sous la plume de Kant, la nostalgie contrariée du
raffinement gigantesque des fêtes baroques, la gratuité perdue de leur faste, de leur
protocole, de leur débauche absolue de gâchis, d'ornements, et d'inutilité. À cette simple
ébauche, Kant, cependant, ne donne aucune suite concrète, ce qu'on comprend hélas ! fort bien. Le principe de
plaisir s'efface aussitôt derrière un principe de réalité pour qui
l'identité nécessaire entre culture, civilisation et utilité ne saurait
souffrir aucune contestation.
(à suivre)
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