mercredi 28 janvier 2015

De pures relations de travail


« La notion selon laquelle Éros et Agapé peuvent être après tout la même chose, non pas qu'Éros soit Agapé, mais parce qu'Agapé est Éros, peut paraître étrange après presque deux mille ans de théologie. Il ne semble pas non plus justifiable de se référer à Platon comme défenseur de cette identification, Platon qui introduisit lui-même la définition répressive d'Éros dans l'arsenal de la culture occidentale. Cependant Le Banquet contient la célébration la plus claire de l'origine et de la substance sexuelles des relations spirituelles. Selon Diotima, Éros conduit vers le désir d'un beau corps vers un autre et finalement vers tous les beaux corps car "la beauté qui réside en tel ou tel corps est soeur de la beauté qui réside en un autre", et "ce serait le comble de la folie de ne pas faire tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (Banquet, 210 b). À partir de cette sexualité vraiment polymorphe  surgit le désir de ce qui anime le corps désiré : la psyché et ses manifestations diverses. Il y a une ascension continue depuis l'amour corporel d'une personne jusqu'à celui des autres, jusqu'à l'amour du beau travail et du beau jeu (epitédeumata), et finalement jusqu'à l'amour du beau savoir (Kala mathémata). Le chemin d'une "culture supérieure" passe par le véritable amour des garçons (orthôs paiderastein). La "procréation" spirituelle est l'oeuvre d'Éros tout autant que la procréation corporelle, et l'ordre juste et vrai de la Polis est aussi érotique que l'ordre d'amour juste et vrai. Le pouvoir culturo-génétique d'Éros est la sublimation non-répressive : la sexualité n'est ni détournée de son objectif, ni bloquée en lui ; en atteignant son objectif, elle le transcende plutôt jusqu'aux autres, recherchant une satisfaction plus totale.
À la lumière de l'idée d'une sublimation non-répressive, la définition freudienne d'Éros selon laquelle il tend à "organiser la substance vivante en unités toujours plus vastes afin que la vie puisse être prolongée et amenée à un développement supérieur " (Freud, Collected Papers) assure une signification accrue. L'impulsion biologique devient une impulsion culturelle. Le principe de plaisir révèle sa propre dialectique. Le but érotique de conserver tout le corps comme sujet-objet de plaisir appelle le raffinement continuel de l'organisme, l'intensification de sa réceptivité, le développement de sa sensibilité. Le but produit ses propres projets de réalisation : l'abolition du travail, l'amélioration du milieu, la victoire sur la maladie et le vieillissement, la création du luxe. Toutes ces activités découlent directement du principe de plaisir, et en même temps, elles constituent le travail associant les individus en "unités toujours plus vastes" ; n'étant plus confinées à l'intérieur de la domination mutilante du principe de rendement, elles modifient l'instinct sans le détourner de son but. Il y a sublimation et donc culture ; mais cette sublimation agit dans un système de relations libidinales croissantes et durables qui sont en elles-mêmes des relations de travail. »

(Herbert Marcuse, La transformation de la sexualité en Éros, dans Éros et Civilisation).

14 commentaires:

  1. "Ton style c'est ton cul c'est ton cul c'est ton cul"

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  2. Tiens, DJM de Cambrai, ça faisait longtemps !
    Et, comme disait le regretté Thierry Rolland, vous n'avez pas fait le voyage pour rien...

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    1. Et Thierry Rolland de « en rang chéri » rires
      Oh sublimations !
      Que de tires au but en ton nom, de percées de la défense, d’introductions au fond de la lucarne, d’équipes en communion - comme un seul homme (unidimensionnel)…
      Oh frustrations : plus de match, de bière, de canapé à payer, (et en plus madame s’est cassée)…
      Oh refus grandissant !

      N B : la police de la pensée va-t-elle me réprimer, enrégimenter mon temps libre ?
      « Loi Macron » : service militaire obligatoire dès huit ans.

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  3. Je me suis toujours demandée pourquoi Éros avait toujours un tout petit zizi. Car enfin, même vous, le Moine, êtes mieux membré, j'en suis sûr. Y a-t-il sublimation, là aussi ?

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    1. Il y a un "E" à "sûr", Justine. Vous êtes une fille, rappelez-vous.
      Sinon, la réponse à votre question est contenue dans ce texte de Marcuse, bien représentatif de sa pensée. La fonction d'Éros est de développer le désir, de "lever", à tous les sens du mot. Moins de consommer. Pour ça, il faut voir avec Priape, par exemple. Ou n'importe qui d'autre de sa bande. Mais surtout, le petit zizi, dans la statuaire classique, témoigne d'un rapport vicieux bien entendu entre les exigences également impérieuses de monstruosité et de spiritualité. Ce qui est valable autant pour les hommes (même extraordinaires : sur la photo ci-dessus, en l'occurrence) que pour les anges, lesquels passent pour être intersexués, comme vous ne l'ignorez pas.

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    2. Et tant qu'on y est, pas de "e" à la fin de "demandé", même pour les filles,
      même minuscule,
      Catherine

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  4. Catherine, nous n'avions pas osé.
    Vous êtes sans pitié.

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    1. Moi ? Je suis l'indulgence même. Mais j'ai mes susceptibilités !
      Bien à vous,
      Catherine

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  5. Excusez, msieur dame, pour ces problèmes d'identité sexuelle et grammaticale que je n'arrive toujours pas à régler. C'est pas facile tous les jours. Et puis pour ne rien arranger y a maintenant les féministes qui rajoutent leur [e] à toutes les sauces...

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  6. J'ai toujours eu des doutes malgré ma grande sympathie pour les oeuvres de Marcuse ou Reich, et bien d'autres, concernant cette domination complète et totale du sexuel. Et quid d'une sublimation non sexuelle avant d'être même non répressive ?

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  7. Il ne s'agit pas - une fois de plus - de lier automatiquement Éros et sexualité. La sexualité structure certes la vie psychique, mais les manifestations sexuelles, la pratique sexuelle ne représentent elles-mêmes qu'une partie du besoin "sexuel" proprement (!) dit. Éros est tout simplement ce qui augmente le pouvoir d'agir et agrège des masses cellulaires - notamment sociales - toujours plus importantes. Traduction politique : libérez l'humanité du travail, de l'essentiel du fardeau de la survie et vous la verrez (cette humanité) se regrouper, au gré d'affinités toujours davantage facilitées, beaucoup plus spontanément, et développer, entre ses membres, des besoins d'attachement proprement (!) érotiques. Il ne s'agit pas que de "sexe au travail", si vous voulez, cela on le voit déjà, sous forme de sexualité réprimée, en régime capitaliste. Il s'agit que le sexe devienne lui-même la base de toutes relations de travail (mais il faudra inventer un autre mot plus sexy que "travail" après la révolution : on vous l'accorde). On vous signale enfin, individutE, que l'un des chapitres les plus importants du bouquin de Marcuse consacré à la question porte le nom programmatique de " réérotiser la sexualité " (ou quelque chose comme ça) : le but étant, chez Marcuse, de retourner méthodiquement à cet état infantile de pervers polymorphe que nous n'aurions jamais dû quitter, où toutes les zones de notre corps étaient potentiellement érogènes, des orteils au oreilles. La bourgeoisie, avec son obsession de la reproduction, ayant insisté à dessein (hum) sur la génitalité (voire n'ayant fait que reconnaître cette dernière comme normale, ainsi que le montrent les travaux de Freud lui-même) aura donc organisé sciemment (pas avec une scie) la mutilation érotique du corps, traitant de pervers tous ceux et celles qui entendaient (euh.. enfin...) qui voulaient jouir autrement, sans lien avec la procréation : jouir tout court, tout long, et de tout partout, jusqu'au bout de l'existence et de la vieillesse. C'est dans cette volonté de retour perpétuel à l'enfance - état érotique originel non-souillé par l'idéologie de calcul - ou " principe de rendement " (selon ses termes exacts) - que Marcuse est un romantique. Il réhabilite par ailleurs de manière passionnante les figures révolutionnaires d'Orphée et de Narcisse (le narcissisme étant présenté non comme une tare mais comme extension libératrice vers un Autre soudain à soi apparenté, comme continuité organique). Le monde me ressemble, je deviens tous les hommes et toute la nature. Fin de la séparation. Voilà pourquoi les rebelles Orphée et Narcisse finissent mal, comme les histoire d'amour (en général).

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  8. Encore merci pour votre... longue... mise au point. Néanmoins dans votre article sur Freud et le pessimisme, vous insistez sur le poids de cette sexualité freudienne contre les adaptateurs néo-freudiens. Le sexe est bien la réserve de l'insociabilité chez Freud, contredit en un sens conservateur, c'est vrai, par Horney, mais ce poids du sexe est encore justement douteux pour moi, plus que l'insociabilité pure, c'est à dire la révolte contre ce monde. C'est ce que je voulais dire.

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    1. On parlait plus de Marcuse que de Freud, là. Mais bon, pour ce qui est de ce dernier, c'est plutôt son rapport au passé, à l'enfance qui gêne les "adaptatistes" type Fromm, Horney... L'intérêt critique (même si Freud n'est pas un critique conscient ou volontaire) de tout ramener à l'enfance, c'est de montrer que la répression s'exerce très tôt sur le désir, que le surmoi s'impose très vite, et que tout CHOIX de vie ultérieur se trouve au fond empêché, impossible : les traumatismes de l'enfance, liée à la répression civilisée, constituent, si on ose dire, un horizon indépassable. Un horizon vers le passé. Alors que les néo-freudiens pensent que la société évolue fondamentalement, que les conflits les plus importants qu'elle recèle grandissent (en quelque sorte) avec l'individu, sont des conflits actuels, rationnellement envisageables et réglables, etc. Pour Freud, la société (et son obligation répressive) bloque l'évolution humaine, de toute nécessité. Tout ne fait en somme que se répéter. Tel est son " pansexualisme " : en réalité son "infantilisme", son pessimisme régressif.

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