mercredi 5 mars 2014

Lemmy du Peuple

 

« Le Peuple a des Amis. Qu’il les garde ! Ils sont généralement dignes de lui. […] Je ne comprends pas qu’on puisse être, à notre époque, l’ami du Peuple. L’abominable et tyrannique soumission populaire a pu avoir, jusqu’ici, des excuses : l’ignorance, l’impossibilité matérielle d’une lutte. Aujourd’hui, le Peuple sait ; il est armé. Il n’a plus d’excuses. Qu’est-ce que c’est que le Peuple ? C’est cette partie de l’espèce humaine qui n’est pas libre, pourrait l’être et ne veut pas l’être ; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles ; et toujours respectueuses des conventions sociales. C’est la presque totalité des Pauvres, et la presque totalité des Riches. C’est le troupeau des moutons et le troupeau des bergers. C’est la population du Bagne, morte ou vive ; la chiourme, les geôliers, les règlements, les aumôniers, la vermine et les chiens. La majorité des Mains calleuses, des Culs terreux, Bouguereau, Rotschild, le Petit Manteau Bleu, Rocambole, Loubet, Mme Humbert, M. Mirbeau, Marie Fougère, l’archevêque de Paris, Tropmann, Jaurès, les Trois Mousquetaires, Sarah Bernhard sont du Peuple. Ils sont du peuple ainsi que leurs amours.

 

Au-delà du Peuple, il y a les Individus, les Hors-Peuple. Il est inutile, ici, de donner des noms. Ces noms font l’Histoire. Ce sont les noms de tous les êtres qui ont eu la haine de ce qui existait de leur temps, et qui ont agi cette haine d’après leurs tendances ou leurs possibilités, dans quelque direction que ce soit; ce sont les noms de tous ceux qui rejettent le soi-disant contrat social et refusent leur sympathie aussi bien aux lâches qui l’acceptent qu’aux hypocrites qui le discutent. Les Hors-Peuple sont des gens qui reconnaissent qu’aujourd’hui il n’y a plus de dupes ; que les soi-disant victimes du mensonge social savent très bien à quoi s’en tenir sur le mensonge social, et ne l’acceptent comme vérité que par couardise ou intérêt. Les sentiments humains réels ont été tellement faussés par les Amis du Peuple qui, jusqu’ici, ont presque exclusivement exercé le pouvoir, les instincts ont été tellement étouffés, que la Haine est considérée comme un vice horrible, une inavouable passion qui déshonore l’infime minorité qu’elle tourmente encore […]. La caractéristique du Peuple, de ses amis, c’est leur obstination à placer hors d’eux-mêmes, dans des formules creuses ou des rêves, leurs espoirs et les déterminantes de leurs tristes énergies. La caractéristique du Hors-Peuple, en contraste, doit être sa ferme résolution de placer en soi-même ses mobiles et ses désirs. »

(Georges Darien, L’Ennemi du Peuple n°9, 1er-15 décembre 1903)

6 commentaires:

  1. C'est comme ça qu'on l'aime Darien, hargneux et ne faisant pas dans la dentelle !
    Mais je trouve qu'il exagère pour Mirbeau, si il s'agit bien d'Octave. Et pour Sarah Bernhardt, qui fréquenta Henry Henri Baüer et Auguste Vaillant. J'ai lu il y a peu le théatre de Darien (L'Ami du peuple, Biribi...), et de Mirbeau ( L'Epidémie, Les Affaires sont les affaires...), et je trouve qu'ils ont en commun une délicieuse, irascible et bienfaisante haine des bourgeois.
    Mais c'est vrai que Darien vise aussi le peuple servile, haineux des plus faibles, aspirant à un vrai chef et à la domination (dans ce cas Hannah Arendt, rien à voir mais c'est l'actualité de mes lectures, parle plutôt de populace).

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  2. Breton aussi confiait n'aimer point la condition du peuple (ou celle du pauvre) mais seulement la vigueur avec laquelle celui-ci la refuse parfois. Chez Darien, la chose n'a ici valeur que de constatation. "Peuple" apparaît moins comme une insulte que comme un statut d'impuissance caractérisé s'ignorant lui-même. A quoi pensait donc Henry en balançant son colis au Terminus ? - Il n'y a (devait-il déclarer plus tard), point d'innocents ! Darien était donc - en pratique - bien moins sévère que lui, même s'il inclut ci-dessus dans le troupeau, en effet, Mirbeau et Sarah Bernhardt, soit, rappelons-le : les plus gros VENDEURS du spectacle d'alors (fussent-ils subjectivement "degôche", comme on dit aujourd'hui).
    Nous ne sommes pas d'accord avec tout ce que fit ou dit Darien, loin s'en faut. Les Exagérés ont cependant toujours eu quelque chose à nos yeux de bien sympathique.

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  3. Le millionnaire Mirbeau et ses châteaux...
    Un peu comme Couté conchiant Aristide Bruant, châtelain lui aussi...
    Darien n'a-t-il pas présenté, à la fin de sa vie, une liste en faveur de l'impôt unique ?
    A force d'être Exagéré...

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  4. Une contradiction, assurément. D'autant que Mirbeau, tout riche qu'il fût, demeure le peintre littéraire le plus efficace de cette dialectique perverse et subtile qu'on appelle "domesticité", unissant pauvres et riches, maîtres et serviteurs, France d'en haut et d'en bas, etc, dans une même impuissance d'humanité (certes, plus confortable à vivre pour les uns que pour les autres, comme le rappelait Marx). Ses saillies contre Paul Bourget, la tartufferie et l'idéologie bourgeoises sont définitives. Définitives, mais littéraires, donc. D'où le coup de sang à son endroit de l'injuste Darien.

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  5. Mai aussi j'aime beaucoup Darien, malgré et peut être aussi pour les énormités qu'il sort parfois par enthousiasme et hargne contre le monde de la bourgeoisie.

    Cependant, quand l'amour du peuple est authentique, fervent, qu'il confine à la sainteté, ne mérite-t-il pas d'être salué, plébiscité, montré en exemple ?

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