« L'homme n'accepte pas facilement que sa vie soit presque entièrement négative, ne soit composée que de malheurs, de défauts et d'absences : la plénitude est sa plus profonde loi. Dans les années 300, personne ne pensait plus à la justice, au devoir, à la vertu, au progrès : ce ne sont pas les valeurs des mondes désespérés. On voulait simplement être "sauvé". Ce qu'il y a de grand chez Épicure, c'est de ne point proposer, comme le christianisme le fera, un salut qui est une évasion vers le ciel, mais une entreprise terrestre. Il ne promet à personne une richesse céleste, une richesse succédant à la mort. Le salut n'est pas dans le ciel, dans l'esprit, dans la mort. Épicure apporte une sagesse matérialiste, qui ne demande qu'au corps et à ses vertus le secret de ne pas mourir désespéré. Il lève ce "drapeau du pain terrestre" dont parle Ivan Karamazov dans le mythe du Grand Inquisiteur.
L'époque d'Épicure est celle de l'oppression : il la décrit sachant qu'elle a ses racines dans la condition faite à l'homme. Il ne s'égare pas, il va vers l'essentiel et ne répète jamais que lui. La philosophie n'est pas un divertissement, un luxe de professeurs, un exercice spirituel, mais un travail sur le plus pressant des problèmes. Il ne faut pas faire semblant de philosopher : on ne fait pas semblant de chercher la santé, on la cherche. Il ne faut pas remettre cette recherche au lendemain : il n'y a pas d'âge pour la sagesse, qui est un acte orientant tout l'homme vers sa vérité, une conversion et un arrachement. L'homme total est en jeu : il n'y a pas une sagesse de la tête, et une sagesse de la rate et du foie. Il n'y a pas une sagesse pour tel ou tel âge : celui qui dit que le temps de la sagesse n'est pas venu ou est passé ressemble à celui qui dirait qu'il n'y a qu'un temps pour le bonheur. »
(Paul Nizan, Les matérialistes de l'antiquité)
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